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Corte europea dei diritti dell’uomo (sezione II), 27 aprile 2010

 

(Requête n. 16318/07)

 

 

AFFAIRE MORETTI E BENEDETTI C. ITALIE

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Moretti et Benedetti c. Italie,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente, 
Ireneu Cabral Barreto, 
Vladimiro Zagrebelsky, 
Danutė Jočienė, 
Dragoljub Popović, 
András Sajó, 
Işıl Karakaş, juges, 
 et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mars 2010,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 16318/07) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Luigi Moretti et Maria Brunella Benedetti (« les requérants »), ont saisi la Cour le 13 avril 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés par Me L. Mollica Busacca, avocate à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora, et par son coagent, M. N. Lettieri.

3.  Le 29 janvier 2009, le président de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, la chambre a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4.  Le premier requérant, M. Luigi Moretti, et la deuxième requérante, Maria Brunella Benedetti, sont un couple marié de nationalité italienne. Ils sont nés en 1966 et 1959 et résident à Lugo di Ravenna. Devant la Cour, ils affirment agir aussi au nom de A. (ci-après « la troisième requérante »), une petite fille de nationalité italienne, née le 18 avril 2004 et résidant actuellement en Italie. Les deux premiers requérants ont signé des procurations en faveur de Me L. Mollica Busacca, avocate à Milan, afin qu'elle représente leurs intérêts devant la Cour. Aucune procuration n'a été signée, ni par la troisième requérante, ni par ses parents adoptifs.

5.  Après sa naissance, A. resta quelque temps à l'hôpital parce qu'elle présentait des troubles d'abstinence à cause de la toxicomanie de sa mère biologique. Celle-ci cessa de s'occuper d'elle quelques jours après l'avoir mise au monde.

6.  Par un décret urgent du 20 mai 2004, le tribunal pour enfants de Venise ouvrit une procédure visant à déclarer l'enfant adoptable et ordonna son placement à l'assistance publique. A. fut placée dans le foyer des requérants. Prévu pour une période de 5 mois (3 juin 2004 - 3 novembre 2004), le placement fut prorogé jusqu'en décembre 2005.

7.  Les requérants vivaient avec leur fille et un enfant adopté par la première requérante quelques années auparavant. Ils avaient déjà accueilli des enfants à titre provisoire, qui ensuite avaient été adoptés par d'autres familles.

8.  Le 26 octobre 2004, les requérants adressèrent une demande d'adoption spéciale au tribunal pour enfants de Venise.

9.  Le 16 décembre 2004, la mère biologique, les parents proches et les requérants furent entendus par le tribunal.

10.  A l'âge de sept mois, A. fut inscrite à la crèche.

11.  En janvier 2005, la famille des requérants se rendit au Brésil en vacances.

12.  Le 7 mars 2005, le tribunal déclara l'enfant adoptable. Le 15 mars 2005, n'ayant pas reçu de réponse à leur demande d'adoption spéciale introduite le 26 octobre 2004, les requérants adressèrent une nouvelle demande d'adoption spéciale au tribunal pour enfants de Venise.

13.  Le 9 juin 2005, la mère biologique fit opposition à la déclaration d'adoptabilité de l'enfant. Par une décision du 4 juillet 2005, le tribunal rejeta l'opposition de la mère biologique.

14.  Le 30 novembre 2005, deux juges se rendirent chez les requérants pour les entendre. L'objectif de cette rencontre était de demander aux requérants d'aider A. à s'insérer dans la nouvelle famille adoptive choisie par le tribunal.

15.  Le 7 décembre 2005, le tribunal pour enfants autorisa les contacts avec la nouvelle famille choisie pour l'adoption. Il interdit tout contact entre la famille choisie et les requérants. Le 19 décembre 2005, il confia la garde de A. à une nouvelle famille aux fins de l'adoption. Cette décision ne fut pas notifiée aux requérants.

16.  Le même jour, A. fut éloignée du foyer des requérants, avec l'aide de la force publique.

17.  Le 21 décembre 2005, les requérants saisirent le tribunal pour enfants de Venise. Ils se plaignaient de n'avoir jamais reçu de réponse à leur demande d'adoption de mars 2005, et de n'avoir pas été mis au courant de la procédure d'adoption de A. Ils demandaient à pouvoir renouer les contacts avec A.

18.  Le même jour, le tribunal classa la demande d'adoption des requérants au motif qu'entre-temps, une autre famille avait été choisie pour l'enfant.

19.  Par un décret du 3 janvier 2006, le tribunal rejeta la deuxième demande des requérants au motif que le choix de la nouvelle famille était dans l'intérêt supérieur de l'enfant.

20.  Le 6 avril 2006, les requérants interjetèrent appel du décret devant la cour d'appel de Venise.

21.  Par un arrêt du 19 mai 2006, la cour d'appel annula le décret du tribunal, relevant notamment un défaut de motivation. De surcroît, la cour souligna que la demande d'adoption des requérants aurait dû être examinée avant de déclarer l'enfant adoptable et de choisir une nouvelle famille. Par conséquent, la cour chargea un expert de vérifier la relation entre la mineure et les requérants et son intégration dans la nouvelle famille.

22.  Le 27 octobre 2006, après avoir relevé que l'enfant manifestait de l'attachement aux deux couples en cause, la cour d'appel rejeta le recours des requérants au motif que, selon le rapport de l'expert, la mineure semblait bien intégrée dans la nouvelle famille, et qu'ainsi, pour sauvegarder ses intérêts, il n'était pas opportun de procéder à une nouvelle séparation qui aurait pu provoquer un traumatisme chez l'enfant.

