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Corte europea dei diritti dell’uomo (Sezione IV), 25 agosto 2009

(requête n. 23458/02)

 

 

AFFAIRE GIULIANI et GAGGIO c. ITALIE

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Giuliani et Gaggio c. Italie,

La Cour européenne des droits de l'homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

      Nicolas Bratza, président,
         Josep Casadevall,
         Lech Garlicki
         Giovanni Bonello,
         Vladimiro Zagrebelsky,
         Ljiljana Mijović,
         Ján Šikuta, juges,
et de Lawrence Early, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 juin 2008 et le 18 juin 2009,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 23458/02) dirigée contre la République italienne et dont trois ressortissants de cet Etat, M. Giuliano Giuliani, Mme Adelaide Gaggio (épouse Giuliani) et Mme Elena Giuliani (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 juin 2002 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants ont été représentés par Mes N. Paoletti et G. Pisapia, avocats à Rome. Les requérants sont respectivement le père, la mère et la sœur de Carlo Giuliani. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, E. Spatafora, et par son coagent, F. Crisafulli.

3.  Les requérants alléguaient en particulier que Carlo Giuliani était décédé en raison d'un recours excessif à la force publique.

4.  Une audience consacrée à la fois aux questions de recevabilité et à celles de fond (article 54 § 3 du règlement) s'est déroulée en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 5 décembre 2006 (article 59 § 3 du règlement).

 

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M.  F.
Crisafulli, coagent;

–  pour les requérants
M.  N.
Paoletti, Mme A. Mari, Mme G. Paoletti, avocats au barreau de Rome, conseils.

5.  Par une décision du 6 février 2007, la chambre a déclaré la requête recevable.

6.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement). Les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l'autre.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

7.  Les requérants sont nés respectivement en 1938, 1944 et 1972 et résident à Gênes et à Milan.

A.  Le contexte dans lequel s'est déroulé le G8 à Gênes et les circonstances ayant précédé le décès de Carlo Giuliani

8.  Les 19, 20 et 21 juillet 2001 se déroula à Gênes le sommet dit du « G8 ». De nombreuses manifestations « antimondialistes » furent organisées dans la ville et un important dispositif de sécurité fut mis en place par les autorités italiennes. La loi no 349 du 8 juin 2000 autorisait le préfet de Gênes à recourir au personnel des forces armées. En outre, une « zone rouge » avait été délimitée à l'aide d'un filet métallique dans la partie de la ville concernée par les réunions du G8 (à savoir le centre historique de la ville). De la sorte, seuls les riverains et les personnes qui devaient y travailler pouvaient y accéder. L'accès au port avait été interdit et l'aéroport fermé au trafic. La zone rouge était enclavée dans une zone jaune qui, à son tour, était entourée d'une zone blanche (zone normale).

9.  Concernant les ordres écrits du commandant des forces de l'ordre, responsable du maintien et du rétablissement de l'ordre public, le Gouvernement a soumis à la Cour des ordres de service datés des 14, 17 et 19 juillet 2001. Chacun de ces ordres de service commence par la phrase : « la présente modifie et complète comme suit l'ordonnance de service no 2143/R du 12 juillet relative aux services d'ordre et de sûreté prévus à l'occasion du sommet du G8 qui se tiendra à Gênes du 20 au 22 juillet ». Cette ordonnance du 12 juillet n'a pas été fournie à la Cour.

10.  L'ordre de service du 19 juillet 2001 est celui de la veille des faits. Il résume ainsi les priorités des forces de l'ordre : mettre en place à l'intérieur de la « zone rouge » une ligne de défense permettant de repousser rapidement toute tentative d'intrusion ; mettre en place dans la « zone jaune » une ligne de défense pour pouvoir faire face à toute action, compte tenu de la position des manifestants en différents endroits ainsi que des actions provenant d'éléments plus extrémistes ; enfin, prendre des mesures d'ordre public sur les axes touchés par les manifestations, eu égard au danger d'agressions favorisé par les effets de masse.

11.  Les parties s'accordent sur le fait que l'ordre de service du 19 juillet 2001 a modifié les plans établis jusque-là quant à la manière de déployer les ressources et les moyens disponibles, afin que les forces de l'ordre puissent contrer efficacement toute tentative d'intrusion dans la zone rouge de personnes participant à la manifestation des « Tute bianche » (les combinaisons blanches), annoncée et autorisée pour le lendemain.

S'appuyant sur des témoignages livrés dans le cadre d'une procédure pénale diligentée à l'encontre de vingt-cinq manifestants (voir, ci-dessous, le « procès des 25 »), les requérants ont indiqué que l'ordre de service du 19 juillet avait affecté le peloton de carabiniers en cause à une fonction dynamique alors qu'auparavant il était censé être statique.

Quant à la manière dont ces instructions ont été diffusées, le Gouvernement a indiqué que les ordres donnés et reçus par les officiers sur le terrain ont été transmis oralement. Les requérants, quant à eux, se réfèrent aux témoignages recueillis par le parquet et également dans le cadre du « procès des 25 », notamment auprès de M. Lauro (paragraphe 56 ci‑dessous).

12.  Les parties s'accordent à dire qu'un système de communication radio a été mis en place, avec une centrale opérationnelle située auprès de la questura (bureaux de la police), et que cette centrale était en contact radio avec les forces présentes sur le terrain. Les carabiniers et les policiers ne pouvaient pas communiquer directement entre eux par radio ; ils ne pouvaient joindre que la centrale opérationnelle.

13.  Il ressort du jugement rendu dans le « procès des 25 » (voir ci-dessous), versé au dossier, qu'avant le début du G8 il y avait eu des moments de tension : le 16 juillet, une bombe avait été envoyée aux carabiniers. Le 17 juillet, un fourgon contenant un engin explosif avait été découvert près du stade Carlini, le lieu qui allait héberger les manifestants qui participeraient à la grande manifestation du 20 juillet (le cortège des « Tute bianche »). Le 18 juillet, les forces de l'ordre se rendirent au stade Carlini pour effectuer des contrôles. Environ 500 manifestants étaient sur place. L'inspection dura environ une heure et eut lieu en présence de journalistes. Les manifestants présentaient des « moyens de défense individuels », à savoir des boucliers en plexiglas et des vêtements pouvant absorber d'éventuels chocs avec les forces de l'ordre.

14.  Le même jugement fait état de ce que, le matin du 20 juillet, des groupes de manifestants particulièrement agressifs, cagoulés et masqués (les « black blocks ») provoquèrent de nombreux incidents et accrochages avec les forces de l'ordre. Vers 13 h 30, le cortège des « Tute bianche » était prêt à défiler. Le départ était prévu au stade Carlini. Il s'agissait d'une manifestation regroupant plusieurs organisations : des représentants du mouvement « no global », des centres sociaux, des jeunes communistes du Parti « Rifondazione comunista ». Ils croyaient en la contestation non violente (désobéissance civile) mais avaient annoncé un objectif politique : tenter de franchir la limite de la zone rouge. C'est pourquoi à la date du 19 juillet 2001 le questore de Gênes avait interdit au cortège des « Tute bianche » de pénétrer dans la zone rouge ou dans celle adjacente et avait déployé les forces de l'ordre de manière à arrêter le cortège au niveau de la place Verdi. Le cortège pouvait donc défiler entre le stade Carlini et toute la longueur de la rue Tolemaide, jusqu'à la place Verdi, soit bien au-delà du croisement entre cette rue et le boulevard Torino, croisement où se déroulèrent les faits dont il est question ci-après. Vers 13 h 30, le cortège se mit en route et avança lentement vers l'ouest. Pendant la descente, les manifestants apparurent tranquilles et joyeux, du moins jusqu'au moment où ils remarquèrent des colonnes de fumée dans la direction de la rue Canevari et une voiture complètement brûlée rue Montevideo, ce qui engendra une certaine tension. Dans le secteur de la rue Tolemaide, il y avait des traces de désordres antérieurs. Un groupe de contact composé de politiciens et un groupe de journalistes munis de caméras ou d'appareils photo marchaient en tête du cortège. Ce dernier ralentit et marqua plusieurs arrêts. Plus bas, dans la zone de la rue Tolemaide, des incidents opposèrent des personnes masquées et cagoulées aux forces de l'ordre. Le cortège atteignit le tunnel de la voie ferrée, au croisement du boulevard Torino. Soudain, des engins lacrymogènes furent lancés sur le cortège par des carabiniers placés sous les ordres de M. Mondelli.

15.  M. Mondelli, commandant de la compagnie des carabiniers Alpha, avait fait savoir à sa centrale que sa radio pouvait seulement recevoir les communications et qu'il ne disposait pas d'un guide de Gênes connaissant bien les rues. Il se trouvait place Tommaseo avec deux cents carabiniers. Ceux-ci étaient équipés de la nouvelle matraque Tonfa, d'un bouclier, de nouveaux engins lacrymogènes CS et de lanceurs, ainsi que d'une combinaison ignifugée et d'équipements anti-incendie. A 14 h 29, la centrale radio ordonna à M. Mondelli de se rendre rapidement place Giusti, car le cortège des « Tute bianche » était en train de descendre le boulevard Gastaldi. M. Mondelli accepta. Il avait trois itinéraires possibles pour se rendre à son point de destination, mais il choisit celui qui l'exposait au risque de croiser le cortège des « Tute bianche », c'est-à-dire l'itinéraire passant par la rue d'Invrea et croisant le boulevard Torino. Quelques minutes avant 15 heures, s'étant retrouvés sur le chemin des manifestants, les carabiniers attaquèrent le cortège des « Tute bianche », en utilisant d'abord des gaz lacrymogènes puis en avançant et en usant de leurs matraques. Le cortège fut repoussé vers l'est (au croisement avec la rue Casaregis). L'assaut dura environ deux minutes. Il n'avait été ordonné ni par la centrale opérationnelle des carabiniers ni par la personne ayant la compétence nécessaire. Les carabiniers repoussèrent les manifestants jusqu'au croisement avec la rue d'Invrea. A cet endroit, ces derniers se divisèrent : certains se dirigèrent vers la mer, d'autres cherchèrent un abri rue d'Invrea, puis dans le secteur de la place Alimonda. Des manifestants réagirent, trouvèrent des objets pouvant être utilisés comme des objets contondants, tels que des bouteilles en verre ou des conteneurs à déchets, et commencèrent à les lancer vers les forces de l'ordre. Des blindés de carabiniers parcoururent à grande vitesse la rue Casaregis et la rue d'Invrea, défonçant les barricades mises en place par les manifestants à l'aide de conteneurs et provoquant l'éloignement des manifestants présents sur les lieux. A 15 h 22 mn 52 s, la centrale opérationnelle ordonna à M. Mondelli de se déplacer et de laisser passer le cortège des « Tute bianche ». L'assaut terminé, les carabiniers se retirèrent rue Casaregis puis rue d'Invrea, en direction du nord, puis suivirent la rue Tolemaide, vers l'ouest.

16.  Certains manifestants organisèrent une riposte violente et des accrochages avec les forces de l'ordre. Vers 15 h 40, un groupe de manifestants attaqua un fourgon blindé des carabiniers et l'incendia par la suite.

17.  Vers 17 heures, la présence d'un groupe de manifestants semblant très agressifs fut remarquée notamment par le bataillon Sicilia, composé d'une cinquantaine de carabiniers postés près de la place Alimonda.

18.  Le fonctionnaire de police Lauro ordonna auxdits carabiniers de charger les manifestants. A pied et suivis par deux jeeps Defender, les carabiniers chargèrent.

19.  Peu après, les manifestants parvinrent toutefois à repousser l'attaque des forces de l'ordre : les carabiniers se replièrent de manière désordonnée à proximité de la place Alimonda, laissant sans protection les deux jeeps Defender qui se trouvaient en queue de dispositif (le parquet, dans sa demande de classement sans suite de l'affaire, décrit ceci comme « ripiegamento disordinato che lascia scoperti i due defender che si trovano alle spalle del reparto »). Les images prises par hélicoptère montrent les manifestants qui avancent rue Caffa, à 17 h 23, en courant après les forces de l'ordre.

B.  Le décès de Carlo Giuliani

20.  Les deux jeeps en question se bloquèrent réciproquement place Alimonda. Alors que l'une d'elle réussissait finalement à s'éloigner, l'autre, en raison d'une fausse manœuvre du conducteur, resta immobilisée place Alimonda, bloquée par un conteneur à déchets renversé.

21.  La jeep fut rejointe par un groupe de manifestants armés de pierres, de bâtons et de barres de fer. Les vitres latérales arrière et la lunette arrière de la jeep furent brisées. Les manifestants hurlèrent des injures et des menaces à l'encontre des occupants de la jeep et lancèrent des pierres vers le véhicule.

22.  A bord de la jeep se trouvaient trois carabiniers : Mario Placanica, Filippo Cavataio et Dario Raffone.

23.  L'un d'eux, Mario Placanica (ci-après « M.P. »), était un grenadier âgé de vingt ans. Intoxiqué par les grenades lacrymogènes qu'il avait lancées lors d'accrochages antérieurs, il avait été autorisé par le capitaine Cappello (commandant de la compagnie ECHO, au sein du CCIR – « contingente di contenzione e intervento risolutivo ») à monter dans la jeep pour s'éloigner des lieux du précédent affrontement. Accroupi à l'arrière de la jeep, blessé, paniqué, se protégeant d'un côté avec un bouclier (selon la déclaration du manifestant Predonzani), hurlant aux manifestants de s'en aller, « sinon il les tuerait », M.P. dégaina son Beretta 9 mm, le pointa en direction de la lunette arrière brisée du véhicule et, après quelques dizaines de secondes, tira deux coups de feu.

24.  Le premier coup de feu atteignit Carlo Giuliani au visage, sous l'œil gauche, et le blessa grièvement, alors qu'il se trouvait à quelques mètres tout au plus de l'arrière de la jeep et venait de ramasser un extincteur vide. Carlo Giuliani s'écroula à proximité de la roue arrière gauche du véhicule.

25.  Peu après, Filippo Cavataio (ci-après « F.C. »), le chauffeur, réussit à redémarrer et, dans le but de se dégager, fit marche arrière, roulant ainsi sur le corps de Carlo Giuliani. Il passa ensuite la première vitesse et roula une deuxième fois sur le corps de Carlo Giuliani en quittant les lieux. La jeep se dirigea alors vers la place Tommaseo.

26.  Après « quelques mètres », le maréchal des carabiniers Amatori monta à bord de la jeep et se mit au volant, « le chauffeur étant en état de choc ». Le carabinier Rando monta également dans le véhicule.

27.  Après le départ de la jeep, J.M., un manifestant, s'approcha de Carlo Giuliani et observa que celui-ci perdait beaucoup de son sang, qui giclait d'un orifice situé près de l'œil gauche, et constata que « le pouls de Carlo Giuliani était très rapide et faible ». Quelques instants plus tard, après l'arrivée de plusieurs carabiniers et policiers, J.M. s'éloigna de Carlo Giuliani.

28.  Des forces de police qui stationnaient de l'autre côté de la place Alimonda intervinrent et dispersèrent les manifestants (selon la déclaration du capitaine Cappello). Elles furent rejointes par des carabiniers.

29.  A 17 h27 mn 25 s, un policier présent sur les lieux appela la centrale opérationnelle pour demander une ambulance. Par la suite, un médecin arrivé sur place constata le décès de Carlo Giuliani.

1.  Les indications fournies par les parties quant aux moments ayant précédé la mort de Carlo Giuliani

30.  Les moments ayant précédé la mort de Carlo Giuliani ont été reconstitués comme suit dans la note du ministère de l'Intérieur versée au dossier par le Gouvernement :

« A 6 heures, le secteur reçut l'ordre de service et trois pelotons se placèrent à proximité de la questura. Après quelques heures, le contingent fut dissous ; deux pelotons restèrent.

Vers la fin de la matinée, le contingent fut envoyé place Tommaseo, où il arriva alors que les affrontements avec les manifestants étaient terminés. Le fonctionnaire de police Lauro prit le commandement du contingent.

Les effectifs furent placés rue Rimassa, à proximité des jardins King, et se trouvèrent exposés à des jets d'objets divers. A partir de 15 heures, le contingent, qui suivait les manifestants, parcourut la rue Ivrea et arriva place Alimonda, où la situation était relativement calme ; le contingent fut donc réorganisé. Les carabiniers présents étaient une cinquantaine environ.

Les deux jeeps Defender utilisées pour assurer la liaison entre les contingents étaient sur place. Le fonctionnaire de police Lauro et le capitaine Cappello décidèrent de disposer le contingent rue Caffa, en direction de la rue Tolemaide, pour faire face à un groupe de manifestants qui avait érigé une barricade en utilisant des conteneurs à déchets. Les carabiniers firent l'objet d'une intense série de jets de pierres et de bouteilles. Craignant d'être rejoints par d'autres manifestants venant de la rue Odessa, les carabiniers se replièrent à pied, laissant à découvert les deux jeeps qui se trouvaient derrière le contingent.

Dans l'agitation du moment, les chauffeurs des deux jeeps essayèrent de se replier au plus vite, en marche arrière, vers la place Tommaseo. Dans leur tentative pour faire demi‑tour, les jeeps se firent obstacle l'une l'autre ; celle conduite par Filippo Cavataio (F.C.) ne parvint pas à terminer sa manœuvre et se retrouva bloquée à l'avant pas un conteneur à déchets. Quelques instants plus tard, elle fut rejointe par des manifestants venus de la rue Tolemaide et de la rue Odessa. ».

31.  S'appuyant entre autres sur des témoignages livrés par des membres des forces de l'ordre au cours du « procès des 25 », les requérants décrivent ainsi les circonstances de la mort de Carlo Giuliani :

« Le cortège des « Tute bianche » (combinaisons blanches) arriva rue Tolemaide vers 14 h 50. A 14 h 53, les forces de l'ordre (la compagnie des carabiniers issus du bataillon Lombardia) l'attaquèrent. Les assauts se répétèrent huit fois et furent menés à l'aide de dix-neuf blindés, d'autopompes, d'engins lacrymogènes, de matraques. La dernière attaque eut lieu à 17 h 15.

Entre-temps, la compagnie ECHO – qui avait aidé le bataillon Lombardia dans quelques‑uns des assauts – s'était positionnée place Alimonda-rue Caffa et était aux ordres du fonctionnaire de police Lauro. Deux jeeps Defender la rejoignirent. Les carabiniers purent enlever leurs masques à gaz, manger et se reposer.

Au même moment, la police, aux ordres du fonctionnaire de police Fiorillo, était positionnée rue Caffa.

Dans ce contexte calme, le capitaine Cappello ordonna à M.P. et à D.R. de monter à bord de l'une des deux jeeps. Il jugeait opportun de faire monter les deux carabiniers, ceux‑ci étant psychologiquement « à plat » (« a terra ») et ne remplissant plus les conditions physiques pour être en service. Estimant en outre que M.P. devait cesser de lancer des engins lacrymogènes, il lui enleva son lance-lacrymogènes ainsi que la besace contenant les engins.

A 17 h 20, la compagnie ECHO, composée à ce moment-là d'une centaine d'hommes, exécuta l'ordre du fonctionnaire de police Lauro, remit les masques à gaz, les boucliers et se mit en marche rue Caffa vers la rue Tolemaide. Il fut décidé d'attaquer le cortège, en la présence du lieutenant colonel Truglio. Les deux jeeps suivaient le peloton. Plusieurs conteneurs à déchets servaient de barrière aux manifestants. La compagnie ECHO commença sa retraite en suivant la rue Caffa, vers la place Alimonda. La retraite fut accompagnée par les deux jeeps roulant en marche arrière. Environ soixante-dix manifestants suivirent les carabiniers. Arrivée place Alimonda, la jeep dans laquelle se trouvait M.P. rencontra sur son chemin un conteneur à déchets, qui arrêta son parcours. Des manifestants jetèrent contre le véhicule des pierres puis un extincteur, qui retomba par terre.

Carlo Giuliani se dirigea vers un extincteur gisant au sol. A ce moment-là, un carabinier présent dans la jeep avait déjà un pistolet en main et était prêt à tirer. Carlo Giuliani prit l'extincteur et le souleva. Il était 17 h 27. Il fut atteint au même moment par la balle mortelle. »

32.  S'agissant du pistolet, les requérants renvoient aux photographies versées au dossier de l'enquête et soulignent que l'arme était tenue horizontalement et vers le bas.

33 Le ministère de l'Intérieur a affirmé qu'il était impossible d'indiquer le nombre précis de carabiniers et de policiers se trouvant sur les lieux au moment du décès de Carlo Giuliani ; il y avait approximativement cinquante carabiniers, à une distance de 150 mètres de la jeep. En outre, à 200 mètres, à hauteur de la place Tommaseo, il y avait un groupe de policiers (reparto mobile della polizia di stato).

34.  Les requérants renvoient quant à eux aux déclarations du lieutenant colonel Truglio (voir ci-dessous), qui a affirmé s'être trouvé à une dizaine de mètres de la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la jeep. A quelques dizaines de mètres de la jeep se trouvaient les carabiniers (une centaine). Les policiers étaient à la fin de la rue Caffa, vers la place Tommaseo. Les requérants rappellent en outre que les photographies versées au dossier de l'enquête montrent clairement la présence de carabiniers à quelques mètres de la jeep en question.

2.  Les indications des requérants quant aux instants ayant suivi immédiatement le départ de la jeep

35.  Un film soumis par les requérants et basé sur des images versées au dossier de l'enquête montre plusieurs personnes et des membres des forces de l'ordre qui s'approchent du corps de la victime. Près de la tête de la victime, une pierre souillée de sang qui n'apparaît pas au début de la séquence mais est visible à la fin. De plus, un policier présent près du corps de Carlo Giuliani (M. Lauro) montre du doigt un manifestant et hurle « sei stato tu, sei stato tu ! » (« c'est toi ! c'est toi ! »), après quoi des membres des forces de l'ordre se lancent à la poursuite de l'homme en question pour le rattraper, mais en vain.

36.  Le carabinier Cappello, qui a témoigné au « procès des 25 » (audience du 20 septembre 2005), a indiqué qu'une jeune femme s'était approchée du corps de Carlo Giuliani et avait soulevé la cagoule qu'il portait. Une blessure en forme d'étoile était visible sur le front de la victime. La jeune fille avait déclaré que Carlo Giuliani était mort et qu'à son avis ce n'était pas à cause d'un coup de pierre. Deux minutes environ après que cette phrase avait été prononcée, M. Lauro s'était livré à ce que M. Cappello qualifiait d'« épanchement » et qui avait été montré à la télévision.

C.  L'enquête menée par les autorités nationales

1.  Les premiers actes d'enquête

37.  La brigade mobile de la police de la province de Gênes- 3e section- infractions contre les personnes- se rendit sur place vers 18 heures. Il ressort du rapport établi par Mme Bucci, fonctionnaire de police appartenant à la brigade mobile de la police de Gênes, que vers 18 heures celle-ci se rendit place Alimonda avec deux autres fonctionnaires de police, la centrale opérationnelle ayant signalé le décès d'un jeune homme. Elle trouva le corps de la victime recouvert d'un drap. Dans la mesure du possible, elle circonscrivit les lieux (c'est-à-dire ferma la place Alimonda au public) pour permettre à la police scientifique d'effectuer les relevés. Le visage de la victime était découvert, la cagoule se trouvant derrière la tête. Les policiers Fiorillo et Martino furent entendus (paragraphes 41-42 ci-dessous).

38.  Une douille fut découverte à quelques mètres du corps de Carlo Giuliani. Aucune balle ne fut trouvée. A côté du corps furent récupérés un extincteur ainsi qu'une pierre souillée de sang, de l'argent, un cutter, un téléphone portable, un briquet et des clefs. Ces objets furent saisis par la police. Par ailleurs, il ressort du dossier que le parquet confia à la police trente-six actes d'enquête.

39.  La jeep, après son départ de la place Alimonda, mais aussi l'arme et l'équipement de M.P., restèrent entre les mains des carabiniers ; le véhicule, l'arme et l'équipement firent par la suite l'objet d'une saisie judiciaire. Une douille fut retrouvée à l'intérieur de la jeep.

40.  Le cadavre fut transporté, sur ordre du parquet, à l'hôpital Galliera. Il put être identifié grâce aux empreintes digitales, inscrites dans le fichier de l'autorité judiciaire.

41.  A 21 h 30, le policier Fiorillo, responsable du groupe de policiers présents rue Caffa, fut entendu au bureau de la brigade mobile de la police de Gênes. Il déclara avoir vu place Alimonda un contingent de carabiniers qui était entraîné (« travolto ») par un nombre impressionnant de manifestants qui tentaient d'attaquer les policiers. Les deux jeeps Defender étaient isolées au milieu des manifestants, encerclées et sérieusement endommagées. Immédiatement après, les deux jeeps étaient parvenues à repartir. A terre gisait un homme cagoulé. A proximité, il y avait un extincteur.

42.  A 20 h 50, au bureau de la brigade mobile de la police de Gênes, le policier Martino déclara avoir rejoint la place Alimonda avec son groupe de policiers aux ordres de Fiorillo et avoir vu à terre Carlo Giuliani, qui saignait abondamment de la tête. A proximité, il y avait un extincteur. Une fois l'ambulance arrivée, un médecin avait tenté de réanimer Carlo Giuliani, puis avait constaté le décès et attendu l'arrivée du magistrat.

43.  Le 21 juillet 2001, le capitaine Cappello, responsable de la compagnie ECHO, relata les événements de la veille et indiqua les noms des carabiniers s'étant trouvés à bord de la jeep en cause, qui avait été encerclée par de nombreux manifestants armés de barres de fer, de pierres et de planches de bois. Il affirma qu'une fois que la jeep était parvenue à repartir, la police présente de l'autre côté de la place était intervenue et avait dispersé les manifestants, permettant ainsi de voir un corps cagoulé gisant au sol. M. Cappello déclara ne pas avoir entendu de coups de feu, probablement à cause de l'oreillette de la radio, du casque et du masque à gaz qui limitaient son audition.

44.  Le 28 juillet 2001, l'officier Mirante rédigea une note de service, qui reprenait les considérations de l'officier Cappello, au sujet des faits survenus place Alimonda.

2.  La mise en examen de M.P. et F.C., deux des trois carabiniers présents à bord de la jeep

45.  Le soir du 20 juillet 2001, deux des trois carabiniers présents à bord de la jeep au moment des faits furent identifiés et entendus par le parquet de Gênes, dans les locaux du commandement des carabiniers à Gênes, en tant que personnes soupçonnées d'homicide volontaire.

a)  Première déclaration du tireur (M.P.), entendu par le parquet le 20 juillet 2001, à 23 heures, dans les locaux du commandement des carabiniers à Gênes

46.  M.P. était un carabinier auxiliaire, affecté au bataillon no 12 « Sicilia » et intégré à la compagnie ECHO, constituée pour les besoins du G8. Avec quatre autres compagnies venues d'autres régions d'Italie, la compagnie ECHO faisait partie du CCIR, placé sous les ordres du lieutenant-colonel Truglio. La compagnie ECHO était sous les ordres du capitaine Cappello et de ses adjoints Mirante et Zappia, et sous la direction et la coordination de M. Lauro, un fonctionnaire de la police (vice questore) de Rome. En outre, il y avait un bataillon de parachutistes et des structures dénommées G2 et G3. Chacune des cinq compagnies était divisée en quatre pelotons de cinquante hommes chacun. Le commandant de toutes les compagnies était le colonel Leso ; le vice-commandant chargé de la coordination était le lieutenant-colonel Truglio.

47.  M.P., né le 13 août 1980, et entré en service le 16 septembre 2000, était grenadier et avait été affecté au lancer d'engins lacrymogènes. Il déclara que pendant les opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public (MROP), il était censé se déplacer à pied avec son peloton. Après avoir lancé plusieurs engins lacrymogènes, il avait eu les yeux et le visage brûlés et avait demandé au capitaine Cappello l'autorisation de monter à bord de la jeep conduite par F.C. Peu après, un autre carabinier (Dario Raffone), blessé, les avait rejoints.

48.  M.P. affirma avoir eu très peur, à cause de tout ce qu'il avait vu lancer pendant la journée, et avoir craint notamment que les manifestants ne lancent des cocktails Molotov. Puis il expliqua que sa peur avait été accrue lorsqu'il avait été blessé à la jambe par un objet métallique et à la tête par une pierre. Il déclara avoir perçu la présence d'agresseurs en raison des jets de pierres et avoir pensé que « des centaines de manifestants encerclaient la jeep », même s'il ajouta qu'« au moment des tirs il n'y avait personne en vue ». Il précisa avoir été « en proie à la panique ». M.P. décrivit le moment du tir en disant qu'à un certain moment il avait réalisé que sa main avait empoigné son pistolet, qu'il avait sorti sa main, armée, par la lunette arrière de la jeep et qu'après environ une minute il avait tiré deux coups de feu. M.P. ne donna aucune précision quant au moment où il avait enlevé le cran de sûreté de son pistolet. Il soutint ne pas s'être aperçu de la présence de Carlo Giuliani derrière la jeep, ni avant ni après avoir tiré.

b)  Déclaration du chauffeur (F.C.), entendu par le parquet le 20 juillet 2001, dans les locaux du commandement des carabiniers

49.  F.C., le chauffeur, né le 3 septembre 1977, était en service depuis vingt-deux mois. Il déclara qu'il s'était trouvé dans une ruelle à proximité de la place Alimonda et qu'il avait cherché à revenir vers la place en marche arrière parce que le peloton reculait sous la poussée des manifestants. Toutefois, sa route avait été bloquée par un conteneur à déchets qu'il n'était pas arrivé à déplacer, le moteur ayant calé. Il affirma avoir concentré ses efforts sur la manière de dégager la jeep, tandis que les collègues à bord du véhicule hurlaient. De ce fait, il n'avait pas entendu les détonations du pistolet de M.P. Enfin, il déclara : « Je n'ai pas remarqué de personnes à terre parce que je portais un masque, qui ne me laissait qu'un champ de vision partiel (...), et aussi parce que la vision latérale, dans la voiture, n'est pas optimale. J'ai fait marche arrière et je n'ai senti aucune résistance ; en fait, j'ai senti un soubresaut de la roue sur la gauche, j'ai pensé à un tas de détritus étant donné que le conteneur à déchets avait été renversé ; je n'avais qu'une idée en tête, celle de m'éloigner de ce désastre ».

c)  Déclaration du troisième carabinier (D.R.) présent à bord de la jeep au moment des faits, entendu par le parquet le 21 juillet 2001

50.  D.R., qui est né le 25 janvier 1982, et qui effectuait son service militaire (carabiniere di leva) depuis le 16 mars 2001, déclara qu'il avait été touché au visage et au dos par des pierres lancées par des manifestants et qu'il avait commencé à saigner. Il avait essayé de se protéger en se couvrant le visage, et M.P. avait tenté à son tour de l'abriter en faisant rempart de son corps. A ce moment-là, il n'avait plus rien vu, mais il avait entendu les hurlements et le bruit des coups et des objets qui entraient dans l'habitacle de la jeep. Il avait entendu M.P. hurler aux agresseurs d'arrêter et de s'en aller, puis deux coups de feu juste après.

d)  La deuxième déclaration de M.P. au parquet

51.  Le 11 septembre 2001, M.P., interrogé par le parquet, confirma ses déclarations du 20 juillet 2001 et ajouta avoir hurlé aux manifestants « allez vous-en ou je vous tue ! ».

3.  Déclarations recueillies pendant l'enquête

a)  Déclarations faites par d'autres carabiniers

52.  Le maréchal Amatori, qui se trouvait dans l'autre jeep immobilisée un moment sur la place Alimonda, déclara avoir noté que la jeep à bord de laquelle se trouvait M.P. était immobilisée par un conteneur à déchets et qu'elle était entourée par un nombre important de manifestants, « certainement plus de vingt ». Ces derniers lançaient des projectiles sur la jeep. Le maréchal avait vu notamment qu'un manifestant avait lancé un extincteur contre la lunette arrière. Il déclara avoir entendu les détonations et avoir vu Carlo Giuliani s'écrouler. Il avait également vu la manœuvre de la jeep, qui était passée deux fois sur le corps de Carlo Giuliani. Une fois que la jeep avait réussi à quitter la place Alimonda, il s'était approché de celle-ci et avait vu que F.C., le chauffeur, était descendu de la voiture et demandait de l'aide, visiblement agité. Le maréchal avait pris la place du chauffeur et avait remarqué que M.P. avait un pistolet à la main ; il lui avait ordonné de remettre le cran de sûreté. Il déclara avoir pensé immédiatement qu'il s'agissait de l'arme qui venait de tirer les deux coups de feu mais ne pas en avoir parlé à M.P., ce dernier étant blessé et saignant de la tête. Le maréchal affirma que F.C. lui avait raconté avoir entendu les détonations pendant qu'il manœuvrait la jeep. Le maréchal ne recueillit aucune explication quant aux circonstances ayant entouré la décision de tirer et ne posa aucune question à ce sujet.

53.  Le carabinier Rando avait rejoint à pied la jeep en question. Il déclara avoir vu l'arme de M.P. sortie de sa gaine et avoir alors demandé à M.P. s'il avait tiré. Celui-ci avait répondu par l'affirmative, sans préciser s'il avait tiré en l'air ou en direction d'un manifestant donné. M. Rando relata que M.P. répétait sans cesse « ils voulaient me tuer, je ne veux pas mourir ».

54.  Le 11 septembre 2001, le parquet entendit le capitaine Cappello, qui était chargé du commandement de la compagnie de carabiniers à laquelle M.P. était affecté pendant le G8, et qui était placé sous les ordres du lieutenant-colonel Truglio. M. Cappello déclara qu'il avait autorisé M.P. à monter dans la jeep et qu'il avait récupéré le lance-lacrymogènes de ce dernier parce que M.P. était en difficulté. Il précisa ultérieurement (au « procès des 25 », audience du 20 septembre 2005) que M.P. était physiquement inapte à poursuivre son service en raison de problèmes psychologiques et de tension nerveuse. M. Cappello s'était ensuite dirigé avec ses hommes – une cinquantaine – vers l'angle de la place Alimonda et de la rue Caffa. M. Cappello indiqua avoir été prié par le fonctionnaire de police Lauro de remonter la rue Caffa en direction de la rue Tolemaide pour aider les forces occupées là-bas à repousser les manifestants. Il déclara avoir été perplexe face à cette demande, vu le nombre et l'état de fatigue des hommes à sa disposition. Néanmoins, M. Cappello et ses hommes s'étaient placés rue Caffa. Sous la poussée des manifestants venant de la rue Tolemaide, les carabiniers avaient été contraints de reculer ; ils s'étaient repliés d'abord dans l'ordre puis de manière désordonnée. M. Cappello indiqua ne pas avoir réalisé que lors du retrait des carabiniers deux jeeps Defender suivaient ceux-ci, la présence de ces véhicules n'ayant aucune « justification fonctionnelle ». Le capitaine Cappello déclara en outre que les manifestants n'avaient été dispersés que grâce à l'intervention de brigades mobiles de la police, présentes de l'autre côté de la place Alimonda, et qu'alors seulement il avait constaté qu'un homme cagoulé gisait à même le sol, apparemment grièvement blessé. M. Cappello indiqua enfin que certains de ses hommes portaient un casque équipé de caméras vidéo, ce qui permettrait d'éclaircir le déroulement des faits, et que les enregistrements vidéo avaient été remis au responsable du CCIR, le colonel Leso.

