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Cour européenne des droits de l'homme

 

CINQUIÈME SECTION

AFFAIRE SANCHEZ c. FRANCE

(Requête no 45581/15)

 

 

ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale d’un élu faute d’avoir promptement supprimé les propos illicites de tiers sur le mur de son compte Facebook librement accessible au public et utilisé lors de sa campagne électorale Provocation à la haine ou à la violence à l’égard de personnes de confession musulmane • Responsabilité du requérant en tant que titulaire du compte, et distincte des tiers rédacteurs également condamnésMotifs pertinents et suffisantsSanction proportionnée

 

 

STRASBOURG

2 septembre 2021

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.



En l’affaire Sanchez c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

 Síofra O’Leary, présidente,
 Mārtiņš Mits,
 Ganna Yudkivska,
 Stéphanie Mourou-Vikström,
 Ivana Jelić,
 Arnfinn Bårdsen,
 Mattias Guyomar, juges,
et de Victor Soloveytchikgreffier de section,

Vu :

la requête (no 45581/15) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Julien Sanchez (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 15 septembre 2015,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 10 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  La requête concerne, au regard de l’article 10 de la Convention, la condamnation pénale du requérant, à l’époque élu local et candidat aux élections législatives, pour provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes ou une personne à raison d’une religion déterminée, faute pour lui d’avoir promptement supprimé les propos tenus par des tiers sur le mur de son compte Facebook.

EN FAIT

2.  Le requérant est né en 1983 et réside à Beaucaire. Il est représenté par M. D. Dassa Le Deist, avocat.

3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4.  Le requérant est maire de la ville de Beaucaire depuis 2014 et président du groupe Rassemblement national (Front national - FN - jusqu’en 2018) au Conseil régional d’Occitanie. À l’époque des faits, il était le candidat du Front national aux élections législatives dans la circonscription de Nîmes. F.P., alors député européen et premier adjoint au maire de Nîmes, était l’un de ses adversaires politiques.

5.  Le 24 octobre 2011, le requérant posta sur le mur de son compte Facebook, qu’il gérait personnellement et dont l’accès était ouvert au public, un billet concernant F.P., qui se lisait comme suit :

« Alors que le FN a lancé son nouveau site Internet national à l’heure prévue, une pensée pour le Député européen UMP Nîmois [F.P.], dont le site qui devait être lancé aujourd’hui affiche en une un triple zéro prédestiné (...) »

6.  Un tiers, S.B., réagit le jour-même à cet article, en ajoutant le commentaire suivant sur le mur du compte Facebook du requérant :

« Ce grand homme a transformé Nîmes en Alger, pas une rue sans son khebab et sa mosquée ; dealers et prostitués règnent en maître, pas étonnant qu’il est choisi Bruxelles capital du nouvel ordre mondial celui de la charia.... Merci l’UMPS au moins ça nous fait économiser le billet d’avion et les nuits d’hôtels.... J’adore le Club Med version gratuite.... Merci [F.] et kiss à Leila ([L.]).... Enfin un blog qui nous change la vie... » (sic)

7.  Un autre lecteur, L.R., écrivit également les trois commentaires suivants :

« Des bars à chichas de partout en centre-ville et des voilées .... Voilà ce que c’est Nîmes, la ville romaine soi-disant....L’UMP et le PS sont des alliés des musulmans. » (sic)

« Un trafic de drogue tenu par les musulmans rue des lombards qui dure depuis des années... avec des caméras dans la rue ..., un autre trafic de drogue au vu de tout le monde avenue general leclerc ou des racailles vendent leur drogue toute la journée sans que la police intervienne et devant des collèges et lycées, des caillassages sur des voitures appartenant à des « blancs » route d’arles aux feu sans arrêt... nimes capitale de l’insécurité du languedoc roussillon. » (sic)

« [P.], l’élu au develloppement économique lol develloppement économique hallal boulevard gambetta et rue de la republique (islamique). » (sic)

8.  Dans la matinée du 25 octobre 2011, L.T., compagne de F.P., prit connaissance de ces commentaires. Se sentant insultée directement et personnellement par des propos qu’elle qualifia de « racistes », qui associaient son prénom, selon elle « à consonance maghrébine », à la politique de F.P., elle se rendit immédiatement au salon de coiffure géré par S.B., qu’elle connaissait personnellement. Ce dernier, qui ignorait le caractère public du mur Facebook du requérant, supprima son commentaire aussitôt après le départ de L.T., ce que celle-ci confirmera ultérieurement lors de son audition par les gendarmes.