23.  L'adoption d'A. devint définitive à une date non précisée.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

24.  La loi no 184 du 4 mai 1983 avait déjà amplement modifié la matière de l'adoption. Elle a depuis lors été amendée de nouveau (loi no 149 de 2001).

L'article 1 de cette loi prévoit que « le mineur a le droit à être éduqué dans sa propre famille ».

Selon l'article 2, « le mineur qui est resté temporairement sans un environnement familial adéquat peut être confié à une autre famille, si possible comprenant des enfants mineurs, ou à une personne seule, ou à une communauté de type familial, afin de lui assurer la subsistance, l'éducation et l'instruction. Au cas où un placement familial adéquat ne serait pas possible, il est permis de placer le mineur dans un institut d'assistance public ou privé, de préférence dans la région de résidence du mineur ».

L'article 5 prévoit que la famille ou la personne à laquelle le mineur est confié doivent lui assurer la subsistance, l'éducation et l'instruction (...) compte tenu des indications du tuteur et en observant les prescriptions de l'autorité judiciaire. Dans tous les cas, la famille d'accueil exerce la responsabilité parentale en ce qui concerne les rapports avec l'école et le service sanitaire national. La famille d'accueil doit être entendue dans la procédure de placement et celle concernant la déclaration d'adoptabilité.

Par ailleurs, l'article 7 prévoit que l'adoption est possible au bénéfice des mineurs déclarés adoptables.

L'article 8 prévoit que « peuvent être déclarés en état d'adoptabilité par le tribunal pour enfants, même d'office, (...) les mineurs en situation d'abandon car dépourvus de toute assistance morale ou matérielle de la part des parents ou de la famille tenus d'y pourvoir, sauf si le manque d'assistance est dû à une cause de force majeure de caractère transitoire ». « La situation d'abandon subsiste », poursuit l'article 8, « (...) même si les mineurs se trouvent dans un institut d'assistance ou s'ils ont été placés auprès d'une famille ». Enfin, cette disposition prévoit que la cause de force majeure cesse si les parents ou d'autres membres de la famille du mineur tenus de s'en occuper refusent les mesures d'assistance publique et si ce refus est considéré par le juge comme injustifié. La situation d'abandon peut être signalée à l'autorité publique par tout particulier et peut être relevée d'office par le juge. D'autre part, tout fonctionnaire public, ainsi que la famille du mineur, qui ont connaissance de l'état d'abandon de ce dernier, sont obligés d'en faire la dénonciation. Par ailleurs, les instituts d'assistance doivent informer régulièrement l'autorité judiciaire de la situation des mineurs qu'ils accueillent (article 9).

L'article 10 prévoit ensuite que le tribunal peut ordonner, jusqu'au placement pré-adoptif du mineur dans la famille d'accueil, toute mesure temporaire dans l'intérêt du mineur, y compris, le cas échéant, la suspension de l'autorité parentale.

Les articles 11 à 14 prévoient une instruction visant à éclaircir la situation du mineur et à établir si ce dernier se trouve dans un état d'abandon. En particulier, l'article 11 dispose que lorsque, au cours de l'enquête, il ressort que l'enfant n'a de rapports avec aucun membre de sa jusqu'au quatrième degré, il peut déclarer l'état d'adoptabilité sauf s'il existe une demande d'adoption au sens de l'article 44.

A l'issue de la procédure prévue par ces derniers articles, si l'état d'abandon au sens de l'article 8 persiste, le tribunal des mineurs déclare le mineur adoptable si : a) les parents ou les autres membres de la famille ne se sont pas présentés au cours de la procédure ; b) leur audition a démontré la persistance du manque d'assistance morale et matérielle ainsi que l'incapacité des intéressés à y remédier ; c) les prescriptions imposées en application de l'article 12 n'ont pas été exécutées par la faute des parents (article 15). L'article 15 prévoit également que la déclaration d'état d'adoptabilité est prononcée par le tribunal des mineurs siégeant en chambre du conseil par décision motivée, après avoir entendu le ministère public, le représentant de l'institut auprès duquel le mineur a été placé ou de son éventuelle famille d'accueil, le tuteur et le mineur lui-même s'il est âgé de plus de douze ans ou, s'il est plus jeune, si son audition est nécessaire.

L'article 17 prévoit que l'opposition à la décision déclarant un mineur adoptable doit être déposée dans un délai de trente jours à partir de la date de la communication à la partie requérante.

L'article 19 prévoit que pendant l'état d'adoptabilité, l'exercice de l'autorité parentale est suspendu.

L'article 20 prévoit enfin que l'état d'adoptabilité cesse au moment où le mineur est adopté ou si ce dernier devient majeur. Par ailleurs, l'état d'adoptabilité peut être révoqué, d'office ou sur demande des parents ou du ministère public, si les conditions prévues par l'article 8 ont entre-temps disparu. Cependant, si le mineur a été placé dans une famille en vue de l'adoption ("affidamento preadottivo") au sens des articles 22 à 24, l'état d'adoptabilité ne peut pas être révoqué.

L'article 44 prévoit certains cas d'adoption spéciale : l'adoption est possible au bénéfice des mineurs qui n'ont pas encore été déclarés adoptables. En particulier l'article 44 d) prévoit l'adoption quand il est impossible de procéder à un placement en vue de l'adoption.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

25.  Sous l'angle de l'article 8, les requérants estiment que l'application erronée de la loi et des règles de procédure a entraîné une ingérence illégitime dans leur vie privée et familiale.

26.  Les requérants se plaignent, en outre, de la violation des articles 6 et 13, au motif que la procédure n'aurait pas été équitable et qu'ils n'auraient pas bénéficié d'un recours effectif devant une instance nationale.

