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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Seconda sezione)

 

 

 

 

 

AFFAIRE MANNAI c. ITALIE

 

 

 

 

(Requête n. 9961/10)

 

 

ARRÊT

 

STRASBOURG

 

 

27 mars 2012

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

En l’affaire Mannai c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente, 
 Dragoljub Popović, 
 Isabelle Berro-Lefèvre, 
 András Sajó, 
 Guido Raimondi, 
 Paulo Pinto de Albuquerque, 
 Helen Keller, juges, 
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mars 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 9961/10) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant tunisien, M. Mohamed Ben Mohamed Mannai (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 février 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me G. de Carlo, avocat à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora.

3.  Le requérant allègue que son expulsion vers la Tunisie l’a exposé à un risque de torture et a violé son droit au respect de sa vie privée et familiale. Il considère également que la mise à exécution de la décision de l’expulser a enfreint son droit de recours individuel.

4.  Le 22 juin 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant est né en 1978 et réside actuellement en Tunisie.

A.  La procédure pénale à l’encontre du requérant et la décision de l’expulser

6.  En mai 2005, les autorités italiennes décernèrent un mandat d’arrêt contre le requérant, suspecté d’appartenir à une association de malfaiteurs liée à des groupes islamistes intégristes.

7.  Le 20 mai 2005, le requérant fut arrêté en Autriche et, le 20 juillet 2005, il fut extradé vers l’Italie.

8.  Par un jugement du 5 octobre 2006, le juge de l’audience préliminaire de Milan considéra le requérant coupable et le condamna à une peine de cinq ans et quatre mois de réclusion. Il était précisé dans le jugement qu’après avoir purgé sa peine, le requérant serait expulsé du territoire italien conformément à l’article 235 du code pénal.

9.  La condamnation du requérant acquit l’autorité de la chose jugée le 18 septembre 2008. M. Mannai fut incarcéré dans la prison de Bénévent.

10.  Le 19 février 2010, à la demande du requérant, la présidente de la deuxième section décida d’indiquer au gouvernement italien, en application de l’article 39 du règlement de la Cour, qu’il était souhaitable, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de ne pas expulser le requérant vers la Tunisie jusqu’à nouvel ordre. L’attention du Gouvernement fut attirée sur le fait que, lorsqu’un Etat contractant ne se conforme pas à une mesure indiquée au titre de l’article 39 du règlement, cela peut entraîner une violation de l’article 34 de la Convention (voir Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, §§ 128-129 et point 5 du dispositif, CEDH 2005-I).

11.  Ayant bénéficié d’une remise de peine, le requérant finit de purger sa peine le 20 février 2010.

Le même jour, le préfet de Bénévent prit un arrêté d’expulsion à son encontre. Le requérant fut aussitôt conduit dans un centre de rétention temporaire de Rome en vue de l’exécution de son expulsion.

12.  Le 24 février 2010, le juge de paix de Rome autorisa l’expulsion du requérant vers l’Autriche, pays où il résidait avant d’être extradé en Italie. Cependant, le 5 mars 2010, les autorités autrichiennes refusèrent d’accueillir le requérant, soutenant que celui-ci n’avait aucun lien avec l’Autriche. Ce refus fut ensuite réitéré le 26 avril 2010.

13.  Par une décision du 8 avril 2010, le juge de paix de Rome précisa que sa décision du 24 février 2010, autorisant l’expulsion du requérant, était valable également en cas d’expulsion vers la Tunisie.

14.  Le 23 avril 2010, le requérant saisit le juge de paix de Bénévent, alléguant l’illégitimité de l’arrêté d’expulsion et demandant la suspension de son exécution.

15.  L’expulsion du requérant vers la Tunisie fut exécutée le 1er mai 2010.

Le même jour, l’avocat du requérant informa la Cour que son client avait été expulsé.

16.  Le 3 mai 2010, la greffière de la deuxième section a envoyé à la représentation permanente de l’Italie à Strasbourg la lettre suivante :

« Me référant à la précédente correspondance concernant la requête citée en marge, je vous informe que la Cour vient d’apprendre que le requérant a été expulsé vers la Tunisie. Maître De Carlo, représentant du requérant, a déclaré dans un message télécopié parvenu au greffe le 1er mai 2010 que son client avait été expulsé vers la Tunisie le même jour à 9h20.