55.  Le lieutenant-colonel Truglio déclara s'être arrêté à une dizaine de mètres de la place Alimonda et à trente-quarante mètres de la jeep en question, et avoir remarqué que celle-ci passait sur un corps étendu à terre.

b)  Déclarations du fonctionnaire de police Lauro

56.  Le 21 décembre 2001, M. Lauro fut entendu par le parquet. Il déclara que le 20 juillet 2001 il s'était présenté à 6 heures à l'endroit où il était censé prendre en charge deux cents hommes, pour commencer son service. Deux heures plus tard, n'ayant vu arriver personne, il s'était renseigné auprès de la questura et avait appris que les ordres de service avaient été modifiés. Selon les précisions fournies ultérieurement par M. Lauro (audience du 26 avril 2005, procès des 25), ce dernier avait été informé le 19 juillet qu'aucun cortège n'avait été autorisé pour le lendemain. Le 20 juillet il n'était pas au courant de ce qu'un cortège autorisé devait défiler. On lui avait demandé de se rendre près de la foire et de rejoindre un contingent de cent carabiniers afin de contrôler la zone. M. Lauro n'avait pu entrer en contact avec le contingent et son capitaine – M. Cappello – qu'à 12 h 30. Il s'était rendu place Tommaseo, où se déroulaient des accrochages avec les manifestants. A 15 h 30, dans un moment calme, le lieutenant-colonel Truglio et les deux jeeps avaient rejoint le contingent. Un déjeuner avait été pris. Le contingent avait été impliqué dans des accrochages boulevard Torino entre 16 heures et 16 h 45. Puis il était arrivé place Tommaseo-place Alimonda. Le lieutenant-colonel Truglio et les deux jeeps étaient revenus. Le contingent avait été réorganisé. M. Lauro déclara avoir remarqué, au bout de la rue Caffa, un groupe de manifestants qui avaient formé une barrière avec des conteneurs sur roulettes et qui avançaient vers les forces de l'ordre. M. Lauro affirma avoir demandé à M. Cappello si ses hommes étaient en mesure de faire face à la situation et avoir obtenu une réponse affirmative. M. Lauro et le contingent s'étaient alors placés près de la rue Caffa. Il avait entendu un ordre de repli et avait assisté à la retraite désordonnée du contingent.

c)  Déclarations livrées au parquet par des manifestants

57.  Des manifestants présents au moment des faits furent également entendus. Certains d'entre eux déclarèrent avoir été très près de la jeep, avoir eux-mêmes lancé des pierres et avoir donné sur la jeep des coups à l'aide de bâtons ou d'autres objets. L'un des manifestants déclara que M.P. avait hurlé « bâtards, je vais tous vous tuer ! ». Un autre s'était aperçu que M.P., à bord de la jeep, avait sorti son pistolet, et il avait alors hurlé à ses camarades de faire attention et s'était éloigné. Un autre déclara que M.P. s'était protégé d'un côté avec un bouclier (paragraphe 23 ci-dessus).

d)  Autres déclarations livrées au parquet

58.  Des personnes ayant assisté aux faits depuis les fenêtres de leurs habitations déclarèrent avoir vu un manifestant ramasser un extincteur et le soulever. Ils avaient entendu deux détonations et avaient vu le manifestant s'écrouler.

4.  Matériel audiovisuel

59.  Au cours de l'enquête, le parquet ordonna aux forces de l'ordre de lui remettre le matériel audiovisuel pouvant contribuer à la reconstitution des faits survenus place Alimonda. Pendant les opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public, des photographies et des enregistrements vidéo avaient été réalisés par des équipes de tournage, des cameras montées sur des hélicoptères et des mini-caméras placées sur les casques de quelques agents. Par ailleurs, des images de source privée étaient également disponibles.

5.  Les expertises

a)  L'autopsie

60.  Dans les vingt-quatre heures, le parquet ordonna une autopsie aux fins de l'établissement de la cause du décès de Carlo Giuliani. Le 21 juillet 2001, à 12 h 10, un avis d'autopsie – précisant que la partie lésée pouvait nommer un expert et un défenseur – fut notifié au premier requérant.

A 15 h 15, MM. Canale et Salvi, experts du parquet, furent formellement investis du mandat, et les opérations d'autopsie commencèrent. Les requérants n'envoyèrent aucun représentant ni expert désigné par eux.

Le mandat donné aux experts se lisait ainsi : « Les experts doivent indiquer quelle est la cause du décès de Carlo Giuliani et dire si, dans les facteurs déterminants de celle-ci, sont intervenus des facteurs exogènes tels que des substances chimiques-toxicologiques. Dans l'hypothèse où des tirs d'arme à feu auraient causé la mort, les experts doivent préciser le nombre de coups de feu, le point d'impact, la trajectoire suivie dans le corps, la position de la victime par rapport au tireur et, si possible, la distance de tir, et indiquer si avant la blessure mortelle il y a eu une lutte mortelle ».

61.  L'autopsie terminée, le corps fut mis à la disposition de la famille de Carlo Giuliani, qui souhaitait l'incinérer. Vu la complexité des questions, les experts demandèrent au parquet un délai de soixante jours pour déposer leur rapport. Le parquet fit droit à cette demande.

62.  Le 23 juillet 2001, le parquet autorisa l'incinération du corps de Carlo Giuliani souhaitée par la famille.

63.  Le rapport d'expertise fut déposé le 6 novembre 2001. Les experts relevaient que Carlo Giuliani avait été atteint sous l'œil gauche par un projectile et que celui-ci avait traversé le crâne et était ressorti par la paroi postérieure gauche. La trajectoire du projectile avait été la suivante : tiré à plus de cinquante centimètres de distance, de l'avant vers l'arrière, de la droite vers la gauche, du haut vers le bas. Carlo Giuliani mesurait 1,65 m. Le tireur se trouvait face à la victime, légèrement décalé vers la droite. Selon les experts, le coup de feu à la tête était d'une gravité telle qu'il avait entraîné la mort en quelques minutes ; le passage de la jeep sur le corps n'avait causé que des lésions mineures et non évaluables aux organes thoraciques et abdominaux.

b)  Les expertises médicolégales pratiquées sur M.P. et D.R.

64.  Après avoir quitté la place Alimonda, les trois carabiniers qui s'étaient trouvés dans la jeep s'étaient rendus aux services d'urgence de l'hôpital Galliera, à Gênes. M.P. avait signalé des contusions diffuses à la jambe droite et un traumatisme crânien avec blessures ouvertes ; malgré l'avis des médecins voulant l'hospitaliser, M.P. avait signé une décharge et, vers 21 h 30, avait quitté l'hôpital. Il souffrait d'un traumatisme crânien, provoqué selon lui par un coup à la tête dû à un objet contondant, coup reçu pendant qu'il était à bord de la jeep. Selon les médecins, il ne s'agissait pas d'un état de santé pouvant mettre M.P. en danger de mort.

65.  D.R. présentait des contusions et des écorchures sur le nez et la pommette droite, des contusions à l'épaule gauche et au pied gauche. F.C. avait signalé un syndrome psychologique post-traumatique guérissable en quinze jours.

66.  Les expertises médicolégales effectuées pour établir la nature précise de ces lésions et les liens de celles-ci avec l'agression subie par les occupants de la jeep conclurent que les blessures infligées à D.R. et à M.P. n'avaient pas mis leur vie en danger. Concernant M.P., les blessures dont il souffrait à la tête avaient pu être causées par un jet de pierre, mais on ne pouvait pas déterminer l'origine des autres blessures. Quant à D.R., la lésion qu'il présentait au visage avait pu être causée par un jet de pierre, et celle à l'épaule par un coup porté à l'aide d'une planche.

c)  Les expertises balistiques ordonnées par le parquet

i.  La première expertise

67.  Le 4 septembre 2001, le parquet chargea M. Cantarella d'établir si les deux douilles retrouvées sur les lieux (l'une dans la jeep, l'autre à quelques mètres du corps de Carlo Giuliani) provenaient de la même arme, en particulier de celle de M.P. Dans son rapport du 5 décembre 2001, l'expert estimait qu'il y avait 90 % de chances que la douille découverte dans la jeep provienne du pistolet Beretta de M.P., alors qu'il n'y avait que 10 % de chances que celle retrouvée à proximité du corps de Carlo Giuliani provienne de ce même pistolet. Cette expertise fut effectuée unilatéralement en vertu de l'article 392 du code de procédure pénale, c'est‑à-dire sans qu'il y ait possibilité pour la partie lésée d'y participer.

ii.  La deuxième expertise

68.  Le parquet nomma un deuxième expert, l'inspecteur de police Biagio Manetto. Dans un rapport présenté le 15 janvier 2002, celui-ci était d'avis qu'il y avait 60 % de chances que la douille retrouvée près du corps de la victime provienne de l'arme de M.P. Il concluait que les deux douilles provenaient du pistolet de M.P. Quant à la distance entre M.P. et Carlo Giuliani au moment de l'impact, il estimait qu'elle se situait entre 110 et 140 centimètres. Cette expertise fut effectuée unilatéralement.

iii.  La troisième expertise (collégiale)

69.  Le 12 février 2002, le parquet ordonna à un collège d'experts composé de Nello Balossino, Pietro Benedetti, Paolo Romanini et Carlo Torre, « après avoir visionné le matériel vidéo et photographique et les planimétries versés au dossier, les objets saisis, les expertises déjà effectuées, de reconstituer, même sous forme virtuelle, la conduite de M.P. et de Carlo Giuliani dans les moments ayant immédiatement précédé et suivi l'instant où la balle a atteint le corps. Il s'agit en particulier de déterminer la distance qui séparait M.P. et Carlo Giuliani, les angles de vue respectifs et le champ de vision de M.P. à l'intérieur de la jeep au moment des tirs ». Il ressort du dossier que M. Romanini avait fait paraître un article, en septembre 2001, dans une revue spécialisée (TAC Armi), dans lequel il avait estimé que M.P. avait agi en état de légitime défense.

Les experts furent autorisés à consulter l'ensemble de la documentation, du matériel audiovisuel et des expertises dont disposait le parquet. Les représentants et les experts des requérants participèrent aux actes d'expertise. Il ressort du procès-verbal que les requérants furent représentés pas Me Vinci, qui déclara ne pas vouloir formuler de demande d'incident probatoire (incidente probatorio).

70.  Un déplacement sur les lieux fut effectué le 20 avril 2002. A cette occasion, un impact provoqué par le deuxième coup de feu fut découvert sur le mur d'un bâtiment de la place Alimonda, à environ cinq mètres de hauteur.

71.  Le 10 juin 2002, le rapport d'expertise (intitulé « Etude de la dynamique des événements ayant abouti au décès de Carlo Giuliani à travers l'analyse des images ») fut déposé au parquet. Ce rapport avait pour objet de déterminer la position des deux personnes concernées et la distance entre elles au moment du coup de feu, ce aux fins d'établir l'angle visuel. Les experts précisaient d'emblée que l'indisponibilité du cadavre de Carlo Giuliani (en raison de son incinération) avait constitué un important obstacle qui avait rendu leur travail non exhaustif en raison de l'impossibilité, d'une part, de réexaminer certaines parties du corps et, d'autre part, de rechercher des microtraces.

72.  Tout d'abord, sur la base du « peu de matériel à disposition », les experts tentaient de répondre à la question de savoir quel avait été l'impact de la balle sur Carlo Giuliani. Selon eux, les blessures au crâne étaient très graves et avaient entraîné la mort « après peu de temps ». Ils constataient ensuite que la balle n'était pas sortie entière de la tête de Carlo Giuliani, le scanner effectué avant l'autopsie ayant en effet permis d'identifier un morceau de métal opaque qui, de par son aspect, semblait être un fragment de blindage. Quant à l'orifice d'entrée sur l'avant du visage, il avait un aspect qui ne se prêtait pas à une interprétation univoque, sa forme irrégulière s'expliquant en premier lieu par la typologie des tissus de la zone du corps atteinte par la balle. Une explication pouvait toutefois être avancée, selon laquelle la balle n'avait pas atteint directement Carlo Giuliani mais avait rencontré un objet intermédiaire, capable de la déformer et de la ralentir, avant d'atteindre le corps de la victime. Cette hypothèse concordait avec les dimensions réduites de l'orifice de sortie et avec le fait que la balle s'était fragmentée à l'intérieur de la tête de Carlo Giuliani.

73.  Partant de cette hypothèse, les experts avaient ensuite recherché des traces, et ils affirmaient avoir retrouvé un petit fragment métallique de plomb, provenant vraisemblablement de la balle. Comme il s'était détaché de la cagoule de Carlo Giuliani lors de la manipulation de celle-ci, il était impossible de savoir si ce fragment provenait de la partie antérieure, latérale ou postérieure de la cagoule. Cela dit, les experts faisaient état de traces d'une matière n'appartenant pas au projectile en tant que tel mais provenant d'un matériel utilisé dans la construction. En outre, des micro-fragments de plomb avaient été trouvés à l'avant et à l'arrière de la cagoule, ce qui semblait confirmer l'hypothèse selon laquelle la balle avait en partie perdu son blindage au moment de l'impact.

Quant à la nature de l'« objet intermédiaire », les experts affirmaient qu'il n'était pas possible d'établir de quel objet il s'agissait mais que l'on pouvait exclure l'extincteur que Carlo Giuliani tenait à bout de bras.

74.  Enfin, quant à la distance de tir, les experts estimaient qu'elle avait été supérieure à 50-100 centimètres.

75.  Pour reconstituer les faits dans le cadre de « l'hypothèse de la collision avec un objet », les experts avaient ensuite procédé à des essais de tir et à des simulations vidéo et logicielle. Leurs conclusions étaient les suivantes : en partant du postulat que la balle avait heurté un autre objet, il ne leur était pas possible d'en établir la trajectoire, puisque celle-ci avait certainement été modifiée par la collision. Se fondant sur une séquence vidéo montrant une pierre se désintégrant en l'air et sur la détonation perçue dans la bande son, les experts estimaient que la pierre avait explosé immédiatement après le coup de feu.

Sur la base d'une simulation logicielle, les experts concluaient que la balle tirée vers le haut par M.P. avait frappé Carlo Giuliani à la suite de la collision avec cette pierre, qui avait été lancée par un autre manifestant contre la jeep. Les experts estimaient que la distance entre Carlo Giuliani et la jeep avait été d'environ 1,75 mètre au moment du coup de feu et qu'à ce moment précis M.P. pouvait voir Carlo Giuliani.

6.  Les investigations menées par les requérants

76.  Les requérants déposèrent une déclaration faite devant leur avocat par le manifestant J.M. en date du 19 février 2002. J.M. avait notamment déclaré que Carlo Giuliani était encore vivant après le passage de la jeep sur son corps et qu'il avait attiré l'attention des agents sur le blessé et avait hurlé des mots comme « médecin, hôpital...». A l'arrivée des membres des forces de l'ordre, J.M. s'était éloigné.

Les requérants soumirent ensuite une déclaration d'un carabinier (V.M.) faisant état d'une pratique selon lui répandue au sein des forces de l'ordre, consistant à modifier les projectiles du type de celui utilisé par M.P. afin d'en accroître la capacité d'expansion et donc de fragmentation.

77.  Les requérants déposèrent enfin deux rapports d'expertise rédigés par des experts qu'ils avaient eux-mêmes désignés. Selon l'un d'eux, M. Gentile, la balle était déjà fragmentée au moment où elle avait atteint la victime. La fragmentation de la balle pouvait s'expliquer par un défaut ou par une manipulation du projectile ayant visé à accroître sa capacité de fragmentation. L'expert estimait que cela se vérifiait dans un nombre limité de cas et que dès lors il s'agissait d'une hypothèse moins probable que celle émise par les experts du parquet (à savoir que la balle avait heurté un objet pendant sa trajectoire).

En outre, les autres experts chargés par les requérants de reconstituer le déroulement des faits exclurent que « la pierre » s'était fragmentée à la suite d'une collision avec la balle tirée par M.P. ; la pierre s'était à leur avis fragmentée contre la jeep. Selon les experts, pour pouvoir reconstituer les faits à partir du matériel audiovisuel, et notamment à partir des photographies, il fallait forcément établir la position précise du photographe, notamment son angle de vision, en tenant compte également du type de matériel (focale, boîtier, caméra) utilisé. En outre, il fallait mettre en rapport, d'une part, les images et le temps, et, d'autre part, les images et le son. Par ailleurs, les experts contestèrent la méthode des experts mandatés par le parquet, qui s'étaient basés sur une « simulation vidéo et logicielle » et n'avaient pas analysé les images disponibles avec rigueur et précision. Des critiques similaires furent formulées à l'égard de ces mêmes experts, au motif qu'ils n'avaient pas suivi une méthode fiable lors des essais de tir.

78.  Les experts des requérants conclurent que Carlo Giuliani se trouvait à environ trois mètres de la jeep au moment du coup de feu et que, si l'on ne pouvait nier que la balle meurtrière était fragmentée lorsqu'elle avait atteint Carlo Giuliani, on devait exclure qu'il ait heurté la pierre visible sur l'image, notamment parce qu'une pierre aurait déformé différemment la balle et aurait laissé un autre type de traces sur le corps de Carlo Giuliani. De plus, M.P. n'avait pas tiré vers le haut.

7.  La demande de classement sans suite

79.  A titre préliminaire, le parquet observa que l'organisation des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public avait été profondément modifiée dans la nuit du 19 au 20 juillet 2001, et considéra que cela expliquait une partie des dysfonctionnements survenus le 20 juillet. Il n'énuméra toutefois pas les modifications et les dysfonctionnements en découlant.

Sur la base des éléments du dossier, le parquet reconstitua les faits ayant précédé la mort de Carlo Giuliani. Quant à l'initiative de se poster rue Caffa pour bloquer les manifestants présents rue Tolemaide, le parquet prit note de ce que la version des faits présentée par M. Lauro divergeait en partie de celle du capitaine Cappello : alors que M. Lauro parlait d'une décision prise d'un commun accord, le capitaine Cappello soutenait que les hommes avaient été postés sur décision unilatérale de M. Lauro, et ce malgré les risques que pouvait comporter une telle décision (nombre réduit et fatigue des hommes du détachement).

80.  Le parquet examina ensuite les rapports d'expertise et releva que les différents experts s'accordaient notamment sur le fait que le pistolet de M.P. avait tiré deux balles, dont la première avait porté un coup mortel à Carlo Giuliani ; que la balle en cause ne s'était pas fragmentée uniquement parce qu'elle avait atteint Carlo Giuliani ; que la photographie montrant Carlo Giuliani portant l'extincteur avait été prise alors qu'il était à environ trois mètres de la jeep.

En revanche, les experts avaient des opinions divergentes notamment sur les points suivants :

a)  au moment où il avait été atteint, Carlo Giuliani était à 1,75 mètre de la jeep selon les experts du parquet, mais à environ 3 mètres pour les experts de la famille Giuliani ;

b)  concernant le décalage entre l'image de la pierre et le bruit de la détonation : pour les experts de la famille Giuliani, le tir était parti avant qu'on puisse voir la pierre, alors que les experts du parquet pensaient le contraire.

81.  Etant donné que les parties s'accordaient à dire que la balle était déjà fragmentée lorsqu'elle avait atteint la victime, le parquet en déduisit que les parties étaient également d'accord sur les causes de cette fragmentation et que les requérants adhéraient à la « théorie de la balle déviée par un objet solide ». Le passage pertinent de la demande de classement se lit ainsi :

« Les points ne faisant l'objet d'aucune contestation substantielle sont indiqués schématiquement ci-après :

(...)

Avant de toucher Giuliani, la balle a rencontré sur sa trajectoire un objet qui en a causé la fragmentation partielle.

La note en bas de page dit : A la page 13 du rapport d'expertise du 10.06.02, l'expert, M. Torre, affirme : « En bref, tous les éléments dont nous disposons indiquent que la balle, avant d'atteindre le visage de Carlo Giuliani, est entrée en contact avec un objet dur (cible intermédiaire) capable d'en ralentir la trajectoire de manière significative, d'en endommager le blindage, favorisant ainsi sa désagrégation, et de laisser des traces sur le noyau de plomb ». L'expert de la famille Giuliani, M. Gentile, affirme quant à lui, à la page 2 de son rapport d'expertise déposé le 09.08.02 : « Nous ne pouvons que souscrire à l'avis du professeur Torre selon lequel un projectile d'un tel calibre, conforme à l'équipement OTAN, n'aurait pu (la négation a été ajoutée le 5.10.02 de la main de M. Gentile, durant la confrontation entre les experts) être fragmenté à la suite d'un seul impact final avec la victime ».

Les autres hypothèses susceptibles d'expliquer la fragmentation de la balle qui avaient été avancées par les requérants – telles qu'une manipulation de la balle visant à accroître sa capacité à se fragmenter ou un défaut de fabrication – étaient considérées par les requérants eux-mêmes comme étant « beaucoup plus improbables ». De par leur plus faible probabilité, ces hypothèses ne pouvaient selon le parquet fournir une explication valable.

82.  Avant de passer aux considérations juridiques, le parquet observa que l'enquête avait été longue, notamment en raison du retard de quelques experts et de la « superficialité » du rapport d'autopsie, ainsi que des erreurs commises par M. Cantarella, l'un des experts. Ensuite, il estima que l'enquête avait été menée à terme et que toute question pertinente avait été approfondie. En conclusion, le parquet jugea que l'hypothèse de la balle tirée vers le haut et déviée par une pierre lancée en l'air était « la plus convaincante ». Toutefois, il considéra que les éléments du dossier ne permettaient pas de déterminer si M.P. avait tiré dans la seule intention de disperser les manifestants ou en prenant le risque d'en blesser ou d'en tuer un ou plusieurs. Trois hypothèses étaient retenues, et « il n'y aurait jamais de réponse certaine » :

– dans le premier cas, il s'agissait de tirs d'intimidation et donc d'un homicide résultant d'une faute ;

– dans le deuxième cas, M.P. avait tiré pour arrêter l'agression et avait pris le risque de tuer, auquel cas il y avait eu homicide volontaire ;

– dans le troisième cas, M.P. avait visé Carlo Giuliani et il s'agissait également d'un homicide volontaire.

Selon le parquet, les éléments du dossier permettaient d'exclure la troisième hypothèse.

83.  Le parquet considéra ensuite que la collision entre la pierre et la balle n'était pas de nature à rompre le lien de causalité entre le comportement de M.P. et la mort de Carlo Giuliani. Le lien de causalité subsistait, la question étant de savoir si M.P. avait agi en état de légitime défense.

84.  Aux yeux du parquet, il était avéré que l'intégrité physique des occupants de la jeep était menacée et que M.P. avait « riposté » alors qu'il était en danger. Cela dit, il fallait évaluer la riposte de M.P., tant du point de vue de la nécessité que de la proportionnalité, « ce dernier aspect étant le plus délicat ».

Quant à la question de savoir si M.P. avait une autre option et si l'on pouvait s'attendre à ce qu'il se conduise autrement, le parquet répondit par la négative en avançant les raisons suivantes : « la jeep était encerclée par les manifestants, l'agression physique contre les occupants était évidente et virulente ». C'était à juste titre que M.P. avait eu le sentiment d'être en danger de mort. Le pistolet était un instrument capable d'arrêter l'agression, et l'on ne pouvait critiquer M.P. quant au choix de l'équipement qu'on lui avait fourni. D'un point de vue juridique, l'on ne pouvait exiger de M.P. qu'il évite d'utiliser son arme à feu et subisse une agression susceptible de menacer son intégrité physique.

85.  A la lumière de ces considérations, le parquet demanda le classement sans suite de l'affaire.

8.  L'opposition des requérants

86.  Le 10 décembre 2002, les requérants firent opposition à la demande de classement sans suite. S'appuyant sur le fait que le parquet lui-même avait reconnu que l'enquête avait été caractérisée par des erreurs et par des doutes qui n'avaient pas trouvé de réponses certaines, ils soutenaient que des débats contradictoires étaient indispensables à la recherche de la vérité.

87.  Quant à M.P., les requérants contestaient la thèse de la balle déviée par la pierre et alléguaient que l'on ne pouvait affirmer à la fois que M.P. avait tiré en l'air et qu'il avait agi en état de légitime défense, d'autant que l'intéressé avait déclaré ne pas avoir vu Carlo Giuliani au moment de tirer.

Les requérants faisaient ensuite remarquer que la thèse de la balle déviée par un objet avait été émise un an après les faits par un expert nommé par le parquet et qu'elle se fondait sur une simple hypothèse non corroborée par des éléments objectifs. L'expert des requérants avait estimé qu'une collision avec une pierre aurait déformé la balle d'une autre manière. En outre, les requérants se référaient à la déclaration faisant état de la pratique consistant à modifier les balles pour en accroître la capacité d'expansion et donc de fragmentation.

88.  Concernant F.C., les requérants faisaient observer qu'il ressortait du dossier que Carlo Giuliani était encore vivant après le passage de la jeep sur son corps. A cet égard, ils soulignaient que l'autopsie ayant conclu à l'absence de lésions appréciables provoquées par les passages de la jeep avait été qualifiée de superficielle par le parquet.

89.  A la lumière de ces considérations, et critiquant le choix de confier aux carabiniers plusieurs actes d'enquête, les requérants insistaient pour qu'un procès ait lieu, aux fins de l'établissement des responsabilités quant au décès de Carlo Giuliani.

90.  A titre subsidiaire, les requérants demandaient l'accomplissement d'autres actes d'enquête, notamment :

a)  une expertise visant à établir les causes et le moment du décès de Carlo Giuliani, en particulier pour savoir si celui-ci était encore vivant pendant et après le passage de la jeep ;

b)  une audition du chef de la police, M. De Gennaro, et du carabinier Zappia, pour savoir quelles directives avaient été données quant au port de l'arme sur la cuisse ;

c)  la recherche et l'identification de la personne ayant lancé la pierre en cause ;

d)  une deuxième audition des manifestants qui s'étaient présentés spontanément ;

e)  l'audition du carabinier V.M., qui avait fait état de la pratique consistant à entailler la pointe des projectiles afin de leur donner un meilleur effet ;

f)  une expertise sur les douilles retrouvées et sur les armes de tous les policiers ou gendarmes qui se trouvaient place Alimonda au moment des faits.

9.  L'audience devant la juge des investigations préliminaires

91.  L'audience devant la juge des investigations préliminaires eut lieu le 17 avril 2003. Il ressort du compte rendu d'audience que les requérants maintinrent leur thèse selon laquelle la balle en cause ne s'était pas fragmentée à la suite d'une collision avec la pierre. Ils exclurent la possibilité que la balle ait été déviée et soutinrent que celle-ci avait directement atteint la victime. Me Vinci, le représentant des requérants à l'audience, déclara quant à l'hypothèse selon laquelle on avait pu modifier le projectile afin de le rendre plus performant, suivant la pratique relatée par un témoin : « évidemment nous n'avons pas de preuves, il s'agit d'un témoignage qu'on a produit pour avancer différentes hypothèses. Bien sûr, nous ne pouvons pas affirmer, et nous ne le prétendons pas, que M.P. a fait ça ».

92.  Le procureur présent à l'audience déclara qu'il avait l'impression que « certaines questions, dont [il avait] cru qu'elles étaient l'objet d'une convergence, ne l'étaient pas et [qu]'il y [avait] au contraire des divergences ». Il rappela que l'expert des requérants, M. Gentile, était d'accord sur le fait que le projectile avait été endommagé avant d'atteindre Carlo Giuliani et qu'il avait reconnu que, parmi les causes possibles du dommage il y avait une collision avec quelque chose ou bien un défaut intrinsèque du projectile, et que cette deuxième hypothèse était moins probable que la première.

10.  La décision de la juge des investigations préliminaires

93.  Par une ordonnance déposée au greffe le 5 mai 2003, la juge des investigations préliminaires de Gênes classa l'affaire sans suite.

94.  Pour reconstituer les faits, la juge fit référence à un résumé des faits établi par un anonyme et mis sur le net par un site anarchiste (www.anarchy99.net), résumé que la juge estimait crédible compte tenu de sa concordance avec le matériel audiovisuel et les déclarations de témoins :

« [I]l est particulièrement intéressant de se pencher sur la description, versée au dossier, qu'un participant anonyme aux manifestations avait mise en ligne sur un site Internet pouvant être relié à des anarchistes français (www.anarchy99.net) ; elle donne un compte rendu précis et certainement fidèle à la réalité, comme on peut en juger par les détails qui sont attestés dans les vidéos et photographies ainsi que dans les témoignages versés au dossier, et peut donc servir de base à une reconstitution précise des événements, aussi bien pour les mouvements des manifestants à l'endroit où Carlo Giuliani a trouvé la mort que pour l'appréciation de leur nombre et de leur comportement ainsi que de celui des forces de l'ordre dans les instants qui ont précédé la mort du jeune homme ».

Le site en question décrivait la situation sur la place Alimonda et relatait une charge des manifestants contre les carabiniers avec, en première ligne, ceux qui lançaient tout ce qu'ils trouvaient et, en deuxième ligne, ceux qui transportaient des conteneurs, poubelles, etc., pouvant servir de barricades mobiles. L'atmosphère sur la place était décrite comme « furieuse ». La juge retint dans sa décision le passage suivant :

« ... Je pense vraiment pas qu'on ait été très nombreux de ce cortège à aller jusqu'au cœur de la zone d'affrontement, là où le corso Gastaldi se rétrécit et devient la Via Tolemaide ...

Il y avait des milliers de personnes dans cette zone proche des affrontements qui se reposaient, observaient, s'aéraient après avoir reçu des gaz lacrymogènes. J'ai continué à descendre vers la Via Tolemaide. Il y avait toujours plein de gens et les premières traces d'affrontements commençaient à apparaître ... Il y avait vraiment beaucoup de gens qui portaient des équipements ou des éléments d'équipement « à la mode Tute bianche »...

J'ai continué à descendre. Il y avait toujours plein de gens ... Il y avait des centaines de personnes dans les premières lignes d'émeutiers ... Peu de temps après que j'eus rejoint les premières lignes d'émeutiers, une grosse contre-attaque des manifestants a commencé à se déclencher ... Des centaines de gens ont commencé à avancer vers les flics. Les jets de projectiles sur les rangs de la police se sont intensifiés peu à peu. Ça a commencé à être une véritable pluie de pierres. Ils y en avait toujours plus qui leur tombaient dessus ... Ils en prenaient plein la gueule et ils voyaient tous que derrière les centaines de gens qui les attaquaient, il y en avait mille, deux mille, plus haut sur l'avenue, qui commençaient à suivre, de plus en plus massivement et rapidement, les premières lignes émeutières, droit sur eux. Les gens criaient « Avanti ! Avanti ! ».

Alors, les rangs des flics ont commencé à se disloquer ... Les gens ont tous chargé en criant et en lançant tout ce qu'ils pouvaient ... Les gens se précipitaient sur tous les projectiles qui traînaient par terre. Tous les 20 mètres, ce qui avait été lancé sur les flics était récupéré et réutilisé immédiatement. Le caillassage a pris la forme d'un roulement intensif et rapide. Légèrement en arrière, des dizaines de gens trimballaient en courant poubelles, containers, grilles, etc. et déplaçaient ainsi la barricade en même temps que la charge qui progressait par petits bonds qui s'enchaînaient rapidement. L'ambiance était furieuse. Le niveau de violence était vraiment élevé. Du fond de ce qui restait du dispositif policier, ça a commencé à grenader furieusement. Ça nous a ralentis. Les véhicules ont réussi à se dégager. Les flics ont commencé à reconstituer leurs lignes. On les avait fait reculer de 200 mètres je pense. Ils avaient dû mettre beaucoup de temps à les gagner ces 200 mètres. On les leur a fait perdre en dix minutes. Les gens ont commencé à essayer de réunir les éléments nécessaires à une nouvelle attaque (ramener et stocker des projectiles, des éléments de barricades mobiles, se regrouper à beaucoup derrière les premières lignes...). Les flics venaient de se prendre une bonne claque et ils étaient déstabilisés, sur la défensive. C'est pour ça qu'ils ont dû envoyer ces 30 ou 40 flics dans la petite rue latérale, sur la gauche des premières lignes de manifestants. Ils devaient penser que les premiers rangs allaient avoir peur d'une charge sur le flanc qui les auraient coupés du reste de la manif (charge qui aurait immédiatement été suivie d'une autre de face) et qu'ils allaient reculer légèrement permettant ainsi de réduire la pression sur le dispositif policier de la Via Tolemaide ou peut-être qu'ils cherchaient à nous dissuader de nous répandre dans les petites rues sur la gauche et d'étendre ainsi le périmètre des combats. Je ne sais pas pourquoi ils ont fait ça mais, en tout cas, c'était pas une bonne idée parce qu'il y avait plein de gens énervés qui arrivaient pour appuyer les premières lignes et occuper l'espace gagné pendant la charge des manifestants et les quelques dizaines de flics ont très vite été chargés par au moins 60-70 personnes. Les flics ont reculé vers une petite rue perpendiculaire. On a continué à les charger. Plus ils reculaient, plus on chargeait. On les a poursuivis dans la petite rue perpendiculaire. On s'est retrouvés en sortant de la petite rue sur une petite Place avec une église. Les flics ont continué à reculer sous les projectiles. Pas mal de manifestants avaient des barres de fer ou des manches de pioche. On était plus nombreux qu'eux et ils fuyaient le contact. Les flics sont allés reconstituer leur ligne à l'entrée d'une rue qui donnait sur la place. En se repliant, ils ont laissé à 20-30 mètres derrière eux, deux petites voitures 4 × 4 des carabiniers. C'était violent, rapide et confus, alors je vais être prudent. Les deux voitures ont essayé de reculer mais, pour une raison que j'ignore, au moins la deuxième n'a pas pu le faire. Le véhicule s'est alors retrouvé coupé du reste du dispositif policier et au contact des manifestants qui ont commencé à le lapider et à frapper dessus avec des barres ou des manches. La vitre arrière du véhicule a été brisée, j'ai pas vu comment mais il n'y en avait plus. J'étais à environ 10 mètres du véhicule, un peu en surplomb par rapport à lui (qui était sur ma gauche) parce que j'étais sur les marches de la petite église. C'est à ce moment-là que j'ai entendu la première détonation, assez forte, sèche et proche. Je me suis instinctivement courbé et j'ai pensé que c'était un coup de feu. J'ai regardé droit devant moi le dispositif policier qui était à l'entrée de la petite rue pour voir ce qui se passait, si c'était eux qui tiraient, s'ils chargeaient. Il y avait des gaz, ils étaient à 30 mètres environ, je ne voyais pas grand-chose. Je crois qu'il y a eu une autre détonation. J'ai pivoté sur moi‑même, toujours courbé, j'ai descendu deux ou trois marches vers l'arrière, fait quelques pas et je me suis accroupi derrière je ne sais plus trop quoi pour m'abriter. Je me suis relevé un peu. Droit en face de moi, toujours à environ 10 mètres à mon avis, il y avait l'arrière du 4 × 4 des carabiniers avec sa vitre défoncée. J'ai perçu des mouvements à l'intérieur. Je me suis rabaissé et quasi immédiatement je me suis un peu relevé et je crois (mais c'est un peu confus, je ne peux pas être catégorique) avoir aperçu, par la vitre arrière brisée, assez distinctement, deux flics casqués, courbés ou accroupis, serrés l'un contre l'autre. J'ai vu la « tache claire » d'une main, hauteur de torse, avec dans le prolongement de cette main, une masse noir et luisante. J'ai immédiatement compris que ça ne pouvait être qu'une arme de poing et que c'était de cette arme que provenaient les détonations. J'ai pensé qu'ils avaient tiré en l'air pour se dégager. Les flics (parce qu'il me semble qu'ils étaient deux) paraissaient agités et regardaient, en pivotant légèrement sur eux-mêmes, par la fenêtre cassée si des manifestants s'approchaient. Je ne voyais pas ce qui se passait au sol. J'ai ensuite regardé derrière moi pour voir ce qui se passait, si les manifestants avançaient ou reculaient. Quand j'ai regardé devant moi de nouveau, la bagnole des carabiniers était partie. Je me suis relevé. J'ai avancé. Il y avait très peu de gens devant moi. J'ai eu le sentiment que le bruit diminuait considérablement pendant quelques secondes. Puis il y a eu quelques cris. Je me suis dit qu'il y avait un problème, que quelque chose de grave s'était produit. J'ai vu quelques personnes courir et s'arrêter à 6-7 mètres de moi sur la gauche. Je me suis approché. Il y avait 4-5 personnes en cercle. Je les ai contournées. J'ai aperçu quelqu'un à terre. Une lacrymo a roulé près de notre groupe. J'ai shooté dedans pour la renvoyer vers les flics qui ne bougeaient pas, toujours à 30 mètres environ ... Ses pieds étaient près des miens. Je me souviens de son tee-shirt blanc et de sa cagoule noire poisseuse et luisante de sang. J'ai vu une flaque de sang qui s'élargissait à partir de sa tête. J'ai remarqué qu'il pissait du sang par l'orbite gauche. J'ai compris que c'était une balle qui avait fait ça et que les coups de feu n'avaient pas été tirés en l'air. J'ai fait quelques pas en arrière en me tenant la tête. Quand je me suis retourné, j'ai vu 2-3 journalistes avec caméras et appareils photo qui zoomaient sur le type à terre. Les flics ont commencé à approcher lentement. Un groupe de 6-7 flics s'est détaché de leur rang et, derrière 3‑4 boucliers, ils ont avancé droit sur nous assez lentement et tranquillement à ce qu'il m'a semblé. Deux gars ont commencé à soulever le type par terre. Je me suis approché pour les aider mais un autre manifestant s'est amené en disant que le type était gravement blessé et qu'il ne fallait pas le bouger. Alors, les deux gars l'ont reposé. Personne ne pensait qu'il était déjà mort en fait. Le petit groupe de 6-7 flics s'était encore rapproché. Ils étaient à 10 mètres peut-être. On a reculé et le rang de flics qui suivait le petit groupe de tête à distance s'est mis à charger, alors on s'est barrés à fond. On savait pas quoi faire parce qu'on pensait que le type à terre était salement touché mais pas mort. On n'a pas vérifié si son cœur ou son pouls battait encore. Si on avait compris qu'il était déjà mort, évidemment, on aurait jamais laissé son corps entre les mains des flics et on l'aurait porté Via Tolemaide où on aurait chopé une ambulance (j'ose pas imaginer l'effet que ça aurait produit sur les centaines et les centaines de gens qui s'y trouvaient). Toujours est-il que les flics ont chargé et la Place s'est vidée, les derniers manifestants ont rattrapé le gros du groupe et ont dit qu'un type avait pris une balle et qu'il était peut-être mort. Les gens ont poussé des cris de colère. Les flics, après avoir vidé la place, se sont pointés dans la petite rue par où les gens avaient commencé à se tirer vers la Via Tolemaide. Quand ils les ont vus arriver, les gens leur ont foncé dessus en hurlant « Assassini » et ont fait refluer les flics sur la petite place. En face de moi, il y avait la rue où les gens chargeaient vers la Place et, sur ma droite, la rue qui débouchait sur la Via Tolemaide. J'ai aperçu au bout de cette rue, un blindé léger qui remontait à fond la Via Tolemaide en défonçant tous les obstacles. J'espère que personne ne s'est trouvé sur sa route parce que le blindé fonçait tout droit, moteur à fond. J'ai croisé un des journalistes qui avait assisté à la mort du manifestant, il parlait français et m'a dit, à moi et à un autre Français qui traînait là, qu'il ne fallait pas se faire d'illusions : le type était mort. Il a dit qu'il filait envoyer les images. J'ai rejoint la Via Tolemaide par une petite rue, plus haut que l'endroit où j'avais aperçu le blindé passer. La nouvelle commençait à se répandre dans les premières lignes émeutières et les gens ont attaqué les flics furieusement. Moi, j'ai commencé à remonter lentement en sens inverse. La funeste nouvelle remontait le cortège, elle aussi ... Ensuite, j'ai accéléré et crié, pendant un bout de temps, tout en marchant vite, en plusieurs langues, qu'il y avait un mort avec une balle dans la tête. J'ai informé le SO de la LCR de la nouvelle. Puis, j'ai continué encore quelque temps à remonter la manif en annonçant la nouvelle ... Les premières lignes émeutières étaient enragées par la nouvelle et la majorité de la manif était, quant à elle, écœurée par celle-ci et quittait les lieux. Fin du récit. Un anarchiste quelque part en France - fin 07 2001. »

95.  Selon la juge, la description du manifestant anonyme concordait pleinement avec le contenu des communications liées au signalement du délit ainsi qu'avec les conclusions des enquêtes ouvertes immédiatement, selon lesquelles « vers 17 heures, un groupe de manifestants s'était regroupé rue Caffa, au croisement avec la rue Tolemaide, érigeant des barricades avec des poubelles, des chariots de supermarché et tout ce qu'ils avaient réussi à récupérer sur place. A partir de cette barricade, le groupe avait commencé à lancer des pierres et des objets contondants en grand nombre sur un contingent de carabiniers qui, au départ positionné place Alimonda, à l'angle avec la rue Caffa, avait commencé à avancer dans le but d'arrêter les manifestants, dont le nombre avait entre-temps augmenté du fait de l'arrivée d'autres manifestants venant de la rue Tolemaide. »

96.  La juge reconstitua ainsi la suite des événements :

« C'est pourquoi deux jeeps Defender, dont l'une était conduite par le carabinier Cavataio et à bord de laquelle se trouvaient les carabiniers Raffone et Placanica, étaient venues en renfort pour aider le contingent bloqué.