27.  Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime approprié d'examiner les griefs soulevés par les requérants uniquement sous l'angle de l'article 8, lequel exige que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d'ingérence soit équitable et respecte, comme il se doit, les intérêts protégés par cette disposition (Havelka et autres c. République tchèque, no 23499/06, §§ 34-35, 21 juin 2007 ; Kutzner c. Allemagne, no 46544/99, § 56, CEDH 2002-I ; Wallová et Walla c. République tchèque, no 23848/04, § 47, 26 octobre 2006).

L'article 8 de la Convention dispose ainsi dans ses parties pertinentes :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie (...) familiale (...).

2.  Il ne peut y avoir ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

A.  Sur la recevabilité

1.  Sur la question de savoir si les deux premiers requérants peuvent représenter les intérêts de A. devant la Cour

a)  Arguments des parties

28.  Selon le Gouvernement, les requérants ne peuvent pas représenter l'enfant devant la Cour. Il rappelle que A. est déjà représentée au niveau national par un tuteur qui est intervenu dans la procédure devant la cour d'appel. Selon l'article 357 du code civil, le tuteur représente l'enfant et gère ses biens.

29.  En conclusion, la requête présentée au nom de A. par les deux premiers requérants, qui défendent leur propre intérêt et non celui de l'enfant, serait, pour cette partie, incompatible ratione materiae.

30.  Les deux premiers requérants contestent la thèse du Gouvernement.

31.  Ils affirment que s'il est vrai que les deux premiers requérants ne sont pas les parents biologiques de A. et n'ont aucune autorité parentale sur elle, leur locus standi en vertu de la Convention dérive d'un lien de facto avec la mineure ayant un caractère intense et consolidé.

Par ailleurs, les organes de la Convention auraient reconnu la possibilité, pour un mineur, d'agir directement devant eux, par l'intermédiaire d'un avocat désigné par le mineur lui-même ou par une personne agissant dans son intérêt.

b)  Appréciation de la Cour

32.  La Cour rappelle qu'il convient d'éviter une approche restrictive ou purement technique en ce qui concerne la représentation des enfants devant les organes de la Convention ; en particulier, il faut tenir compte des liens entre l'enfant concerné et ses « représentants », de l'objet et du but de la requête ainsi que de l'existence éventuelle d'un conflit d'intérêts (S.D., D.P., et T. c. Royaume-Uni, no 23715/94, décision de la Commission du 20 mai 1996, non publiée).

33.  En la présente espèce, la Cour observe tout d'abord que les deux premiers requérants n'exercent aucune autorité parentale sur A., ne sont pas ses tuteurs et n'ont aucun lien biologique avec elle. La procédure visant à obtenir l'adoption de A. n'a pas abouti. A. a été adoptée par une autre famille. Aucune procuration n'a été signée en faveur des deux premiers requérants pour que les intérêts de A. soient représentés par eux devant la Cour. Ceci implique que les deux premiers requérants ne possèdent pas, d'un point de vue juridique, les qualifications nécessaires pour représenter les intérêts de la mineure dans le cadre d'une procédure judiciaire.

34.   De plus, la Cour note que dans la procédure interne la mineure était représentée par un tuteur.

35.  Dans ces circonstances, la Cour estime que les deux premiers requérants n'ont pas qualité pour agir devant la Cour pour le compte de A. Cette partie de la requête doit donc être rejetée comme étant incompatible ratione personae avec les dispositions de la Convention, au sens de l'article 35 §§ 3 et 4 de celle-ci.

2.  Sur l'exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes

a)  Arguments des parties

36.  Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes au motif que les requérants ne se sont pas pourvus en cassation contre l'arrêt de la cour d'appel de Venise en vertu de l'article 56 de la loi no 184 de 1983.

37.  Selon les requérants un recours en cassation n'aurait eu aucun effet. Le recours devant la cour d'appel était la seule voie de recours pour remédier à la violation, compte tenu de ce que la Cour de cassation n'aurait pas pu se prononcer sur une procédure d'adoption qui était désormais terminée.

Au demeurant, les requérants rappellent que la jurisprudence de la Cour de cassation était très partagée sur le point de savoir s'il était possible de se pourvoir en cassation contre un décret de rejet d'une demande d'adoption.

b)  Appréciation de la Cour

38.  La Cour n'est pas convaincue par les arguments du Gouvernement. Elle rappelle qu'il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement des recours internes de démontrer qu'un recours effectif était disponible tant en théorie qu'en pratique à l'époque des faits, c'est-à-dire qu'il était accessible, était susceptible d'offrir aux requérants la réparation de leurs griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 57, CEDH 1999-IX). Elle note d'abord que la cour d'appel avait annulé le décret du tribunal en relevant notamment un défaut de motivation. Par conséquent, elle avait chargé un expert de vérifier la relation entre la mineure et les requérants et son intégration dans la nouvelle famille. Après avoir étudié les conclusions de l'expert, afin de sauvegarder les intérêts de l'enfant, la cour d'appel avait estimé qu'il n'était pas opportun de procéder à une nouvelle séparation qui aurait pu provoquer un traumatisme chez l'enfant.

38.  A la lumière de ce qui précède et sans prendre en considération le fait que la jurisprudence de la Cour de cassation était très partagée sur le point de savoir s'il était possible se pourvoir en cassation contre le décret de rejet d'une demande d'adoption, la Cour considère que dans le cas d'espèce, un éventuel recours en cassation n'aurait pas eu pour effet de redresser les griefs des requérants. En effet, compte tenu de ce que les moyens de recours présentés par les requérants auraient porté essentiellement sur le fond de l'affaire, la Cour de Cassation aurait déclaré le recours irrecevable.