Par une lettre du 19 février 2010 (ci-annexée), votre Gouvernement avait été informé que la présidente de la deuxième section de la Cour avait décidé de lui indiquer, en application de l’article 39 du règlement de la Cour, qu’il était souhaitable, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant la Cour, de ne pas expulser le requérant vers la Tunisie jusqu’à nouvel ordre. Cette mesure provisoire n’a jamais été levée. La présidente, informée des nouvelles circonstances, a confirmé que cette indication était toujours en vigueur. J’invite par conséquent, votre Gouvernement à communiquer au greffe dans le plus bref délai toute information utile sur le sort du requérant.

J’attire votre attention, d’une part, sur le jugement Saadi c. Italie du 28 février 2008 dans lequel la Grande Chambre a considéré, dans une affaire similaire que, dans l’éventualité de la mise à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention, et d’autre part, sur les précédents créés par l’expulsion vers la Tunisie de MM. Ben Khemais (no 246/07) et Trabelsi (no 50163/08) ».

17.  Le 14 mai 2010, le Gouvernement italien envoya à la Cour sa réponse. Il affirma que le requérant avait été expulsé car il représentait une menace pour la sécurité de l’État. En outre, les décisions des 24 février et 8 avril 2010, par lesquelles le juge de paix de Rome avait validé l’arrêté d’expulsion du requérant, « avaient été prises à la suite de l’application de l’article 39 du règlement de la Cour et en pleine connaissance de cause de la mesure provisoire indiquée par la Cour européenne des droits de l’homme ».

18.  Entre-temps, par un arrêt du 3 mai 2010, le juge de paix de Bénévent rejeta le recours du requérant. Le 18 mai 2010, le représentant de celui-ci introduisit un recours en cassation. Lors des dernières informations parvenues à la Cour, la procédure était toujours pendante devant la haute juridiction.

B.  Les informations concernant la situation du requérant après son expulsion

19.  Le requérant affirme avoir été arrêté aussitôt après son arrivée à Tunis, le 1er mai 2010, et avoir été détenu dans les locaux du Ministère de l’Intérieur pendant dix jours. Pendant sa détention, il aurait été torturé par la police. Le requérant soutient faire l’objet de menaces continues de la part des services de renseignements tunisiens.

20.  Selon le Gouvernement, le requérant n’a jamais été détenu en Tunisie et a toujours été libre de ses mouvements.

II.  TEXTES ET DOCUMENTS INTERNATIONAUX

21.  Les principaux documents internationaux concernant la situation en Tunisie à l’époque des faits d’espèce, sont présentés dans les affaires Saadi c. Italie (précité, §§ 65-93) et Toumi c. Italie (no 25716/09, §§ 27-29, 5 avril 2011).

22.  La Cour a examiné la situation en Tunisie à la suite du récent changement de régime dans l’arrêt Al Hanchi c. Bosnie-Herzégovine (no 48205/09, §§ 26-28, 15 novembre 2011).

EN DROIT

I.   SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

23.  Le requérant allègue que son expulsion vers la Tunisie l’expose au risque d’être torturé. Il invoque l’article 3 de la Convention.

Cette disposition se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

24.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

1.  L’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement

25.  Le Gouvernement excipe tout d’abord du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que le recours opposé par le représentant du requérant contre l’arrêt du juge de paix de Bénévent est toujours pendant devant la Cour de cassation.

26.  Le requérant s’y oppose et fait valoir le caractère non effectif du recours en opposition contre l’arrêté d’expulsion.

27.  La Cour rappelle que, selon la règle de l’épuisement des voies de recours internes, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour permettre d’obtenir la réparation des violations alléguées. Rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (voir, entre autres, Akdivar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1210, § 67 ; Andronicou et Constantinou c. Chypre, arrêt du 9 octobre 1997, Recueil 1997-VI, pp. 2094-2095, § 159). En outre, en matière d’expulsion, la notion de recours effectif requiert la possibilité de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse lorsqu’il existe des motifs sérieux de redouter un risque réel de traitements contraires à l’article 3 (entre autres, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 387 et 388, 21 janvier 2011).

28.  En l’espèce, la Cour se borne à constater que le requérant a été expulsé lorsque la procédure d’opposition engagée contre l’arrêté d’expulsion était pendante devant le juge de paix de Bénévent. La Cour conçoit mal que la voie de recours empruntée par le requérant, à défaut d’effet suspensif, puisse être considérée une voie de recours effective au sens de la Convention.

29.  Il s’ensuit que le requérant n’était pas tenu d’attendre l’issue du recours en Cassation avant de saisir la Cour. Dès lors, l’exception préliminaire du Gouvernement ne saurait être retenue.