De manière totalement inattendue, les manifestants avaient entrepris une charge extrêmement violente qui avait contraint le contingent des carabiniers à reculer dans la rue Caffa pour retrouver une position relativement sûre ; les deux jeeps avaient en conséquence entamé une marche arrière jusqu'à la place Alimonda où, alors que l'une des deux avait réussi à repartir en direction de la place Tommaseo, l'autre, conduite par le carabinier Cavataio, en voulant faire demi-tour avait heurté son pare-chocs avant contre une poubelle, sans réussir à faire marche arrière immédiatement. En l'espace d'un instant, le véhicule s'était trouvé entouré par de nombreux manifestants qui l'avaient encerclé, pris d'assaut et frappé avec tout ce qu'ils avaient sous la main (tubes, poteaux de panneaux de signalisation, planches, etc.), tandis que les manifestants à proximité même du véhicule ou plus loin avaient continué à lancer des pierres de manière ininterrompue. Les nombreuses images filmées sur place montrent la violence de l'attaque contre le contingent des carabiniers, notamment le film réalisé par « Luna Rossa Cinematografica », où l'on voit bien que l'assaut contre la jeep bloquée à l'angle de la place Alimonda a été d'une extrême violence, les manifestants s'acharnant contre le véhicule, brisant les vitres à coups de pierres, de barres et de bâtons. Les images extraites de films et les photographies prises au moment même de l'événement et rassemblées dans l'album de la brigade mobile, qui contient 34 clichés, indiquent le déroulement précis des faits, montrant les carabiniers à pied déployés dans la partie de la rue Caffa qui relie la place Alimonda à la rue Tolemaide, alors qu'ils sont confrontés à de nombreux manifestants qui, armés de barres de fer et de bâtons, lancent des pierres depuis une barricade érigée au croisement avec la rue Tolemaide, derrière laquelle on observe (photographie no 1) Carlo Giuliani lui-même en train de lancer une pierre sur les carabiniers.

Les photographies nos 3 à 7 montrent les manifestants qui avancent vers le contingent de carabiniers suivi par la jeep ; ils sont armés de barres de fer et de bâtons ainsi que de nombreuses pierres qu'ils lancent sur les carabiniers, comme le montre de manière évidente la photographie no 4.

Les images suivantes montrent la retraite du contingent de carabiniers, précédé des jeeps roulant en marche arrière, « suivi » de très nombreux manifestants (parmi lesquels on voit, sur la photographie no 10, Massimiliano Monai qui court en serrant une poutre), un grand nombre d'autres manifestants venant de la rue Tolemaide et ayant entre-temps rejoint ceux qui se trouvaient déjà rue Caffa. Le contingent à pied réussit à traverser la place en courant pour se replier vers la place Tommaseo, toujours suivi par les manifestants, et les jeeps entament une rapide manœuvre pour faire demi-tour mais sont rejointes par les manifestants qui, entre-temps, tentent un assaut, comme le montrent bien les photographies nos 13 et 14. L'un des véhicules parvient à mener à bien sa manœuvre et à quitter la place ; l'autre, en tentant un demi-tour, va heurter par l'avant une poubelle, dans laquelle il reste encastré, notamment, comme nous allons le voir, parce que son moteur a calé à plusieurs reprises.

Tandis que quelques manifestants continuent de lancer des pierres même sur le contingent à pied qui s'est désormais éloigné et sur la jeep qui est en train de s'éloigner, le véhicule conduit par le carabinier Cavataio – dans lequel ont pris place les carabiniers Raffone et Placanica – est immédiatement encerclé par les manifestants qui s'acharnent sur lui, défonçant les vitres et frappant les occupants avec des pierres et des barres de fer qu'ils introduisent à plusieurs reprises par les fenêtres. L'acharnement des manifestants contre le véhicule, comme le montre le matériel vidéo et photographique versé au dossier, est impressionnant ; le véhicule est soumis à des jets de pierres, dont certaines, comme on le verra, atteignent les carabiniers au visage et à la tête, et on voit distinctement Massimiliano Monai, encore armé de la longue poutre de bois, qui introduit celle-ci par la vitre latérale droite, occasionnant ainsi au carabinier Dario Raffone, entre autres, « des contusions et éraflures au niveau de la région scapulaire droite », lésions dont les conclusions de l'expertise médicolégale demandée par le parquet attesteront qu'elles présentent des caractéristiques compatibles avec un coup porté précisément de cette manière (photographies nos 16 à 22). Sur la photographie no 18, on note que, de la vitre arrière totalement défoncée dépasse le pied de l'un des carabiniers se trouvant à bord, qui est en train de repousser un extincteur lancé vers l'intérieur du véhicule, extincteur qui pourrait être l'objet ayant occasionné l' « importante contusion à la jambe droite, avec œdème diffus dans toute la jambe » signalée par le carabinier Placanica, lequel au cours de son interrogatoire a en effet mentionné avoir été touché également à la jambe par un objet « extrêmement lourd et métallique ».

Tandis que des objets continuent d'être lancés contre la jeep Defender et que les assaillants restent massés autour du véhicule, l'un des carabiniers à l'intérieur de celui-ci prend un pistolet de la main droite ; cela est clairement visible sur les photographies nos 18, 19, 20, 21 et 22, où l'on voit une main qui, de l'intérieur, braque un pistolet au niveau de la limite supérieure de la ligne formée sur la photographie par la masse de la roue de secours placée sur la portière arrière ; tandis que l'agression se poursuit, un jeune homme se penche à terre et ramasse un extincteur qu'il soulève vers la vitre arrière de la jeep, comme pour le projeter.

De l'intérieur partent deux coups de feu rapprochés. Le jeune homme à l'extincteur s'écroule et son corps roule, s'arrêtant contre la roue arrière gauche du véhicule ; à côté de celle-ci, à l'avant du corps, a roulé l'extincteur.

Quelques instants après, la jeep Defender réussit à passer la marche arrière, roulant avec sa roue arrière gauche sur le corps du jeune homme, puis le touchant à nouveau tandis qu'elle avance et s'engage dans la rue Caffa en direction de la place Tommaseo, s'arrêtant presque immédiatement à l'angle avec une rue latérale. Sur la chaussée reste le corps inanimé d'un jeune homme à la tête recouverte d'un passe-montagne, qui sera identifié comme étant Carlo Giuliani ».

97.  Concernant F.C., la juge estima que les éléments du dossier permettaient d'exclure sa responsabilité pénale, étant donné que la mort de Carlo Giuliani avait certainement été provoquée, en quelques minutes, par le coup de feu et que les passages de la jeep sur le corps n'avaient entraîné que des contusions et des ecchymoses. De plus, F.C. n'avait pu voir Carlo Giuliani, compte tenu de la confusion qui régnait autour de la jeep. Cela excluait donc toute responsabilité du chauffeur pour homicide.

98.  Quant à M.P., la juge prit acte de ce que les éléments du dossier montraient que la première balle tirée avait touché mortellement Carlo Giuliani. Il s'agissait d'un projectile blindé de calibre 9 mm parabellum, donc de grande puissance. Compte tenu de cette puissance et de la faible résistance des tissus traversés par la balle, l'on pouvait, selon la juge, retenir l'hypothèse émise par les experts du parquet selon laquelle le projectile avait frappé un objet avant d'atteindre Carlo Giuliani. Cet objet intermédiaire pouvait être une des nombreuses pierres lancées par des manifestants en direction de la jeep. Cela semblait confirmé par la séquence vidéo montrant une pierre qui se désintègre en l'air, au moment même où l'on entend une détonation.

99.  Quant à la trajectoire initiale du tir (« l'originaria direzione del colpo »), la juge prit acte de ce que celle‑ci n'avait pas pu être établie par l'expertise balistique. Elle estima cependant que, si l'on partait du principe que la jeep mesurait 1,96 mètre de hauteur, que la pierre visible dans le film se trouvait à une hauteur d'environ 1,90 mètre lorsque la caméra avait fixé l'image, il était sensé de penser que le coup de feu avait été tiré vers le haut, conformément aux conclusions des experts du parquet.

100.  La juge estima que la première hypothèse formulée par le parquet – à savoir que M.P. avait tiré dans le seul but d'intimider les manifestants – ne pouvait être retenue, et considéra que M.P. avait voulu contrer l'agression. Par ailleurs, il n'y avait pas assez d'éléments permettant d'affirmer que M.P. avait pu voir Carlo Giuliani au moment de tirer et donc qu'il avait visé la victime.

Selon la juge, l'hypothèse la plus probable était que M.P. avait tiré en prenant le risque de tuer et qu'il s'agissait dès lors d'un homicide volontaire. Toutefois, deux faits neutralisant la responsabilité pénale intervenaient en l'espèce : premièrement, l'usage légitime des armes, tel que prévu par l'article 53 du code pénal (« [ne peut être sanctionné] l'officier public qui, dans l'exercice d'un devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d'une arme ou de tout autre moyen de coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à l'autorité ») ; deuxièmement, la légitime défense.

101.  Il fallait tout d'abord déterminer si le recours à une arme avait été nécessaire. La reconstitution détaillée des faits permettait de penser que M.P. s'était trouvé dans une situation d'extrême violence tendant à déstabiliser l'ordre public et visant les carabiniers, dont l'intégrité physique était directement menacée. Selon la juge, le danger venait du nombre de manifestants et des modalités globales de l'action (« modalità complessive dell'azione »), qui étaient tels que les actes de violence contre M.P. et les deux autres carabiniers mettaient en péril leur intégrité physique. En conclusion, l'usage de l'arme à feu était justifié et susceptible de ne pas être gravement préjudiciable, vu que M.P. avait « certainement tiré vers le haut » et que la balle avait atteint Carlo Giuliani uniquement parce que sa trajectoire avait été modifiée de manière imprévisible. Le passage pertinent de la décision se lit ainsi :

« La mort de Carlo Giuliani, atteint par le projectile d'un carabinier qui, au cours d'une manifestation, a fait usage de son arme, impose avant toute chose de rechercher si la conduite de Placanica est justifiée au regard de l'article 53 CP, qui prévoit que ne peut être sanctionné « l'officier public qui, dans l'exercice d'un devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d'une arme ou de tout autre moyen de coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité de repousser un acte de violence ou de vaincre une résistance à l'autorité ». Il ne s'agit pas de légitime défense mais d'un pouvoir plus étendu, où la légitimité de la réaction n'est pas subordonnée à la limite de la proportionnalité par rapport à la menace, à condition de ne pas dépasser les limites de la « nécessité », car si celles-ci sont franchies il conviendra d'appliquer l'article 55 CP, qui punit l'excès involontaire, étant entendu que même pour les officiers publics le recours à une arme constitue une « extrema ratio » et qu'il convient donc toujours de préférer le moyen le moins préjudiciable. Mais quand le recours à une arme est jugé légitime, à condition que le principe de proportionnalité ait été respecté, le fait qu'il se produise un événement plus grave non voulu ne peut pas être retenu à la charge de l'officier public dans la mesure où la prévisibilité d'un tel événement est intrinsèquement liée au risque inhérent à l'utilisation d'une arme à feu qui a été remise à l'officier public, et où ce risque ne pourrait être annulé que par la renonciation à l'utilisation de l'arme, utilisation autorisée par la loi (voir jurisprudence où l'usage légitime de leurs armes par des carabiniers a été reconnu : ces derniers ayant visé les pneus pour arrêter une voiture en fuite, il a été exclu qu'ils aient à répondre au titre de l'article 55 CP de l'homicide involontaire des passagers du véhicule. Cass 22.9.2000 – Brancatelli). L'usage des armes ou de tout autre moyen de coercition physique (consistant donc en une violence matérielle contre la personne) n'est pas punissable :

– quand l'acte est commis pour s'acquitter d'un devoir propre à la fonction et du fait de la nécessité dans laquelle se trouve l'auteur de l'acte de repousser une violence ou une résistance à l'autorité ;

– quand elle est autorisée de manière spécifique par un texte de loi ;

– de manière générale, et donc sans qu'il soit nécessaire d'invoquer une autorisation légale particulière, le caractère punissable est exclu lorsque l'acte tire son origine de la nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à l'autorité, qu'il s'agisse ou non d'une violence ou d'une résistance constitutives de l'un des délits visés aux articles 336 et suivants du CP.

L'article 53 CP prévoit cependant une exception, y compris pour ce qui est des officiers publics, aux dispositions des articles 51et 52 CP et justifie le comportement de l'officier public quand bien même celui-ci n'est pas en train de réagir au danger d'un délit injuste commis à son encontre ; en effet, l'article 53 CP contient une exception spéciale s'appliquant également dans le cas de l'obligation de remplir un devoir lié à une fonction qui qualifie la conduite.

Il s'agit donc d'une disposition qui complète celles des articles 51 et 52 CP en conférant un cadre autonome à l'utilisation des armes et en éliminant tout doute sur les conditions requises par la loi pour que l'officier public ou l'individu échappe aux sanctions.

Il s'agit, comme on l'a dit, d'une justification plus étendue de la légitime défense qui trouve des applications plus fréquentes dans des hypothèses de résistance que de violences directes commises à l'encontre de l'officier public ; mais il est indubitable que la limite entre les deux cas de figure juridiques, quand l'auteur de l'acte délictuel est précisément un officier public, peut s'avérer ténue.

Il ne fait aucun doute, d'après la minutieuse reconstitution des faits, que Placanica, qui était chargé de faire respecter l'ordre public, pouvait en toute légitimé faire usage de son arme lorsque se sont réalisées les conditions de la nécessité de repousser une violence ou de vaincre la résistance à l'autorité. De même, il n'y a pas de doute que la situation à laquelle Placanica a dû faire face était une situation d'extrême violence visant à déstabiliser l'ordre public et à s'opposer aux forces de l'ordre elles-mêmes, dont l'intégrité était directement menacée.

En fait, dans le cas en l'espèce, il ne s'agissait pas de la nécessité de repousser un acte de violence selon une notion générique qui couvre également l'absence de respect de l'autorité, mais bel et bien de la nécessité de se défendre contre le danger concret d'un acte d'agression injuste visant directement la personne de Placanica et ceux qui se trouvaient avec lui.

Il est certain que, du fait du nombre des manifestants et des caractéristiques mêmes de l'action violente lancée contre Placanica et l'équipage de la Land Rover dans laquelle celui-ci se trouvait, il était exposé au risque de graves dommages physiques, comme il ressort à l'évidence des blessures que Placanica lui-même et le carabinier Raffone ont signalé, puisqu'ils ont été atteints à la tête et au visage par de grosses pierres ainsi qu'en d'autres endroits de leur corps par des coups assénés avec des planches, des poutres et des bâtons introduits violemment à travers les fenêtres brisées de la jeep.

Il s'agissait donc d'une situation de grave danger qui est incontestable, au vu non seulement des documents vidéo et photographiques versés au dossier, mais également des déclarations des personnes mêmes qui ont participé à l'agression.

Il suffit de se souvenir de la description que l'anarchiste anonyme a faite de ces instants, ainsi que des paroles de certains des agresseurs directs de la jeep :

« ... [M]oi, j'essaie de m'enfuir par une rue latérale, et je me retrouve avec environ 400 personnes au bout de rue qui conduit à la place Alimonda, où j'espérais que la situation serait plus tranquille et que je pourrais reprendre mon souffle ... à peine avons-nous pénétré dans la rue latérale que nous nous trouvons face à une cinquantaine de carabiniers qui, me voyant arriver en courant, prennent peur et s'enfuient également en courant après nous avoir aspergés à l'aide de petites bombes lacrymogènes.

Nous continuons de courir, les carabiniers devant, nous derrière, jusqu'à la place Alimonda. C'est là que deux jeeps des carabiniers s'interposent entre nous et eux, nous arrêtent et protègent la course des agents.

Sur les deux jeeps arrivées sur place, l'une prend rapidement position pour rejoindre le cordon de police et de carabiniers qui se trouvaient dans le morceau de la rue Caffa près de la place Alimonda, l'autre, de manière incompréhensible, se dirige, avec la vitre arrière déjà brisée, contre une poubelle qui s'encastre entre la jeep et le mur.

A ce moment-là, je suis à côté de la jeep ; je vois plusieurs manifestants qui se massent autour du véhicule et se défoulent de quatre heures de peur et d'exaspération ...

Je regarde ce qui se passe autour de la jeep, je me rends compte que le carabinier qui est assis à l'intérieur est en train de brandir le pistolet et je l'entends qui hurle « je vais tous vous tuer, porcs, bâtards ! ». Je me retourne et je crie qu'il a un pistolet, je cherche à prévenir les autres du danger. A ce moment-là, Carlo Giuliani, que je n'ai pas encore reconnu, est près de moi et regarde par terre. Pendant que je cours vers la rue où je voulais aller, j'entends les coups de feu, je me retourne et je vois le corps d'un jeune par terre, les autres qui se trouvent à côté du véhicule s'arrêtent et s'éloignent ... J'ai l'impression qu'entre le moment où j'ai vu le pistolet et celui où j'ai entendu les coups de feu, plusieurs secondes se sont écoulées pendant lesquelles le carabinier continuait de hurler « je vais tous vous tuer ! ». Je précise en outre que, avant de tirer sur celui dont je saurai plus tard que c'était Carlo Giuliani, le carabinier avait pointé l'arme vers d'autres personnes, surtout vers le jeune avec l'écharpe et le casque noir, qui, s'étant rendu compte comme moi qu'il y avait ce pistolet, s'est échappé en sortant de la ligne de mire ». Par la suite, dans le même interrogatoire, il revient sur ses propos en disant « nous cherchions à passer vers un endroit où, selon certains, « il n'y a personne », en fait, rue Caffa, il y avait 40 carabiniers, bizarrement, il semblait qu'ils s'étaient perdus... Il devait y avoir 50 mètres avant de déboucher sur la place Alimonda ; ils étaient 40, nous entre 400 et 500, à peine ils nous ont vus, ils nous ont aspergés de gaz lacrymogène à trois, en l'air... A ce moment-là, ils s'enfuient, nous sommes à 15 ou 20 mètres... Moi je n'ai pas envoyé de pierre, ni tapé sur la jeep... J'ai lancé un caillou, à une cinquantaine de mètres de distance... J'ai peut-être donné quelques coups de pieds à la jeep, mais de là à dire que j'ai pris quelque chose, un morceau de fer, et que j'aurais donné des coups sur la jeep, ça je ne l'ai pas fait... J'ai peut-être lancé une pierre, je ne sais pas, en tout cas sans intention de faire du mal à qui que ce soit, j'avais peur avant toute chose... Vous savez, si quelqu'un m'arrive dessus avec un pistolet pointé, je pourrais comprendre que je prendrais l'extincteur pour lui enlever son arme, par exemple, je peux le comprendre, je peux le concevoir... Je ne suis pas allé là-bas avec l'intention de donner l'assaut à une jeep... Je ne pense pas être resté autour de cette jeep pendant plus de 15 à 20 secondes, juste le temps de voir ce carabinier sur le côté qui se tournait ensuite, oui, avant cette photo, il était tourné, j'étais en train de regarder dans la direction de ce jeune avec l'écharpe violette qui parlait anglais. Le temps de le regarder, j'enlevais mon foulard et j'ai commencé à crier qu'il fallait s'enfuir et, 15 secondes après que la photo a été prise, j'ai entendu les coups de feu... Une quinzaine de personnes se sont enfuies avec moi, les autres sont restées autour... La jeep est arrivée le nez contre la poubelle, avec une vitre déjà défoncée et cette personne déjà étendue à l'intérieur avec le bras qui portait le bouclier vers la fenêtre latérale (quand on regarde la jeep, c'est la fenêtre de gauche), et avec le pistolet à la main... Je vous dis que nous avons vu la jeep et, probablement, je dis probablement parce que je ne peux pas me rappeler ce qui m'est passé par l'esprit à ce moment-là, je ne me rappelle plus. Aujourd'hui, je vous dis « j'étais en train de fuir », dans l'état d'esprit de ce moment-là, probablement, aussi parce qu'il y avait tous les autres, je pensais qu'il y avait beaucoup moins de personnes, j'ai vu l'ennemi dans la jeep, dans la jeep des carabiniers, et je lui ai peut-être envoyé deux pierres... Si j'avais voulu faire du mal à quelqu'un, j'aurais pris des poutres en bois que j'ai réussi à trouver, des bâtons, des masses etc., et je me serais mis derrière pour taper sur la jeep où était le carabinier à la fenêtre, comme celui qui a essayé de lui envoyer une pierre dans la figure, et ça, je ne l'ai pas fait... Si j'avais eu l'intention, depuis que j'étais descendu dans la rue à une heure de l'après-midi, de faire du mal à quelqu'un, dans ce cas quelqu'un des forces de l'ordre, j'aurais eu une très très bonne possibilité, j'aurais eu une possibilité remarquable de faire du mal à quelqu'un, et je ne l'ai pas fait... (Interrogatoire de Predonzani par le parquet en date du 6 septembre 2001).

Pour comprendre ce qui s'est réellement passé place Alimonda, il est en outre utile de reprendre les déclarations faites par Massimiliano Monai, qui s'est présenté spontanément au parquet le 30.8.2001, et qui a déclaré :

« ... Durant les affrontements, durant le foutoir, quand ils nous chargeaient encore et toujours, un moment, on est près de Carlo Giuliani, moi en tout cas j'étais près d'Ottavio Barbieri... je cherchais à faire quelque chose, à me replier vers l'arrière, ou alors à avancer, mais je ne pouvais aller nulle part : devant il y avait eux. Derrière il y avait une foule de gens qui jetaient des pierres. A ce moment-là, il se passait quelque chose, on était tous là avec quelques personnes que je ne connais pas, quelques-uns avaient un passe-montagne, il y en avait qui étaient comme moi, d'autres avaient un foulard, on a vu les carabiniers reculer... J'ai vu des gens qui jetaient les cailloux contre les carabiniers. Les carabiniers couraient vers l'arrière, il y avait un groupe qui avançait et un groupe qui voulait les encercler ; on a reculé en jetant des pierres... Les carabiniers couraient vers l'arrière et les gens les caillassaient... Bon, ils se sont rapprochés clairement de nous, nous, nous fuyions... A ce moment-là, les carabiniers sont partis, nous nous sommes arrêtés et ces deux jeeps sont arrivées à toute vitesse. Pourquoi ? Bon, elles ont roulé vers nous, alors il est évident qu'on partait en courant ; l'une des deux voitures a fait marche arrière depuis l'église et a réussi à s'en aller, l'autre a fait un demi-tour et est resté bloquée ; on lui est tous tombés dessus, comme on peut le voir ; là, à 20 mètres, j'ai vu cette poutre, je l'ai prise et j'ai donné trois coups contre le véhicule, mais pas contre la vitre, parce que, quand je suis arrivé, elle était déjà brisée. J'ai donné trois coups sur le véhicule qui arrivait, puis j'ai pris le bâton, la vitre était déjà brisée et il y avait le carabinier qui me regardait... Celui qui n'a pas tiré, celui qui me voyait avec la poutre... Je n'ai rien vu, même pas le pistolet, rien, puis, laissant le bâton et tournant sur moi-même, j'ai entendu dire « Allez, on va peut-être le sauver, allez » « Assassins, assassins, ils l'ont tué ! ». J'ai donné trois coups de bâtons sur le fourgon, j'ai reculé, il y avait deux carabiniers ; celui qui n'a pas tiré et qui me regardait, je lui ai tapé dessus avec la poutre et je ne sais même pas si je l'ai eu, je l'ai peut-être touché au côté. Lui s'est baissé pour se mettre à l'abri, moi je me suis arrêté, j'ai lâché la poutre et, entre-temps, les gens continuaient à jeter des pierres ; lui a tiré et moi j'étais toujours là, quand j'ai jeté la poutre, je n'ai pas fui pour autant... Quand je me suis jeté contre lui, c'est là que le type a tiré... Ce sont eux qui nous ont attaqués avec les Land Rover, c'est différent. Les forces de l'ordre étaient en train de reculer à pied, et nous, on courait, on est arrivés quasiment au corps à corps, eux ont reculé le plus possible, nous nous sommes arrêtés, les deux jeeps sont venues vers nous. Puis elles ont fait marche arrière et la jeep s'est arrêtée, ensuite il y a eu les 10 secondes de folie, avec tous les gens qui étaient là. Moi, je n'aurais tué personne parce que je ne suis pas un délinquant... A cause de toutes les pierres que les gens ont jetées, je n'ai pas entendu qu'on avait tiré... Quelqu'un a hurlé « Bâtards, allez-vous-en ! » pendant une dizaine de secondes... ». Quand on lui a demandé combien de personnes se trouvaient près de la jeep, il a répondu « énormément ».

Les photographies versées au dossier attestent largement de la violence décrite par les manifestants eux-mêmes.

Il suffit de regarder les photographies nos 16 à 20, qui montrent clairement un extincteur qui, projeté vers la vitre arrière déjà fracassée de la jeep, touche le pied droit de Placanica. Ce dernier, clairement, se penche par-dessus la roue de secours pour tenter d'empêcher l'extincteur de pénétrer à l'intérieur de la jeep, ce même extincteur que, quelques secondes après, Carlo Giuliani ramassera par terre, soulèvera au-dessus de sa tête pour le projeter à nouveau à l'intérieur de la jeep, comme quelqu'un – à moins que ce ne soit lui-même – avait peu avant tenté de le faire, selon ce qu'a déclaré à la police judiciaire le 23 juillet 2001 Neri Ernesta, gérante de la pompe à essence de la société Q8 sise rue Tolemaide, qui a signalé que, peu après 16 heures, elle avait noté depuis son habitation un jeune avec un passe-montagne sombre, un tee-shirt blanc et un pantalon sombre qui s'éloignait de la pompe à essence avec un extincteur dont il vidait le contenu, tournant ensuite dans la rue Caffa ; elle a ensuite reconnu l'extincteur portatif comme étant celui qui avait été saisi à côté du corps de Carlo Giuliani.

La violence de l'assaut mené par de nombreux manifestants, le caillassage ininterrompu du véhicule, qui a causé à ses passagers les dommages physiques relevés par les expertises médicolégales, l'agression contre les passagers perpétrée par les manifestants qui continuaient à entourer le véhicule de très près en y introduisant des objets contondants et, en conséquence, le prolongement de la situation de danger, ont indéniablement constitué une atteinte réelle et injuste à l'intégrité personnelle de Placanica et de ses compagnons, ce qui a certainement rendu nécessaire une réaction de défense qui ne pouvait que déboucher sur l'utilisation de l'unique moyen dont disposait Placanica : son arme.

En fait, le geste de Giuliani n'a pas été un acte d'agression isolé, comme l'ont avancé les défenseurs de sa famille, mais uniquement l'une des phases d'une violente agression contre la jeep perpétrée par les nombreuses personnes qui l'avaient encerclée, qui tentaient de la faire basculer et, probablement, d'en ouvrir la portière, comme l'ont déclaré certaines des personnes présentes au moment des faits, au risque de blesser directement et de manière plus grave les occupants du véhicule.

Si l'on part de l'hypothèse, désormais prouvée, que le coup de feu tiré par Placanica était dirigé vers le haut, il ne fait pas de doute que la conduite de ce dernier, qui a abouti à la mort de Carlo Giuliani, est couverte par les dispositions de l'article 53 CP, le militaire ayant tiré deux coups de feu directement vers le haut après de nombreuses et vaines sommations destinées à faire cesser la violence, l'un des éléments projetés ayant, du fait d'un facteur absolument imprévisible, dévié le projectile, causant la mort de Carlo Giuliani.

Tous les éléments de l'enquête, dont on ne peut douter qu'elle a été complète, permettent donc d'exclure avec certitude que Placanica a délibérément dirigé ses coups de feu vers Carlo Giuliani ; mais, quand bien même il s'avérerait que tel a été été le cas, il ne fait pas de doute que le carabinier, autorisé à utiliser des armes, avec le risque inhérent à l'utilisation d'un tel instrument, se trouvait face à un danger réel pour sa vie ou son intégrité physique ainsi que pour celle de ses compagnons, danger qui s'était déjà concrétisé par des actes ayant porté atteinte à l'intégrité physique et devenant de plus en plus violents ; donc, légitimement, il aurait pu viser les agresseurs afin de les mettre dans l'impossibilité de poursuivre leurs actes, même en cherchant à limiter les dommages (par exemple en évitant d'atteindre des organes vitaux), puisqu'il ne s'agissait pas d'une résistance passive et que l'agresseur n'avait pas non plus pris d'otage en bouclier – les seuls cas où la doctrine et la jurisprudence concordent pour exclure la légitimité de l'utilisation de l'arme directement contre l'agresseur.

Les arguments exposés ci-dessus permettent donc de conclure que le geste de Placanica était justifié au regard de l'article 53 CP, d'autant plus que l'usage de l'arme, absolument indispensable, a été adapté pour être le moins dangereux possible, puisque les coups ont certainement été dirigés vers le haut et que ce n'est que du fait d'une modification imprévisible de la trajectoire que l'un d'eux a atteint Carlo Giuliani. »

102.  La juge estima ensuite devoir décider si M.P. avait agi en état de légitime défense, critère « plus rigoureux » de neutralisation de la responsabilité.

A cet égard, la juge estima que M.P. avait, à juste titre, eu l'impression d'un danger pour son intégrité physique et celle de ses compagnons, et que ce danger avait subsisté en raison du contexte violent. Selon la juge, pour apprécier la nécessité de la riposte et la proportionnalité de celle-ci, il ne fallait pas considérer la situation isolée de Carlo Giuliani et évaluer son geste séparément (il avait soulevé un extincteur vide) ; il fallait au contraire considérer le geste de Carlo Giuliani comme l'une des phases d'une violente agression contre la jeep, perpétrée par une foule de manifestants. Cette agression n'était pas le seul fait de Carlo Giuliani, mais d'une foule d'agresseurs. La riposte de M.P. devait ainsi être mise en rapport avec celle‑ci pour être appréciée dans son « contexte ».

Compte tenu du nombre d'agresseurs, des moyens utilisés, du caractère continu des actes de violence, des blessures des carabiniers présents dans la jeep, de la difficulté pour le véhicule de s'éloigner de la place en raison de problèmes de moteur, on pouvait dire que la riposte de M.P. avait été nécessaire. Ensuite, la riposte avait été adéquate vu le degré de violence.

A cet égard, la juge affirma qu'il était certain que si M.P. n'avait pas sorti son arme et tiré deux fois, l'agression n'aurait pas cessé, et que si l'extincteur – que M.P. avait déjà repoussé une fois avec sa jambe – avait pu pénétrer dans la jeep il aurait causé de graves blessures à ceux qui s'y trouvaient. La juge déclara que M.P. avait à disposition un seul moyen pour contrer l'agression : son arme à feu. A cet égard, elle estima que M.P. en avait fait un usage proportionné, dès lors qu'avant de tirer il avait hurlé aux manifestants de s'en aller pour que ceux-ci changent de comportement ; puis, il avait tiré vers le haut. La juge conclut que M.P. avait agi en état de légitime défense. Par ailleurs, elle précisa que le fait que M.P. avait pu voir Carlo Giuliani – ce qu'affirmaient les experts du parquet et les requérants – et le fait qu'il avait pris le risque de tuer ne changeaient rien à la conclusion, dès lors que le geste de M.P. s'expliquait par la nécessité de défendre l'intégrité physique des occupants de la jeep et était proportionné à l'importance des biens à défendre et aux moyens dont il disposait pour cela.