39.  Par conséquent l'exception de non-épuisement des voies de recours internes du Gouvernement ne saurait être retenue.

3.  Sur l'existence d'un lien entre les requérants et A. constitutif d'une « vie familiale », au sens de l'article 8 § 1 de la Convention

a)  Arguments des parties

40.  Le Gouvernement considère à titre principal que l'article 8 de la Convention ne s'applique pas à la situation des requérants qui ne sauraient se prévaloir de l'existence d'une « vie familiale », susceptible d'être protégée par la disposition précitée. A l'appui de sa thèse, il souligne que le droit d'adopter ne figure pas, en tant que tel, au nombre des droits garantis par la Convention et que l'article 8 n'oblige pas les Etats à accorder à une personne déterminée le statut d'adoptant ou d'adopté. Par ailleurs, il rappelle que le droit au respect de la vie familiale présuppose l'existence d'une famille et ne protège pas le simple désir d'en fonder une.

41.  Le Gouvernement rappelle que, dans le cas d'espèce, les requérants avaient accueilli l'enfant à titre provisoire et étaient parfaitement conscients de la tâche qui leur avait été confiée par les autorités. Le fait d'accueillir l'enfant à titre provisoire ne leur donnait pas un droit à l'adoption.

42.  Selon le Gouvernement, l'existence d'un lien purement de facto n'entraînerait pas la protection de l'article 8.

43.  Les requérants s'opposent à la thèse du Gouvernement. Ils font valoir qu'il ressort des expertises que le lien établi entre eux et A. était très étroit et que la mineure était bien intégrée dans leur famille. Cette adoption avait donc pour unique finalité de légaliser cette famille « de fait ».

b)  Appréciation par la Cour

44.  Conformément à sa jurisprudence, la Cour relève que la question de l'existence ou de l'absence d'une « vie familiale » est d'abord une question de fait, qui dépend de l'existence de liens personnels étroits (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, pp. 14 et suiv., § 31, et K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, § 150, CEDH 2001-VII).

45.  La Cour rappelle que la notion de « famille » visée par l'article 8 ne se borne pas aux seules relations fondées sur le mariage, mais peut englober d'autres liens « familiaux » de facto, lorsque les parties cohabitent en dehors de tout lien marital (voir, entre autres, Johnston et autres c. Irlande, arrêt du 18 décembre 1986, série A no 112, p. 25, § 55 ; Keegan c. Irlande, arrêt du 26 mai 1994, série A no 290, p. 17, § 44 ; Kroon et autres c. Pays-Bas, arrêt du 27 octobre 1994, série A no 297-C, pp. 55 et suiv., § 30, et X, Y et Z c. Royaume-Uni, arrêt du 22 avril 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II, p. 629, § 36).

46.  La Cour réitère également le principe selon lequel les rapports entre parents et enfants adultes ne bénéficient pas de la protection de l'article 8 sans que soit démontrée « l'existence d'éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux » (voir, mutatis mutandis, Kwakye-Nti et Dufie c. Pays-Bas (déc.), no 31519/96, 7 novembre 2000).

47.  Par ailleurs, la Cour rappelle que les dispositions de l'article 8 ne garantissent ni le droit de fonder une famille ni le droit d'adopter (E.B. c. France [GC], no 43546/02). Le droit au respect d'une « vie familiale » ne protège pas le simple désir de fonder une famille ; il présuppose l'existence d'une famille (Marckx c. Belgique, précité, § 31), voire au minimum d'une relation potentielle qui aurait pu se développer, par exemple, entre un père naturel et un enfant né hors mariage (Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999-VI ), d'une relation née d'un mariage non fictif, même si une vie familiale ne se trouvait pas encore pleinement établie (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no 94, p. 32, § 62), ou encore d'une relation née d'une adoption légale et non fictive (Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 148, CEDH 2004-V).

48.  La Cour examinera donc les liens familiaux de facto, tels que la vie commune des deux requérants et A. en l'absence de tout rapport juridique de parenté entre eux (X c. Suisse, no 8257/78, décision de la Commission du 10 juillet 1978 ; Johnston et autres c. Irlande, précité § 56 ; Giusto et autres c. Italie (déc.), no 38972/06, CEDH 2007-V (extraits)). Elle se penchera sur l'effectivité de la relation entre les requérants et A. En effet, la Cour estime que, dans les relations de facto, la détermination du caractère familial des relations doit tenir compte d'un certain nombre d'éléments, comme le temps vécu ensemble, la qualité des relations ainsi que le rôle assumé par l'adulte envers l'enfant.

49.  La Cour note que dans le cas d'espèce les requérants ont accueilli A., âgée d'un mois, dans leur famille. Pendant dix - neuf mois, les requérants ont vécu avec l'enfant les premières étapes importantes de sa jeune vie.

50.  La Cour constate également que, pendant ce temps, A. a vécu avec une sœur et un frère, ce dernier adopté auparavant par la première requérante. Elle constate, en outre, que les expertises conduites sur la famille montrent que la mineure y était bien insérée et qu'elle était profondément attachée aux requérants et aux enfants de ces derniers. Les requérants ont également assuré le développement social de l'enfant. A cet égard, la Cour note qu'à l'âge de sept mois, elle s'est habituée à la crèche et qu'en janvier 2005, elle avait suivi les requérants et leurs enfants dans un voyage au Brésil. Ces éléments suffisent à la Cour pour dire qu'il existait entre les requérant et l'enfant un lien interpersonnel étroit et que les requérants se comportaient à tous égards comme ses parents de sorte que des « liens familiaux » existaient « de facto » entre eux (voir, mutatis mutandis, Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, n  76240/01, § 117, CEDH 2007-VII (extraits), X, Y et Z c. Royaume-Uni, arrêt du 22 avril 1997, Recueil 1997-II, fasc. 35, § 37).