2.  Autres motifs d’irrecevabilité

30.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties 

31.  Le requérant affirme avoir été détenu dix jours dans les locaux du Ministère de l’Intérieur tunisien dans des conditions inhumaines. Ses allégations seraient par ailleurs corroborées par les enquêtes menées par Amnesty International et par le Département d’État des États-Unis d’Amérique, qui démontreraient que la torture est pratiquée en Tunisie.

Selon le requérant, la thèse du Gouvernement selon laquelle la situation des droits de l’homme en Tunisie s’est améliorée ne reposerait sur aucun élément objectif. Les autorités tunisiennes auraient pour pratique de menacer et de maltraiter les prisonniers, leurs familles et leurs avocats. Les membres de la famille des détenus craindraient d’être accusés de ne pas vouloir coopérer et de subir des représailles. Le fait que la Tunisie ne veuille pas autoriser les visites de l’avocat italien du requérant démontrerait qu’elle souhaite éviter la présence d’une personne indépendante qu’elle ne pourrait intimider.

Enfin, comme la Cour l’a relevé dans l’affaire Saadi précitée, la Croix Rouge ne peut pas divulguer les constatations qu’elle fait lors de ses visites dans les prisons.

32.  Le Gouvernement souligne que les allégations relatives à un danger d’être exposé à la torture ou à des traitements inhumains ou dégradants doivent être étayées par des éléments de preuve adéquats. Il estime que cela n’a pas été le cas en l’espèce. En outre, l’évaluation d’un tel danger doit se faire sur la base de faits sérieux et avérés concernant la situation personnelle du requérant et non pas à la lumière de la situation générale existant dans un pays.

33.  Par ailleurs, le Gouvernement fait valoir que la situation des droits de l’homme en Tunisie s’est améliorée et ne correspond pas à celle décrite par les rapports internationaux auxquels la Cour s’est référée dans l’affaire Saadi précitée ainsi que dans les autres affaires similaires. Il note que la Tunisie a ratifié de nombreux instruments internationaux en matière de protection des droits de l’homme, y compris un accord d’association avec l’Union européenne, organisation internationale qui, selon la jurisprudence de la Cour, est présumée offrir une protection des droits fondamentaux « équivalente » à celle assurée par la Convention. Les autorités tunisiennes permettraient par ailleurs à la Croix-Rouge internationale et à « d’autres organismes internationaux » de visiter les prisons, les unités de détention provisoire et les lieux de garde à vue. De l’avis du Gouvernement, on peut présumer que la Tunisie ne s’écartera pas des obligations qui lui incombent en vertu des traités internationaux.

34.  Quant à la situation personnelle du requérant, le Gouvernement réitère que celui-ci, après son expulsion, n’a été ni privé de sa liberté, ni soumis à des traitements contraires à la Convention. Il affirme que ces informations ne devraient pas être ignorées par la Cour et devraient dûment être pris en compte dans l’examen de l’affaire.

2.  Appréciation de la Cour

35.  Les principes généraux relatifs à la  responsabilité des États contractants en cas d’expulsion, aux éléments à retenir pour évaluer le risque d’exposition à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention et à la notion de « torture » et de « traitements inhumains et dégradants » sont résumés dans l’arrêt Saadi (précité, §§ 124-136), dans lequel la Cour a également réaffirmé l’impossibilité de mettre en balance le risque de mauvais traitements et les motifs invoqués pour l’expulsion afin de déterminer si la responsabilité d’un Etat est engagée sur le terrain de l’article 3 (§§ 137-141).

36.  Pour ce qui est du moment à prendre en considération afin d’évaluer le risque de mauvais traitements, la Cour rappelle qu’il faut se référer en priorité aux circonstances dont l’Etat en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion (Saadi, précité, § 133). Dans le cas d’espèce, donc, la Cour doit rechercher si le requérant a été exposé au risque de subir de mauvais traitements à la lumière de la situation existant en Tunisie à l’époque de l’exécution de l’expulsion, à savoir le 1er mai 2010, abstraction faite du changement de régime intervenu par la suite dans ce pays (voir paragraphe 22 ci-dessus).

37.  La Cour rappelle les conclusions auxquelles elle est parvenue dans l’affaire Saadi précitée (§§ 143-146), concernant la situation en Tunisie à l’époque des faits, qui étaient les suivantes :

- les textes internationaux pertinents concernant la période en question faisaient état de cas nombreux et réguliers de torture et de mauvais traitements infligés en Tunisie à des personnes soupçonnées ou reconnues coupables de terrorisme ;

- ces textes décrivaient une situation préoccupante ;

- les visites du Comité international de la Croix-Rouge dans les lieux de détention tunisiens ne pouvaient dissiper le risque de soumission à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention.