103.  La décision de classement sans suite était ainsi libellée :

« Il convient d'examiner la conduite de Placanica également à la lumière de la persistance des conditions les plus limitatives exigées par l'article 52 CP, pour vérifier si l'on peut invoquer aussi pour les circonstances factuelles et la réaction engagée les éléments nécessaires à l'application de la cause plus rigoureuse de justification de la légitime défense. Les circonstances factuelles et le contexte dans lequel Placanica a dû agir ont été longuement présentés. Il ne fait pas de doute que dans cette situation – similaire à celle qui, près de là, boulevard Torino, avait peu avant abouti à l'incendie d'un véhicule blindé à l'intérieur duquel un cocktail Molotov avait été lancé – Placanica a eu l'impression concrète qu'il y avait un danger d'atteinte à son intégrité et à celle de ses compagnons, danger qui s'était déjà concrétisé par des blessures (selon les pièces versées au dossier et les blessures signalées par les occupants de la jeep), et que ce danger persistait malgré les sommations qu'il avait formulées à plusieurs reprises en montrant l'arme. Il suffit d'observer les nombreuses photographies qui montrent la jeep toujours encerclée par des manifestants défonçant les vitres du véhicule avec des bâtons et des barres de fer, qu'ils introduisent à l'intérieur dans l'intention manifeste, non seulement d'endommager le véhicule pour protester, mais aussi de faire du mal à son équipage, et lançant vers le véhicule de très nombreuses pierres, dont une grande partie ont pénétré à l'intérieur de l'habitacle et atteint les occupants, pour avoir une idée de la violence concrète déchaînée et des dommages ultérieurs qui auraient pu être causés aux occupants du véhicule. Il n'est pas possible non plus d'étayer l'hypothèse soutenue au cours de l'audience par la défense de la partie lésée, qui a avancé que les blessures à la tête de Placanica avaient pu être occasionnées par le choc contre les leviers internes du gyrophare positionné sur le toit de la jeep plutôt que par la conduite des manifestants. En dehors de la circonstance objective que de nombreuses pierres souillées de sang ont été récupérées à l'intérieur de la jeep, il convient de noter que le levier du gyrophare positionné sur le toit est revêtu de plastique et inséré dans un élément à rotule couvert d'une coiffe protectrice qui sert à orienter le phare, et le fait même que ce levier soit relié à un élément à rotule prive l'ensemble de la rigidité nécessaire pour infliger aux passagers de la jeep des blessures à la tête, encore moins des blessures avec écorchures de la nature de celles signalées par Placanica. Pour en revenir à la situation effective, il ne fait pas de doute que la réaction mise en œuvre a été nécessaire compte tenu de toutes les circonstances, et en particulier du nombre d'agresseurs, des moyens utilisés par ces derniers pour agresser les personnes, de la durée des actes de violence, qui ne cessaient pas malgré les nombreuses sommations des militaires, des blessures déjà occasionnées à ces derniers, et enfin de la difficulté à quitter les lieux parce que le moteur de la jeep avait calé, cet éloignement n'étant pas exigé mais ayant néanmoins été tenté. Il s'ensuit que même l'analyse de l'adéquation de la réaction de défense face à l'attaque, pour ce qui est de l'équivalence substantielle des biens mis en danger, ne peut qu'aboutir à une conclusion positive, l'attaque contre la jeep des carabiniers s'étant concrétisée par des actes non seulement dangereux, mais aussi en eux-mêmes constitutifs d'une violation des droits, et en particulier de l'intégrité physique des occupants du véhicule ; et il est incontestable à la lumière des circonstances factuelles que, si Placanica n'avait pas extrait l'arme en menaçant les manifestants puis en tirant les deux coups de feu, l'attaque n'aurait pas cessé et aurait certainement eu des conséquences ultérieures plus graves et que, si l'extincteur que Placanica avait déjà rejeté une fois d'un coup de pied avait pénétré dans l'habitacle et touché les carabiniers déjà blessés, il leur aurait causé des blessures d'une grande gravité, voire pire. L'existence d'un danger réel et d'une agression injuste ressort non seulement du niveau de risque mais aussi du fait que l'agression était déjà en cours, et il convient de vérifier si l'exigence de proportionnalité a été respectée, y compris en ce qui concerne les moyens mis à disposition de l'agressé et les modalités de leur utilisation. Pour ce qui est de la proportionnalité des moyens de défense par rapport à l'agression, la Cour de cassation a à plusieurs reprises précisé que, aux fins de déterminer s'il y avait eu légitime défense, la décision concernant la proportionnalité, qui doit être prise par référence aux moyens dont dispose la personne agressée et aux biens protégés, ne peut pas être qualitative mais uniquement relative. En effet, la mise en adéquation concerne toujours le bien d'un agresseur et le bien d'un agressé, lequel, pour sa défense, n'est pas à même dans la situation concrète de mesurer précisément le danger réel et les effets de la réaction, de sorte que la proportionnalité n'est pas en cause quand bien même le dommage infligé à l'agresseur serait d'une intensité légèrement supérieure à celle du dommage menaçant la personne agressée » (en l'espèce, pour ce qui concerne l'exception acceptée, l'inculpé s'était défendu en utilisant un fusil, unique instrument dont il disposait à ce moment-là, pour neutraliser l'agression inattendue que la victime, armée d'une barre de fer d'environ un mètre, avait auparavant déclenchée contre le père de l'inculpé puis contre ce dernier, leur causant diverses blessures. Cour de cassation, section I, arrêt no 08204 du 13/04/1987 – Catane). La Cour de cassation a en outre établi que, pour ce qui est de la légitime défense, les expressions « nécessité de défendre » et « à condition que la réaction de défense soit proportionnelle à l'offense » contenues à l'article 52 CP, doivent s'entendre au sens où la réaction doit être, vu les circonstances, la seule possible car ne pouvant être remplacée par une autre moins dommageable qui serait également apte à protéger le droit (propre ou d'un tiers) lésé » (Cour de cassation, Section I, arrêt no 02554 du 1/12/1995 – M.P. et Vellino). Ces principes, sur lesquels s'alignent la jurisprudence constante et la doctrine dominante, appliqués aux circonstances factuelles du décès tragique de Carlo Giuliani, permettent de conclure également au respect de l'exigence de proportionnalité entre les moyens offensifs dont disposaient les agresseurs et les moyens dont disposaient les personnes agressées ; cette conclusion est justifiée par le fait que la notion de proportionnalité doit faire référence non seulement aux biens objets du conflit, dont on a parlé, mais également aux moyens utilisés pour les défendre. Mario Placanica avait à disposition un seul moyen pour faire face à la violence déployée à son encontre et à l'agression contre son intégrité physique, voire sa vie, et celle de ses compagnons : son arme. Et, également à ce propos, les conclusions factuelles semblent indiquer qu'il a utilisé ce moyen en l'adaptant de manière à infliger à l'agresseur le minimum de dommages possibles, dans l'intention toutefois de le dissuader d'agir et de le faire cesser. La Cour de cassation a en effet même précisé qu'« aux fins de déterminer s'il y a eu légitime défense, la proportionnalité entre les moyens défensifs à disposition de l'agressé et ceux utilisés doit être évaluée, quand on ne dispose que d'un seul moyen mais que celui-ci peut être utilisé de manière diverse et nuancée, pour mettre en regard les diverses utilisations possibles et l'usage qu'il est choisi concrètement d'en faire en relation avec les modalités de l'agression perpétrée ou de ses conséquences prévisibles, une telle situation étant en tous points identique à celle dans laquelle l'évaluation doit être faite en mettant en regard plusieurs moyens à disposition et celui qui a été utilisé. C'est pourquoi l'usage d'une arme à feu comme moyen de défense doit être réservé, lorsque l'agression vise à infliger le maximum de dommages à l'intégrité de la personne, à la seule mise en évidence de l'arme et à l'adoption d'une attitude montrant que l'on est décidé à l'utiliser, en se limitant toutefois à tirer en l'air et à terre, ou bien sur l'agresseur mais en prenant garde à ne pas l'atteindre ou, au pire, à ne l'atteindre que dans des zones non vitales, donc dans le seul but de décourager ou de blesser mais non d'ôter la vie » ; autrement dit « dans un but de simple résistance ou d'atteinte à l'intégrité physique de l'agresseur » (Cass. 20.9.1982 – Tosani). Or, nonobstant le fait que de nombreuses photographies montrent la jeep encerclée par les manifestants, d'où dépasse la main de Placanica brandissant l'arme, et que les déclarations, versées au dossier, de la personne objet de l'enquête mais également des agresseurs eux-mêmes témoignent des sommations répétées de carabiniers ordonnant aux manifestants de s'éloigner, ce même matériel photographique montre clairement que ces tentatives pour décourager l'agression n'ont produit aucun effet sur le comportement des manifestants, qui ont continué à faire preuve d'une violence extrême, poussant à la fin Placanica à se servir de l'arme, unique moyen à sa disposition pour contrer la violence en cours. Qui plus est, la conduite de Placanica paraît avoir respecté l'exigence de proportionnalité maximale dans le cadre des modalités d'utilisation des moyens à sa disposition, si l'on considère que, s'il avait voulu infliger à coup sûr un dommage à l'un ou l'autre de ses agresseurs, il aurait pu diriger l'arme latéralement vers les vitres contre lesquelles se pressaient de nombreux manifestants, alors que les conclusions techniques complexes attestent que les coups de feu ont de manière certaine été tirés vers le haut ; le premier des deux coups de feu, uniquement par une tragique fatalité, a causé la mort du jeune Giuliani. En conséquence, que Placanica ait pu entrevoir Giuliani – comme l'a soutenu la défense de la partie lésée et comme en ont également fait l'hypothèse les experts du parquet – ou qu'il ne l'ait vraiment pas vu, comme cela semble plus probable, en tirant du plus haut point que le lui permettait sa position et en acceptant peut-être le risque que le coup de feu puisse atteindre des personnes qui se trouvaient là, son geste semble justifié par une situation de légitime défense, attendu que le caractère intentionnel dans la réalisation de l'événement voulu, voire simplement prévu, a certainement été déterminé par la nécessité de défendre des droits injustement violés, et que cette réaction de défense a respecté les limites de la proportionnalité, au regard tant de la valeur des biens concernés que des moyens à disposition pour les protéger. »

104.  Les demandes de la défense tendant à l'obtention d'un complément d'enquête furent entièrement rejetées par la juge pour les motifs exposés ci‑après.

105.  Quant à l'expertise médicolégale sur les causes de la mort de Carlo Giuliani, qui visait en particulier à déterminer si celui-ci était encore vivant au moment où la jeep avait roulé sur lui et, en conséquence, à vérifier si les méthodes d'enquête appliquées étaient scientifiquement correctes :

« Il a déjà été dit qu'il n'y a dans le dossier aucun élément permettant de douter que les vérifications ont été effectuées de manière scrupuleuse et que les méthodes d'investigation employées par les experts étaient correctes ; c'est pourquoi cette vérification supplémentaire demandée n'apparaît pas nécessaire. Nous faisons en outre observer que la partie lésée, s'étant vu proposer de participer à l'autopsie du jeune homme avec ses propres experts et donc de s'assurer que les méthodes d'enquêtes appliquées étaient correctes, n'a pas jugé bon de se prévaloir de cette possibilité, ni de procéder elle-même à des vérifications sur la dépouille du jeune homme qui, au contraire, a été incinérée trois jours à peine après sa mort, ce qui a rendu impossible, en admettant que cela eût été utile (ce qui n'est pas le cas), toute vérification ultérieure. »

106.  Quant à l'audition du chef de la police De Gennaro et du sous‑lieutenant des carabiniers Zappia, au sujet des directives données pour le maintien de l'ordre public et concernant la régularité de l'utilisation des « étuis de cuisse » comme celui dont M.P. a extrait l'arme d'où est parti le coup de feu qui a atteint Carlo Giuliani :

« Cette enquête paraît aussi parfaitement inappropriée pour la vérification des faits tragiques qui ont entraîné la mort de Carlo Giuliani, attendu que les directives données pour le maintien de l'ordre public ne peuvent avoir qu'un caractère général et ne prévoient assurément pas des instructions applicables à des situations imprévisibles d'attaques directes contre les personnes des militaires, telles que celles à laquelle le carabinier Placanica a réagi ; la conduite de celui-ci, ainsi qu'il a été dit à maintes reprises, se justifie tant par l'utilisation légitime de l'arme que par l'hypothèse plus rigoureuse de la légitime défense. En ce qui concerne la demande de vérification de la régularité de l'utilisation des « étuis de cuisse », et des modalités de cette utilisation par les militaires de l'Arme des carabiniers, on ne comprend pas ce que ces éléments pourraient apporter à l'enquête, étant entendu que la manière dont Placanica portait le pistolet n'a aucune pertinence puisqu'il aurait pu légitimement, dans la situation décrite, faire usage de l'arme quel que soit l'endroit où il la portait ou le lieu où il l'avait prise. »

107.  Quant aux recherches aux fins d'identification de la personne qui pourrait avoir lancé la pierre susceptible d'avoir dévié la trajectoire de la balle, afin de recueillir son témoignage au sujet de la trajectoire de cette pierre :

« La vérification serait en pratique impossible, même si elle était jugée nécessaire, attendu qu'il n'est pas réaliste de penser que des manifestants aient suivi la trajectoire des pierres après les avoir lancées vers la cible choisie pour s'assurer qu'elles avaient bien atteint cette cible ; les manifestants étaient davantage occupés à trouver de nouveaux objets contondants à lancer sur les forces de l'ordre.

En outre, même en admettant la possibilité d'un tel témoignage de la part du manifestant inconnu qui a paradoxalement, sans le vouloir, causé la mort d'un des autres manifestants, il serait impossible d'identifier l'intéressé et ses déclarations ne seraient de toute façon pas pertinentes par rapport aux conclusions techniques dont on dispose. »

108.  Quant à une nouvelle audition du manifestant M. Monai sur le comportement des militaires à l'intérieur de la jeep Defender, sur le nombre de manifestants qui se trouvaient à proximité du véhicule et sur la personne qui, dans la jeep, a réellement saisi l'arme, à la lumière des déclarations faites par M. Monai lors d'un précédent entretien, et quant à une nouvelle audition d'E. Predonzani sur les mêmes circonstances, sur la position de Giuliani avant qu'il n'ait été atteint par le tir mortel et sur le nombre de vitres de la jeep qui étaient brisées :

« Toute nouvelle audition serait parfaitement inutile, compte tenu des déclarations que Monai et Predonzani, très peu de temps après les faits et alors qu'ils en avaient un souvenir plus vif qu'aujourd'hui, ont livrées en se présentant spontanément au parquet afin de témoigner de ce qu'ils savaient sur les faits auxquels ils avaient pris part ainsi que sur la mort tragique de Carlo Giuliani ; ces déclarations contiennent en effet des détails extrêmement précis, qui ont été confirmés par les documents vidéo et photographiques versés au dossier, au point de constituer une confirmation importante des résultats des enquêtes techniques, alors que les différentes déclarations de Predonzani et Monai, et en particulier de ce dernier, à des organes de presse écrite ou de télévision n'ont aucune valeur judiciaire et que de toute façon leur contenu ne nécessite aucun éclaircissement compte tenu de la reconstitution précise effectuée immédiatement après les faits, qui a été confirmée par des données objectives telles que des photographies et des films. Il ne paraît pas non plus pertinent de savoir combien de vitres de la jeep étaient brisées puisqu'il est incontestable que certaines vitres du côté droit l'étaient, ainsi que la vitre arrière. »

109.  Quant à l'audition de Marco D'Auria, censée confirmer qu'aucun cocktail Molotov n'avait été lancé place Alimonda, contrairement à ce qu'a laissé entendre M.P., et permettre de déterminer la distance à laquelle il se trouvait au moment de prendre la photographie sur laquelle les experts du parquet se sont fondés pour effectuer la reconstitution balistique :

« Cette demande ne paraît pas non plus à même d'apporter une contribution quelconque à l'enquête puisque la photographie prise par D'Auria n'a été qu'un des éléments utilisés pour déterminer la position dans laquelle se trouvait Giuliani lorsqu'il a été atteint par le coup de feu ; la distance entre la victime et la jeep a en effet été calculée compte tenu de la position supposée des personnes qui figurent sur les photographies par rapport à des éléments fixes tels que du mobilier urbain et des panneaux de signalisation à partir desquels ont été effectuées des mesures concrètes ; cette distance est confirmée par les déclarations des personnes qui se trouvaient à côté de Giuliani.

Pour autant que Placanica aurait laissé entendre que des cocktails Molotov avaient été lancés place Alimonda, comme il ressortirait de la demande de vérification ultérieure, cette affirmation est inexacte. Placanica n'a en effet jamais affirmé que des cocktails Molotov avaient été lancés place Alimonda : il a seulement indiqué qu'il avait craint que tel fût le cas. »

110.  Quant à l'audition du maréchal Primavera concernant le moment où la vitre arrière du hayon de la jeep a été brisée :

« Il ne fait aucun doute que la vitre n'a pas été brisée par le coup de feu de Placanica, puisqu'il est manifeste, d'après les photographies où l'on voit la main de Placanica saisir le pistolet pour menacer les manifestants, que la vitre avait été brisée – probablement par un jet de pierre – bien avant que Placanica ne tire le coup de feu qui a causé la mort de Giuliani. La perception divergente de celui qui se trouvait dans une autre jeep n'a pas influé sur la reconstitution des faits, lesquels ont été établis de manière incontestable et sereine dans leur objectivité. »

111.  Quant à l'obtention des images filmées sur la place Alimonda par deux carabiniers dont les casques étaient équipés de caméras vidéo, « étiquetées et remises au colonel Leso » :

« Il s'agit de matériels déjà versés au dossier, comme il ressort de la communication des carabiniers de Gênes en date du 13/9/2001, qui donne acte de la transmission au parquet de 17 vidéocassettes, dont 15 contiennent des images filmées en divers endroits de la ville – parmi lesquels la rue Caffa – grâce aux caméras vidéo fixées sur les casques de certains militaires ; deux autres vidéocassettes transmises contiennent des images filmées depuis l'hélicoptère de l'Armée. »

112.  Quant à l'audition du carabinier V.M. concernant les raisons pour lesquelles le projectile a perdu sa chemise.

« La demande de la défense de la partie lésée repose sur les déclarations spontanées de Mattioli, dont il ressort que « le fait d'entailler la pointe d'un projectile afin de lui donner un meilleur pouvoir de fragmentation est une pratique répandue », ce qui exclut automatiquement « l'intention de faire usage des armes à feu à des fins d'intimidation. Elles servent à tuer du premier coup ».

Si l'on prend acte de la connaissance de cette pratique du fait de la déclaration de Mattioli, on ne comprend pas quel intérêt il pourrait y avoir à ce qu'il soit entendu par le parquet alors qu'on dispose déjà des conclusions des expertises balistiques enregistrées, qui reposent sur des vérifications objectives ; étant entendu que l'hypothèse de Mattioli ne peut être considérée que comme une référence à une mauvaise pratique peu répandue, on comprend mal pour quel motif et sur la base de quelles données objectives il faudrait l'attribuer au carabinier Placanica, attendu par ailleurs que les autres balles trouvées dans le chargeur de son pistolet se sont avérées parfaitement normales. »

113.  Quant à l'expertise technique sur la jeep, dont l'objet était de déterminer les causes des dégâts occasionnés au montant supérieur du véhicule, au-dessus du deuxième « i » de l'inscription « carabinieri » :

« Les vérifications effectuées afin de déterminer l'origine des dégâts occasionnés au hayon, imputables certainement au grand nombre de pierres et d'objets contondants qui se sont abattus sur le véhicule, ont déjà été amplement exposées. Il est incontestable que les dégâts dont il est question ici ne peuvent avoir une autre origine.

La nouvelle vérification demandée ne permettrait donc pas de dissiper les doutes de la défense des opposants au sujet de la collision entre le projectile et une pierre, puisqu'on ne peut certainement pas supposer qu'une seule pierre ait été lancée contre le véhicule, qui a été cabossé en plusieurs endroits, puisque les objets lancés sur les lieux et contre les véhicules des forces de l'ordre étaient très nombreux et ont causé non seulement des lésions corporelles mais aussi les dégâts visibles sur la carrosserie de la jeep. »

114.  Quant à l'expertise technique collégiale sur les douilles saisies, dans le but de vérifier de quelle arme elles ont été tirées, en élargissant la vérification aux armes de tous les membres des forces de l'ordre présentes sur la place Alimonda au moment où Carlo Giuliani a été atteint par la balle :

« Il s'agit évidemment d'une vérification dénuée de toute utilité concrète. Il ne fait en effet aucun doute, de l'aveu même de Placanica et d'après les résultats des expertises effectuées, que c'est bien avec l'arme de ce dernier qu'a été tiré le coup de feu fatal à Carlo Giuliani.

Les investigations menées à l'époque par le parquet pour vérifier si d'autres membres des forces de l'ordre avaient utilisé leur arme à feu dans la zone de la place Alimonda le 20 juillet 2001 ont en effet abouti à une réponse négative, sauf en ce qui concerne les coups de feu d'intimidation que le carabinier Errichiello Massimiliano a tirés dans la rue Tolemaide, au croisement avec la rue Armenia, afin d'éloigner quelques manifestants armés de barres, de pierres et de pioches qui avaient encerclé un autre véhicule blindé contre lequel ils lançaient des pierres. »

115.  Concernant par ailleurs les critiques des avocats des requérants, qui avaient fait valoir que de nombreux aspects de l'enquête avaient été délégués aux carabiniers et qu'un grand nombre d'auditions avaient été menées en présence de membres de l'Arme des carabiniers, la juge s'exprima ainsi :

« On observe que de telles considérations peuvent à première vue sembler justifiées, mais qu'elles n'ont cependant rien à voir avec les faits qui ont véritablement été établis comme s'étant déroulés sur la place Alimonda et ayant entraîné la mort tragique du jeune Giuliani, faits dont le déroulement dramatique a été reconstitué au moyen d'un grand nombre de documents vidéo et photographiques versés au dossier et d'après les déclarations des personnes mêmes qui ont participé à l'événement ; la profusion de ces ressources et de ces détails ne peut pas – et ne doit pas – permettre qu'on prête davantage attention à d'autres considérations parfaitement dénuées de pertinence. »

116.  A la lumière de ces considérations, la juge des investigations préliminaires conclut que « la preuve avait été faite que le carabinier M.P. avait agi dans une situation justifiant qu'il ne soit pas condamné pour ces faits et qu'aucun élément ne permettait de reconnaître la responsabilité du carabinier F.C. dans la mort de Carlo Giuliani ». Partant, la juge décida de classer l'affaire.

D.  La Commission parlementaire d'enquête

117.   Le 5 septembre 2001, une commission d'enquête parlementaire entendit M. Lauro, un fonctionnaire de la police de Rome, qui avait participé aux opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public à Gênes.

118.  M. Lauro déclara que les carabiniers étaient équipés de laryngophones, instruments permettant de communiquer entre eux très rapidement.

Appelé à expliquer pourquoi les forces de l'ordre se trouvant assez près de la jeep (15 ou 20 mètres) n'étaient pas intervenues, M. Lauro répondit que les hommes étaient en service depuis le matin et avaient eu plusieurs accrochages pendant la journée. Il ajouta qu'il n'avait pas remarqué au moment des faits qu'il y avait un groupe de carabiniers et de policiers qui auraient pu intervenir.

Quant à la fonction des deux jeeps, M. Lauro expliqua que celles-ci avaient apporté du ravitaillement aux alentours de 16 heures, qu'elles étaient reparties et étaient réapparues environ une heure plus tard pour vérifier s'il y avait des blessés.

En outre, M. Lauro déclara avoir appelé une ambulance pour Carlo Giuliani, parce qu'il n'y avait pas de médecin sur place.

119.  Le 20 septembre 2001, des parlementaires demandèrent au Gouvernement d'expliquer les raisons pour lesquelles les forces de l'ordre déployées lors d'opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public étaient équipées de balles létales et non pas de balles en caoutchouc. Les parlementaires prônaient l'utilisation de ce type de projectiles, arguant que ceux-ci avaient été employés à plusieurs reprises avec succès dans des pays étrangers.

Le représentant du Gouvernement répondit que la législation ne prévoyait pas une telle possibilité et que, du reste, il n'était pas établi que de telles munitions n'engendraient pas elles aussi des conséquences très graves pour la victime. Enfin, il expliqua que des recherches sur l'opportunité d'introduire des armes non létales étaient en cours.

E.  Le jugement du tribunal de Gênes rendu dans le « procès des 25 »

120.  Le 13 mars 2008, le tribunal de Gênes rendit public le jugement prononcé à l'issue du procès intenté contre vingt-cinq manifestants pour plusieurs infractions (notamment dégradation, vol, dévastation, saccage, actes de violence à l'encontre de membres des forces de l'ordre) relatives à la journée du 20 juillet 2001. Les ministères de l'Intérieur, de la Défense, de la Justice, ainsi que le gouvernement, s'étaient constitués parties civiles. Le jugement en question a été frappé d'appel et la procédure y relative est pendante.

121.  Ce jugement contribue à la compréhension des événements du 20 juillet 2001 (voir paragraphes 13-19 ci-dessus). Au cours des débats, lors de 144 audiences, le tribunal de Gênes put notamment entendre de nombreux témoins et examiner en détail l'abondante documentation audiovisuelle.

122.  Dans ses conclusions concernant l'attaque des carabiniers contre le cortège des « Tute bianche », le tribunal estima que celle-ci avait été illégale et arbitraire.

123.  Pour parvenir à cette conclusion, le tribunal avait établi que les manifestants des « Tute bianche » n'avaient pas commis d'actes significatifs de violence à l'égard des carabiniers qui les avaient attaqués. L'usage d'engins lacrymogènes et l'avancée des carabiniers vers le boulevard Torino avaient eu lieu sans réelle nécessité d'employer la force. L'attaque avait été menée contre des centaines de personnes inoffensives ; elle n'avait même pas visé à isoler et bloquer les quelques personnes qui lançaient des objets sur les carabiniers, qui avaient pu continuer à le faire tranquillement. Par ailleurs, aucun ordre de se disperser n'avait été donné.

124.  Le tribunal jugea ensuite que la charge consécutive avait également été illégale et arbitraire. Elle n'avait pas été précédée par une sommation de se disperser ; elle n'avait pas été ordonnée par l'officier qui en avait la compétence. Elle n'avait pas été nécessaire : les images prouvaient que les manifestants se tenaient immobiles derrière des boucliers en plexiglas, et que les personnes participant au cortège ne lançaient pas d'objets, hormis trois tirs provenant de l'extérieur du cortège. En outre, les forces de l'ordre auraient eu le temps (environ une minute et demie) de demander des instructions, ce qu'elles n'avaient pas fait. Enfin, le cortège était légal et les manifestants n'avaient pas agressé les carabiniers.

125.  Les modalités d'intervention avaient elles aussi été illégales : les carabiniers avaient lancé des engins lacrymogènes à hauteur d'homme ; beaucoup de manifestants présentaient des blessures infligées à l'aide de matraques non régulières ; les blindés avaient défoncé les barricades et poursuivi la foule jusque sur les trottoirs, avec l'intention manifeste de faire mal.

126.  En conséquence, le tribunal estima que le caractère illégal et arbitraire des agissements des carabiniers justifiait les comportements de résistance adoptés par les manifestants lors de l'usage de gaz lacrymogène et lors de la charge du cortège, et puis les accrochages survenus dans les rues latérales, rue Casaregis et rue d'Invrea, jusqu'à 15 h 30, soit jusqu'au moment où les carabiniers avaient exécuté l'ordre d'arrêter et de laisser passer le cortège. En conclusion, le tribunal jugea que les accusés s'étaient trouvés dans une situation de « réponse nécessaire » face aux actes arbitraires de la force publique, au sens de l'article 4 du décret législatif no 288 de 1944.

127.  En outre, le tribunal transmit le dossier au parquet, au motif que les déclarations de M. Mondelli et de deux autres membres des forces de l'ordre, selon lesquelles leur attaque avait été nécessaire pour riposter à l'agression des manifestants, ne correspondaient pas à la réalité.

128.  S'agissant du comportement adopté par les manifestants après 15 h 30, par contre, le tribunal estima qu'il n'était plus justifié par les agissements de la force publique, dès lors que l'attaque illégale et arbitraire avait cessé. Par conséquent, même si les manifestants avaient peut-être gardé le sentiment d'avoir été victimes d'abus et d'injustices, leur comportement à ce stade n'était plus défensif mais plutôt dû à un désir de vengeance et, comme tel, injustifié et punissable.

129.  Pour ce qui est spécifiquement des faits survenus place Alimonda, le tribunal de Gênes considéra que l'attaque ordonnée par le fonctionnaire de police Lauro à l'encontre du groupe de manifestants n'avait été ni illégale ni arbitraire. De ce fait, la violente réaction des manifestants qui avait suivi, à savoir la poursuite des carabiniers et l'assaut contre la jeep, ne pouvait pas passer pour une réaction de défense contre un comportement arbitraire des forces de l'ordre.

130.  Quant à la conduite des carabiniers à bord de la jeep, ceux-ci avaient pu imaginer faire l'objet d'une tentative de lynchage. Le fait que les manifestants en question – à la différence des groupes de black blocks – ne disposaient pas de cocktails Molotov et n'étaient donc pas en mesure d'incendier le véhicule était un élément appréciable ex post. Selon le tribunal, on ne pouvait pas reprocher aux occupants de la jeep de ne pas avoir raisonné ainsi et d'avoir cédé à la panique.

131.  Le tribunal estima que Carlo Giuliani se trouvait à quatre mètres de la jeep lorsqu'il avait été abattu. F.C. avait déclaré qu'avec son masque à gaz il n'avait qu'une vision partielle. M.P. avait dit ne pas avoir compris pourquoi le véhicule dans lequel il était monté ne l'avait pas amené à l'hôpital et s'était mis à suivre le contingent. Il voyait uniquement ce qui se passait dans l'habitacle. Au moment du tir, M.P. était allongé et avait les pieds vers la porte arrière du véhicule. Il avait pris Raffone sur lui et ne voyait pas sa propre main : il ne pouvait pas dire si sa main s'était trouvée à l'intérieur ou à l'extérieur de l'habitacle. En tout cas, il avait tiré vers le haut. Le jugement du tribunal mentionne que l'expert Marco Salvi, qui avait autopsié le corps de Carlo Giuliani avait déclaré, quant à lui, que la trajectoire du tir mortel indiquait un tir direct (« la traiettoria rimandava ad uno sparo diretto »). Quant au fragment métallique logé dans le corps de la victime, Salvi déclara qu'il était très difficile de le trouver.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

1.  Usage légitime des armes

132.  L'article 53 du code pénal (CP) prévoit que ne peut être sanctionné « l'officier public qui, dans l'exercice d'un devoir relevant de sa fonction, fait usage ou ordonne de faire usage d'une arme ou de tout autre moyen de coercition physique, quand il y est obligé par la nécessité de repousser une violence ou de vaincre une résistance à l'autorité, et, en tout cas, s'il s'agit d'empêcher l'accomplissement de faits délictueux tels que massacre, naufrage, submersion, désastre aéronautique, désastre ferroviaire, homicide volontaire, hold up et enlèvement de personne (...). La loi prévoit d'autres cas où l'usage des armes ou de tout autre moyen de coercition physique est autorisé ».

2.  Légitime défense

133.  L'article 52 CP prévoit que ne peut être sanctionné « quiconque a commis une infraction pour y avoir été contraint par la nécessité de défendre son droit ou le droit d'autrui contre le danger actuel d'une offense injuste, à condition que la réaction de défense soit proportionnée à l'offense ».

3.  Excès involontaire

134.  Aux termes de l'article 55 CP, en cas notamment de légitime défense ou d'usage légitime des armes, lorsque l'intéressé a par imprudence (« colposamente ») dépassé les limites établies par la loi ou par l'autorité ou par la nécessité, son comportement est punissable comme comportement involontaire, dans la mesure où la loi le prévoit.

4.  Dispositions sur la sûreté publique

135.  Les articles 18-24 du code (Testo Unico) de la sûreté publique du 18 juin 1931 régissent le déroulement des réunions publiques et des rassemblements en lieu public. Lorsqu'une réunion ou un rassemblement en lieu public ou ouvert au public est susceptible de mettre en danger l'ordre public ou la sûreté, ou lorsque des infractions sont commises, la réunion peut être dissoute. Avant de procéder à la dissolution d'une telle réunion, les participants sont invités par les forces de l'ordre à se disperser. Si cette invitation reste sans effet, la foule est formellement sommée, à trois reprises, de se disperser. Si les trois sommations restent sans effet ou si celles-ci ne peuvent avoir lieu pour cause de révolte ou d'opposition, les officiers de la sûreté publique ou des carabiniers ordonnent que la réunion ou le regroupement soient dissous par la force. Cet ordre est exécuté par la force publique et par la force armée, sous le commandement des chefs respectifs. Quiconque refuse d'obéir à l'ordre de dispersion est puni d'une peine d'emprisonnement (d'une durée minimum d'un mois et maximum d'un an) et d'une amende (de 30 et 413 euros).

5.  Réglementation de l'usage des armes

136.  Une directive du ministère de l'Intérieur, datée de février 2001 et adressée aux questori, contient des dispositions générales sur l'usage des engins lacrymogènes et des matraques (sfollagente). L'usage de ce matériel doit être ordonné de manière expresse et claire par le responsable du service, après consultation du questore. Le personnel doit en être informé.

6.  Enquête préliminaire et partie lésée

137.  Les articles pertinents du code de procédure pénale (CPP) disposent :

Article 79

« La constitution de partie civile a lieu à partir de l'audience préliminaire (...) »

Article 90

« La partie lésée exerce les droits et les facultés qui lui sont expressément reconnus par la loi et peut en outre, à tout stade de la procédure, présenter des mémoires et, excepté en cassation, indiquer des éléments de preuve. »

Article 101

« La partie lésée peut nommer un représentant légal pour l'exercice des droits et des facultés dont elle jouit (...) »

Article 359 § 1

« Lorsque le parquet effectue des investigations techniques (...) nécessitant une compétence particulière, il peut nommer des experts et s'en prévaloir. Ceux-ci ne peuvent pas refuser leur contribution. »

Article 360

« 1. Lorsque les investigations techniques (...) sont à effectuer sur des personnes, objets ou lieux susceptibles de modification, le parquet informe sans délai le prévenu, la partie lésée et les défenseurs de la date, de l'heure et du lieu fixés (...) et de la faculté de nommer des experts.

(...)

3. Les défenseurs et les experts nommés le cas échéant ont le droit d'assister à la nomination des experts, de participer aux investigations techniques et de formuler des observations. »

Article 392

« 1.  Au cours des investigations préliminaires, le parquet et le prévenu auteur présumé de l'infraction (persona sottoposta alle indagini) peuvent demander au juge un incident probatoire (...) »

« 2.  Le parquet et le prévenu peuvent demander au juge d'ordonner une expertise, lorsque celle-ci pourrait entraîner une suspension (du procès) d'au moins soixante jours si ordonnée pendant les débats ».

Article 394

« 1.  La partie lésée peut demander au ministère public de provoquer un incident probatoire (incidente probatorio).

2.  Si le parquet ne fait pas droit à cette demande, il doit motiver sa décision et la notifier à la partie lésée. »

Article 409

« 1.  Hormis l'hypothèse où il y a eu opposition à la demande de classement sans suite, si le juge accepte la demande de classement il prononce par ordonnance le classement sans suite et restitue le dossier au parquet. (...)

2.  Si le juge rejette la demande de classement sans suite, il fixe la date de l'audience en chambre du conseil et en informe le parquet, le prévenu et la partie lésée. La procédure se déroule conformément à l'article 127. Les actes sont déposés au greffe jusqu'au jour de l'audience, et le défenseur peut en faire une copie.

3.  Le juge informe de l'audience le procureur général près la cour d'appel.

4.  Après l'audience, le juge peut indiquer par ordonnance au parquet les actes complémentaires d'enquête qu'il estime nécessaires, et fixe un délai.

5.  Lorsqu'il n'est pas nécessaire de procéder à des actes complémentaires d'enquête et que le juge rejette la demande de classement sans suite, il demande au parquet de formuler l'accusation dans les dix jours (...).

6.  La décision de classement sans suite ne peut être attaquée devant la Cour de cassation que pour cause de nullité au sens de l'article 127 § 5. »

Article 410

« 1.  En s'opposant à la demande de classement sans suite, la partie lésée demande que l'enquête se poursuive. Elle indique l'objet du complément d'enquête et les moyens de preuve, sous peine d'irrecevabilité.

2.  Lorsque l'opposition est irrecevable et les soupçons sont infondés, le juge classe la procédure sans suite par ordonnance et restitue le dossier au parquet.

3.  Dans les hypothèses non couvertes par l'alinéa 2, le juge décide conformément à l'article 409 §§ 2, 3, 4, 5. S'il y a pluralité de parties lésées, l'avis est notifié uniquement à l'opposant. »

6.  Inhumation et incinération

138.  L'article 116 des dispositions d'exécution du CPP, relatif aux investigations sur le décès d'une personne lorsqu'il y a soupçon de crime, énonce :

« Au cas où, s'agissant du décès d'une personne, il y a un soupçon de crime, le parquet vérifie la cause du décès et, s'il l'estime nécessaire, ordonne une autopsie selon la procédure prévue à l'article 369 du code de procédure ou bien en demandant un incident probatoire (...)

 (...) L'inhumation ne peut avoir lieu sans l'ordre du procureur de la République. »

139.  L'article 79 du décret du Président de la République no 285 du 10 septembre 1990 prévoit que l'incinération d'un cadavre doit être autorisée par l'autorité judiciaire lorsque la mort est soudaine ou suspecte.

III.  TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A.  Principes de base de l'ONU sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois

140.  Adoptés le 7 septembre 1990 par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, ces principes disposent en leurs parties pertinentes :

« 1.  Les pouvoirs publics et les autorités de police adopteront et appliqueront des réglementations sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu contre les personnes par les responsables de l'application des lois. En élaborant ces réglementations, les gouvernements et les services de répression garderont constamment à l'examen les questions d'éthique liées au recours à la force et à l'utilisation des armes à feu.