51.  Au demeurant, la Cour constate que les requérants avaient déjà accueilli à titre temporaire des enfants qui, par la suite, ont été adoptés par d'autres familles. Toutefois, dans le cas d'espèce, les requérants, en considération du lien étroit avec A., avaient décidé de déposer une demande d'adoption. Cette demande constitue pour la Cour un indice supplémentaire – même s'il n'est pas déterminant – de la force du lien instauré entre les requérants et l'enfant. La Cour ne saurait donc exclure que malgré l'absence de tout rapport juridique de parenté, le lien entre les requérants et A. relève de la vie familiale.

52.  A la lumière de ce qui précède, la Cour considère que la relation entre les requérants et A. relève de la vie familiale, au sens de l'article 8 de la Convention. Par conséquent, l'exception du Gouvernement doit être rejetée.

4.  Conclusion

53.  La Cour constate que le grief tiré de l'article 8 n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu'il ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

a)  Arguments des parties

54.  Les requérants estiment que l'application erronée de la loi et des règles de procédure a entraîné une ingérence illégitime dans leur vie privée et familiale. Ils affirment qu'ils avaient introduit la demande d'adoption, en conformité avec les dispositions de la loi, en raison du lien étroit qui s'était établi avec A. Toutefois, la procédure irrégulière suivie par le tribunal a empêché que leur demande d'adoption soit examinée par les juridictions. Bien que la cour d'appel ait annulé le décret du tribunal, elle n'a pas pu mettre fin à la violation dans la mesure où elle a décidé, afin de sauvegarder les intérêts de l'enfant, qu'il n'était pas opportun de procéder à une nouvelle séparation qui aurait pu provoquer un traumatisme chez l'enfant.

55.  De surcroît, les requérants font valoir que l'expert nommé par la cour d'appel n'a pas estimé nécessaire organiser des rencontres avec A.

56.  Le Gouvernement conteste la thèse des requérants. Il fait valoir que le tribunal a examiné les demandes d'adoption de A. avec une diligence particulière. A cet égard, il rappelle que, le 30 novembre 2005, deux juges se sont rendus chez les requérants afin de les entendre.

Il soutient que l'ingérence dans le droit des requérants était prévue par la loi no 184 de 1983 et poursuivait un but légitime, à savoir la protection de l'enfant. L'intervention du tribunal se fondait sur des motifs pertinents et suffisants, notamment sur l'examen des différentes demandes d'adoption.

57.  Selon le Gouvernement, la procédure suivie par le tribunal pour enfants était justifiée dans l'intérêt de l'enfant.

58.  Le Gouvernement rappelle que la Cour reconnaît aux autorités une grande latitude pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant (Gnahoré c. France, no 40031/98, CEDH 2000-IX) et qu'en matière d'adoption d'enfants, elle a affirmé que les juridictions nationales sont mieux placées pour établir un juste équilibre entre les intérêts contradictoires (Söderbäck c. Suède du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VII, pp. 3095-3096, § 33).

59.  Le Gouvernement estime en outre, que « la défaillance » du tribunal dans le rejet de la demande d'adoption des requérants a été réparée par la cour d'appel, qui s'est ensuite prononcée par un arrêt motivé.

b)  Appréciation par la Cour

60.  La Cour rappelle que l'article 8 de la Convention tend pour l'essentiel à prémunir l'individu contre d'éventuelles ingérences arbitraires des pouvoirs publics ; il engendre de surcroît des obligations positives inhérentes à un « respect » effectif de la vie familiale. Dans un cas comme dans l'autre, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l'individu et de la société dans son ensemble. De même, dans les deux hypothèses, l'Etat jouit d'une certaine marge d'appréciation (Keegan, précité, p. 19, § 49, et Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 149, CEDH 2004-V).

61.  La Cour rappelle aussi que la Convention et ses Protocoles doivent s'interpréter à la lumière des conditions d'aujourd'hui (Marckx, précité, § 41 ; Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31 série A no 26 ; Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32; Vo c. France [GC], no 53924/00, § 82, CEDH 2004-VIII et Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I). Dans ce contexte, la Cour a déjà rappelé que le droit à l'adoption ne figure pas en tant que tel au nombre des droits garantis par la Convention (voir paragraphe 46). Cela n'exclut toutefois pas que les Etats parties à la Convention puissent néanmoins se trouver, dans certaines circonstances, dans l'obligation positive de permettre la formation et le développement de liens familiaux (voir, dans ce sens, Keegan, précité, § 50, Pini et autres, précité, §§ 150 et suiv.).

62.  La Cour note que la question principale est de savoir si l'application faite en l'espèce des dispositions législatives a ménagé un juste équilibre entre l'intérêt public et plusieurs intérêts privés concurrents en jeu, tous fondés sur le droit au respect de la vie privée et familiale. Elle juge dès lors plus approprié d'examiner les griefs soulevés sous l'angle des obligations positives (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 76).

63.  La marge d'appréciation dont disposent les Etats contractants est de façon générale ample lorsque les autorités publiques doivent ménager un équilibre entre les intérêts privés et publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention. Cela est d'autant plus vrai lorsqu'il n'existe pas de consensus au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe sur l'importance relative de l'intérêt en jeu ou sur les meilleurs moyens de le protéger (Evans précité, §§ 77-81).

64.  La Cour rappelle par ailleurs qu'elle n'a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, mais d'examiner sous l'angle de la Convention les décisions que ces autorités ont rendues dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire. La Cour appréciera donc si les autorités italiennes ont agi en méconnaissance de leurs obligations positives découlant de l'article 8 de la Convention (Hokkanen c. Finlande, 23 septembre 1994, § 55, série A no 299-A, Mikuliÿ c. Croatie, no 53176/99, § 59, CEDH 2002-I ; P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, § 122, CEDH 2002-VI).