Ces constats se trouvent d’ailleurs confirmées par le rapport 2008 d’Amnesty International relatif à la Tunisie et par la déclaration du Rapporteur spécial des Nations Unies du 26 janvier 2010 (voir Toumi c. Italie, précité, §§ 27-29).

38.  La Cour ne voit en l’espèce aucune raison de revenir sur ces conclusions quant à l’existence d’un risque pour le requérant d’être soumis à des traitements contraires à la Convention. A cet égard, la Cour rappelle que le requérant a été poursuivi et condamné en Italie pour participation au terrorisme international.

39.  Dans ces conditions, la Cour estime qu’en l’espèce, des faits sérieux et avérés justifient de conclure à un risque réel de voir le requérant subir des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en Tunisie à la suite de son expulsion.

40.  Pour ce qui est des arguments du Gouvernement concernant la situation du requérant en Tunisie, il convient de rappeler que pour contrôler l’existence d’un risque de mauvais traitements, il faut se référer en priorité aux circonstances dont l’Etat en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’expulsion (voir paragraphe 36 ci-dessus), bien que cela n’empêche pas la Cour de tenir compte de renseignements ultérieurs, qui peuvent servir à confirmer ou infirmer la manière dont la Partie contractante concernée a jugé du bien-fondé des craintes d’un requérant (Mamatkulov et Askarov, précité, § 69 ; Trabelsi c. Italie, no 50163/08, § 49, 13 avril 2010).

41.  La Cour relève tout d’abord que les versions des parties sont divergentes quant aux événements postérieurs à l’expulsion du requérant. En tout état de cause, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, elle considère que les renseignements fournis par le Gouvernement ne sont pas en mesure de la rassurer quant à la manière dont l’Italie a jugé du bien-fondé des craintes du requérant au moment de l’expulsion (voir, mutatis mutandis, Toumi, précité, § 58).

42.  Partant, la mise à exécution de l’expulsion du requérant vers la Tunisie a violé l’article 3 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 34 DE LA CONVENTION

43.  Le requérant dénonce le non-respect par le gouvernement italien de la mesure provisoire indiquée en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour par la présidente de la deuxième section.

44.  Le Gouvernement estime ne pas avoir manqué à ses obligations.

45.  La Cour estime que ce grief se prête à être examiné sous l’angle de l’article 34 de la Convention, qui se lit ainsi :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

A.  Sur la recevabilité

46.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

47.  Le requérant affirme que son expulsion a entravé son droit à un recours individuel tel que protégé par l’article 34 de la Convention.

48.  Le Gouvernement estime que le non-respect de la mesure provisoire indiquée par la Cour n’a pas entravé le droit à un recours individuel du requérant compte tenu des circonstances d’espèce. Il fait valoir que l’intéressé a toujours été libre de ses mouvements et a pu garder les contacts avec son conseil.

Appréciation de la Cour

49.  La Cour rappelle que l’article 39 du règlement habilite les chambres ou, le cas échéant, leur président à indiquer des mesures provisoires. De telles mesures n’ont été indiquées que lorsque cela était strictement nécessaire et dans des domaines limités, en principe en présence d’un risque imminent de dommage irréparable. Dans la grande majorité des cas, il s’agissait d’affaires d’expulsion et d’extradition. Les affaires dans lesquelles les Etats ne se sont pas conformés aux mesures indiquées sont rares (Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, §§ 103-105, CEDH 2005-I).

50.  Dans des affaires telles que la présente, où l’existence d’un risque de préjudice irréparable à la jouissance par le requérant de l’un des droits qui relèvent du noyau dur des droits protégés par la Convention est alléguée de manière plausible, une mesure provisoire a pour but de maintenir le statu quo en attendant que la Cour se prononce sur la justification de la mesure. Dès lors qu’elle vise à prolonger l’existence de la question qui forme l’objet de la requête, la mesure provisoire touche au fond du grief tiré de la Convention. Par sa requête, le requérant cherche à se protéger d’un dommage irréparable le droit énoncé dans la Convention qu’il invoque. En conséquence, le requérant demande une mesure provisoire, et la Cour l’accorde, en vue de faciliter « l’exercice efficace » du droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention, c’est-à-dire de préserver l’objet de la requête lorsqu’elle estime qu’il y a un risque que celui-ci subisse un dommage irréparable en raison d’une action ou omission de l’Etat défendeur (Mamatkulov et Askarov, précité, § 108).