2.  Les gouvernements et les autorités de police mettront en place un éventail de moyens aussi large que possible et muniront les responsables de l'application des lois de divers types d'armes et de munitions qui permettront un usage différencié de la force et des armes à feu. Il conviendrait à cette fin de mettre au point des armes non meurtrières neutralisantes à utiliser dans les situations appropriées, en vue de limiter de plus en plus le recours aux moyens propres à causer la mort ou des blessures. Il devrait également être possible, dans ce même but, de munir les responsables de l'application des lois d'équipements défensifs tels que pare-balles, casques ou gilets antiballes et véhicules blindés afin qu'il soit de moins en moins nécessaire d'utiliser des armes de tout genre.

(...)

9.  Les responsables de l'application des lois ne doivent pas faire usage d'armes à feu contre des personnes, sauf en cas de légitime défense ou pour défendre des tiers contre une menace imminente de mort ou de blessure grave, ou pour prévenir une infraction particulièrement grave mettant sérieusement en danger des vies humaines, ou pour procéder à l'arrestation d'une personne présentant un tel risque et résistant à leur autorité, ou l'empêcher de s'échapper, et seulement lorsque des mesures moins extrêmes sont insuffisantes pour atteindre ces objectifs. Quoi qu'il en soit, ils ne recourront intentionnellement à l'usage meurtrier d'armes à feu que si cela est absolument inévitable pour protéger des vies humaines.

10.  Dans les circonstances visées au principe 9, les responsables de l'application des lois doivent se faire connaître en tant que tels et donner un avertissement clair de leur intention d'utiliser des armes à feu, en laissant un délai suffisant pour que l'avertissement puisse être suivi d'effet, à moins qu'une telle façon de procéder ne compromette indûment la sécurité des responsables de l'application des lois, qu'elle ne présente un danger de mort ou d'accident grave pour d'autres personnes ou qu'elle ne soit manifestement inappropriée ou inutile vu les circonstances de l'incident.

11.  Une réglementation régissant l'usage des armes à feu par les responsables de l'application des lois doit comprendre des directives aux fins ci-après :

a)  Spécifier les circonstances dans lesquelles les responsables de l'application des lois sont autorisés à porter des armes à feu et prescrire les types d'armes à feu et de munitions autorisés ;

b)  S'assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ;

c)  Interdire l'utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des blessures inutiles ou présentent un risque injustifié ;

d)  Réglementer le contrôle, l'entreposage et la délivrance d'armes à feu et prévoir notamment des procédures conformément auxquelles les responsables de l'application des lois doivent rendre compte de toutes les armes et munitions qui leur sont délivrées ;

e)  Prévoir que des sommations doivent être faites, le cas échéant, en cas d'utilisation d'armes à feu ;

f)  Prévoir un système de rapports en cas d'utilisation d'armes à feu par des responsables de l'application des lois dans l'exercice de leurs fonctions.

(...)

18.  Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s'assurer que tous les responsables de l'application des lois sont sélectionnés par des procédures appropriées, qu'ils présentent les qualités morales et les aptitudes psychologiques et physiques requises pour le bon exercice de leurs fonctions et qu'ils reçoivent une formation professionnelle permanente et complète. Il convient de vérifier périodiquement s'ils demeurent aptes à remplir ces fonctions.

19.  Les pouvoirs publics et les autorités de police doivent s'assurer que tous les responsables de l'application des lois reçoivent une formation et sont soumis à des tests selon des normes d'aptitude appropriées sur l'emploi de la force. Les responsables de l'application des lois qui sont tenus de porter des armes à feu ne doivent être autorisés à en porter qu'après avoir été spécialement formés à leur utilisation.

20.  Pour la formation des responsables de l'application des lois, les pouvoirs publics et les autorités de police accorderont une attention particulière aux questions d'éthique policière et de respect des droits de l'homme, en particulier dans le cadre des enquêtes, et aux moyens d'éviter l'usage de la force ou des armes à feu, y compris le règlement pacifique des conflits, la connaissance du comportement des foules et les méthodes de persuasion, de négociation et de médiation, ainsi que les moyens techniques, en vue de limiter le recours à la force ou aux armes à feu. Les autorités de police devraient revoir leur programme de formation et leurs méthodes d'action en fonction d'incidents particuliers.

(...) »

B.  Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT)

141.  Le passage pertinent du rapport relatif à la visite effectuée en Italie en 2004, rendu public le 17 avril 2006, se lit comme suit :

« 14.  Le CPT a engagé, dès 2001, un dialogue avec les autorités italiennes concernant les événements qui se sont déroulés à Naples (le 17 mars 2001) et à Gênes (du 20 au 22 juillet 2001). Les autorités italiennes ont continué d'informer le Comité sur les suites réservées aux allégations de mauvais traitements formulées à l'encontre des forces de l'ordre. Dans ce cadre, les autorités ont fourni, à l'occasion de la visite, une liste des poursuites judiciaires et disciplinaires en cours.

Le CPT souhaite être tenu régulièrement informé de l'évolution des poursuites judiciaires et disciplinaires ci-dessus. En outre, il souhaite recevoir des informations détaillées sur les mesures prises par les autorités italiennes visant à éviter le renouvellement d'épisodes similaires dans le futur (par exemple, au niveau de la gestion des opérations de maintien de l'ordre d'envergure, au niveau de la formation du personnel d'encadrement et d'exécution, et au niveau des systèmes de contrôle et d'inspection).[1]

15.  Dans son rapport sur la visite en 2000, le CPT avait recommandé que des mesures soient prises en matière de formation des membres des forces de l'ordre, plus particulièrement en ce qui concerne l'intégration des principes des droits de l'homme à la formation pratique – initiale et continue – à la gestion des situation à haut risque, telles que l'appréhension et l'interrogatoire de suspects. Dans leurs réponses, les autorités italiennes ont seulement fourni des informations de nature générale sur la composante « droits de l'homme » de la formation proposée aux membres des forces de l'ordre. Le CPT souhaite recevoir des informations plus détaillées – et mises à jour – sur cette question (...) »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

142.  Les requérants se plaignent que Carlo Giuliani a été tué par les forces de l'ordre et que les autorités n'ont pas protégé sa vie, ni mené une enquête effective sur sa mort. Ils invoquent l'article 2 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d'une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.

2.  La mort n'est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d'un recours à la force rendu absolument nécessaire :

a)  pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;

b)  pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l'évasion d'une personne régulièrement détenue ;

c)  pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »

A.  Arguments des parties

1.  Les requérants

a)  Sur le volet matériel de l'article 2 de la Convention

143.  Se référant à la jurisprudence de la Cour (notamment aux affaires Şimşek et autres c. Turquie, nos 35072/97 et 37194/97, 26 juillet 2005, Sergueï Chevtchenko c. Ukraine, no 32478/02, 4 avril 2006, Erdoğan et autres c. Turquie, no 19807/92, 25 avril 2006), les requérants rappellent que la Cour a le pouvoir de prendre en compte tous les éléments du dossier afin d'apprécier s'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention. De ce fait, elle peut parvenir à des conclusions différentes de celles figurant dans les décisions nationales. Les intéressés demandent dès lors à la Cour de ne pas limiter son examen aux conclusions de l'enquête pénale interne.

144.  Les requérants estiment que les actes de M.P. mettent en cause la responsabilité de l'Etat et affirment l'existence d'un lien de causalité entre le coup de feu tiré par M.P. et la mort de Carlo Giuliani. Selon eux, il faut s'en tenir à ce que l'autopsie a constaté, à savoir que M.P. a tiré du haut vers le bas et a atteint la victime.

145.  Quant à la « théorie de la pierre », ils observent que celle-ci n'a jamais rencontré leur accord et renvoient sur ce point à leur opposition au classement sans suite ainsi qu'au procès-verbal de l'audience devant la juge des investigations préliminaires. Les requérants se réfèrent à l'opinion de leur expert, M. Gentile, qui dans son rapport a affirmé que le projectile ne s'était pas fragmenté en atteignant le corps de la victime ; toutefois, dès lors que l'on ne disposait pas du projectile et que l'on ne connaissait ni la forme, ni les dimensions ni la masse de la « cible intermédiaire », il était impossible de formuler une hypothèse scientifique quant au type de « traumatisme » subi par le projectile dans sa trajectoire et de soutenir que celle-ci avait été déviée. En outre, les autres experts chargés par eux de reconstituer le déroulement des faits ont exclu que « la pierre » se soit fragmentée après collision avec le projectile tiré par M.P. et ont estimé qu'elle s'était fragmentée contre la jeep.

146.  Les requérants allèguent ensuite que les occupants de la jeep ne se trouvaient pas en danger de mort, puisqu'il s'agissait d'une jeep Defender, véhicule qui, même non blindé, est suffisamment robuste. En outre, le nombre de manifestants visibles sur les images ne dépasse pas la douzaine. Ceux-ci n'avaient pas d'armes létales. En outre, les images montrent bien que les manifestants n'avaient pas encerclé la jeep : il n'y avait aucun manifestant ni à gauche ni devant le véhicule. A bord de la jeep, il y avait un bouclier, comme les photographies le prouvent. M.P. portait un gilet pare-balles et avaient deux casques à sa disposition. Enfin, d'autres forces de l'ordre étaient à proximité. Quant aux blessures de M.P. et D.R., les requérants estiment qu'aucun élément ne prouve qu'elles ont été infligées au moment des faits.

147.  Selon les requérants, il y a eu en l'espèce un usage disproportionné de la force. Les éléments suivants viennent selon eux corroborer cette thèse : M.P. a tiré du haut vers le bas, selon l'autopsie et ce que l'on peut déduire des déclarations de l'intéressé. Ce dernier n'a jamais affirmé avoir tiré vers le haut et a déclaré ne pas avoir vu Carlo Giuliani au moment du tir. Selon les requérants, cela signifie que M.P. a admis avoir tiré à hauteur d'homme et qu'il n'a pas tiré dans le but de contrer un acte de violence illégal émanant de Carlo Giuliani. En outre, M.P. n'a pas donné d'avertissements clairs quant à son intention d'utiliser l'arme à feu. Les images versées au dossier montrent bien que le pistolet est tenu horizontalement et vers le bas. Les requérants observent ensuite que certaines des photographies prises lors des faits montrent un bouclier de carabinier servant de protection à la place de l'une des vitres cassées de la jeep. Enfin, les balles létales dont disposaient les carabiniers renforcent la thèse de l'usage excessif de la force. La responsabilité de l'Etat se trouve donc engagée du fait des actes de M.P.

148.  Les requérants estiment ensuite que la responsabilité de l'Etat est également engagée en raison des défaillances dans la planification, l'organisation et la gestion de l'opération de maintien de l'ordre, et des lacunes du cadre normatif.

149.  Selon les requérants, un premier problème est posé par le fait que les forces de l'ordre n'ont pas bénéficié d'un cadre normatif approprié, mis en place par le droit interne et la pratique. Le droit interne a rendu inévitable l'usage de l'arme à feu, ce que démontre le fait que l'enquête a été classée sans suite parce que la conduite de M.P. relevait des articles 52 et 53 CP. Les requérants allèguent que le droit interne en matière d'usage des armes par les forces de l'ordre est inadéquat, dépassé et non conforme aux normes internationales. Ils arguent qu'à la lumière de la jurisprudence de la Cour (Erdoğan et autres, précité ; Tzekov c. Bulgarie, no 45500/99, 23 février 2006 ; Natchova et autres c. Bulgarie [GC], no 43577/98 et 43579/98, CEDH 2005-VII ; Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, CEDH 2004‑XI), un contexte normatif (législatif et administratif) déficient abaisse le niveau de protection légale du droit à la vie qui est requis dans un Etat démocratique ; en l'espèce, il n'y avait pas assez de mesures préventives et il n'y a pas eu de lignes de conduite claires et de critères présidant à l'usage de la force et des armes à feu. S'agissant des dispositions de droit interne, les requérants observent que l'article 53 CP et l'article 24 du code de la sûreté publique ne sont pas compatibles avec l'article 2 de la Convention et les normes internationales, ce en raison de l'époque où ils ont été adoptés (époque fasciste) et de leur contenu, qui reflète ce contexte. A cet égard, les requérants estiment que la notion de « nécessité » légitimant l'usage des armes et la notion d'« usage de la force » ne sont pas équivalentes aux principes dégagés par la jurisprudence de Strasbourg relative au recours aux armes, qui se fonde sur l' « absolue nécessité ». En outre, l'article 52 CP prévoit que la légitime défense s'applique lorsque « la réaction de défense [est] proportionnée à l'offense » ; or cela n'équivaut guère aux formules « absolument inévitable pour protéger des vies humaines » et « strictement proportionné [aux circonstances] » qui figurent dans la jurisprudence de la Cour.

150.  En outre, il n'y pas eu en matière d'usage des armes à feu de dispositions réglementaires claires et conformes aux normes internationales. En effet, aucun des ordres de service du questore de Gênes soumis par le Gouvernement ne réglemente l'usage des armes à feu. Les requérants se réfèrent aux Principes de base sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois, adoptés par le huitième Congrès des Nations unies pour la prévention du crime et le traitement des délinquants, qui s'est tenu à La Havane (Cuba) du 27 août au 7 septembre 1990. Ils renvoient en particulier à l'obligation pour les pouvoirs publics et les autorités de police d'adopter et d'appliquer des dispositions sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois (principe no 1). Ils invoquent également le principe no 11, selon lequel la réglementation régissant l'usage des armes à feu doit notamment : spécifier les circonstances dans lesquelles les responsables de l'application des lois sont autorisés à porter des armes à feu ; prescrire les types d'armes à feu et de munitions autorisés ; s'assurer que les armes à feu ne sont utilisées que dans des circonstances appropriées et de manière à minimiser le risque de dommages inutiles ; interdire l'utilisation des armes à feu et des munitions qui provoquent des blessures inutiles ou présentent un risque injustifié.

151.  Un autre problème réside dans la sélection et la formation du personnel. A cet égard, les requérants allèguent que la compagnie de carabiniers CCIR était commandée par des personnes expérimentées dans le domaine des missions de police militaire internationale à l'étranger mais dépourvues d'expérience en matière de maintien et de rétablissement de l'ordre public. Les officiers Leso, Truglio et Cappello avaient précédemment eu des expériences internationales (par exemple en Somalie). Quant à l'expérience du personnel en général, les requérants observent qu'aucun règlement contenant des critères de recrutement et de sélection pour des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public n'était en vigueur au moment des faits. Cela est contraire aux principes nos 18 et 19 énoncés par l'ONU. Le Gouvernement n'a d'ailleurs pas précisé les conditions minimales pour qu'un carabinier soit déployé lors d'une grande opération de maintien et de rétablissement de l'ordre public. Quant à l'expérience des troupes employées à Gênes, les requérants arguent qu'il s'agissait pour les trois quarts de jeunes faisant leur service militaire au sein de l'Arme des carabiniers ou juste nommés auxiliaires (carabinieri di leva, carabinieri ausiliari), ce qui donne une idée de leur inexpérience. Concernant en particulier les trois carabiniers à bord de la jeep : D.R. avait dix-neuf ans et six mois au moment des faits et effectuait son service militaire depuis quatre mois ; M.P. n'avait pas encore vingt ans et était en service depuis moins de dix mois ; F.C. n'avait pas encore vingt-quatre ans et était en service depuis vingt-deux mois. Quant au stage de formation d'une semaine à Velletri mentionné par le Gouvernement, les requérants observent qu'il ne s'agissait pas d'une formation ayant pour objet la connaissance des normes internationales en vue de réduire au maximum les risques pour la vie des manifestants ; il s'agissait plutôt d'un entraînement de guerre, puisque les instructeurs – tel le capitaine Cappello – avaient acquis une expérience professionnelle militaire à l'étranger. Or cela serait incompatible avec le principe no 20 de l'ONU. Les requérants rappellent enfin les observations formulées par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) dans son rapport relatif à la visite en Italie rendu public le 17 avril 2006 (voir les textes internationaux pertinents ci-dessus).

152.  L'équipement des carabiniers serait également problématique, car non conforme au principe no 2 de l'ONU étant donné que les intéressés étaient équipés uniquement de balles létales et non pas de balles en caoutchouc. En outre, un certain nombre de carabiniers aurait utilisé des armes non réglementaires, telles que des matraques métalliques.

153.  Les requérants se penchent ensuite sur l'ordre de service du 19 juillet 2001 et observent que celui-ci avait profondément modifié les instructions précédentes, en ce qu'il avait prévu un dispositif de défense dynamique impliquant la mobilité des carabiniers alors qu'auparavant il s'agissait d'une organisation statique. En outre, l'ordre de service du 19 juillet avait autorisé, en plus des manifestations statiques, le cortège des « Tute bianche ». De surcroît, cet ordre de service n'aurait pas été diffusé de manière adéquate. En témoigneraient les déclarations faites au « procès des 25 » par le fonctionnaire de police Lauro et par l'officier des carabiniers Zappia, le premier ayant affirmé avoir été informé par radio des modifications le 20 juillet au matin, le deuxième ayant indiqué que l'ordre de service était tombé à 3 heures du matin le 20 juillet. M. Lauro avait en outre précisé que le 19 juillet on lui avait dit qu'aucun cortège n'était autorisé le lendemain et qu'il devait commencer son service à 6 heures à un endroit donné, alors que dans la matinée du 20 juillet il avait reçu par radio d'autres instructions selon lesquelles le début de son service était fixé à 10 heures à un autre endroit. Enfin, il avait affirmé ne pas avoir su qu'il devait y avoir un cortège (déclarations de M. Lauro à l'audience du 26 avril 2005, lors du « procès des 25 » ; déclarations de M. Zappia à l'audience du 3 mai 2005, lors du même procès). Enfin, les requérants allèguent que les forces de l'ordre sélectionnées et déployées à Gênes ne connaissaient pas la ville et ses routes. Ils renvoient sur ce point à plusieurs déclarations livrées au « procès des 25 » (M. Mondelli, audience du 16 novembre 2004 ; M. Bruno, même audience ; M. Fiorillo, audience du 8 février 2005 ; M. Lauro, audience du 26 avril 2005 ; M. Mirante, 15 mars 2005).

154.  Les requérants soutiennent ensuite que les autorités italiennes n'ont pas pris les mesures nécessaires pour protéger la vie des personnes pendant la gestion des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public et qu'elles n'ont pas été capables d'évaluer le risque de manière adéquate. A cet égard, ils observent que M.P. a été considéré par son supérieur, le capitaine Cappello, comme étant inapte psychiquement et physiquement à poursuivre son service. De ce fait, le lance-lacrymogène et les engins lacrymogènes lui ont été retirés. Les requérants se demandent dès lors pourquoi le pistolet muni de balles létales ne lui a pas été retiré aussi. Cela représente pour les requérants un élément permettant, à lui seul, d'établir la violation de l'article 2 de la Convention.

155.  Les requérants observent en outre que la jeep dans laquelle se trouvait M.P. était une jeep non blindée et que malgré cela elle a été laissée sans protection. Les raisons pouvant expliquer la présence des jeeps en queue de peloton, lorsque celui-ci est parti à l'assaut d'un groupe de manifestants, n'apparaissent pas dans le dossier d'enquête. Les responsables Lauro et Cappello ont déclaré au « procès des 25 » ne pas s'être aperçus que les deux jeeps suivaient. Le deuxième aurait déclaré : « la jeep qui suit doit être blindée, sinon c'est du suicide » (audiences du 26 avril et du 20 septembre 2005). Quoi qu'il en soit, les requérants estiment que le fait qu'aucune surveillance n'ait été assurée sur les deux jeeps qui suivaient la compagnie, si bien qu'elles ont pu suivre le peloton une fois celui-ci parti à l'attaque des manifestants, révèle la désorganisation et l'absence d'une chaîne de commandement claire.

156.  Les requérants observent que le système de communication a également connu des dysfonctionnements du fait de sa structure, puisque beaucoup de policiers et carabiniers devaient communiquer avec la centrale opérationnelle et que policiers et carabiniers ne pouvaient pas communiquer par radio directement entre eux.

157.  Enfin, les requérants déclarent ne pas comprendre pourquoi, malgré leur proximité, les forces de l'ordre présentes sur les lieux ne sont pas intervenues. A leur avis, les policiers qui se trouvaient non loin ont forcément dû voir la scène.

158.  De surcroît, les requérants allèguent que l'absence de secours immédiats après que Carlo Giuliani s'était écroulé et les passages de la jeep sur son corps ont contribué au décès de leur proche.

b)  Sur le volet procédural de l'article 2 de la Convention

159.  Les requérants soutiennent que l'enquête n'a pas été effective au sens de l'article 2 de la Convention. De ce fait, ils invitent la Cour à considérer avec prudence les conclusions de l'autorité judiciaire nationale (Erdoğan et autres, précité). Selon eux, l'enquête menée par les autorités nationales a été défaillante tant sur le plan de son étendue qu'à cause de nombreux dysfonctionnements et du manque d'impartialité.

160.  S'agissant de l'étendue de l'enquête, les requérants observent qu'à aucun moment il n'a été question d'évaluer la responsabilité globale des autorités quant aux défaillances dans la conduite des opérations et quant à leur incapacité à assurer un usage proportionné de la force pour disperser les manifestants (Şimşek et autres, précité). L'enquête n'a pas porté sur la planification et la coordination des opérations (Erdoğan et autres, précité). Elle n'a pas non plus porté sur les instructions données aux membres des forces de l'ordre, ni sur les raisons pour lesquelles les forces de l'ordre n'avaient que des balles létales (ibidem). Le parquet semble avoir accepté la version des faits livrée par les membres des forces de l'ordre sans se poser d'autres questions sur les circonstances factuelles. Il ne s'est jamais demandé si les supérieurs de M.P. pouvaient être tenus pour responsables du fait qu'ils avaient laissé une arme létale entre les mains d'un carabinier alors que l'état psychologique et physique de celui-ci le rendait inapte à poursuivre son service.

161.  Les requérants rappellent que, pour sa défense, le Gouvernement a plaidé l'impossibilité d'étendre l'enquête au motif que le parquet ne pouvait agir que par rapport à la personne soupçonnée d'avoir commis l'infraction. Une enquête sur les décisions politiques et d'organisation était exclue, dès lors que le parquet ne pouvait examiner le bien-fondé des choix opérationnels effectués pendant le G8.

Selon les requérants, si cela est vrai, c'est le droit national qui est incompatible avec l'article 2 de la Convention, dans la mesure où il ne permet pas que l'enquête soit étendue à la recherche des responsabilités quant à la planification, l'organisation et la gestion des opérations, et les circonstances du décès de la victime.

Cependant, vu que le parquet, dans sa demande de classement sans suite, a fait état de dysfonctionnements (sans préciser leur nature), et vu que ce constat n'a pas donné lieu à la recherche des causes et des responsabilités à l'origine de ces dysfonctionnements, la violation de l'article 2 est également liée au choix du parquet d'avoir une enquête incomplète.

162.  Les requérants soulignent qu'ils se sont opposés au classement de l'affaire et ont demandé, en vain, l'approfondissement et l'élargissement de l'enquête. Ils reprochent aux enquêteurs de ne pas avoir entendu J.M., le témoin ayant vu Carlo Giuliani vivant après le tir ; de ne pas avoir tenté d'identifier le lanceur de « la pierre » ; de ne pas avoir enquêté sur la régularité de l'arme de M.P. ; de ne pas avoir entendu le photographe auteur du cliché qui montre Carlo Giuliani portant l'extincteur, de sorte que la distance entre celui-ci et la jeep a été présumée et non confirmée ; de ne pas avoir pris en compte l'hypothèse selon laquelle le projectile meurtrier avait été modifié avant le tir (effet dum-dum), suivant la pratique en vigueur au sein des forces de l'ordre ; de ne pas avoir entendu les hauts responsables de la police.

163.  Quant à la possibilité de participer à l'enquête du parquet, les requérants observent d'emblée qu'ils n'ont jamais été « parties » à la procédure, car en droit italien la constitution de partie civile n'est possible que s'il y a renvoi en jugement. En tant que personnes lésées en l'absence de renvoi en jugement, les requérants ont bénéficié d'un droit limité de participation à l'enquête, droit qui est encore plus restreint lorsque le parquet procède suivant l'article 360 du code de procédure pénale (investigations techniques non répétables), dès lors que la loi ne prévoit pas dans ce cas la possibilité pour la partie lésée de demander au parquet d'adresser au juge une demande d'incident probatoire (et que c'est seulement en cas d'incident probatoire que la partie lésée peut prier le juge de poser des questions aux experts du parquet).

164.  Les requérants se sont trouvés dans la situation des « investigations techniques non répétables » lors de l'autopsie et de l'expertise collégiale.

En ce qui concerne spécifiquement l'autopsie, les requérants font en outre observer que le parquet les a informés en fin de matinée que l'autopsie commencerait à 15 heures, et que le délai était tellement court qu'eux-mêmes et leur défenseur n'ont pas eu la possibilité de comprendre et d'étudier la situation.

S'agissant des première et deuxième expertises balistiques, les requérants admettent qu'ils avaient la possibilité théorique de prier le parquet d'adresser au juge une demande d'incident probatoire ; toutefois, le parquet ayant lui-même demandé un incident probatoire et ayant essuyé un refus, les requérants n'avaient pas estimé utile de déposer pareille demande.

165.  Enfin, les requérants observent qu'ils n'ont pu intervenir au moment des premiers actes d'enquête confiés aux carabiniers (saisie de l'arme de M.P. ; constat que l'arme était équipée d'un chargeur ; premières investigations techniques sur le cadavre dans la salle mortuaire de l'hôpital ; investigations techniques concernant la jeep à bord de laquelle s'était trouvé M.P. ; relevés photographiques du matériel de M.P. au moment de la mort de Carlo Giuliani ; vérifications concernant l'obturateur non original de l'arme de M.P. ; saisie de la voiture), car leur intervention n'était pas prévue par la loi.

166.  Les requérants énumèrent ensuite plusieurs défaillances de l'enquête :

– les projectiles n'ont jamais été retrouvés, de sorte qu'aucune véritable expertise balistique n'a été possible. Seules deux douilles ont été retrouvées, et il n'est pas certain qu'elles correspondent aux projectiles tirés par M.P. (voir les première et deuxième expertises balistiques) ;

– un scanner avait permis de voir un fragment métallique logé dans la tête de Carlo Giuliani. Or celui-ci n'a jamais été retrouvé et versé au dossier ;

– l'intervention de l'autorité judiciaire sur place n'a pas été rapide et n'a pas permis de préserver l'état des lieux ;

– l'arme, l'équipement et la jeep sont restés en possession des carabiniers ;

– M.P., D.R., et F.C. ont eu un entretien avec leurs supérieurs avant d'être entendus par le parquet et ont pu communiquer entre eux. Par ailleurs, D.R. n'a été entendu qu'au lendemain des faits ;

– des membres des forces de l'ordre présents sur les lieux ont été entendus avec beaucoup de retard (le capitaine Cappello a été entendu le 11 septembre 2001 ; son adjoint Zappia, le 21 décembre 2001).

– la juge des investigations préliminaires a également basé sa décision de classement sans suite sur du matériel provenant d'un site internet anonyme ;

– il n'y a pas eu de procédure contradictoire, le classement sans suite ayant empêché la tenue de débats contradictoires.

167.  Les requérants remettent en cause l'impartialité de l'enquête en raison du rôle joué par les carabiniers de Gênes (comando provinciale di Genova), vu que, potentiellement, ces carabiniers auraient pu être entendus si l'enquête avait été conforme à l'article 2 de la Convention. Ils observent que :

– immédiatement après la mort de Carlo Giuliani, les trois carabiniers se sont éloignés (avec la jeep et les armes) jusqu'au moment où, des heures plus tard, le parquet a commencé les auditions. Ainsi, M.P., F.C. et D.R. auraient été entendus par leurs supérieurs avant d'être entendus par le parquet ;

– les carabiniers ont eu en main les premiers le pistolet de M.P. et ont procédé à sa saisie ; ils ont déclaré que le chargeur de l'arme comptait moins de quinze balles ;

– les premiers relevés techniques sur le cadavre auraient été faits par les carabiniers ;

– les carabiniers ont procédé aux relevés techniques sur la jeep et ont eu en leur possession ledit véhicule et le matériel se trouvant à bord, y compris une douille ;

– ils ont effectué les relevés photographiques de l'équipement de M.P. ;

– ils ont été chargés de retrouver et transmettre à l'autorité judiciaire l'ensemble des films et des photographies (aériennes et au sol) pris par les carabiniers ou d'autres sujets, concernant les événements survenus le 20 juillet entre 12 heures et 18 heures près de la place Alimonda ;

– ils ont été priés de vérifier le matériel audiovisuel ;

– ils ont acté les déclarations faites au parquet.

168.  Les requérants remettent ensuite en question l'impartialité de l'enquête au motif que la police de Gênes (squadra mobile di Genova) aurait dû être visée par l'enquête si celle-ci avait été conforme à l'article 2. A cet égard, ils observent que le questore de Gênes était le plus haut responsable de l'ordre public pendant le G8 ; que la centrale opérationnelle, pendant le G8, se trouvait au siège de la questura de Gênes ; que les ordres d'attaquer les manifestants ont été donnés par les fonctionnaires de police.

169.  Les requérants remettent enfin en cause l'impartialité de l'expert Romanini, choisi par le parquet pour coordonner la troisième expertise balistique. Ils observent que cet expert avait fait paraître un article en septembre 2001, dans une revue spécialisée (TAC Armi), dans lequel il avait estimé que M.P. avait agi en état de légitime défense. La question de son incompatibilité avait été soulevée par le quotidien « Il Manifesto » le 19 mars 2003, à savoir avant la décision de classement du 5 mai 2003. Les requérants n'ont pas eu la possibilité de demander l'exclusion de l'expert du parquet, puisque l'affaire en est restée au stade de l'enquête préliminaire.

Les requérants soulignent l'importance que l'expertise de M. Romanini a eue pour l'autorité judiciaire, qui a retenu sa théorie de la « balle déviée par une pierre ».

170.  A la lumière de ces éléments, les requérants demandent à la Cour de conclure à la violation de l'article 2 de la Convention en son volet procédural.

2.  Le Gouvernement

a)  Sur le volet matériel de l'article 2 de la Convention

171.  Se fondant sur la thèse selon laquelle l'enquête menée au niveau national a été effective, le Gouvernement observe d'emblée que la Cour n'est pas compétente pour remettre en cause les résultats de l'enquête et les conclusions des juges nationaux. De ce fait, la réponse – négative – à la question de savoir si les autorités nationales ont manqué à leur devoir de protéger la vie de Carlo Giuliani est énoncée dans la demande de classement sans suite, tout comme le déroulement des faits qui doit être retenu. Le Gouvernement invoque à l'appui de ces allégations l'opinion dissidente des juges Thomassen et Zagrebelsky annexée à l'arrêt Ramsahai et autres c. Pays-Bas (no 52391/99, 10 novembre 2005), et demande à la Cour de suivre cette approche.

172.  Selon le Gouvernement, en l'espèce, la mort n'a pas été infligée intentionnellement. En outre, il n'y aurait eu « usage excessif de la force » ni de la part de M.P., ni dans l'organisation et la gestion des opérations de maintien de l'ordre public. Dans sa note intégrée aux observations du Gouvernement, le ministère de l'Intérieur fait observer qu'à l'issue de l'enquête judiciaire, c'est la thèse de l'usage légitime des armes qui a été retenue au bénéfice de M.P. et que le classement de l'enquête se fonde sur cet élément.

173.  Le Gouvernement plaide l'absence de causalité entre le coup de feu tiré par M.P. et la mort de Carlo Giuliani ; ce n'est que par un hasard tout à fait exceptionnel et imprévisible que la balle a touché la victime. Selon lui, cette thèse se dégage de la décision de classement sans suite. A cet égard, il indique que le classement de l'affaire n'a pas été motivé par l'exclusion de la responsabilité objective de M.P. (il n'y a guère eu de doute, dès les premiers moments de l'enquête, quant au fait que Carlo Giuliani avait succombé à une balle tirée par M.P.), mais par des motifs de caractère juridique (la légitime défense), combinés avec certains éléments de fait relatifs à la direction du tir, à la visibilité et à la trajectoire anormale de la balle. S'il est vrai que la juge des investigations préliminaires a bien appliqué les règles excluant la responsabilité en cas d'usage légitime des armes et en cas de légitime défense, elle n'a toutefois pas négligé la circonstance exceptionnelle et imprévisible de la déviation du tir suite à la collision avec une pierre, circonstance qui a été appréciée sur le terrain de la proportionnalité. Le Gouvernement en déduit que la décision de classement sans suite a exclu la responsabilité de M.P. au motif que le lien de causalité entre le coup de feu et le décès de Carlo Giuliani avait été rompu par la collision entre la balle et la pierre et la déviation de la trajectoire du tir. Cela « constitue d'ailleurs un volet des motifs de son acquittement, mais en définitive ce détail procédural importe peu ».

174.  Le Gouvernement rappelle les conclusions de la juge des investigations préliminaires : M.P. a agi de sa propre initiative, en proie à la panique, dans une situation où il avait des raisons valables de croire que sa propre vie ou son intégrité physique étaient exposées à un danger grave et imminent, de même que celles de ses collègues. En outre, M.P. n'a visé ni Carlo Giuliani, ni qui que ce fût d'autre. Il a tiré vers le haut, dans une direction incompatible avec le risque de toucher quelqu'un. Il serait dès lors inapproprié de tenir M.P. pour responsable de la mort de Carlo Giuliani, car le lien de causalité entre son action et ses effets a été rompu par l'intervention d'un facteur externe imprévisible et incontrôlable. Le décès n'a pas été la conséquence voulue et directe d'un recours à la force, et cette force n'était pas potentiellement meurtrière (Scavuzzo-Hager et autres c. Suisse, no 41773/98, §§ 58 et 60, 7 février 2006 ; Kathleen Stewart c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 10 juillet 1984, Décisions et rapports (DR) 39, p.162). Quant à la trajectoire de la balle, le Gouvernement souligne « le caractère improbable et imprévisible de la collision entre la balle et un corps solide qui l'a déviée ». Cette théorie de la « déviation de la balle » aurait eu l'adhésion des requérants, comme le parquet l'a indiqué dans sa demande de classement sans suite, dès lors que les experts des deux parties concordaient sur le fait que la balle était déjà fragmentée avant d'atteindre le corps de la victime ; cela impliquerait qu'il y avait également accord sur les causes de cette fragmentation. Les autres hypothèses pouvant expliquer la fragmentation de la balle et avancées par les requérants – telles qu'une manipulation de la balle visant à accroître sa capacité de fragmentation ou un défaut de fabrication – étaient considérées par les requérants eux-mêmes comme étant « beaucoup plus improbables ». De par leur plus faible probabilité, ces hypothèses ne pouvaient pas fournir une explication valable. Concernant pour finir l'impossibilité d'identifier l'objet susceptible d'avoir croisé, endommagé et dévié la balle, le Gouvernement estime – tout comme le parquet – qu'il s'agit d'un détail qui ne semble pas pouvoir peser de manière décisive sur les conclusions de l'enquête.

175.  A titre subsidiaire et « par acquit de conscience », dans l'hypothèse où un lien de causalité juridiquement appréciable entre le coup de feu et la mort de Carlo Giuliani serait retenu par la Cour et où la responsabilité de l'Etat se trouverait dès lors engagée, le Gouvernement argue que le recours à la force « meurtrière » a été « absolument nécessaire » et « proportionné » (Andronicou et Constantinou c. Chypre, 9 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI ; Brady c. Royaume-Uni (déc.), no 55151/00, 3 avril 2001 ; Ahmet Özkanet et autres c. Turquie, no 21689/93, 6 avril 2004). A l'appui de cette thèse, le Gouvernement se livre à une analyse de la décision de classement sans suite et prend en compte les éléments suivants qui s'en dégagent : l'ampleur et le caractère généralisé de la violence qui prévalaient, depuis le début, dans le cadre des manifestations ; la force de l'assaut des manifestants contre le contingent des carabiniers juste avant les actes litigieux, et le paroxysme de violence que les événements avaient atteint à ce moment ; la condition personnelle, physique et psychologique des carabiniers impliqués, surtout de M.P. ; l'extrême brièveté de la scène, depuis l'assaut donné au véhicule jusqu'au coup de feu mortel (sur ce point, le Gouvernement renvoie aux deux cassettes vidéo qu'il a soumises) ; le fait que M.P. n'a tiré que deux coups de feu et les a dirigés vers le haut ; la probabilité que M.P. ne pouvait pas voir la victime au moment du tir, ou qu'il pouvait tout au plus l'apercevoir indistinctement à la limite de son champ visuel ; les blessures subies par M.P. et D.R. pendant le service, le 20 juillet.