65.  La Cour constate qu'en l'espèce, se pose le problème de la procédure d'accès à l'adoption. En effet, A. fut placée chez les requérants à titre provisoire le 20 mai 2004. La cohabitation a duré jusqu'en décembre 2005, lorsque l'enfant fut placé chez une autre famille choisie pour l'adoption.

66.  La Cour note également qu'entre-temps les requérants avaient déposé une demande d'adoption spéciale, laquelle fut examinée et rejetée sans motivation en janvier 2006. Par la suite, la cour d'appel annula le décret du tribunal, relevant notamment un défaut de motivation. Elle souligna également que la demande d'adoption des requérants aurait dû être examinée avant de déclarer l'enfant adoptable et de choisir une nouvelle famille. Toutefois, après avoir ordonné une expertise sur la situation de l'enfant, la cour estima que la mineure semblait bien intégrée dans la nouvelle famille et qu'en conséquence, pour sauvegarder ses intérêts, il n'était pas opportun de procéder à une nouvelle séparation qui aurait pu provoquer un traumatisme chez l'enfant.

67.  La Cour observe que l'on se trouve, dans ce type d'affaire, en présence d'intérêts difficilement conciliables à savoir ceux de l'enfant et des deux familles en cause. Dans la recherche de l'équilibre entre ces différents intérêts, l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale.

68.   La Cour rappelle que l'article 8, exige que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d'ingérence soit équitable et respecte, comme il se doit, les intérêts protégés par cette disposition. La question qui se pose en l'espèce est de savoir si la procédure débouchant sur cette mesure a garanti aux requérants la protection de leurs intérêts. En l'espèce, il était capital que la demande d'adoption spéciale introduite par les requérants soit examinée attentivement dans un bref délai.

69.  A cet égard, la Cour relève que, dans sa décision de rejet de la demande d'adoption introduite par les requérants, le tribunal n'a nullement expliqué ses raisons et n'a avancé aucun motif pour justifier sa décision. De plus, le tribunal n'a pas examiné la demande d'adoption des requérants avant de déclarer l'enfant adoptable et de choisir la nouvelle famille.

70.  La Cour ne partage pas les arguments du Gouvernement selon lesquels la cour d'appel aurait réparé la « défaillance du tribunal ». Elle rappelle que dans les affaires touchant la vie familiale le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l'enfant et le parent qui ne vit pas avec lui. En effet, la rupture de contact avec un enfant très jeune peut conduire à une altération croissante de sa relation avec son parent (Ignaccolo-Zenide c. Roumanie, no 31679/96, § 102, CEDH 2000-I ; voir aussi, mutatis mutandis, Maire c. Portugal, no 48206/99, § 74, CEDH 2003-VI, Pini et autres c. Roumanie, précité). Il en va de même dans la présente affaire. La Cour note que l'expertise demandée par la cour d'appel a démontré que l'enfant était désormais intégrée dans la nouvelle famille. Une nouvelle séparation aurait causé un nouveau traumatisme chez l'enfant. Il s'ensuit que le passage du temps a eu pour effet de rendre définitif le décret du tribunal. La Cour estime regrettable que le tribunal n'ait pas examiné la demande d'adoption introduite par les requérants avant de déclarer l'enfant adoptable, et de ne pas l'avoir fait par un jugement motivé.

71.  Ainsi, tout en réitérant qu'il ne lui revient pas de substituer son appréciation à celle des autorités nationales compétentes quant aux mesures qui auraient dû être prises car ces autorités sont en principe mieux placées pour procéder à une telle évaluation, et tout en reconnaissant qu'en l'espèce, les juridictions se sont appliquées de bonne foi à préserver le bien-être de A., la Cour considère que le non respect par le tribunal de la loi et des règles de procédure a eu un impact direct sur le droit à la vie familiale des intéressés. Du fait des carences constatées dans le déroulement de cette procédure, la Cour estime qu'il y a eu une méconnaissance de l'obligation positive d'assurer le respect effectif du droit des requérants à leur vie familiale, droit garanti par l'article 8 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

72.  Les requérants affirment avoir subi des traitements inhumains et dégradants à cause, d'une part, des modalités d'éloignement de la mineure, qui auraient eu des conséquences traumatisantes tant pour celle-ci que pour eux-mêmes, et, d'autre part, de la décision du tribunal, qui aurait préféré la nouvelle famille à la place de la leur. Ils invoquent l'article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

73.  La Cour rappelle que les allégations de mauvais traitements contraires à l'article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés (Güzel c. Turquie, no 71908/01, § 68, 5 décembre 2006 Hüsniye Tekin c. Turquie, no 50971/99, § 43, 25 octobre 2005, et Martinez Sala et autres c. Espagne, no 58438/00, § 121, 2 novembre 2004).

74.  A cet égard, la Cour note que les requérants n'ont pas démontré que les modalités d'exécution de l'éloignement de l'enfant ont été « inhumaines ou dégradantes ».

75.  Il s'ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

76.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

77.  La première requérante demande 100 000 euros (EUR) pour le préjudice moral qu'elle aurait subi. Elle joint une expertise psychologique montrant la nécessité de se soumettre à des soins psychologiques à cause du traumatisme subi. Le deuxième requérant demande 30 000 EUR pour lui-même et 30 000 EUR au nom de l'enfant.

78.  Quant au préjudice matériel, les requérants réclament 12 732 EUR pour les frais qu'ils ont dû engager à l'occasion des procédures internes. Ce montant inclut les sommes dépensées pour se rendre auprès des juridictions, les frais de téléphone et des visites médicales.