51.  Dans le cadre du contentieux international, les mesures provisoires ont pour objet de préserver les droits des parties, en permettant à la juridiction de donner effet aux conséquences de la responsabilité engagée dans la procédure contradictoire. En particulier, dans le système de la Convention, les mesures provisoires, telles qu’elles ont été constamment appliquées en pratique, se révèlent d’une importance fondamentale pour éviter des situations irréversibles qui empêcheraient la Cour de procéder dans de bonnes conditions à un examen de la requête et, le cas échéant, d’assurer au requérant la jouissance pratique et effective du droit protégé par la Convention qu’il invoque. Dès lors, dans ces conditions, l’inobservation par un Etat défendeur de mesures provisoires met en péril l’efficacité du droit de recours individuel, tel que garanti par l’article 34, ainsi que l’engagement formel de l’Etat, en vertu de l’article 1, de sauvegarder les droits et libertés énoncés dans la Convention. De telles mesures permettent également à l’Etat concerné de s’acquitter de son obligation de se conformer à l’arrêt définitif de la Cour, lequel est juridiquement contraignant en vertu de l’article 46 de la Convention (Mamatkulov et Askarov, précité, §§ 113 et 125). Il s’ensuit que l’inobservation de mesures provisoires par un État contractant doit être considérée comme empêchant la Cour d’examiner efficacement le grief du requérant et entravant l’exercice efficace de son droit et, partant, comme une violation de l’article 34 (Mamatkulov et Askarov, précité, § 128).

52.  En l’occurrence, l’Italie ayant expulsé le requérant vers la Tunisie, le niveau de protection des droits énoncés dans l’article 3 de la Convention que la Cour pouvait garantir à l’intéressé a été amoindri de manière irréversible. L’expulsion a pour le moins ôté toute utilité à l’éventuel constat de violation de la Convention, le requérant ayant été éloigné vers un pays qui n’est pas partie à cet instrument, où il alléguait risquer d’être soumis à des traitements contraires à celle-ci.

53.  En outre, l’efficacité de l’exercice du droit de recours implique aussi que la Cour puisse, tout au long de la procédure engagée devant elle, examiner la requête selon sa procédure habituelle.

54.  En l’espèce, la Cour note que le requérant est actuellement libre de ses mouvement et a pu garder les contacts avec son avocat. Cependant, le fait que l’intéressé soit parvenu à poursuivre la procédure n’empêche pas qu’un problème se pose sous l’angle de l’article 34 : dès lors qu’il est plus difficile pour le requérant d’exercer son droit de recours en raison des actions du Gouvernement, l’exercice des droits garantis par cet article est entravé (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 147, 27 mars 2008).

55.  De plus, la Cour remarque que le Gouvernement défendeur, avant d’expulser le requérant, n’a pas demandé la levée de la mesure provisoire adoptée aux termes de l’article 39 du règlement de la Cour, qu’il savait être toujours en vigueur.

56.  Les faits de la cause, tels qu’ils sont exposés ci-dessus, montrent que l’arrêt de la Cour risque d’être privé de tout effet utile. En particulier, le fait que le requérant a été soustrait à la juridiction de l’Italie constitue un obstacle sérieux qui pourrait empêcher le Gouvernement de s’acquitter de ses obligations (découlant des articles 1 et 46 de la Convention) de sauvegarder les droits de l’intéressé et d’effacer les conséquences des violations constatées par la Cour. Cette situation a constitué une entrave à l’exercice effectif par le requérant de son droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention.

57.  Compte tenu des éléments en sa possession, la Cour conclut qu’en ne se conformant pas à la mesure provisoire indiquée en vertu de l’article 39 de son règlement, l’Italie n’a pas respecté les obligations qui lui incombaient en l’espèce au regard de l’article 34 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

58.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

59.  Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

60.  Le Gouvernement considère ce montant excessif.

61.  La Cour estime que le requérant a subi un tort moral certain en raison de la mise à exécution de la décision de l’expulser. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui octroie 15 000 EUR à ce titre.

B.  Frais et dépens

62.  Justificatifs à l’appui, le requérant demande également 4 501,62 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions italiennes et 12 429,28 EUR pour ceux engagés devant la Cour.

63.  Le Gouvernement s’y oppose.

64.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 6 500 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant.

C.  Intérêts moratoires

65.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

2.  Dit que la mise à exécution de la décision d’expulser le requérant vers la Tunisie a violé l’article 3 de la Convention ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 34 de la Convention ;

4.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i)  15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii)   6 500 EUR (six mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mars 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Françoise Elens-Passos Françoise Tulkens 
 Greffière adjointe Présidente