176.  S'agissant notamment de la hauteur des tirs de M.P., le Gouvernement observe qu'il n'est pas prouvé que la photographie montrant le pistolet dépassant de la lunette arrière de la jeep – cliché versé au dossier – indique la position de l'arme au moment des deux coups de feu. En effet, il ne faut pas oublier que M.P. a sorti son arme quelques secondes au moins avant de tirer, et qu'une fraction de seconde suffit pour déplacer la main de quelques centimètres ou pour changer son angle de quelques degrés. La photographie en question n'apporte donc pas la preuve de la responsabilité de M.P. quant à la mort de Carlo Giuliani et elle ne contredit pas la thèse de l'accident imprévisible.

177.  Le Gouvernement souligne ensuite « l'impossibilité objective, retenue par le parquet, de savoir quelles étaient l'attitude psychologique et les intentions précises de M.P., étant donné l'état de confusion et de panique dans lequel il se trouvait au moment des faits et son incapacité à se donner des réponses à lui-même ». Toutefois, « il suffit de regarder les images vidéo et de tenir compte des lésions corporelles qu'avaient déjà subies les carabiniers pour se rendre compte que ces derniers étaient effectivement exposés au danger sérieux et immédiat de perdre la vie ou de subir des blessures graves. Du moins pouvaient-ils légitimement penser courir ce risque ». L'équipement de M.P. était constitué de sa tenue de maintien de l'ordre public, de deux casques équipés d'une visière, d'un sac à dos, de six grands engins lacrymogènes, d'un filtre Dirin 500Sekur pour masque à gaz, d'un pistolet Beretta et de son chargeur. Le ministère de l'Intérieur affirme qu'il n'est pas possible de savoir s'il y avait un bouclier à bord de la jeep au moment des faits.

178.  Le Gouvernement observe que M.P. n'a, à aucun moment, reçu l'ordre de tirer et qu'il a agi de sa propre initiative, en proie à la panique, dans une situation où il avait des raisons valables de croire que sa propre vie ou son intégrité physique étaient sérieusement menacés, de même que celles de ses collègues. L'usage des armes à feu n'a à aucun moment été préconisé dans la planification des opérations. L'épisode de la mort de Carlo Giuliani doit être replacé dans un contexte général de violence et, de ce fait, tout excès dans l'usage de l'arme et toute disproportion doivent être exclus. Selon le Gouvernent, M.P. n'avait pas d'autre possibilité que de tirer ; la position du véhicule empêchait la fuite. En outre, les carabiniers se trouvant dans la jeep ne pouvaient appeler au secours, vu leur état de panique, les intentions agressives des manifestants et la rapidité de l'action. Les secours n'auraient d'ailleurs pas eu le temps d'arriver, compte tenu de la distance et du fait que les forces de l'ordre devaient se réorganiser et étaient elles aussi engagées dans un affrontement avec les manifestants.

179.  La demande de classement formée par le parquet se fondait sur la prise en compte de tous ces éléments, ainsi que sur le principe du favor rei : lorsqu'il y a des doutes et qu'il apparaît impossible de soutenir devant le tribunal, avec des chances de succès, l'accusation sur la base des éléments rassemblés, et que les débats ne sont pas susceptibles d'intégrer le matériel probatoire de manière significative, alors le classement d'une affaire s'impose.

180.  Le Gouvernement en conclut que la responsabilité de l'Etat ne se trouve en aucun cas engagée du fait des actes de M.P. et F.C.

181.  Sur la question de savoir si la responsabilité des autorités peut être retenue du fait que celles-ci auraient indirectement provoqué la situation de danger qui a abouti à la nécessité pour M.P. de faire feu, le Gouvernement observe que la mort de Carlo Giuliani est résultée de l'action individuelle de M.P., action non ordonnée et non autorisée par ses supérieurs, et donc réaction imprévue et imprévisible. Les conclusions de l'enquête – tir vers le haut interrompu et dévié par une pierre – permettent d'exclure toute responsabilité de l'Etat, y compris la responsabilité indirecte en raison de prétendues lacunes dans l'organisation ou la gestion des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public dans leur ensemble. S'agissant des « dysfonctionnements » évoqués par le parquet dans sa demande de classement sans suite, notamment en raison des modifications apportées à l'organisation dans la nuit ayant précédé les faits, le Gouvernement observe que ceux-ci n'ont pas été précisés ou établis. Pour sa part, le Gouvernement nie que la conduite des opérations ait été perturbée par des changements de plan inopportuns et, de toute manière, nie que d'éventuels dysfonctionnements soient à l'origine des actes litigieux.

182.  Se référant à l'arrêt Andronicou et Constantinou précité, le Gouvernement prie la Cour de faire preuve de la même retenue et de ne pas aller au-delà d'un « simple regret » quant à la mort de Carlo Giuliani. Il ne serait pas justifié que la Cour substitue son appréciation à celle des officiers et des fonctionnaires qui, dans leurs bureaux ou sur le terrain, ont planifié et conduit les opérations.

183.  Quant aux aspects généraux de l'organisation des opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public, le Gouvernement observe que rien n'indique qu'il y ait eu une erreur d'appréciation pouvant être rattachée à l'événement litigieux. Le Gouvernement fait remarquer qu'il n'y a pas de lien de causalité entre la mort de Carlo Giuliani et l'assaut donné au cortège des « Tute bianche ». Ensuite, rien ne permet de dire qu'il ne fallait pas conduire le contingent des carabiniers place Alimonda, prendre le temps de le réorganiser et le déployer face aux manifestants.

184.  Ce qui distingue l'espèce des affaires Ergi c. Turquie (28 juillet 1998, Recueil 1998‑IV), Oğur c. Turquie ([GC], no 21594/93, CEDH 1999‑III) et Makaratzis (précitée), c'est que dans la présente affaire la planification des opérations ne pouvait qu'être partielle et approximative, étant donné que les manifestants pouvaient soit rester pacifiques soit se livrer à la violence. De ce fait, les manifestants étaient « pour ainsi dire, inévitablement, maîtres du jeu en ce qui concerne l'évolution des faits, et les autorités ne pouvaient pas prévoir dans les détails ce qui allait se passer et devaient assurer dans leur intervention une flexibilité difficile à programmer ».

185.  Le Gouvernement observe ensuite qu'un deuxième élément distingue le cas d'espèce des affaires ci-dessus. Dans ces affaires, les victimes avaient été atteintes par une balle tirée à hauteur d'homme et dans le cadre de tirs multiples. En somme, « dans aucune desdites affaires, le hasard n'avait joué un rôle comparable à celui qu'il a tenu dans la situation litigieuse ».

186.  Le Gouvernement remarque que les manifestations de Gênes auraient dû être pacifiques et se dérouler dans la légalité. Les images vidéo montrent qu'une grande partie des manifestants sont restés dans les limites de la légalité et de la non-violence. Les autorités auraient fait tout ce qui était en leur pouvoir – par le biais des services de renseignement – pour éviter dans la mesure du possible que des éléments perturbateurs (anarchistes, provocateurs, sujets violents et agressifs, voire terroristes) se mêlent aux manifestants et fassent dégénérer la manifestation. A cet égard, le Gouvernement allègue « qu'un nombre considérable de sujets violents (dont le jeune Giuliani) ont pu rejoindre la ville et la mettre à feu et à sang ». En prévision d'une éventuelle dégradation de la situation, d'importantes précautions avaient été prises. Toutefois, aucune autorité n'aurait pu – « sans l'assistance d'un voyant » – prévoir exactement quand, où et comment la violence allait éclater et dans quelles directions elle se répandrait. Au moment où les carabiniers étaient arrivés place Alimonda, la situation était calme et les commandants en avaient profité pour réorganiser leurs hommes et pour faire monter à bord de la jeep M.P. et D.R., les deux carabiniers intoxiqués par des gaz lacrymogènes. Ce n'est qu'à la suite de l'assaut donné par les manifestants (qui avaient lancé des objets contondants et entamé une manœuvre d'encerclement dans l'intention évidente de mener une véritable attaque contre les militaires) que les carabiniers avaient dû se replier. Au cours de cette retraite, les deux jeeps s'étaient retrouvées isolées. Selon le Gouvernement, si les événements ne s'étaient pas précipités, la jeep concernée se serait éloignée aussitôt avec les blessés.

187.  Sur la question de savoir pourquoi une jeep non blindée comme celle où se trouvait M.P. a été utilisée lors du G8, le Gouvernement soutient que le véhicule n'était pas destiné à être opérationnel dans le cadre du maintien de l'ordre mais qu'il intervenait simplement dans le support logistique. Par ailleurs, le Gouvernement précise que la jeep Defender était équipée de grilles métalliques destinées à protéger le pare-brise et les vitres latérales avant. A l'arrière, les vitres latérales et la lunette ne comportaient pas de grilles. En outre, la jeep était dotée du système radio Gamma 400.

188.  Quant au fait que les forces de l'ordre étaient équipées de munitions létales et non pas de balles en caoutchouc, le Gouvernement observe que le droit italien ne permet pas l'utilisation de ce deuxième type de munitions. En tout cas, le port d'une arme « non létale », indépendamment des règles en vigueur, constitue un encouragement à s'en servir, dans l'illusion de ne pas provoquer de graves dégâts. Or, la règle en Italie est que les armes à feu ne sont pas utilisées dans les opérations de maintien de l'ordre : les forces de police ne tirent pas sur les foules, que ce soit avec du plomb ou avec du caoutchouc. De plus, l'expérimentation des armes et munitions « non létales » effectuée dans les années 80 a été suspendue à la suite d'incidents ayant montré que celles-ci pouvaient provoquer la mort ou des blessures très graves. Les armes non létales sont conçues pour un usage massif visant à contrer un assaut important de manifestants ou à disperser ceux-ci. Dans le cas d'espèce, les forces de l'ordre n'ont jamais reçu l'ordre de tirer et leur équipement servait, comme c'était le cas pour M.P., à leur défense personnelle.

189.  Aucune disposition spécifique en vue du G8 n'a été adoptée concernant l'usage des armes à feu, mais référence a été faite aux circulaires du Commandement général des carabiniers rappelant les dispositions du CP en vigueur (articles 52, 53 et 54).

190.  S'agissant de l'expérience professionnelle des carabiniers employés au G8 de Gênes, le Gouvernement précise que F.C. (le chauffeur) était en service depuis le 16 septembre 1999, D.R., auxiliaire, depuis le 16 mars 2001, et M.P., auxiliaire, depuis le 14 septembre 2000. Leur formation avait inclus un entraînement technique de base dispensé au moment de leur recrutement et des stages de perfectionnement sur le maintien de l'ordre public et l'utilisation de l'équipement fourni. En outre, ils avaient acquis une expérience significative lors d'événements sportifs ou autres.

191.  Enfin, en vue du G8 tout le personnel utilisé à Gênes, y compris les trois carabiniers susmentionnés, avait participé à des sessions d'entraînement à Velletri. A cette occasion, des moniteurs expérimentés avaient approfondi les techniques d'intervention à mettre en œuvre lors d'opérations de maintien de l'ordre public.

192.  Quant à la question de savoir pour quelles raisons les forces de l'ordre qui se trouvaient à proximité de la jeep ne sont pas intervenues, le Gouvernement observe que les carabiniers présents sur place venaient de se replier sous l'attaque des manifestants et qu'il leur fallait donc du temps pour se réorganiser. Quant aux policiers, « présents à une distance relativement courte, mais non à proximité immédiate », ils sont intervenus aussi rapidement que possible. A cet égard, le Gouvernement souligne la rapidité avec laquelle l'événement tragique s'est produit (quelques dizaines de secondes au total).

193.  Enfin, le Gouvernement fait remarquer que le rapport d'autopsie a fait état de ce que le passage du véhicule sur le corps de Carlo Giuliani avait été sans conséquences sérieuses pour celui-ci. Par ailleurs, les secours étaient intervenus rapidement sur les lieux du drame.

b)  Sur le volet procédural de l'article 2 de la Convention

194.  Le Gouvernement observe qu'il faut partir de l'examen du volet procédural du grief, et invite la Cour à conclure que l'enquête a été conforme à l'article 2. Sur la base de cette conclusion, il sera ensuite possible d'examiner le volet matériel du grief sans remettre en cause les conclusions des juges nationaux.

195.  Quant à l'exigence d'efficacité, le Gouvernement souligne qu'il s'agit d'une obligation de moyens et non de résultat. Par conséquent, le fait que les moyens déployés, malgré leur caractère adéquat, n'aient pas permis de tirer entièrement au clair tous les aspects du cas d'espèce ne saurait, en tant que tel, conduire la Cour à un constat d'insuffisance de l'enquête. Le Gouvernement concède que « certains actes et documents font état de difficultés dans la reconstitution des faits, notamment en raison de l'indisponibilité de certains éléments, mais ces difficultés ne sont nullement imputables aux autorités ou à une négligence de leur part, mais résultent de conditions objectives et non maîtrisables. En l'absence d'un manque de diligence avéré, les zones d'ombre dans la reconstitution des faits ne sauraient donc être imputées aux enquêteurs, qui ont satisfait à l'obligation de moyens ». En l'espèce, les éléments factuels ont été suffisamment bien vérifiés. Toutefois, à supposer qu'un doute puisse subsister quant à certains de ces éléments, en matière pénale c'est à l'accusé et non à la victime que le doute doit profiter (in dubio pro reo). Ce principe ne peut pas être remis en cause par une interprétation forcée de l'article 2. En tout état de cause, il n'appartient pas à la Cour de se substituer aux juridictions nationales pour apprécier le caractère concluant de tel ou tel élément de preuve.

196.  Quant à l'exigence de célérité dans l'ouverture de la procédure et dans le rassemblement des preuves, elle aurait également été respectée, notamment au vu des éléments suivants : la mise en examen des deux suspects date du lendemain des faits ; immédiatement après les faits, la place Alimonda a été isolée et la scène du drame a été préservée ; des objets pertinents ont tout de suite été identifiés et saisis ; l'autopsie a été pratiquée dans les vingt-quatre heures ; les principaux acteurs et témoins ont été entendus immédiatement (M.P. et F.C. le soir même, D.R. le lendemain) ; les autres témoins facilement accessibles ont également été entendus dans des délais très brefs ; seuls les manifestants plus difficile à identifier ont été convoqués plus tard, mais en tout cas dans des délais pleinement compatibles avec l'exigence de célérité.

197.  Quant à l'ampleur et au sérieux des investigations, le Gouvernement observe que l'autorité judiciaire n'a fait l'économie d'aucun moyen pour établir les faits et a eu recours dans ce but aux ressources technologiques les plus avancées tout comme à des méthodes plus traditionnelles. Ainsi, le parquet et les enquêteurs ont réinterrogé des personnes qui avaient déjà été entendues une première fois, lorsque cela est apparu nécessaire, et ont également entendu des tiers étrangers aussi bien aux manifestants qu'aux forces de l'ordre (des habitants qui avaient pu assister aux faits). Il a été procédé à une reconstitution des faits et à des essais de tir sur place. Un matériel audiovisuel important a été intégré aux actes de la procédure. Il s'agissait non seulement d'images filmées par les forces de l'ordre (qui, au demeurant, ne sauraient être taxées de non fiables pour cette seule raison), mais également du matériel qui avait pu être identifié auprès de particuliers (notamment de journalistes). Trois expertises balistiques ont été ordonnées par le parquet, dont la troisième a été confiée à un collège de quatre experts très réputés pour les expertises délicates qu'ils avaient réalisées lors d'autres procès. Enfin, le Gouvernement rappelle que la juge des investigations préliminaires, dans sa décision, s'est également appuyée sur du matériel provenant de sources proches des manifestants eux-mêmes (le matériel d'un site internet anarchiste). Cela prouverait « le soin et l'impartialité avec lesquels tout élément potentiellement utile a été recueilli et analysé, alors même qu'il n'était pas évident d'en apprendre l'existence et d'en prévoir le contenu ».

198.  Quant au fait que l'enquête n'ait visé que M.P. et F.C., le Gouvernement observe que la responsabilité pénale est strictement personnelle et présuppose un rapport de causalité selon lequel le fait délictueux est la conséquence directe et immédiate de l'acte incriminé. Or, des erreurs ou dysfonctionnements éventuels dans l'organisation, la direction ou la conduite des opérations de maintien de l'ordre public ne pouvaient en aucun cas être considérés comme étant directement à l'origine du drame survenu place Alimonda. Il eût donc été superflu, et étranger à la compétence et aux pouvoirs de l'autorité judiciaire, d'étendre l'enquête aux hauts responsables de la police ou de rechercher d'autres responsables,« le but d'une procédure pénale n'étant pas de trouver à tout prix un bouc émissaire. » En particulier, la disposition du code pénal prévoyant le « manquement à un devoir de sa charge » ne trouvait pas à s'appliquer en l'espèce, personne n'ayant jamais insinué qu'un fonctionnaire, officier ou agent de police ait refusé ou omis d'accomplir un acte imposé par sa fonction.

199.  Quant à l'exigence de transparence de l'enquête – qui a été ouverte d'office, conformément au principe de droit de l'action pénale obligatoire –, le Gouvernement remarque que les requérants auraient eu, dès le début, la possibilité de participer pleinement à l'enquête, en se faisant représenter par des avocats. Ils auraient également pu participer aux opérations de nature technique en mandatant des experts. Ils ont pris part, par le biais de leurs propres experts, à la troisième expertise balistique et à la reconstitution des faits. Cela a été possible grâce au parquet, qui « est allé jusqu'à forcer l'interprétation et l'utilisation de l'article 360 du code de procédure pénale ». Par ailleurs, les requérants n'ont pas profité de la possibilité qu'ils avaient de participer à l'autopsie. A cet égard, le Gouvernement observe que l'avis d'autopsie a été notifié au premier requérant à 12 h 10 le 21 juillet 2001, soit trois heures avant le début de l'examen. Compte tenu de la célérité requise dans ce type d'affaires on ne saurait critiquer ce délai comme étant trop bref. Enfin, le Gouvernement remarque que les requérants ont pu formuler des critiques et des demandes lors de l'opposition à la demande de classement ; dans sa décision de classement, la juge a fourni une réponse suffisamment détaillée pour motiver le rejet de leurs demandes d'instruction complémentaire. Certes, les requérants n'ont pas eu la possibilité de demander un incident probatoire en vertu de l'article 394 CPP en ce qui concerne les premiers actes de l'enquête, mais ce type de vérification relève exclusivement de l'activité de la police. Quant à la possibilité de demander un incident probatoire au parquet à propos de l'autopsie et de l'expertise collégiale pour la reconstitution des faits, le Gouvernement soutient que cette possibilité existait en droit, même si l'article 360 CPP ne le prévoit pas. Toutefois, le parquet n'aurait pas été tenu d'accepter une telle demande. En tout cas, lors de l'expertise collégiale le parquet a demandé aux parties s'il elles avaient des objections à ce qu'il utilise la procédure prévue par l'article 360 CPP, et aucune objection n'a été soulevée. Quant aux deux expertises balistiques qui ont précédé l'expertise collégiale, le Gouvernement reconnaît qu'elles ont été faites unilatéralement. Cependant, ces expertises avaient pour seul but de vérifier si les deux douilles retrouvées appartenaient ou non à l'arme de M.P., et puisque ce dernier avait déjà avoué avoir tiré deux coups de feu elles n'avaient aucune incidence décisive sur la reconstitution des faits et sur la suite de l'enquête. Elles n'étaient que des vérifications de routine. En tout état de cause, l'arme a été réexaminée lors de l'expertise collégiale.

200.  Quant à l'exigence d'impartialité de l'enquête, le Gouvernement observe que dès les premiers instants consécutifs au drame, la police de Gênes (Squadra mobile della Questura di Genova) est intervenue et a pris en main les investigations. Les carabiniers n'ont été mandatés que « pour des actes de moindre importance et lorsqu'il s'agissait d'objets se trouvant en leur possession – par exemple pour la saisie du véhicule ou de l'arme – ou de personnes appartenant à leurs effectifs – par exemple lorsqu'il a fallu citer (non pas entendre) des carabiniers. » En outre, le parquet a limité au minimum les actes délégués, préférant les accomplir lui-même, notamment les interrogatoires les plus importants et ceux qui auraient pu être influencés par l'appartenance de l'enquêteur à un corps de police ou autre. « Compte tenu de l'autonomie et de l'indépendance du judiciaire, qui a atteint en Italie un niveau qui figure parmi les plus élevés d'Europe, et dont bénéficient au même titre (ce qui n'est pas le cas dans d'autres pays) aussi bien les juges que les représentants du parquet, et du fait qu'il faut bien confier l'enquête à une autorité de police (à moins de s'en remettre aux détectives privés pour les affaires concernant l'article 2), on ne saurait reprocher à l'enquête ou aux enquêteurs un manque quelconque d'impartialité (d'un point de vue subjectif ou objectif). D'ailleurs le fait qu'une telle hypothèse relève de la pure fantaisie est une chose confirmée par deux éléments circonstanciels : ab interno, par les résultats des investigations, qui n'ont nullement donné à penser que l'on essayait de dissimuler des éléments, ainsi que par les motifs du classement sans suite ; ab externo, par l'aboutissement d'une autre enquête (concernant certains agissements ultérieurs à l'épisode de la place Alimonda), à l'issue de laquelle plusieurs membres des forces de l'ordre, accusés de s'être livrés à un raid dans une école qui abritait des manifestants pour la nuit, ont été renvoyés en jugement ».

201.  Au demeurant, le Gouvernement observe que tous les experts du parquet étaient des civils, à l'exception du deuxième expert en balistique, qui était un policier. Quant à l'expert Romanini, le parquet aurait ignoré à l'époque où il lui avait confié l'expertise que celui-ci avait publié en septembre 2001 un éditorial dans lequel il avait estimé que M.P. avait agi en état de légitime défense, compte tenu de la gravité de la situation de danger et de peur dans laquelle il s'était manifestement trouvé. Le Gouvernement soutient que l'éditorial litigieux n'avait pour but que d'exposer une théorie politique fondée sur la comparaison entre l'épisode en question et une autre tragédie, qui était survenue auparavant à Naples et que M. Romanini jugeait objectivement plus grave, mais qui d'après lui avait fait beaucoup moins de bruit dans les médias parce qu'elle ne se prêtait pas à une instrumentalisation politique. Selon le Gouvernement, le fait d'avoir écrit cet article ne rendait pas M. Romanini inapte à exercer de manière objective et impartiale son mandat d'expert, car celui-ci ne consistait ni à rechercher si M.P. avait agi en état de légitime défense, ni à vérifier si le déroulement des faits était de nature à étayer la thèse de la légitime défense. Le collège d'experts devait s'exprimer en particulier sur la trajectoire de la balle. Le rôle spécifique de M. Romanini s'est limité à effectuer des essais de tir en présence des autres experts ainsi que des requérants et des experts désignés par ceux-ci. Cette activité « purement technique et essentiellement matérielle » ne laissait pas de place à des appréciations préconçues qui auraient pu influer sur les conclusions de l'enquête. Au demeurant, le Gouvernement observe que les requérants n'ont soulevé aucune objection quant au choix de la personne de M. Romanini.

202.  En conclusion, le Gouvernement estime que l'enquête a été effective et que les obligations procédurales découlant de l'article 2 de la Convention ont été respectées.

203.  Le Gouvernement précise par ailleurs qu'aucune enquête administrative ou disciplinaire n'a été ouverte à l'encontre des carabiniers. Quant aux policiers, il observe que deux procédures dirigées contre plusieurs agents sont pendantes pour des actes de violence prétendument commis à l'égard de manifestants après la mort de Carlo Giuliani, les 21 et 22 juillet 2001.

B.  Appréciation de la Cour

1.  Principes généraux

204.  L'article 2, qui garantit le droit à la vie et expose les circonstances dans lesquelles infliger la mort peut se justifier, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et aucune dérogation ne saurait y être autorisée. Combiné à l'article 3, il consacre l'une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l'Europe. Les circonstances dans lesquelles la privation de la vie peut se justifier appellent donc une interprétation étroite. L'objet et le but de la Convention, en tant qu'instrument de protection des êtres humains, appellent eux aussi à comprendre et appliquer l'article 2 d'une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 146-147, série A no 324). Le texte de l'article 2, pris dans son ensemble, démontre qu'il ne couvre pas seulement l'homicide intentionnel, mais aussi les situations dans lesquelles il est possible d'avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. Le recours délibéré ou volontaire à la force meurtrière n'est toutefois que l'un des facteurs à prendre en compte lorsqu'il s'agit d'apprécier la nécessité. Le recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l'un des objectifs mentionnés aux alinéas a) à c) du paragraphe 2 de l'article 2. Ces termes indiquent qu'il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l'intervention de l'Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au titre du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. La force utilisée doit en particulier être strictement proportionnée aux buts ainsi permis (McCann et autres précité, §§ 148-149). A cet égard, la Cour rappelle que l'usage de la force par des agents de l'Etat pour atteindre l'un des objectifs énoncés au paragraphe 2 de l'article 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu'il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l'époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de celle d'autrui (McCann et autres précité, § 200).

205.  La première phrase de l'article 2 § 1 astreint l'Etat non seulement à s'abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi à prendre, dans le cadre de son ordre juridique interne, les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Kiliç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000‑III). L'obligation de l'Etat à cet égard implique le devoir primordial d'assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre juridique et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s'appuyant sur un mécanisme d'application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Comme le montre le texte de l'article 2 lui-même, le recours des policiers à la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances. Toutefois, l'article 2 ne donne pas carte blanche. Le non-encadrement par des règles et l'abandon à l'arbitraire de l'action des agents de l'Etat sont incompatibles avec un respect effectif des droits de l'homme. Cela signifie que les opérations de police, en plus d'être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment délimitées par ce droit, dans le cadre d'un système de garanties adéquates et effectives contre l'arbitraire et l'abus de la force (Makaratzis, précité, § 58).

206.  Compte tenu de l'importance de la protection accordée par l'article 2, la Cour doit examiner de manière extrêmement attentive les cas où l'on inflige la mort, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l'Etat mais également l'ensemble des circonstances de l'affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (Mc Cann et autres précité, §§ 147-150 ; Andronicou et Constantinou, précité, § 171).

207.  L'obligation de protéger le droit à la vie qu'impose l'article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l'Etat en vertu de l'article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d'enquête efficace lorsque le recours à la force a entraîné mort d'homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres précité, § 161, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, § 105, Recueil 1998-I). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d'homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l'Etat ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004‑III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et rigoureuses (McCann et autres, précité, §§ 161-163, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999‑IV).

208.  La Cour considère de surcroît que la nature et le degré de l'examen répondant au critère minimum d'effectivité de l'enquête dépendent des circonstances de l'espèce. Ils s'apprécient sur la base de l'ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d'enquête. Il n'est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d'actes d'enquête ou à d'autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999‑IV ; Kaya, précité, §§ 89-91 ; Güleç c. Turquie, 27 juillet 1998, §§ 79‑81, Recueil 1998‑IV ; Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI ; et Buldan c. Turquie, no 28298/95, § 83, 20 avril 2004).

209.  D'une manière générale, il est nécessaire, pour que l'enquête puisse passer pour « effective » au sens visé, que les personnes qui en sont responsables et celles effectuant les investigations soient indépendantes de celles impliquées dans les événements. Cela suppose non seulement l'absence de tout lien hiérarchique ou institutionnel mais également une indépendance pratique (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 325, CEDH 2007-... ; McKerr c. Royaume-Uni, n28883/95, § 128, CEDH 2001‑III ; Hugh Jordan c. Royaume-Uni, n24746/94, § 120, CEDH 2001‑III ; Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 301, CEDH 2003‑V). Il y va de l'adhésion de l'opinion publique au monopole du recours à la force possédé par l'Etat.

210.  L'enquête doit également être effective en ce sens qu'elle doit permettre de déterminer si le recours à la force était justifié ou non dans les circonstances (voir, par exemple, l'arrêt Kaya précité, § 87) et d'identifier et de sanctionner les responsables. Il s'agit d'une obligation non pas de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour assurer l'obtention des preuves relatives aux faits en question, y compris, entre autres, les dépositions des témoins oculaires, des expertises et, le cas échéant, une autopsie propre à fournir un compte rendu complet et précis des blessures et une analyse objective des constatations cliniques, notamment de la cause du décès (concernant les autopsies, voir par exemple l'arrêt Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 106, CEDH 2000-VII ; concernant les témoins, voir par exemple Tanrıkulu, précité, § 109 ; concernant les expertises, voir par exemple Gül c. Turquie, no 22676/93, § 89, 14 décembre 2000).

211.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, §§ 102-104, Recueil 1998‑VI ; Cakıcı précité, §§ 80, 87 et 106 ; Tanrıkulu précité, § 109 ; Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, §§ 106-107, CEDH 2000-III). Force est d'admettre qu'il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l'enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu'il s'agit d'enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux.

212.  Pour les mêmes raisons, le public doit avoir un droit de regard suffisant sur l'enquête ou sur ses conclusions, de sorte qu'il puisse y avoir mise en cause de la responsabilité tant en pratique qu'en théorie. Le degré requis de contrôle du public peut varier d'une situation à l'autre. Dans tous les cas, toutefois, les proches de la victime doivent être associés à la procédure dans toute la mesure nécessaire à la protection de leurs intérêts légitimes (dans l'affaire Güleç, précitée (§ 82), le père de la victime n'avait pas été informé des décisions de non-lieu ; dans l'affaire Oğur, précitée, (§ 92), la famille de la victime n'avait pas pu consulter les documents relatifs à l'enquête et à la procédure ; voir aussi l'arrêt Gül précité, § 93).

213.  Toute déficience de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les personnes responsables risque de faire conclure qu'elle ne répond pas à cette norme (Aktaş, précité, § 300).

2.  Application de ces principes au cas d'espèce

a)  Sur l'usage prétendument excessif de la force

214.  La Cour est appelée à répondre en premier lieu à la question de savoir s'il y a eu usage excessif de la force, susceptible d'entraîner la violation du volet matériel de l'article 2.

215.  L'enquête menée au niveau national a conclu que Carlo Giuliani a été tué par une balle tirée par M.P.

216.  En dépit des arguments présentés par le Gouvernement, le classement sans suite de l'enquête ayant visé M.P. ne se fonde pas sur l'absence d'un lien de causalité entre le tir mortel et le décès de Carlo Giuliani. En effet, la collision entre la pierre et la balle n'était pas de nature à rompre ce lien, comme l'a explicité le parquet dans sa demande de classement sans suite (paragraphe 83 ci-dessus).

217.  L'existence d'un lien de causalité entre le tir de M.P. et le décès de Carlo Giuliani est au cœur du raisonnement de la juge des investigations préliminaires, qui l'a retenue, même si cet élément n'est pas explicité dans le texte de la décision de classement sans suite. En effet, si une absence de lien de causalité avait été constatée, ce constat aurait été à lui seul suffisant pour exclure la culpabilité de M.P.

Or, la juge des investigations préliminaires a approfondi son raisonnement, une fois l'existence du lien de causalité retenue. Ce faisant, la juge a soigneusement évalué les circonstances ayant entouré le décès de Carlo Giuliani, essayant de se faire une idée précise des évènements, sur la base des témoignages recueillis, du dossier d'enquête, de l'abondant matériel audiovisuel, comme il ressort du texte de sa décision résumé en détail aux paragraphes 93-116 ci-dessus.

218.  Bien que la trajectoire précise du tir mortel n'ait pu être déterminée (paragraphe 99 ci-dessus), la juge des investigations préliminaires a estimé que M.P. avait tiré vers le haut, ce qui permettait d'exclure qu'il ait délibérément tué Carlo Giuliani (paragraphe 101 ci-dessus). Selon la juge il s'agissait tout de même d'un homicide volontaire, car M.P. n'avait pas tiré juste pour intimider ses agresseurs, mais pour contrer la violence, prenant ainsi le risque de tuer (paragraphe 100 ci-dessus).

219.  La juge des investigations préliminaires s'est posé ensuite la question de savoir s'il y avait des faits pouvant neutraliser la responsabilité de M.P. A cet égard, la juge a conclu que deux faits neutralisaient la responsabilité pénale de M.P. : l'usage légitime de l'arme et la légitime défense.

220.  S'agissant de l'usage de l'arme, la juge a estimé que celui-ci avait été indispensable, étant donné que la reconstitution détaillée des faits permettait de penser que M.P. s'était trouvé dans une situation d'extrême violence déstabilisant l'ordre public et menaçant directement l'intégrité physique des carabiniers (paragraphe 101 ci-dessus).

Dans son évaluation du danger, la juge a pris en compte le nombre de manifestants et les modalités globales de l'action, tels que les actes de violence contre M.P. et les autres occupants de la jeep. En particulier, la juge s'est basée sur les témoignages et les images montrant la violence de l'assaut mené par les manifestants, le caillassage ininterrompu du véhicule, qui avait causé à ses occupants des dommages physiques, l'agression contre les passagers perpétrée par les manifestants qui continuaient à entourer le véhicule de très près en y introduisant des objets contondants. Cette situation de danger prolongé avait indéniablement constitué une atteinte réelle et injuste à l'intégrité personnelle de M.P. et de ses compagnons, et avait rendu nécessaire une réaction de défense qui ne pouvait que déboucher sur l'utilisation de l'unique moyen dont disposait M.P. : son arme.

221.  A supposer même que M.P. eût délibérément dirigé ses coups de feux vers Carlo Giuliani, selon la juge la situation de danger ci-dessus aurait en tout cas rendu légitime le recours à l'arme (paragraphe 101 ci-dessus).

222.  Quant à la légitime défense, la juge des investigations préliminaires a estimé qu'elle intervenait aussi pour neutraliser la responsabilité pénale de M.P., compte tenu de ce que celui-ci avait à juste titre eu l'impression d'un danger menaçant son intégrité physique et celle de ses compagnons. La riposte de M.P. était nécessaire, compte tenu du nombre d'agresseurs, des moyens utilisés, du caractère continu des actes de violence, des blessures des occupants de la jeep, des difficultés pour le véhicule de se déplacer. La riposte de M.P. était adéquate, vu que si M.P. n'avait pas pris son arme et tiré deux fois, l'agression n'aurait pas cessé, et que si l'extincteur avait pu pénétrer dans la jeep, il aurait causé de graves blessures à ceux qui s'y trouvaient. En outre, la riposte de M.P. était proportionnée, dès lors qu'avant de tirer il avait hurlé aux manifestants de s'en aller, et compte tenu de ce qu'il avait tiré vers le haut (paragraphes 102-103 ci-dessus). En conclusion, le geste de M.P., qui avait pris le risque de tuer en utilisant son arme à feu, était dû à la nécessité de défendre l'intégrité physique des occupants de la jeep, et était proportionné à l'importance des biens à défendre et aux moyens à disposition pour les défendre.

223.  Quant à F.C., compte tenu de ce qu'il avait roulé sur le corps de Carlo Giuliani sans le voir et que les passages de la jeep sur le corps de la victime n'avaient causé ni le décès ni des lésions appréciables, aucun élément ne permettait de lui attribuer une responsabilité quelconque (paragraphe 97 ci-dessus).

224.  A la lumière des conclusions de l'enquête, et en l'absence d'autres éléments pouvant l'amener à conclure différemment, la Cour n'a aucune raison de douter que M.P. ait sincèrement cru que sa vie était en danger et estime que M.P. a utilisé son arme dans le but de se défendre contre l'agression ayant visé les occupants de la jeep, dont lui-même, qui se sentait directement menacé (McCann et autres, précité, § 200 ; Huohvanainen c. Finlande, no 57389/00, § 96, 13 mars 2007). Il s'agit là de l'un des cas énumérés au second paragraphe de l'article 2, dans lesquels le recours à une force meurtrière peut être légitime, mais il va de soi qu'un équilibre doit exister entre le but et les moyens. Dans ce contexte, la Cour doit rechercher si le recours à la force meurtrière était légitime. Ce faisant, elle ne saurait, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, substituer sa propre appréciation de la situation à celle de l'agent qui a dû réagir, dans le feu de l'action, à ce qu'il percevait sincèrement comme un danger afin de sauver sa vie (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, § 139, CEDH 2005-II (extraits)).