79.  Le Gouvernement estime que les montants réclamés par les requérants au titre de leurs propres dépenses ne justifient pas en eux-mêmes un remboursement, car aucun lien de causalité n'a été établi entre les pertes supposées et les violations alléguées. S'agissant du dommage moral, le Gouvernement conteste l'expertise produite par les requérants et considère exorbitante la somme indiquée. En tout état de cause, le Gouvernement estime que l'état de santé de la requérante et son lien de causalité avec la séparation d'avec A. devraient être établis par un expert nommé par la Cour.

80.  En ce qui concerne les prétentions des requérants pour préjudice matériel, il est établi dans la jurisprudence de la Cour qu'il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par le requérant et la violation de la Convention (voir, entre autres, les arrêts Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, série A no 285-C, pp. 57-58, §§ 16-20 ; Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 127, CEDH 1999-IV). En l'espèce, la Cour estime qu'il n'y a pas de lien de causalité entre le constat de violation et les frais de déplacement engagés par les requérants pour participer à la procédure interne, à laquelle ils auraient participé de toute façon, ainsi que pour les appels téléphoniques. Quant aux autres frais, la Cour ne décèle aucun lien entre la violation constatée de la Convention et les visites médicales de la requérante. Elle estime que, dans ces conditions, il n'y a pas lieu d'allouer la somme demandée par les requérants pour préjudice matériel.

81.  S'agissant des prétentions au titre du dommage moral, la Cour estime que l'on ne saurait spéculer sur la question de savoir si, en l'absence des déficiences procédurales constatées, A. aurait ou non été adoptée par une autre famille. Les requérants ont néanmoins de ce fait subi une perte de chances. Par ailleurs, la douleur éprouvée par les requérants leur a occasionné un préjudice moral certain que le constat de violation de la Convention ne suffit pas à compenser (voir, par exemple, Elsholz c. Allemagne [GC], no 25735/94, §§ 70-71, CEDH 2000-VIII, et P. C. et S. c. Royaume-Uni, précité, § 150).

82.  Statuant en équité, la Cour alloue aux requérants conjointement 10 000 EUR.

B.  Frais et dépens

83.  Les requérants demandent le remboursement des frais et dépens exposés dans le cadre des procédures devant les juridictions italiennes, soit 9 862 EUR. Ils demandent en outre 10 000 EUR au titre des frais afférents à la procédure devant la Cour. Ils fournissent des justificatifs à l'appui de leurs prétentions.

84.  Quant aux frais engagés devant les juridictions internes, la Cour relève que, bien qu'au moins une partie de ces frais ait été exposée pour faire corriger la violation de l'article 8 de la Convention, les notes d'honoraires produites n'indiquent pas en détail la nature des prestations de l'avocate des requérants.

85.  En ce qui concerne les frais encourus devant elle, la Cour juge excessive la somme demandée par les requérants.

86.  Dans ces conditions la Cour, statuant en équité et eu égard à la pratique des organes de la Convention en la matière, estime raisonnable d'allouer aux requérants la somme de 5 000 EUR.

C.  Intérêts moratoires

87.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Dit, à l'unanimité, que les deux premiers requérants n'ont pas qualité pour agir devant la Cour pour le compte de A. ;

2.  Déclare, à la majorité, la requête recevable quant au grief tiré de l'article 8 ;

3.   Déclare, à l'unanimité, la requête irrecevable pour le surplus ;

4.  Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 8 de la Convention ;

5  Dit, à l'unanimité,

a)  que l'Etat défendeur doit verser aux deux premiers requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

ii.  10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral ;

iii.  5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français puis communiqué par écrit le 27 avril 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens

Greffière adjointe Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante du juge Cabral Barreto ;

–  opinion dissidente de la juge Işıl KARAKAŞ.

F.T. 
F.E.P. 

OPINION CONCORDANTE DU JUGE CABRAL BARRETO

Je suis d'accord avec la majorité mais je souhaite me dissocier du raisonnement qu'elle suit au paragraphe 51. Elle y dit ceci :

« Toutefois, dans le cas d'espèce, les requérants, en considération du lien étroit avec A., avaient décidé de déposer une demande d'adoption. Cette demande constitue pour la Cour un indice supplémentaire – même s'il n'est pas déterminant – de la force du lien instauré entre les requérants et l'enfant. La Cour ne saurait donc exclure que malgré l'absence de tout rapport juridique de parenté, le lien entre les requérants et A. relève de la vie familiale » (c'est moi qui souligne).

Si je comprends bien la majorité, il existerait des « liens familiaux » entre une famille d'accueil et l'enfant. Si c'est bien là ce que veut dire la majorité, il me semble qu'elle va très loin.

Pour moi, les liens interpersonnels étroits entre les requérants et l'enfant ne suffisent pas à transformer qualitativement ce rapport. Les enfants sont confiés à une famille d'accueil en attendant qu'on leur trouve une famille. Ni ce but ni l'intérêt supérieur de l'enfant ne commandent de regarder le rapport entre l'enfant et la famille d'accueil comme des liens familiaux.

Toutefois, dans le cas d'espèce, à un moment donné les requérants ont fait une demande d'adoption de l'enfant.

Pour la majorité, cet indice n'est pas déterminant ; pour moi, il est déterminant et décisif.

Si les requérants n'avaient pas demandé à adopter l'enfant, ils ne se différencieraient en rien des autres familles d'accueil qui reçoivent des enfants non pas pour entretenir des rapports familiaux mais tout simplement pour s'occuper de ces enfants, si possible avec beaucoup de tendresse et même d'amour, mais sans intention de fonder avec eux une famille.

Bref, sans la demande d'adoption qui révèle que les requérants ont voulu accueillir l'enfant comme membre de leur famille, j'aurais du mal à admettre que la relation entre les requérants et A. relève de la vie familiale.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KARAKAŞ

Contrairement à la majorité, j'estime que, dans le cas d'espèce, l'article 8 de la Convention n'est pas applicable et, par conséquent, qu'il n'y a pas eu violation de cet article. Eu égard aux rapports entre les requérants et le bébé A., je pense qu'on ne peut parler en l'espèce de l'existence d'une vie familiale au sens de l'article 8 de la Convention.