9.  Le 26 octobre 2011, L.T. écrivit au procureur de la République de Nîmes pour déposer plainte contre le requérant, S.B. et L.R., en raison des propos publiés sur le mur du compte Facebook du requérant. Elle joignit à son courrier des impressions d’écran attestant des commentaires litigieux.

10.  Le 27 octobre 2011, le requérant mit sur le mur de son compte Facebook un message invitant les intervenants à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires », sans intervenir sur son mur ou sur les commentaires qui y étaient publiés.

11.  L.T. fut entendue par les gendarmes le 6 décembre 2011. Elle déclara avoir découvert les commentaires le matin du 25 octobre 2011, alors qu’elle était dans le bureau de son compagnon, député européen et premier adjoint au maire de Nîmes. Elle précisa que leur relation était de notoriété publique, que les propos tenus sur le mur du compte Facebook du requérant, accessible à tous, associait son prénom à consonnance maghrébine à celui de son compagnon et à sa politique, le tout rattaché à des propos à caractère raciste. Elle indiqua qu’après avoir découvert les faits, elle s’était immédiatement rendue au salon de coiffure tenu par S.B., à qui elle avait fait part de son indignation. Selon elle, S.B. était très surpris et n’avait manifestement pas connaissance du caractère public de ce mur Facebook, mais il avait confirmé qu’il parlait bien d’elle lorsqu’il écrivait « Merci [F.] et kiss à [L.] ». Elle ajouta avoir été raccompagnée à la mairie par l’épouse du préfet, qui passait là par hasard et avait constaté son état d’énervement. Au cours du trajet, elle s’était reconnectée sur Facebook et avait constaté que le commentaire de S.B. avait déjà été retiré. Les investigations sur le mur du compte Facebook du requérant permirent de constater, le même jour, que les propos du requérant et les commentaires de L.R. y figuraient toujours, tandis que celui publié par S.B. avait effectivement disparu.

12.  Par ailleurs, L.R. fut identifié comme étant un employé de la ville de Nîmes. Entendu par les gendarmes le 23 janvier 2011, il indiqua exercer les fonctions d’attaché de campagne électoral du requérant et contesta le caractère raciste de ses propos ou tout appel à la haine raciale. Expliquant n’avoir à aucun moment voulu diriger ses propos contre L.T., il précisa avoir entre temps supprimé les commentaires dans lesquels F.P. aurait pu se reconnaître ou se faire reconnaître.

13.  Au cours de son audition du 25 janvier 2012, S.B. déclara aux gendarmes avoir ignoré le caractère public du mur du compte Facebook du requérant et supprimé ses commentaires aussitôt après l’intervention de L.T. devant son salon de coiffure. Il ajouta avoir informé le requérant de cette altercation le jour-même.

14.  Le 28 janvier 2012, le requérant fut également entendu par les enquêteurs. Rappelant avoir été candidat à Nîmes contre F.P., le compagnon de L.T., il expliqua ne pas pouvoir surveiller la multitude de commentaires publiés chaque semaine sur le mur de son compte Facebook. Il indiqua notamment : ne pas être l’auteur des propos ; n’avoir pas eu le temps de supprimer le commentaire de S.B., qui était déjà intervenu ; n’avoir pris connaissance de ceux de L.R. qu’au moment de sa convocation à la gendarmerie, précisant être prêt à les supprimer si la justice le lui demandait ; qu’il consultait le mur de son compte Facebook tous les jours, mais qu’il ne lisait pas souvent les commentaires, trop nombreux compte tenu d’un nombre d’« amis » s’élevant à plus de 1 800 personnes susceptibles de poster des commentaires 24h/24, préférant poster des thèmes pour informer ses lecteurs ; que L.T., qu’il ne connaissait que sous le nom de son compagnon, n’était pas citée nominativement et qu’il avait découvert son prénom à l’occasion de la plainte déposée par elle ; que L.T. l’avait déjà personnellement pris à partie dans un bureau de vote ; qu’elle aurait lui téléphoner pour demander de supprimer ces commentaires, ce qui aurait permis d’« économiser » une plainte, mais que son but était certainement de déstabiliser sa candidature face à son compagnon ; qu’à la place L.T. s’était rendue dans le salon de coiffure de S.B., qu’elle connaissait, pour l’insulter et le menacer devant des témoins ; enfin, qu’il connaissait L.R. et S.B., militants de son parti qui n’y exerçaient aucune fonction. Évoquant ses origines étrangères, il ajouta n’avoir jamais fait preuve d’un quelconque racisme ou d’une discrimination envers quiconque, et ne voir aucun appel au meurtre ou à la violence dans les propos litigieux, qui demeuraient selon lui dans les limites de la liberté d’expression de tout citoyen. Il souligna la suppression du caractère public du mur de son compte Facebook quelques jours avant cette audition, afin de le rendre uniquement accessible à ceux qui choisissent d’être ses amis et d’éviter tout nouvel incident qui ne serait pas de son fait. Postérieurement à cette audition, les enquêteurs purent confirmer que la page Facebook du requérant n’était effectivement plus accessible au public.