225.  M.P. a utilisé un pistolet Beretta, arme puissante. En effet, ayant été écarté du service d'ordre, il ne disposait plus d'engins lacrymogènes et il n'est pas établi judiciairement – car la décision de classement sans suite ne le mentionne pas – qu'il avait un bouclier pour se protéger. Cependant, la Cour note que, d'après les photographies versées au dossier, il y avait un bouclier dans la jeep et que l'un des manifestants a déclaré que M.P. avait tenté de s'en servir pour se défendre (paragraphe 23 ci-dessus). Avant de tirer, M.P. a hurlé et a tenu le Beretta armé dans sa main de manière visible depuis l'extérieur (les images versées au dossier montrent le pistolet). Le carabinier était confronté à un groupe de manifestants qui menaient une attaque violente contre le véhicule où il se trouvait et qui avaient ignoré les sommations de s'éloigner. La Cour estime que, dans les circonstances de la cause, le recours à la force meurtrière, quoique très regrettable, n'a pas outrepassé les limites de ce qui était absolument nécessaire pour éviter ce que M.P. avait honnêtement perçu comme étant un danger réel et imminent menaçant sa vie et celle de ses collègues.

226.  La Cour ne perd pas de vue que l'auteur du tir a pris l'initiative personnelle de faire feu, sous l'effet de la panique. Dès lors, la Cour n'estime pas nécessaire de se pencher dans l'abstrait sur la compatibilité avec l'article 2 des dispositions législatives applicables en matière d'usage des armes par les membres des force de l'ordre lors d'opérations de maintien de l'ordre (McCann et autres précité, § 153), car la situation examinée concerne la défense d'un militaire exclu du service d'ordre et placé dans un véhicule non blindé, et relève des articles 52 et 53 du code pénal.

227.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il n'y a pas eu usage disproportionné de la force. Dès lors, il n'y a pas eu violation du volet matériel de l'article 2 de la Convention à cet égard.

b)  Sur le manquement aux obligations de protéger la vie de Carlo Giuliani

228.  La Cour est appelée à répondre en deuxième lieu à la question de savoir si l'opération de maintien de l'ordre a été planifiée, organisée et conduite de façon à réduire au minimum, autant que faire se peut, le recours à la force meurtrière, à défaut de quoi elle devrait constater un manquement aux obligations positives découlant du volet matériel de l'article 2 de la Convention.

229.  Elle note d'emblée que les défaillances identifiées par les requérants (paragraphes 149-159 ci-dessus) n'ont pas été prises en considération par les autorités nationales car l'enquête qui a eu lieu s'est focalisée sur le comportement de F.C. et M.P. pris isolément. La Cour reviendra sur ce point dans le cadre de l'analyse des obligations procédurales découlant de l'article 2 (voir 245-255 ci-dessous).

230.  En procédant à l'évaluation de la phase de préparation et de direction de l'opération sous l'angle de l'article 2 de la Convention, la Cour doit considérer tout particulièrement le contexte dans lequel l'incident s'est produit ainsi que la manière dont la situation a évolué. Son unique souci doit être de déterminer si, dans ces conditions, la préparation et la direction de l'opération de maintien de l'ordre montrent que les autorités ont déployé la vigilance voulue pour que toute mise en danger de la vie de Carlo Giuliani fût réduite au minimum et qu'elles n'ont pas fait preuve de négligence dans le choix des mesures prises (Andronicou et Constantinou, précité, §§ 181-182).

231.  De manière générale, la Cour estime que lorsqu'un Etat accepte que sur son territoire se déroule un évènement international à très haut risque, il doit prendre les mesures de sécurité qui s'imposent et déployer un effort maximal pour assurer le maintien de l'ordre. Ainsi, il lui incombe de prévenir les débordements pouvant occasionner des incidents violents. Si toutefois de tels incidents se produisent, les autorités doivent être attentives dans leur réponse à la violence, de façon à réduire au minimum le risque de recourir à la force meurtrière. En même temps, l'Etat a le devoir d'assurer le bon déroulement des manifestations organisées autour de l'évènement, en protégeant entre autres les droits garantis par les articles 10 et 11 de la Convention.

232.  En l'occurrence, les autorités italiennes avaient affaire à une réunion du G8 au cours de laquelle elles devaient assurer la sécurité des chefs d'Etat et fonctionnaires, celle des habitants de Gênes ainsi que celle des milliers de manifestants ayant annoncé leur présence. S'agissant de la planification et de l'organisation, il ressort du dossier que le préfet de Gênes a pris des mesures visant à limiter l'accès aux zones sensibles de la ville, dans le but de préserver la sécurité des participants aux travaux du G8 et d'éviter le risque d'attentats et d'agressions. Ensuite, compte tenu de l'importance de l'évènement, de la taille de la ville et du nombre très important de manifestants attendus, un nombre considérable de membres des forces de l'ordre avait été envoyé à Gênes quelques jours avant le début du G8. La veille du 20 juillet 2001, les responsables de la sûreté ont élaboré leur stratégie pour le lendemain sachant qu'il s'agirait d'une opération de grande envergure et qu'ils devraient tenter d'éviter tout débordement de la part des manifestants.

233.  La Cour doit répondre à la question de savoir si les défaillances ayant pu entacher la préparation et la conduite de l'opération sont en rapport direct avec la mort de Carlo Giuliani.

234.  Parmi les défaillances identifiées par les requérants figurent entre autres le système de communication mis en place et ne permettant pas à des membres de forces de l'ordre différentes de communiquer directement entre eux ; la diffusion inadéquate de l'ordre de service concernant le 20 juillet 2001, qui a fait que les forces de l'ordre ont attaqué le convoi des Tute bianche, ignorant qu'il était autorisé ; le manque de coordination des forces de l'ordre sur le terrain.

235.  S'agissant de la conduite de l'opération, il n'est pas contesté que les carabiniers ont attaqué le convoi autorisé des Tute bianche. Elle relève à cet égard que le tribunal de Gênes, appelé à un examen approfondi de cet épisode dans le cadre du « procès des 25 », qui est pendant en appel, a conclu en première instance au caractère illégal et arbitraire des agissements des carabiniers en ce qui concerne l'attaque au convoi en question.

Cela dit, la Cour ne perd pas de vue que l'attaque au convoi des Tute bianche n'est pas en rapport direct avec les faits survenus place Alimonda, qui se sont déroulés quelques heures plus tard. Elle note que ce même tribunal de Gênes a clairement fait la distinction entre la réaction des manifestants pendant que lesdits agissements arbitraires avaient lieu et la réaction successive, lorsque les manifestants, animés uniquement par un désir de vengeance et non plus par un besoin de défense, se sont livrés à des actes de violence (paragraphes 120-128 ci-dessus).

236.  Concernant les faits de la place Alimonda, la Cour relève qu'en l'espace de quelques minutes, le groupe de carabiniers conduit par le fonctionnaire de police Lauro a attaqué des manifestants particulièrement agressifs provenant d'une rue adjacente et que ces derniers ont obligé les forces de l'ordre à reculer rapidement. Le véhicule à bord duquel se trouvait M.P. a suivi la charge et s'est retrouvé bloqué place Alimonda lors de la manœuvre de repli. Les policiers présents à proximité ne sont pas venus en aide aux occupants du véhicule, et ces derniers se sont sentis en situation de grave danger, de sorte que M.P. a utilisé son arme à feu.

Certes, il y a lieu de se demander : si M.P., qui a agi dans un état psychologique particulier découlant d'un grand stress et de la panique, aurait pris cette initiative s'il avait bénéficié d'une formation et d'une expérience appropriées ; si par ailleurs une meilleure coordination entre les forces de l'ordre présentes sur place aurait permis de contrer l'attaque de la jeep sans faire de victimes ; enfin et surtout, si on aurait pu éviter le drame en prenant soin de ne pas laisser la jeep non équipée de protections au beau milieu des affrontements, d'autant que celle-ci avait à son bord des blessés non désarmés.

237.  La réponse à ces questions ne ressort ni de l'enquête menée au niveau national ni des autres éléments du dossier. Dans ces circonstances, la Cour, en réfléchissant dans la sérénité des délibérations, doit faire preuve de prudence quand elle réexamine les événements avec le bénéfice du recul (Bubbins, précité, §§ 139 et 141; Andronicou et Constantinou précité, § 171).

238.  La Cour ne perd pas de vue le fait que contrairement à la situation dans d'autres affaires (Mc Cann précité, Andronicou précité), l'opération des forces de l'ordre ne visait pas en l'espèce une cible précise, étant donné que le danger de débordement était imprévisible et dépendait de l'évolution de la situation. Par conséquent, l'envergure de l'opération était très vaste et la situation était en quelque sorte floue.

Elle relève ensuite que les événements litigieux se sont déroulés à la fin d'une longue journée d'opérations de maintien de l'ordre, au cours de laquelle les forces de l'ordre avaient dû faire face à des situations de danger évoluant dans un laps de temps très court et prendre des décisions opérationnelles cruciales. Aussi la Cour est-elle convaincue que les forces de l'ordre ont subi une pression énorme, ce que confirme la condition psychique de M.P.

La Cour estime que la charge ordonnée par le fonctionnaire de police Lauro était le résultat d'une décision opérationnelle justifiée et liée à la perception des risques, en fonction de l'évolution de la situation. Il était dès lors impossible de prévoir à l'avance les évènements qui se sont produits place Alimonda.

Enfin, il convient de rappeler que l'incident ayant abouti à la mort de Carlo Giuliani a été relativement bref.

239.  Eu égard à ce qui précède, et vu l'absence d'une enquête nationale à ce sujet, qu'elle déplore (paragraphes 245-255 ci-dessous), la Cour est dans l'impossibilité d'établir l'existence d'un lien direct et immédiat entre les défaillances qui ont pu entacher la préparation ou la conduite de l'opération de maintien de l'ordre et la mort de Carlo Giuliani.

240.  La Cour doit enfin se pencher sur l'allégation des requérants selon laquelle, après que Carlo Giuliani s'est écroulé, les autorités ont tardé à appeler et à faire intervenir les secours.

241.  Il ressort du dossier (paragraphe 19 ci-dessus) qu'à 17 h 23, le groupe de manifestants précédemment chargé par les forces de l'ordre était parvenu à repousser celles-ci et remontait la rue Caffa. A 17 h 27 mn 25 s, un policier présent sur les lieux appela la centrale opérationnelle pour demander qu'une ambulance porte secours à Carlo Giuliani (paragraphe 29 ci-dessus). La balle mortelle a donc été tirée dans ce laps de temps. Par ailleurs, les requérants ont observé qu'une image montre Carlo Giuliani avec l'extincteur en main à 17 h 27, et qu'à ce moment précis il a été atteint par le tir mortel (paragraphe 31 ci-dessus). Dans ces circonstances, la Cour estime que l'appel au secours lancé par le policier présent sur les lieux ne saurait passer pour tardif.

242.  L'heure à laquelle l'ambulance est arrivée sur place ne figure pas dans le dossier. Compte tenu toutefois de ce que la mort de Carlo Giuliani est survenue en quelques minutes seulement, vu la gravité de la blessure par balle (paragraphe 63 ci-dessus), la Cour juge que rien n'indique que l'ambulance soit arrivée en dehors d'un délai raisonnable au vu des circonstances.

243.  Eu égard à ce qui précède, la Cour estime qu'il n'est pas établi que les autorités italiennes ont manqué à leur obligation de protéger la vie de Carlo Giuliani.

244.  Partant, il n'y a pas eu violation du volet matériel de l'article 2 de la Convention à cet égard.

c)  Sur l'observation des obligations procédurales découlant de l'article 2 de la Convention

245.  Plusieurs dysfonctionnements de l'enquête ont été signalés par les requérants. La Cour n'estime pas devoir se livrer à une analyse de tous les points soulevés, car, comme elle l'a rappelé plus haut, toute déficience de l'enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause ou les personnes responsables du décès risque de faire conclure qu'elle ne satisfait pas à l'obligation procédurale découlant de l'article 2 (Aktaş précité, § 300).

246.  La Cour souligne les aspects suivants.

247.  Elle note en premier lieu qu'une autopsie a été pratiquée le lendemain du décès de Carlo Giuliani par deux médecins mandatés par le parquet. Ces derniers ont constaté que la victime avait été touchée par une seule balle, laquelle avait entraîné la mort. Bien que le scanner « total body » effectué sur le cadavre ait révélé la présence d'un fragment métallique fiché dans la tête, les deux experts ne l'ont pas mentionné dans le rapport d'expertise et n'ont pas extrait le fragment en question. Dans sa déposition au « procès des 25 », M. Salvi a déclaré qu'il avait bien tenté d'extraire le fragment en question. En outre, les balles tirées par M.P. n'avaient pas été retrouvées, et, au demeurant, rien n'indique que l'on ait tenté de les retrouver. L'analyse de ce fragment métallique aurait donc été importante pour une évaluation balistique et pour la reconstitution des faits. Quant à la trajectoire suivie par le projectile litigieux, les médecins ont indiqué que celle-ci allait du haut vers le bas, de l'avant vers l'arrière et de la droite vers la gauche, et que la distance de tir avait été supérieure à 50 centimètres. Cependant, il n'a pas été précisé explicitement si le tir avait été direct.

248.  Partageant ainsi les doutes du parquet (paragraphe 82 ci-dessus) liés au caractère superficiel des informations recueillies pendant cet examen, la Cour juge en outre regrettable que l'intervalle de trois heures seulement laissé aux requérants entre la notification de l'avis d'autopsie et l'autopsie elle-même les ait vraisemblablement empêchés de mandater un représentant.

249 On ne saurait soutenir que l'autopsie qui a été pratiquée ou les constatations consignées dans le rapport d'autopsie étaient de nature à servir de point de départ à une enquête ultérieure efficace ou à satisfaire aux exigences minimales d'une investigation sur un cas manifeste d'homicide, car elles ont laissé trop de questions cruciales sans réponse. Ces lacunes doivent passer pour particulièrement graves étant donné que le cadavre a ensuite été remis aux requérants et qu'une autorisation d'incinération a été délivrée, ce qui a interdit toute analyse ultérieure, notamment du fragment de métal logé dans le corps.

250 La Cour trouve fort regrettable que le parquet ait autorisé l'incinération du cadavre le 23 juillet 2001, bien avant de connaître les résultats de l'autopsie, et alors que la veille il avait donné aux experts un délai de soixante jours pour remettre leur rapport, d'autant plus que le parquet lui-même a jugé « superficiel » le rapport d'autopsie. Que la non-conservation du corps ait été un obstacle majeur à l'enquête est d'ailleurs confirmé par les quatre experts mandatés par le parquet (paragraphe 71 ci-dessus), qui ont été entravés dans la reconstitution des faits, de sorte que la trajectoire précise du tir mortel n'a pu être déterminée (paragraphe 99 ci-dessus).

251.  Eu égard aux lacunes de l'examen médicolégal et à la non‑conservation du corps, il n'est pas surprenant que la procédure judiciaire ait débouché sur le classement sans suite de l'affaire. La Cour conclut que les autorités n'ont pas mené une enquête adéquate sur les circonstances du décès de Carlo Giuliani.

252.  En second lieu, la Cour note que l'enquête au niveau national était limitée à l'examen de la responsabilité de F.C. et M.P.. Pour la Cour, une telle approche ne peut être considérée comme étant conforme aux exigences de l'article 2, car, comme elle l'a rappelé plus haut (paragraphe 206 ci-dessus), les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et rigoureuses et elles doivent porter sur les circonstances ayant entouré la mort.

A aucun moment il n'a été question d'examiner le contexte général et de voir si les autorités avaient planifié et géré les opérations de maintien de l'ordre de façon à éviter le type d'incident ayant causé le décès de Carlo Giuliani. En particulier, l'enquête n'a nullement visé à déterminer les raisons pour lesquelles M.P. – jugé incapable par ses supérieurs de poursuivre son service en raison de son état physique et psychique (paragraphes 47 et 54 ci-dessus) – n'avait pas été immédiatement conduit à l'hôpital, avait été laissé en possession d'un pistolet chargé et avait été placé dans une jeep privée de protection qui s'était retrouvée isolée du peloton qu'elle avait suivi.

253.  La Cour considère que l'enquête aurait dû porter au moins sur ces aspects de l'organisation et de la gestion des opérations de maintien de l'ordre, car elle voit un lien étroit entre le tir mortel et la situation dans laquelle M.P. et F.C. se sont retrouvés. En d'autres termes, l'enquête n'a pas été adéquate dans la mesure où elle n'a pas recherché quelles étaient les personnes responsables de cette situation.

254.  Dès lors, il y a eu violation de l'article 2 de la Convention en son volet procédural.

255.  Ayant abouti à cette conclusion, la Cour n'estime pas devoir examiner les autres défaillances de l'enquête alléguées par les requérants, notamment l'absence d'indépendance des enquêteurs et des experts.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

256.  Sous l'angle de l'article 3 de la Convention, les requérants allèguent que l'absence de secours immédiats après que Carlo Giuliani s'était écroulé et le passage de la jeep sur son corps ont contribué à son décès et ont constitué un traitement inhumain.

257.  L'article 3 de la Convention dispose :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitement inhumains ou dégradants ».

258.  Le Gouvernement soutient que ce grief est manifestement mal fondé, dès lors que le rapport d'autopsie a indiqué que le passage du véhicule sur le corps de Carlo Giuliani avait été sans conséquences sérieuses pour celui-ci, et que l'on a tenté de secourir la victime rapidement.

259.  Les requérants contestent cette thèse et renvoient aux principes nos 5 et 8 de l'ONU susmentionnés.

260.  La Cour estime que l'on ne saurait déduire du comportement des forces de l'ordre qu'elles ont eu l'intention d'infliger des douleurs ou des souffrances à Carlo Giuliani (Makaratzis, précité, § 53). Eu égard aux circonstances de la présente affaire, elle considère que les faits allégués appellent un examen sous l'angle de l'article 2 de la Convention, examen auquel elle vient de se livrer (paragraphes 214-244 ci-dessus).

261.  Partant, il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 3 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION

262.  Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d'une enquête conforme aux exigences procédurales découlant des articles 6 et 13 de la Convention.

Le passage pertinent de l'article 6 de la Convention dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

L'article 13 de la Convention se lit ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

263.  Les requérants soutiennent qu'au vu des résultats contradictoires et incomplets de l'enquête, l'affaire nécessitait des approfondissements, dans le cadre de véritables débats contradictoires. Or ils n'ont disposé d'aucune voie de droit qui leur eût permis d'obtenir une telle enquête.

264.  Le Gouvernement demande à la Cour de dire qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention ou que ces dispositions n'ont pas été méconnues, eu égard à la conduite de l'enquête et à la participation des requérants à celle-ci.

265.  La Cour note que le grief tiré par les requérants de l'article 6 § 1 de la Convention est indissolublement lié à leur doléance concernant la manière dont les autorités chargées de l'enquête ont traité le décès de Carlo Giuliani et les répercussions qui en ont résulté sur l'accès à des recours effectifs qui leur auraient permis de faire redresser le préjudice que ce drame leur a causé. Il convient donc d'examiner le grief que les requérants tirent de l'article 6 en liaison avec l'obligation plus générale que l'article 13 de la Convention fait peser sur les Etats contractants, selon lequel ils doivent fournir un recours effectif pour les violations de la Convention, y compris de l'article 2 (voir, mutatis mutandis, Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, §§ 93-94, Recueil 1996‑VI).

266.  Eu égard aux circonstances de la présente affaire et au raisonnement qui l'a conduite à constater une violation de l'article 2 de la Convention en son volet procédural (paragraphe 254 ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 13.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 38 DE LA CONVENTION

267.  Les requérants critiquent l'attitude du Gouvernement durant la procédure devant la Cour et allèguent que celui-ci n'a pas suffisamment coopéré au sens de l'article 38 de la Convention. Il aurait, d'une part, fourni des réponses fausses ou incomplètes (par exemple quant à l'expérience professionnelle des carabiniers présents à bord de la jeep ou quant à la présence d'un bouclier dans le véhicule). D'autre part, le Gouvernement aurait omis de préciser certaines circonstances essentielles (notamment en ne fournissant pas la liste de la structure du commandement du service d'ordre jusqu'au sommet ; en ne précisant pas les critères de sélection des agents pouvant être déployés lors d'opérations de maintien et de rétablissement de l'ordre public ; en ne produisant pas les documents attestant de la carrière des carabiniers concernés (fogli matricolari) ; en omettant de soumettre les ordres que le fonctionnaire de police Lauro et les officiers responsables de la compagnie ont reçus de leurs supérieurs ; en ne fournissant aucune indication quant à l'identité de la personne qui a ordonné l'attaque du cortège des manifestants « Tute bianche », attaque qui a précédé les faits survenus place Alimonda ; en omettant de produire les transcriptions des communications radio pertinentes).

268.  Le Gouvernement observe qu'il a le droit « sacro-saint » de se défendre et qu'en tout état de cause il a mis à la disposition de la Cour toutes les informations utiles. Quant aux informations concernant l'assaut contre le cortège des « Tute bianche », il faut remarquer que cet épisode n'a pas de rapport avec les événements au cœur de la requête.

269.  La Cour rappelle qu'il est fondamental pour le bon fonctionnement du système de recours individuel prévu par l'article 34 de la Convention que les Etats fournissent toute l'aide nécessaire pour permettre un examen effectif des requêtes (Tanrıkulu, précité, § 70). La non mise à disposition de la Cour, sans explication valable, des informations pertinentes dont un Etat dispose expose celui-ci non seulement à des conséquences quant au bien‑fondé des allégations de la partie requérante, mais aussi au constat de non‑respect de l'article 38 § 1 a) de la Convention. Les mêmes conséquences s'appliquent à un Etat qui fournit des informations en retard (Bazorkina c. Russie, n69481/01, § 171, 27 juillet 2006).

270.  En l'espèce, même si les informations fournies par le Gouvernement ne couvrent pas de manière exhaustive les points énumérés ci-dessus, la Cour estime que le caractère incomplet de ces informations ne l'a pas empêchée d'examiner le cas d'espèce.

271.  Dans ces circonstances, elle conclut que l'Etat défendeur n'a pas manqué aux obligations découlant de l'article 38 de la Convention.

V.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

272.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

273.  Les requérants demandent à la Cour de leur accorder une somme équitable pour le préjudice moral qu'ils ont subi. Ils s'en remettent à la sagesse de la Cour et précisent que cette somme sera dévolue à une fondation pour la défense des droits de l'homme qu'ils entendent créer en mémoire de Carlo Giuliani.

274.  Le Gouvernement estime qu'aucune somme n'est due aux requérants, ceux-ci n'ayant pas chiffré leurs prétentions au titre de la satisfaction équitable.

275.  Statuant en équité, la Cour alloue 15 000 euros (EUR) à M. Giuliano Giuliani, 15 000 EUR à Mme Adelaide Gaggio (épouse Giuliani) et 10 000 EUR à Mme Elena Giuliani.

B.  Frais et dépens

276.  Les requérants demandent à la Cour de statuer en équité pour leur allouer une somme au titre des frais exposés dans le cadre de la procédure à Strasbourg. Ils précisent que cette somme sera également dévolue à la fondation pour la défense des droits de l'homme.

277.  Le Gouvernement estime qu'aucune somme n'est due aux requérants, ceux-ci n'ayant pas chiffré leurs prétentions au titre des frais et dépens.

278.  En l'absence de justificatifs pertinents, la Cour rejette la demande de remboursement des frais concernant la procédure à Strasbourg.

C.  Intérêts moratoires

279.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel pour ce qui est de l'usage excessif de la force ;

 

2.  Dit, par cinq voix contre deux, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel pour ce qui est des obligations positives de protéger la vie ;

 

3.  Dit, par quatre voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 2 de la Convention en son volet procédural ;

 

4.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 3 de la Convention ;

 

5.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas lieu d'examiner l'affaire sous l'angle des articles 6 et 13 de la Convention ;

 

6.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 38 de la Convention ;

 

7.  Dit, à l'unanimité,

a)  que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i.  pour les requérants Giuliano Giuliani et Adelaide Gaggio :

– à chacun 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, pour dommage moral et

ii.  pour la requérante Elena Giuliani :

– 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt,  pour dommage moral ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

8.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis communiqué par écrit le 25 août 2009, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Lawrence Early                                                 Nicolas Bratza
     Greffier                                                             Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions dissidentes suivantes :

–  opinion en partie dissidente du juge Bratza à laquelle se rallie le juge Šikuta ;

–  opinion en partie dissidente commune des juges Casadevall et Garlicki ;

–  opinion en partie dissidente du juge Zagrebelsky.

N.B.
T.L.E


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE BRATZA À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE ŠIKUTA

(Traduction)

1.  Je partage l'avis de la majorité de la chambre selon lequel il y a eu en l'espèce violation des obligations procédurales de l'Etat défendeur découlant de l'article 2 de la Convention, pour les raisons exposées dans l'arrêt. Je ne puis toutefois souscrire à l'avis de la majorité qu'il n'y a pas eu violation des obligations matérielles de l'Etat au regard de la même disposition. A mes yeux, le décès de Carlo Giuliani est le résultat d'un manquement des autorités nationales à protéger son droit à la vie conformément aux exigences de l'article en question.

 

i.  L'obligation matérielle découlant de l'article 2

 

2.  Les principes généraux régissant l'interprétation et l'application de l'article 2 sont fidèlement exposés aux paragraphes 205 à 214 de l'arrêt de la chambre. Je compléterai ce résumé en soulignant deux points. Premièrement, l'article 2 contient, outre l'interdiction d'un recours à la force qui n'est pas absolument nécessaire pour atteindre l'un des buts mentionnés aux alinéas a), b) ou c) du paragraphe 2 de l'article, une obligation positive pour l'Etat, en vertu de la première phrase de cet article, de protéger la vie. Lorsque la force meurtrière a été utilisée dans le cadre d'une opération policière ou militaire, il faut rechercher non seulement si le recours à cette force était légitime mais aussi si l'opération litigieuse était encadrée par des règles et organisée de manière à réduire autant que possible les risques de faire perdre la vie aux personnes concernées (voir, par exemple, Şimşek et autres c. Turquie, nos 35072/97 et 37194/97, § 106, 26 juillet 2005). Deuxièmement, la Cour a conscience du caractère subsidiaire de son rôle et doit se montrer prudente avant d'assumer celui d'une juridiction de première instance appelée à connaître des faits, lorsque les circonstances d'une affaire donnée ne le lui commandent pas. Dans l'hypothèse où il y a eu une procédure interne, il n'entre pas dans les attributions de la Cour de substituer sa propre vision des faits à celle des cours et tribunaux nationaux, auxquels il appartient en principe de peser les données recueillies par eux. Même si la Cour n'est pas liée par les constatations de fait de ceux-ci, elle doit normalement posséder des données convaincantes pour pouvoir s'en écarter. Elle doit toutefois se montrer particulièrement vigilante dans les cas où sont alléguées des violations des articles 2 et 3 de la Convention, même si des procédures et des enquêtes ont déjà eu lieu au niveau interne (Şimşek et autres, précité, § 102).

 

3.  S'appuyant sur les conclusions factuelles du procureur et de la juge des investigations préliminaires, le Gouvernement estime qu'aucune violation matérielle de l'article 2 n'a été établie. Il argue tout d'abord qu'il n'y a pas de lien de causalité entre le coup de feu tiré par M.P. et le décès de Carlo Giuliani, la balle n'ayant selon lui atteint la victime que par un hasard tout à fait exceptionnel et imprévisible. Le décès, dit-il, n'est pas le résultat d'un recours intentionnel et direct de M.P. à une force potentiellement meurtrière : M.P. aurait tiré en l'air et le lien de causalité entre son action et les effets de cette action aurait été rompu par la collision imprévisible et incontrôlable entre la balle et une pierre, ce qui aurait modifié la trajectoire du projectile. Ensuite, le Gouvernement affirme que même dans l'hypothèse où il existerait un lien de causalité et où la responsabilité de l'Etat se trouverait dès lors engagée, le recours à la force meurtrière pour protéger les passagers de la jeep contre une violence illégale était « absolument nécessaire » et « proportionné ». Enfin, le Gouvernement soutient qu'il n'y a eu de la part des autorités nationales aucun manquement à protéger le droit à la vie de Carlo Giuliani en conséquence d'une mauvaise planification des opérations ayant abouti au décès, les autorités ayant fait tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher une manifestation pacifique de dégénérer en violence.

 

4.  La parquet a expressément examiné l'hypothèse de la rupture de la chaîne de causalité et a explicitement rejeté cette théorie, considérant que la collision entre la balle et la pierre n'était pas de nature à rompre le lien de causalité entre l'acte de M.P. et le décès de Carlo Giuliani, la véritable question étant de savoir si M.P. avait agi en état de légitime défense (paragraphe 83 de l'arrêt). La juge des investigations préliminaires ne s'est pas penchée sur cette théorie. Même si dans sa décision elle a mentionné la déviation de la balle comme étant un « facteur absolument imprévisible » et le décès de Carlo Giuliani comme étant résulté d'une « tragique fatalité », il ressort clairement du contexte qu'elle n'insinuait pas qu'il y avait eu rupture du lien de causalité mais se demandait si les conditions de l'article 53 du code pénal étaient remplies et si dans les circonstances de l'espèce l'usage par M.P. de son arme à feu avait constitué une réaction nécessaire et proportionnée.

 

5.  Que la thèse du Gouvernement soit ou non étayée par le raisonnement de la juge des investigations préliminaires, je ne puis absolument pas souscrire à l'argument selon lequel la déviation de la trajectoire de la balle après collision avec une pierre ou un autre objet solide était de nature à rompre le lien de causalité et donc à dégager l'Etat de sa responsabilité quant au décès. Pour rompre une chaîne de causalité, la cause nouvelle doit à mon sens être suffisamment puissante et inattendue pour que la conduite de la personne concernée ne puisse en aucun cas passer pour une cause mais tout au plus pour un élément de l'ensemble des circonstances de l'affaire. Si le facteur en question pouvait raisonnablement être prévu, il ne peut en soi être considéré comme un novus actus interveniens – un événement nouveau – rompant le lien de causalité et isolant l'acte initial du résultat final.

 

6.  Les circonstances de l'espèce sont à mon avis très éloignées de celles d'un véritable novus actus. L'acte de M.P., c'est-à-dire le fait de prendre un pistolet chargé et de tirer, était foncièrement dangereux. M.P. était tapi sur le plancher de la jeep. La jeep était encerclée par une foule de manifestants qui la bombardaient de pierres et d'autres projectiles et qui étaient suffisamment proches pour pouvoir enfoncer une planche et un extincteur par la lunette arrière brisée et pour blesser M.P. La visibilité de M.P. depuis l'arrière de la jeep était voilée (selon son propre récit, il savait que des « centaines de manifestants » entouraient la jeep, mais au moment où il a tiré il n'y avait personne en vue et il n'avait remarqué la présence de Carlo Giuliani derrière la jeep ni avant ni après le coup de feu). De plus, les photographies prises au moment des faits montrent clairement qu'à un moment donné M.P. a pointé le pistolet horizontalement en direction des manifestants afin de se protéger des agresseurs. Même si, comme l'ont jugé les tribunaux nationaux, l'arme était dirigée vers le haut lorsque M.P. a tiré, il y a eu à tout le moins – comme l'a estimé la juge des investigations préliminaires – un risque que la balle n'atteigne l'une des personnes présentes. A mon avis, il était aussi clairement prévisible que, même si la balle ne touchait directement aucun des manifestants, elle risquait néanmoins de ricocher sur l'un des projectiles lancés ou brandis par les manifestants et ainsi de tuer ou de blesser grièvement quelqu'un. Les requérants maintiennent que la balle n'a jamais heurté de pierre et que d'après les éléments photographiques et autres, loin de tirer en l'air M.P. a tiré directement vers Carlo Giuliani en visant du haut vers le bas. Cependant, même si l'on admet les faits tels qu'établis par le parquet et la juge, la déviation de la balle après collision avec une pierre ne peut, vu les circonstances, être considérée comme un élément extraordinaire et imprévisible au point de rompre le lien de causalité.

 

7.  La juge des investigations préliminaires a estimé non seulement que l'usage d'une arme par M.P. avait été justifié au regard de l'article 53 du code pénal, car nécessaire pour repousser un acte de violence, mais aussi que la mort de Carlo Giuliani était résultée d'un acte légitime d'une personne qui avait voulu se défendre ou défendre autrui, au sens de l'article 52 du code, le tir ayant été à la fois « nécessaire » et « proportionné » à la menace. Selon les requérants, les conclusions de la juge ne forment pas une base solide permettant de conclure que les exigences de l'article 2 § 2 de la Convention ont été satisfaites : à leurs yeux, les critères relatifs à l'usage des armes à feu posés par l'article 53 du code pénal – disposition datant des années 1930 – ne correspondent pas aux normes internationales modernes reconnues, notamment aux Principes de base de l'ONU sur le recours à la force et l'utilisation des armes à feu par les responsables de l'application des lois, déjà évoqués dans la jurisprudence de la Cour ; de plus, les notions de « nécessité » et de « proportionnalité » contenues à l'article 52 du code pénal n'équivaudraient pas à la formule « absolument nécessaire » figurant à l'article 2 § 2 ou aux termes « absolument inévitable pour protéger des vies humaines » ou « strictement proportionné [aux circonstances] », utilisés dans la jurisprudence de la Cour relative à cet article. Les requérants se fondent également sur les lacunes de l'enquête elle-même, examinées dans le cadre des obligations procédurales de l'Etat découlant de l'article 2. En outre, ils contestent en tout état de cause la conclusion de la juge selon laquelle M.P. a agi en état de légitime défense, arguant que vu les circonstances de l'affaire les occupants de la jeep n'étaient pas confrontés à un danger mortel justifiant le recours à la force meurtrière, dès lors qu'ils se trouvaient dans un véhicule solide et étaient protégés par un bouclier, des gilets pare-balles et des casques, qu'il y avait relativement peu de manifestants, lesquels n'étaient pas munis d'armes meurtrières, que les blessures de M.P. et de D.R. étaient sans gravité et que de nombreux autres policiers et carabiniers étaient à proximité immédiate de la jeep et pouvaient leur venir en aide si nécessaire.

 

8.  Je ne suis pas sûr que la Cour doive rejeter ou traiter avec circonspection les conclusions de la juge des investigations préliminaires pour l'un ou l'autre des motifs invoqués par les requérants. Ainsi que la Cour l'a dit précédemment, la Convention n'oblige pas les Parties contractantes à incorporer ses dispositions dans leur système national, et le rôle de la Cour ne consiste pas à examiner dans l'abstrait la compatibilité des dispositions législatives ou constitutionnelles internes avec les exigences de la Convention (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 153, série A no 324). Bien que le critère pertinent de la « nécessité absolue », tiré de l'article 2 § 2 de la Convention, paraisse de prime abord plus strict que celui prévu en droit interne, je trouve que la différence entre les deux n'est pas bien grande en l'espèce. Objectivement, il ressort de la décision de la juge qu'un strict critère de nécessité a été appliqué, la juge ayant conclu non seulement que l'usage de l'arme à feu avait été en l'espèce « absolument indispensable » mais aussi que le fait de tirer avait constitué un acte proportionné compte tenu des circonstances de l'affaire – en ce que c'était le seul moyen dont disposait M.P. pour se protéger et protéger son collègue contre les actes extrêmement violents dirigés contre eux –, et qu'en tirant en l'air M.P. avait essayé de réduire autant que possible les risques pour les agresseurs.

 

9.  Il est vrai qu'il y a eu dans les mesures d'enquête des lacunes qui ont abouti à la décision de clore l'enquête pénale relative à M.P. et à F.C., lacunes dont la majorité de la Cour a jugé qu'elles avaient donné lieu à la violation des obligations procédurales de l'Etat en vertu de l'article 2. En dépit de ces carences, le parquet et la juge des investigations préliminaires semblent avoir étudié de manière approfondie les circonstances dans lesquelles M.P. a fait feu. En particulier, tant le parquet que la juge ont examiné avec minutie les éléments de preuve dont ils disposaient – témoignages oculaires et expertises – avant de conclure que M.P. avait agi en état de légitime défense. De plus, la juge a pleinement motivé sa décision d'écarter la version différente des requérants quant à la manière dont la balle avait atteint Carlo Giuliani mais aussi leur demande de complément d'enquête.