D'après la jurisprudence de la Cour, le droit au respect de la vie familiale présuppose l'existence d'une famille naturelle ou légitime, mais en même temps d'une vie familiale effective (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31).

En matière d'adoption, il faut rappeler que la Convention ne garantit aucun droit d'adopter et l'article 8 n'oblige pas les Etats à accorder à une personne le statut d'adoptant ou d'adopté (Di Lazzaro c. Italie, no 31924/96, décision de la Commission du 10 juillet 1997, Décisions et rapports (DR) 90-B, p. 134). Le seul désir de fonder une famille, notamment par la voie de l'adoption, n'est pas protégé par l'article 8 de la Convention au titre de la vie familiale (Marckx, précité, § 31, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 62, série A no 94).

Dans le cas d'espèce, la majorité trouve (au paragraphe 50 de l'arrêt) qu'il existait entre les requérants et le bébé A. un lien interpersonnel étroit, en se fondant sur quelques éléments (la mineure était bien insérée dans la famille, les requérants avaient assuré le développement social de l'enfant parce qu'ils l'avaient envoyée à la crèche et ils avaient fait un voyage avec le bébé). Finalement, les requérants ont décidé de déposer une demande d'adoption, ce qui constitue pour la majorité un indice – même s'il n'est pas déterminant – de la force du lien instauré entre les requérants et le bébé (paragraphe 51).

Ces éléments ne suffisent pas à mes yeux pour que l'on puisse conclure à l'existence d'une relation suffisamment forte pour s'analyser en une vie familiale, d'autant que, pour moi, en agissant ainsi les requérants ont rempli le rôle et les responsabilités qui leur étaient dévolus en tant que famille d'accueil (voir, notamment, la partie « droit interne », au paragraphe 24 de l'arrêt).

Tout d'abord, ils n'ont pas obtenu l'adoption de A. ; donc on ne peut parler d'une relation entre un adoptant et un adopté, qui est en principe de même nature que les relations familiales protégées par l'article 8 (Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 140, CEDH 2004-V ; voir aussi les autres références qui y sont citées). Dans le cas d'espèce, les requérants représentaient une famille d'accueil qui avait la garde de l'enfant à titre transitoire. Ils n'avaient même pas la garde de l'enfant en vue de l'adoption, mais ils ont tout simplement accueilli A. provisoirement à la suite de l'offre des services sociaux pendant une procédure devant permettre de déclarer l'enfant adoptable. Ce sont les juridictions internes qui décident de toutes mesures opportunes dans l'intérêt supérieur de l'enfant.

Comme les requérants assuraient l'accueil de A. à titre provisoire, cette situation ne pouvait leur donner aucun droit ou avantage aux fins de l'adoption ; dire le contraire reviendrait à admettre que les personnes qui accueillent des enfants à titre provisoire ont éventuellement la priorité en cas d'adoption. Or les juridictions internes doivent évaluer les demandes d'adoption présentées par d'autres familles en donnant la priorité à l'intérêt supérieur de l'enfant.

La protection de l'enfant est bien plus importante que le désir des requérants de l'adopter, d'autant que, d'après le dossier, A. est très bien intégrée dans sa nouvelle famille et qu'il ne serait pas judicieux de procéder à une nouvelle séparation, qui pourrait lui causer un traumatisme (paragraphe 22 de l'arrêt).

A mes yeux, le simple lien de fait établi entre les requérants et le bébé et le désir qu'avaient les requérants d'adopter celui-ci, n'étaient pas suffisants pour que l'on puisse conclure à l'existence d'une vie familiale qui mérite la protection de l'article 8 de la Convention.

Au demeurant, les relations de type familial ont été considérées, selon l'approche traditionnelle des organes de la Convention, comme entrant dans le champ d'application de la vie privée (voir, par exemple, D.J et A.- K.R. c. Roumanie (déc), no 34175/05, 20 octobre 2009, §§ 82, 83 et 88 ; X. c. Suisse, no 8257/78, décision de la Commission du 10 juillet 1978, DR 13, p. 248). A la lumière de ce principe et eu égard aux soins apportés à A. par les requérants, ainsi qu'à l'attachement dont ils se prévalent, n'aurait-il pas été plus opportun d'examiner les conséquences de leur séparation plutôt sous l'angle de la vie privée des requérants ?

Concernant la violation de l'article 8, dans sa jurisprudence la Cour reconnaît aux autorités internes une large marge d'appréciation pour apprécier la nécessité de prendre en charge un enfant (Gnahoré c. France, no 40031/98, CEDH 2000-IX) et, en matière d'adoption d'enfants, elle estime que les juridictions internes sont mieux placées que le juge international pour établir un juste équilibre entre les intérêts contradictoires (Söderbäck c. Suède, 28 octobre 1998, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII).

La Cour ne devrait pas substituer sa vision des choses à celle des juridictions nationales, sauf si les mesures en cause se révèlent manifestement dépourvues de base raisonnable ou arbitraires. Dans le cas d'espèce, il est vrai que la demande d'adoption des requérants a été rejetée sans motivation par le tribunal. Mais je partage parfaitement l'argument du Gouvernement selon lequel cette lacune a été réparée par la cour d'appel qui, après examen complémentaire, notamment une expertise psychiatrique, a confirmé le rejet de la demande des requérants par une décision motivée, dans l'intérêt supérieur de l'enfant.

Dès lors, selon moi, l'Etat défendeur n'a pas failli à ses obligations positives découlant de l'article 8 de la Convention.