15.  Le requérant, S.B. et L.R. furent cités à comparaître devant le tribunal correctionnel de Nîmes pour la mise en ligne des propos litigieux sur le mur du compte Facebook du requérant, constitutifs des faits de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes, notamment L.T., à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non‑appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée. Les citations visaient les articles 23, alinéa 1er, 24, alinéa 8 et 65-3 de la loi du 29 juillet 1881, ainsi que l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982.

16.  Par un jugement du 28 février 2013, le tribunal correctionnel de Nîmes déclara le requérant, S.B. et L.R. coupables des faits reprochés et condamna chacun d’entre eux au paiement d’une amende de quatre mille euros (EUR). Le requérant fut condamné sur le fondement des articles 23, alinéa 1er, 24, alinéa 8, la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982. S.B. et lui furent en outre solidairement condamnés à payer mille EUR à L.T., partie civile, en réparation de son préjudice moral. En revanche, le tribunal estima ne pas devoir prononcer la peine d’inéligibilité requise par le ministère public.

17.   Dans son jugement, le tribunal jugea tout d’abord que les différents propos reprochés définissaient parfaitement le groupe de personnes concernées, à savoir « celui des musulmans ». Il ajouta que l’assimilation de ce groupe avec des « dealers et prostituées » qui « règnent en maître », « des racailles qui vendent leur drogue toute la journée » ou les auteurs de « caillassages sur des voitures appartenant à des blancs », tendait clairement, tant par son sens que par sa portée, à susciter un fort sentiment de rejet envers le groupe des personnes de confession musulmane, réelle ou supposée. Il estima en outre que L.T. pouvait être considérée comme provoquée par les propos litigieux, compte tenu des références à son compagnon et des termes « Merci [F.] et kiss à [L.] » qui étaient de nature à les assimiler aux responsables supposés de la transformation de « Nîmes en Alger » et de susciter à leur égard haine ou violence.

18.  S’agissant du requérant, le tribunal rappela qu’il se déduisait de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 septembre 2011, que la responsabilité pénale du producteur d’un site de communication au public en ligne, mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, n’est engagée, à raison du contenu de ces messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne ou que, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment il en a eu connaissance. Il écarta les arguments du requérant, selon lequel il n’avait pas le temps de lire les commentaires et n’était pas au courant des propos de S.B. et L.R., aux motifs que : d’une part, les commentaires ne pouvaient être publiés sur son mur qu’après avoir autorisé ses « amis » à y avoir accès, soit 1 829 personnes au 25 octobre 2011, et qu’il lui appartenait de s’assurer de la teneur de leurs propos ; d’autre part, il ne pouvait ignorer que son compte était de nature à attirer des commentaires ayant une teneur politique, par essence polémique, dont il devait assurer plus particulièrement encore la surveillance. Il conclut en relevant qu’ayant pris l’initiative de créer un service de communication au public par voie électronique en vue d’échanger des opinions et ayant laissé les commentaires litigieux encore visibles le 6 décembre 2011 selon les enquêteurs, le requérant n’avait pas promptement mis fin à cette diffusion et était dès lors coupable en qualité d’auteur principal.

19.  Le requérant et S.B. interjetèrent appel. S.B. se désista par la suite.

20.  Par un arrêt du 18 octobre 2013, la cour d’appel de Nîmes confirma la déclaration de culpabilité du requérant, réduisant l’amende à trois mille EUR. Elle le condamna également à verser mille EUR à L.T., au titre des frais et dépens à hauteur d’appel.

21.  Dans sa motivation, la cour d’appel jugea que le tribunal correctionnel avait considéré à juste titre que les propos définissaient clairement le groupe de personnes concernées, à savoir les personnes de confession musulmane, et que l’assimilation de la communauté musulmane avec la délinquance et l’insécurité dans la ville de Nîmes tendait à susciter un fort sentiment de rejet ou d’hostilité envers ce groupe. Relevant que le texte fondant les poursuites visait la discrimination à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes, elle jugea :

«  (...) que l’expression « kiss à Leila », désignant [L.T.], et associée à [F.P.], adjoint à la mairie de Nîmes, et désigné par les écrits comme ayant contribué à abandonner la ville de Nîmes aux mains des musulmans et donc à l’insécurité, est de nature à associer cette dernière à la transformation de la ville et donc de susciter à son égard haine ou violence; qu’en fonction de ces éléments, ces deux textes constituent une provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne, la compagne de [F.P.], [L.T.], à raison de son appartenance, supposée en raison de son prénom, à une communauté musulmane (...) »