 

10.  Il reste à savoir si la conclusion des autorités judiciaires nationales selon laquelle M.P. a agi en état de légitime défense peut se justifier au vu des éléments dont dispose la Cour. L'argument des requérants consistant à dire qu'il n'a pas été démontré objectivement que les manifestants menaçaient la vie des occupants de la jeep et qu'en conséquence on ne peut affirmer que M.P. a agi en état de légitime défense revient à mon sens à imposer un critère trop strict. La jurisprudence de la Cour a établi que la question de savoir si l'usage de la force était absolument nécessaire pour assurer la défense d'une personne contre une violence illégale doit être appréciée à la lumière non seulement de la situation prise globalement mais aussi de la perception subjective de la personne qui a eu recours à la force meurtrière à un moment donné. Ainsi, le recours à la force pour atteindre l'un des objectifs énoncés à l'article 2 § 2 de la Convention peut se justifier au regard de cette disposition lorsqu'il se fonde sur une conviction honnête considérée, pour de bonnes raisons, comme valable à l'époque des événements mais qui se révèle ensuite erronée. Affirmer le contraire « imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de celle d'autrui » (McCann et autres, précité, § 200 ; Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, §§ 138-140, CEDH 2005‑II). Dans le même ordre d'idées, la Cour a déclaré qu'elle ne saurait substituer sa propre appréciation de la situation à celle d'un agent chargé de l'application des lois qui a dû réagir, dans le feu de l'action, à un danger pour sa propre vie ou celle d'autrui.

 

11.  En dépit des divers éléments qui selon les requérants font douter de la réalité et de la gravité du danger couru par les passagers de la jeep, je ne vois aucune raison de remettre en cause la conclusion des autorités judiciaires nationales, à savoir que l'impression de M.P. selon laquelle sa propre vie et celle de D.R. étaient menacées reposait sur de bonnes raisons et que le coup de feu n'a pas en soi donné lieu à une violation de l'article 2. Je peux également admettre l'avis du parquet et de la juge des investigations préliminaires – fondé sur les éléments dont ils disposaient, notamment le rapport d'autopsie – selon lequel la marche arrière de F.C. sur le corps de Carlo Giuliani n'a pas causé de lésions internes et n'a pas contribué au décès, lequel est résulté exclusivement de la blessure par balle à la tête.

 

12.  Il reste toutefois à déterminer si les mesures d'organisation et de contrôle des opérations ayant abouti à la situation de crise dans laquelle M.P. s'est retrouvé et a recouru à la force meurtrière ont respecté l'obligation en vertu de l'article 2 de protéger le droit à la vie (McCann et autres, précité, §§ 200 et 201). C'est sur cet aspect que je m'écarte du point de vue majoritaire de la Cour. Il s'agit du reste d'une question sur laquelle les enquêtes du parquet et de la juge des investigations préliminaires, qui se sont limitées à examiner la responsabilité pénale de M.P. et de F.C., ne sont pas d'un grand secours. Ni le parquet ni la juge n'ont réellement étudié la planification générale des opérations de sécurité ou l'opération particulière qui a plus directement mené au « naufrage » de la jeep où se trouvait M.P., place Alimonda, et débouché sur la mort de Carlo Giuliani. Les requérants critiquent sévèrement ces deux aspects. Concernant la planification générale, les critiques visent plus particulièrement certains éléments : la modification des plans, le 19 juillet 2001 – veille des événements –, qui semble avoir donné aux carabiniers une fonction dynamique alors qu'auparavant ils étaient censés rester essentiellement statiques, changement qui n'a été communiqué qu'oralement aux chefs, dont M. Lauro, lequel n'en a eu connaissance qu'au matin du 20 juillet ; le fait que les carabiniers n'aient pas été convenablement informés d'un autre changement dans l'ordre de service du 19 juillet 2001, à savoir la décision d'autoriser le cortège des « Tute bianche » ; la sélection et la formation des effectifs, l'argument avancé étant que les carabiniers étaient commandés par des personnes qui avaient de l'expérience dans le domaine des missions de police militaire internationale à l'étranger mais pas en matière de maintien et de rétablissement de l'ordre public ; le choix des armes confiées aux carabiniers, à savoir des armes à feu dotées de balles de plomb et non de balles de caoutchouc ; enfin, le système de communication choisi, qui permettait uniquement les échanges avec les centres de commandement de la police et des carabiniers mais non les contacts radio directs entre policiers et carabiniers. Le Gouvernement estime que des erreurs ou dysfonctionnements éventuels dans la planification, la direction ou la conduite des opérations de sécurité ne sauraient passer pour être directement à l'origine du drame survenu place Alimonda. Je doute fort que cela soit vrai, du moins en ce qui concerne le manquement à informer adéquatement les carabiniers que le cortège des « Tute bianche » avait été autorisé. A supposer que l'on puisse affirmer que la planification générale de l'ensemble des opérations de sécurité n'a pas eu d'effet direct sur les événements ayant conduit au décès de Carlo Giuliani, on ne peut à mon avis en dire autant de la gestion et du contrôle des événements survenus juste avant que la jeep ne se retrouve coincée sur la place.

 

13.  La lumière a été faite sur ces événements grâce aux témoignages livrés lors du « procès des 25 » et au jugement rendu dans cette affaire par le tribunal de Gênes à la date du 13 mars 2008. En résumé, les éléments dont dispose la Cour, notamment ledit jugement, font ressortir les faits suivants :

 

i.  Vers 14 h 50, le cortège des « Tute bianche » arriva rue Tolemaide. Peu après, les carabiniers du bataillon Lombardia l'attaquèrent à l'aide de gaz lacrymogène et de matraques, ignorant apparemment que le cortège avait été autorisé par l'ordre de service modifié de la veille. En réaction, les manifestants commencèrent à lancer des bouteilles de verre et des conteneurs à déchets vers les forces de l'ordre. Des véhicules blindés conduits par des carabiniers arrivèrent à grande vitesse et défoncèrent les barricades mises en place par les manifestants. Peu avant 15 h 30, la centrale opérationnelle ordonna aux carabiniers de se retirer et de laisser passer le cortège des « Tute bianche ». Certains manifestants organisèrent une violente riposte, incendiant l'un des blindés. Le tribunal de Gênes a jugé que jusqu'à 15 h 30 la conduite des carabiniers avait été illégale et arbitraire et avait justifié la résistance des manifestants. Il a cependant estimé que le comportement de ceux-ci après le retrait des carabiniers n'était plus justifié dès lors que l'assaut illégal et arbitraire des carabiniers avait cessé ; en conséquence, même si les manifestants avaient gardé le sentiment d'avoir été victimes d'abus et d'injustices, leur conduite ne pouvait plus à ce stade passer pour défensive mais devait plutôt être considérée comme motivée par un désir de vengeance.

 

ii.  Durant ces événements, et après une confrontation avec des manifestants, un contingent de la compagnie ECHO, dont M.P. faisait partie, se retira dans le calme relatif de la place Alimonda et s'y réorganisa. A un moment donné, le contingent fut rejoint par les deux jeeps Defender, l'une affectée à la compagnie ECHO et l'autre au lieutenant colonel Truglio. Aucun des deux véhicules n'était blindé ni muni de grilles de protection au niveau des vitres latérales arrière ou de la lunette arrière. Selon le Gouvernement, la jeep de la compagnie ECHO conduite par F.C. n'était pas employée dans les opérations de maintien de l'ordre – pour lesquelles on utilisait des véhicules blindés d'un autre type – mais servait uniquement au soutien logistique ; toujours selon le Gouvernement, la jeep avait été envoyée place Alimonda afin d'y récupérer M.P. et D.R., qui étaient souffrants à cause de leur exposition prolongée au gaz lacrymogène. Le capitaine Cappello autorisa M.P. et D.R. à monter dans le véhicule. Selon des éléments de preuve non contestés, M.P. était jeune et inexpérimenté – en service comme carabinier auxiliaire depuis environ dix mois – et de plus il souffrait des effets du gaz lacrymogène, montrait des signes d'intolérance au masque à gaz, avait du mal à respirer et était extrêmement nerveux. Selon le capitaine Cappello, il était inapte à poursuivre son service et était psychologiquement « à plat » et « épuisé ». M. Cappello avait retiré à M.P. le lance-lacrymogènes et la besace contenant les engins lacrymogènes mais ne lui avait pris ni son arme ni ses munitions. En dépit de ses difficultés respiratoires et de sa nervosité, M.P. n'avait pas reçu de soins médicaux alors que, selon le Gouvernement, c'était là le but avoué de l'envoi de la jeep vers la place Alimonda. M.P. a dit lui-même ne pas avoir compris pourquoi on ne l'avait pas conduit à l'hôpital. Au lieu de cela, il était resté à l'arrière de la jeep avec D.R., lequel souffrait également de tension nerveuse et des effets du gaz lacrymogène.

 

iii.  Vers 17 h 20, le contingent de la compagnie ECHO, constitué de cinquante à cent hommes, reçut de M. Lauro l'ordre de remonter la rue Caffa vers la rue Tolemaide, afin d'aider à affronter certains manifestants qui avaient adopté une attitude très agressive et avaient placé des conteneurs à déchets au croisement avec la rue Caffa. Le capitaine Capello a déclaré plus tard que cet ordre l'avait rendu perplexe, compte tenu du nombre et de l'état d'épuisement des hommes dont il disposait et de l'absence totale de véhicules blindés pour protéger ceux-ci. Comme les requérants l'ont souligné, ces propos cadrent mal avec l'affirmation de M. Lauro selon laquelle, avant d'avancer vers la rue Tolemaide, il aurait demandé au capitaine Capello si ses hommes étaient en état de faire face à la situation et aurait reçu une réponse affirmative.

 

iv.  Les deux jeeps Defender, dont l'une avait toujours à son bord M.P. et D.R., suivirent les membres de l'unité qui remontaient à pied la rue Caffa, munis de masques à gaz et de boucliers. Nul ne sait précisément qui, le cas échéant, en a donné l'ordre. F.C., le conducteur de la jeep attribuée à la compagnie ECHO, a déclaré lors du « procès des 25 » qu'il avait eu pour mission de « fermer la marche de ses collègues à pied ». Le sous-lieutenant Zappia, adjoint du capitaine Cappello, a assuré que les deux jeeps s'étaient déplacées ensemble pour éviter de se retrouver isolées et que des instructions avaient été reçues du capitaine Cappello et de M. Lauro, qui étaient en tête du contingent. Or, MM. Lauro et Cappello ont tous deux nié s'être jamais aperçu que les jeeps suivaient l'unité. M. Lauro a dit que les jeeps n'auraient pas dû être là. Le capitaine Cappello a quant à lui affirmé que s'il avait su qu'elles suivaient, il les aurait « renvoyées sans détours » : selon lui, les véhicules n'avaient reçu de lui aucune instruction de suivre le contingent en marche car cela aurait été « du suicide », tout véhicule qui se déplace avec un contingent devant être blindé pour pouvoir fournir le soutien nécessaire. M.P. lui-même a déclaré qu'il n'avait pas compris pourquoi la jeep avait suivi le contingent de la compagnie ECHO au lieu de le conduire à l'hôpital.

 

v.  Rue Tolemaide, le contingent fit l'objet d'une forte riposte de manifestants qui, abrités derrière une barricade de conteneurs, jetaient aux carabiniers des pierres et d'autres projectiles. Le contingent fut contraint à un repli désordonné vers la place Alimonda, laissant derrière lui les deux jeeps exposées et non protégées. Les véhicules firent marche arrière. En essayant de faire demi-tour pour battre en retraite, la jeep conduite par F.C. heurta un conteneur à déchets renversé, qui la bloqua ; le moteur cala. Le véhicule fut immédiatement suivi et encerclé par des manifestants qui, armés de pierres, de bâtons, de barres de fer et d'autres objets, attaquèrent les deux passagers qui se trouvaient à l'arrière. Il est malaisé de déterminer où étaient les autres membres du contingent durant l'assaut de la jeep ayant abouti au décès de Carlo Giuliani. Le Gouvernement a affirmé qu'au moment des faits il y avait approximativement cinquante carabiniers à quelque 150 mètres de la jeep et une « brigade volante » de la Polizia dello Stato postée place Tommaseo, à 250 mètres environ. Il a également été dit qu'aucun appel à l'aide n'avait été adressé à la centrale opérationnelle. Ces informations sont contestées par les requérants, selon lesquels, d'après les documents photographiques et le rapport sommaire, le lieutenant Truglio était à 10 mètres environ de la place Alimonda et le reste de la compagnie ECHO – soit une centaine d'hommes – un peu plus loin, ce que corroborent les témoignages livrés lors du « procès des 25 » par l'officier Mirante et le sous-lieutenant Zappia, qui ont estimé que les jeeps se trouvaient respectivement à 30 et 20 mètres d'eux. Ce qui est clair et incontesté, c'est que les membres de la compagnie ECHO et la police n'ont rien fait pour venir en aide à la Defender, qui était l'objet d'un violent assaut et qui avait à son bord deux personnes diminuées et vulnérables, tapies à l'arrière, situation dans laquelle il existait un réel danger de mort non seulement pour les carabiniers eux-mêmes mais aussi pour les manifestants dans l'hypothèse où les carabiniers étaient forcés d'utiliser leurs armes pour se défendre.

 

14.  La majorité de la chambre admet que la gestion des opérations par les autorités nationales soulève un certain nombre de questions, auxquelles n'ont permis de répondre ni l'enquête menée au niveau interne ni les autres éléments dont dispose la Cour. La majorité estime toutefois qu'il faut tenir compte du fait que les événements en cause se sont produits en un court laps de temps et au terme d'une longue journée d'opérations de maintien de l'ordre, journée durant laquelle les services chargés de l'application des lois ont été mis à rude épreuve face à des situations dangereuses où tout se précipitait. La majorité déclare également que la charge contre les manifestants ordonnée par M. Lauro était le résultat d'une décision opérationnelle justifiée et liée à la perception des risques, en fonction de l'évolution de la situation, et qu'il était impossible de prévoir les événements de la place Alimonda. Plus généralement, la majorité estime que, vu l'absence d'une enquête nationale à ce sujet, la Cour est dans l'impossibilité d'établir l'existence d'un lien direct et immédiat entre les défaillances qui ont pu entacher la préparation et la conduite de l'opération de maintien de l'ordre et la mort de Carlo Giuliani.

 

15.  Je ne conteste pas que la décision de recourir à la compagnie ECHO pour charger les manifestants était justifiée sur le plan opérationnel. Ce qui en revanche soulève de sérieuses questions, c'est le fait que les deux jeeps – dont l'une avait à son bord un carabinier armé et diminué physiquement et psychologiquement – aient été autorisées à suivre l'unité et à participer à une opération pour laquelle elles n'étaient manifestement pas équipées. Si les faits précis qui se sont produits place Alimonda ne pouvaient être prévus, il était à mon sens parfaitement prévisible que, dans la situation très tendue qui prévalait à ce moment et en ce lieu, la vie des occupants de la jeep et celle des manifestants étaient menacées. Pour la même raison, et même si la Cour a hélas été privée du bénéfice des conclusions d'une enquête interne effective sur les faits ayant abouti au décès, je ne peux admettre qu'aucun lien ne puisse être établi entre, d'une part, les carences du contrôle et de la gestion des faits survenus juste avant les déboires de la Defender et, d'autre part, la mort de Carlo Giuliani.

 

16.  Concernant le premier élément d'appréciation invoqué par la majorité de la Cour, je tiens à dire que je suis bien conscient des grandes difficultés rencontrées par les autorités nationales dans la planification et la conduite d'une vaste opération de sécurité lors du sommet du G8, lequel a été le théâtre de graves troubles et d'actes extrêmement violents. J'ai également à l'esprit la mise en garde du Gouvernement contre le fait de substituer son propre avis sur la bonne manière de gérer les opérations à celui des responsables qui se trouvaient sur place, et je n'oublie pas qu'il est risqué de s'appuyer sur la sagesse rétrospective. Cependant, même si l'on tient compte des problèmes auxquels les autorités ont dû faire face, les circonstances décrites révèlent à mon sens un grave et préoccupant manque de coordination et de contrôle effectif sur les opérations de sécurité de l'après-midi du 20 juillet, lacunes qui sont directement à l'origine de la situation dans laquelle M.P., jeune carabinier inexpérimenté, blessé, non protégé et paniqué, a eu recours à une force meurtrière ayant entraîné un tragique décès. A mes yeux, ces défaillances de la part des personnes responsables de la planification et du contrôle des opérations s'analysent en un manquement à protéger le droit à la vie de Carlo Giuliani, et donc en une violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel.

 

ii.  L'obligation procédurale découlant de l'article 2

 

17.  Le Gouvernement insiste sur le fait que, puisque toutes erreurs ou carences éventuelles dans la planification et la conduite des opérations n'ont eu aucun effet direct sur l'origine des événements de la place Alimonda, il était superflu et étranger à la compétence des autorités judiciaires italiennes ayant examiné la responsabilité pénale de M.P. et de F.C. d'étendre leurs investigations aux autorités supérieures de la police ou d'apprécier la responsabilité d'autres personnes. Pour les raisons exposées plus haut, je ne suis pas convaincu que les erreurs et défaillances dans la conduite des opérations soient dépourvues de lien étroit avec les événements qui ont débouché sur le décès de Carlo Giuliani. Les obligations procédurales pesant sur l'Etat en vertu de l'article 2 exigent que les actions de l'Etat ayant mené à l'usage de la force meurtrière soient soumises à une forme d'enquête indépendante et publique propre à déterminer si le recours à la force était justifié dans les circonstances particulières d'une affaire. Le cas échéant, l'enquête doit également être susceptible d'examiner toute déficience du système ayant pu aboutir à un décès, par exemple dans la planification d'opérations de police (McCann et autres et Şimşek et autres, arrêts précités). Dans le contexte propre à l'espèce, j'estime que l'article 2 exigeait une enquête effective portant non seulement sur l'éventuelle responsabilité pénale de M.P. ou de F.C., mais aussi sur la planification et la conduite des opérations ayant mené au décès, de manière à faire jouer pleinement l'obligation des agents de l'Etat de rendre des comptes quant aux circonstances ayant abouti au décès. Etant donné que pareille enquête n'a pas été menée, il y a eu, comme l'a jugé la majorité, violation des exigences procédurales de l'article 2 pour ce motif également.

 

18.  Etant parvenu à cette conclusion, j'ai estimé qu'il n'était pas nécessaire d'examiner séparément le grief des requérants tiré des articles 6 et 13 de la Convention. En outre, je partage globalement l'avis de la chambre selon lequel il n'y a pas eu manquement de l'Etat défendeur à satisfaire à ses obligations découlant de l'article 38 de la Convention.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES CASADEVALL ET GARLICKI

 

1. Dans cette affaire, certes déplorable, la majorité a conclu à la violation de l'article 2 de la Convention sous son volet procédural. Nous ne saurions souscrire à cette conclusion.

 

2. D'emblée, nous tenons à marquer notre accord partiel avec l'observation de caractère général du juge Zagrebelsky, notre collègue, en ce qui concerne l'exposé de faits figurant dans l'arrêt. Celui-ci est excessivement long et comporte des antécédents non nécessaires, voire inutiles, pour l'essentiel des questions à résoudre en l'espèce.

 

3. Nous adhérons par ailleurs à l'exposé des faits et aux conclusions de la juge des investigations préliminaires en date du 5 mai 2003, notamment sur les points relatifs au lien de causalité entre le tir de M.P. et la mort de Carlo Giuliani, ainsi que sur la situation d'extrême violence envers les carabiniers qui a prévalu dans les lieux et les circonstances de l'affaire et qui permet de neutraliser la responsabilité pénale de M.P. Celui-ci a fait un usage légitime des armes pour repousser une violence ou vaincre une résistance à l'autorité (cas prévus à l'article 53 du code pénal) et, en tout état de cause, confronté à une situation d'extrême violence qui menaçait directement son intégrité physique, a agi en situation de légitime défense (paragraphe 2 a) de l'article 2 de la Convention).

 

4. Une fois admis qu'il n'y a pas eu un usage disproportionné de la force (paragraphe 227) ni de manquement à l'obligation positive de protéger la vie de Carlo Giuliani (paragraphe 243 de l'arrêt), il ne reste plus que la question des obligations procédurales. La majorité conclut à la violation de l'article 2 sous son volet procédural en se basant essentiellement sur les deux points suivants :

 

a) le caractère prétendument « superficiel » du rapport d'autopsie, combiné avec l'observation d'un fragment métallique fiché dans la tête de la victime et la restitution du corps à la famille en vue de son incinération (paragraphes 247 à 251) et

 

b) l'absence d'un examen du contexte général – enquête au niveau national – qui eût permis de déterminer si les opérations de maintien de l'ordre avaient été planifiées de façon à éviter l'incident (paragraphes 252 et 253).

 

5. Sur le premier point, nous estimons qu'après le constat du lien de causalité entre l'action du tireur et l'effet produit, ainsi que de la réalité de la mort de la victime, nulle autre autopsie n'était vraiment nécessaire afin d'établir la vérité (si ce n'est pour l'intérêt médicolégal et de police scientifique). En effet, Carlo Giuliani a été tué par M.P., qui a avoué avoir tiré deux coups de feu, dans des conditions ayant résulté des faits.

 

Pour trancher la question qui nous est posée, peu importent les éventuelles informations supplémentaires qui auraient pu être obtenues sur le fragment métallique, la distance, la trajectoire, l'angle de tir ou l'éventuel impact de la balle avec une pierre ou un autre objet intermédiaire. Des telles informations n'auraient à notre avis rien changé aux éléments essentiels du drame, à savoir : l'auteur des tirs, la victime et la cause du décès. Le corps du défunt n'a été remis à la famille qu'après l'autopsie et c'est à sa demande que le parquet, n'ayant pas de raison impérieuse, présente ou prévisible de refuser une telle demande, et pour éviter de prolonger inutilement le désarroi de la famille, a autorisé l'incinération. Les proches du défunt savaient que l'incinération est un mode de destruction irréversible et que toute autopsie ultérieure serait désormais impossible.

 

6. Sur le deuxième point, nous ne voyons pas de rapport entre une enquête au « niveau national » visant à l'examen de l'organisation et de la gestion de l'ensemble des opérations de maintien de l'ordre pour le sommet du G8 à Gênes, et l'incident concret, ponctuel et de courte durée qui s'est produit place Alimonda le 20 juillet 2001. La majorité reconnaît que la charge ordonnée par le fonctionnaire de police Lauro « était le résultat d'une décision opérationnelle justifiée et liée à la perception des risques, en fonction de l'évolution de la situation » et elle ajoute qu'« [i]l était dès lors impossible de prévoir à l'avance les évènements qui se sont produits (...). Enfin, il convient de rappeler que l'incident ayant abouti à la mort de Carlo Giuliani a été relativement bref » (paragraphe 238) ; en effet, l'incident s'est déroulé entre 17 heures et 17 heures 27 (paragraphes 17 et 29) et « les circonstances ayant entouré la mort » (paragraphe 252) ne laissent aucun doute.

 

7. Partant, avec le bénéfice du recul, nous estimons que l'enquête menée pas les autorités italiennes dans cette regrettable affaire a été suffisante, effective et contradictoire, conformément aux obligations positives incombant à l'Etat, et qu'aucune violation procédurale de l'article 2 de la Convention n'est imputable à l'Etat défendeur.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
DU JUGE ZAGREBELSKY

 

Je regrette de ne pouvoir partager l'opinion de la majorité de la chambre, qui a conclu à la violation de l'article 2 de la Convention sous son volet procédural.

 

1. J'expliquerai ci-après mon opinion dissidente, mais une prémisse générale est nécessaire, concernant l'arrêt dans son ensemble et, plus particulièrement, sa partie en fait. A mon avis, l'exposé des faits s'étend sur la narration d'antécédents dont la Cour elle-même est consciente de l'inutilité aux fins des questions à trancher (voir le paragraphe 235). Il s'agit de la description et de l'évaluation d'événements hautement controversés au niveau national et qui n'ont pas encore fait l'objet de jugements définitifs des tribunaux internes. Le risque d'une lecture partisane de l'arrêt aux fins des tensions que suscitent toujours en Italie les événements en cause n'est pas exclu, et se trouve même aggravé par le retard avec lequel la décision de la Cour arrive (sept ans après l'introduction de la requête).

 

2. Je partage l'opinion de la majorité de la chambre, qui n'a pas décelé de violation de l'article 2 de la Convention en son volet matériel. A mon avis, il n'y a aucune raison de se départir des conclusions du jugement rendu à l'issue d'une enquête qui a éclairci, autant qu'il était possible, les événements en question.

La juge, sur la base du rapport collégial des experts et des autres preuves (vidéos, témoignages) dont elle disposait, a admis que le tir allait vers le haut et que la trajectoire de la balle avait été déviée par l'impact avec une pierre ou un objet similaire.

Il me semble que, dans le contexte de l'agression violente qu'il a subie avec ses collègues, le tireur a eu une réaction justifiée au sens du paragraphe 2 a) de l'article 2 de la Convention.

Nul doute que l'agression était très grave et qu'elle a dû paraître gravissime aux occupants de la jeep, encerclée par plusieurs manifestants qui étaient armés de bâtons, de poutres et de pierres, et qui avaient cassé les vitres du véhicule. L'un des assaillants a introduit une planche de bois dans la jeep et a blessé un carabinier qui se trouvait à côté de l'auteur des coups de feu. Les occupants ne pouvaient bouger à l'intérieur de la jeep. Peu avant, un blindé des carabiniers avait été incendié par les manifestants. La crainte d'être lynché était, vu les circonstances, plus que raisonnable.

Dans cette situation spécifique – soudaine et gravissime –, la réaction du carabinier a consisté à tirer deux coups de feu vers le haut ; seul un hasard exceptionnel et improbable a dévié la balle. On doit certes prendre en considération l'anomalie imprévisible de la trajectoire de la balle (et les conséquences mortelles du coup de feu qui, par ricochet, a touché la victime), même si l'on admet que cette anomalie n'exclut pas le lien de causalité.

Des tirs d'intimidation peuvent-ils être assimilés à l'usage de la force au sens de l'article 2 § 2 a) de la Convention ? Il est clair en tout cas que leur nature, au regard de leur nécessité et du but légitime poursuivi, doit être prise en compte.

Dans l'arrêt Bakan c. Turquie (no 50939/99, §§ 55-56, 12 juin 2007), la Cour a exclu la violation de l'article 2 de la Convention en tenant compte du fait que la mort de la victime, tuée par une balle tirée par un gendarme, « [était] le résultat de la malchance, la balle à l'origine de la blessure mortelle ayant atteint la victime par ricochet » (voir aussi, mutatis mutandis, Kathleen Stewart c. Royaume-Uni, no 10044/82, décision de la Commission du 10 juillet 1984, Décision et rapports 39).

Sagesse et prudence conduisent normalement la Cour à adopter un critère réaliste et à dire que la légitimité de l'usage de la force doit être appréciée au regard de la situation telle qu'elle s'est présentée aux yeux des protagonistes des événements, qui agissent dans le feu de l'action et dans la perception honnête d'un danger pour leur propre vie ou celle des autres, même si par la suite la situation peut être évaluée différemment. Une attitude différente de la part de la Cour imposerait à l'Etat et à ses agents chargés de l'application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s'exercer aux dépens de leur vie et de celle d'autrui (Bubbins c. Royaume-Uni, no 50196/99, §§ 138-140, CEDH 2005‑II ; McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, § 200, série A no 324 ; Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 66, CEDH 2004‑XI ; Huohvanainen c. Finlande, no 57389/00, §§ 96-97, 13 mars 2007).

 

3. Le G8 de Gènes a vu se dérouler, d'une part une imposante manifestation d'opposition pacifique et légale et, d'autre part, des actes de violence extrême contre les biens et les personnes, organisés par des groupes nombreux, armés de toutes sortes d'objets. En s'entremêlant, manifestations et actes de violence ont rendu extrêmement difficile, voire impossible, une gestion de l'ordre public ordonnée et planifiée à l'avance.

La majorité elle-même admet que « la charge ordonnée par le fonctionnaire de police Lauro était le résultat d'une décision opérationnelle justifiée et liée à la perception des risques, en fonction de l'évolution de la situation », que « les forces de l'ordre avaient dû faire face à des situations de danger évoluant dans un laps de temps très court et prendre des décisions opérationnelles cruciales », qu'« [i]l était (...) impossible de prévoir à l'avance les événements qui se sont produits place Alimonda » et que « l'incident ayant abouti à la mort de Carlo Giuliani a été relativement bref » (paragraphe 238 de l'arrêt). On ne voit pas, par conséquent, la pertinence des questions concernant l'organisation, la planification et la gestion des opérations de maintien de l'ordre public antérieures aux faits litigieux (paragraphe 235). Et ce particulièrement si l'on tient compte, comme on doit le faire, de la situation d'encombrement et de violence qui prévalait dans la zone, des priorités qui étaient celles des responsables des opérations et de l'imprévisibilité de l'incident soudain.

En ce qui concerne les événements tels qu'ils se sont produits, ce qui est pertinent c'est l'action du tireur dans le contexte du moment.

De plus, la Cour a dit plusieurs fois qu' « eu égard à la difficulté de la mission de la police dans les sociétés contemporaines, à l'imprévisibilité du comportement humain et à l'inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources, il y a lieu d'interpréter l'étendue de l'obligation positive pesant sur les autorités internes de manière à ne pas imposer à celles-ci un fardeau insupportable » (voir, entre autres, Makaratzis précité, § 69).

La jurisprudence de la Cour offre nombre d'exemples où la Cour a décelé des manquements ou des erreurs dans la planification et la direction de l'action des forces de l'ordre et a dit, pour cette seule raison, qu'il y avait eu violation de l'article 2. Il ressort de cette jurisprudence que la responsabilité de l'Etat peut être engagée même dans le cas où aucune critique ne peut être soulevée à propos de l'action ultime de l'agent qui a causé la perte d'une vie. Cela dit, il est tout à fait évident que les circonstances propres à chaque affaire sont différentes et que la jurisprudence dont il s'agit doit être maniée avec discernement. Il suffit de comparer la présente affaire avec les cas examinés par la Cour dans les arrêts McCann et autres (précité), Andronicou et Constantinou c. Chypre (9 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI), Makaratzis (précité), Natchova et autres c. Bulgarie ([GC], nos 43577/98 et 43579/98, CEDH 2005‑VII), Şimşek et autres c. Turquie (nos 35072/97 et 37194/97, 26 juillet 2005) et Erdoğan et autres c. Turquie (no 19807/92, 25 avril 2006).

En l'espèce, le cadre et la cause des tirs du carabinier résident exclusivement dans l'agression menée par le groupe de manifestants, dont la victime elle-même faisait partie. Cela me conduit à dire qu'il serait injustifié de fonder une conclusion de violation matérielle de l'article 2 sur l'évaluation critique de la conduite des autorités à un moment ou à un autre des événements qui ont marqué les manifestations contre le sommet du G8 de Gênes. A la lumière de ce que la majorité admet (paragraphe 238), seuls me paraissent pertinents, dans la présente affaire, le contexte de la violente agression, l'action du tireur et ses conséquences.

 

4. La position que je pense correcte aux fins de l'examen du grief concernant l'article 2 sous son volet matériel amène une discussion parallèle sur la question de la carence de l'enquête nationale, retenue par la majorité du fait qu' « [à] aucun moment il n'a été question d'examiner le contexte général et de voir si les autorités avaient planifié et géré les opérations de maintien de l'ordre de façon à éviter le type d'incident ayant causé le décès de Carlo Giuliani ». En particulier, l'enquête n'aurait « nullement visé à déterminer les raisons pour lesquelles M.P. – jugé incapable par ses supérieurs de poursuivre son service en raison de son état physique et psychique (...) – n'avait pas été immédiatement conduit à l'hôpital, avait été laissé en possession d'un pistolet chargé et avait été placé dans une jeep privée de protection qui s'était retrouvée isolée du peloton qu'elle avait suivi » (paragraphe 252 de l'arrêt).

D'une part, il me semble que l'enquête menée par le parquet de Gênes a bien abordé les éléments antérieurs aux tirs en cause. De ce fait, l'enquête est allée bien au-delà du seul fait matériel des tirs de pistolet et du contexte immédiat dans lequel ils se sont inscrits (la documentation rassemblée pendant l'enquête, le contenu des témoignages, l'exposé des faits dans le réquisitoire du ministère public et dans la décision du juge en sont la preuve). Et cela est encore plus vrai s'agissant du « procès des 25 ».

D'autre part, pour les raisons déjà exprimées dans le cadre de l'examen du volet matériel de l'article 2, l'efficacité de l'enquête en ce qui concerne le décès en cause n'en a en rien pâti, puisque les faits indiqués au paragraphe 252 de l'arrêt ne concernent pas la question de savoir si en l'espèce la mort infligée à la victime est justifiée au regard du paragraphe 2 de l'article 2 de la Convention. La réponse à cette question est donnée par la majorité au paragraphe 238.

 

5. Dans le raisonnement de la majorité, une autre défaillance de l'enquête justifierait sa conclusion qu'il y a eu violation de l'article 2 en son volet procédural. Il s'agit de la « superficialité » de l'autopsie, de l'incinération inopportune du cadavre, du trop court délai laissé aux requérants pour intervenir dans les opérations d'autopsie.

Concernant cette dernière remarque (paragraphe 248), il me semble qu'elle ne tient pas compte du fait que l'autopsie est par sa nature même urgente, ce qui laisse très peu de temps au parquet, à l'accusé et aux parties lésées pour le choix de leurs experts. De toute façon, rien n'empêchait les requérants de nommer un expert, de prendre contact avec les experts du parquet et de voir le corps dans les heures suivantes avant de faire procéder à l'incinération (autorisée le 23 juillet, soit deux jours après l'autopsie). La possibilité de participer aux opérations des experts n'a par conséquent pas été rendue trop difficile, voire impossible.

Le corps, après l'autopsie, a été rendu à la famille et, à la demande de celle-ci, le parquet en a autorisé l'incinération. La majorité estime que le parquet n'aurait pas dû donner son autorisation « bien avant de connaître les résultats de l'autopsie, et alors que la veille il avait donné aux experts un délai de soixante jours pour remettre leur rapport, d'autant plus que le parquet lui-même a jugé « superficiel » le rapport d'autopsie » (paragraphe 250).

Au moment où le parquet a autorisé la famille de la victime à disposer de la dépouille et à la faire incinérer, aucune des raisons qui sont apparues par la suite n'étaient présentes ou prévisibles (ne l'était certes pas la « superficialité » du rapport des experts, lequel devait encore être rédigé) ; de plus, si les experts n'indiquent pas qu'ils ont encore besoin du cadavre, la pratique constante et raisonnable veut que l'on épargne à la famille le fardeau supplémentaire d'une attente prolongée.

Tout ce que l'on peut regretter a posteriori ne permet pas, à mon avis, de mettre en cause ceux qui à l'époque ont raisonnablement cru pouvoir et devoir répondre favorablement à la demande de la famille. Pour l'évaluation des faits matériels objets d'une requête mais également en ce qui concerne les décisions judiciaires de nature procédurale, le moment et cadre à prendre en considération est celui où la décision a été (a dû être) prise (voir, mutatis mutandis, R.K. et A.K. c. Royaume-Uni, no 38000/05, § 36, 30 septembre 2008).

J'en viens à la question de la « superficialité » de l'autopsie et du rapport d'autopsie. Mentionnée par le parquet dans son réquisitoire, sans précisions, pour justifier le temps pris par l'enquête (le parquet ayant dû ordonner une autre expertise collégiale), elle renvoie à l'évidence au fait que les experts n'ont pas récupéré le morceau du blindage de la balle que le scanner avait mis en évidence, fiché dans la tête de la victime. L'expert Salvi s'est expliqué à ce propos et l'arrêt du tribunal de Gênes dans le « procès des 25 » en donne acte (page 389). L'expert a vu le fragment métallique dans les reproductions tirées du scanner et a estimé qu'il ne s'agissait pas de la balle mais d'un fragment très petit, le jugeant très difficile à récupérer dans la masse cérébrale et inutile aux fins des examens balistiques. Cette explication peut paraître insuffisante a posteriori, vu l'importance du fait que le blindage de la balle s'était brisé, et que certains débris du blindage, retrouvés dans la cagoule de la victime, portaient les traces d'un impact avec un objet intermédiaire, amenant ainsi l'hypothèse d'une déviation de la trajectoire du tir. On peut comprendre que les experts successifs aient pu, par prudence, regretter l'indisponibilité du cadavre aux fins de leurs examens, mais cela ne signifie pas que cet élément ait entaché l'enquête dans son ensemble. En effet, le morceau de blindage non récupéré pouvait uniquement confirmer l'hypothèse d'un impact avec un objet intermédiaire (en cas de présence de traces de l'impact), mais nullement l'infirmer (en cas d'absence de traces).

Tous les éléments pertinents et utiles pour évaluer le déroulement des faits et les éventuelles responsabilités quant à la mort de la victime ont été recherchés et examinés, autant qu'il était possible, pendant l'enquête. Celle-ci doit donc, à mon avis, être jugée suffisante dans son ensemble au regard des obligations procédurales découlant de l'article 2 de la Convention.

 

 



[1].  En gras dans le texte