22.  Se référant ensuite aux dispositions de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 et aux faits de l’espèce, la cour d’appel releva que rien ne permettait d’établir que le requérant avait été informé de la teneur des commentaires avant leur publication, mais qu’en sa qualité d’élu du Front national et de personnage public, il avait « sciemment rendu public son mur Facebook et [avait] donc autorisé ses amis à y publier des commentaires ». Elle poursuivit son raisonnement comme suit :

« (...) que par cette démarche volontaire, il est devenu responsable de la teneur des propos publiés ; que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d’autant plus importante ; qu’il ne peut soutenir ne pas avoir eu connaissance des propos publiés sur son site le 24 octobre, alors même qu’il a déclaré, lors de l’enquête, qu’il le consultait tous les jours ; qu’il n’a pas retiré cependant les dits commentaires qui le seront par [S.B.] lui-même ; qu’alerté par ce dernier sur la réactivité de la partie civile, il n’a pas plus supprimé le commentaire de [L.R.], qui sera encore présent sur son site lors de la consultation par les enquêteurs le 6 décembre 2011 ; qu’il ne peut être considéré, ainsi que l’a justement constaté le tribunal, comme ayant promptement mis fin à la diffusion des propos litigieux ; qu’il a légitimé sa position en stipulant que de tels commentaires lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression ; que c’est donc délibérément qu’il les a maintenus sur son mur ; qu’en l’état de ces éléments, c’est à juste titre que le tribunal a retenu le prévenu dans les liens de la prévention et que le jugement déféré sera confirmé sur la culpabilité (...) »

23.  Le requérant se pourvut en cassation, invoquant notamment l’article 10 de la Convention. Dans le cadre d’un moyen unique de cassation, il soutint : que pour être constituée, l’infraction reprochée nécessitait que les propos comportent une exhortation ou une incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence, ne devant pas uniquement susciter un fort sentiment de rejet ou d’hostilité envers un groupe ou une personne ; que la seule crainte d’un risque de racisme ne pouvait priver les citoyens de la liberté de s’exprimer sur les conséquences de l’immigration dans certaines villes ou certains quartiers, les commentaires ayant précisément dénoncé la transformation de la ville de Nîmes par l’immigration d’origine maghrébine et de confession musulmane ; que la citation à comparaître devant le tribunal était irrégulière ; enfin, que les propos incriminés ne visaient nullement L.T. et avaient été dénaturés par la cour d’appel.

24.  Par un arrêt du 17 mars 2015, la Cour de cassation rejeta son pourvoi, notamment au regard de l’article 10 de la Convention, s’exprimant comme suit :

« (...) d’une part, le délit de provocation (...) est caractérisé lorsque, comme en l’espèce, les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les textes incriminés tendent à susciter un sentiment de rejet ou d’hostilité, la haine ou la violence, envers un groupe de personnes ou une personne à raison d’une religion déterminée ; (...) d’autre part, le texte précité entrant dans les restrictions prévues au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, la méconnaissance du principe de la liberté d’expression affirmé par le paragraphe 1er dudit article ne saurait être invoquée ; (...) ».

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

  1. LE DROIT INTERNE
    1. Loi du 29 juillet 1881

25.  Les dispositions pertinentes en vigueur à l’époque des faits étaient rédigées comme suit :

Article 23

« Seront punis comme complices d’une action qualifiée crime ou délit ceux qui, soit par des discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, soit par des écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, soit par des placards ou des affiches exposés au regard du public, soit par tout moyen de communication au public par voie électronique, auront directement provoqué l’auteur ou les auteurs à commettre ladite action, si la provocation a été suivie d’effet.

Cette disposition sera également applicable lorsque la provocation n’aura été suivie que d’une tentative de crime prévue par l’article 2 du code pénal. »

Article 24 (alinéas 8 et 10-12)

« (...)

Ceux qui, par l’un des moyens énoncés à l’article 23, auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, seront punis d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ou de l’une de ces deux peines seulement.

(...)

En cas de condamnation pour l’un des faits prévus par les deux alinéas précédents, le tribunal pourra en outre ordonner :

1o Sauf lorsque la responsabilité de l’auteur de l’infraction est retenue sur le fondement de l’article 42 et du premier alinéa de l’article 43 de la présente loi ou des trois premiers alinéas de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle, la privation des droits énumérés aux 2o et 3o de l’article 131-26 du code pénal pour une durée de cinq ans au plus ;

2o L’affichage ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions prévues par l’article 131-35 du code pénal.

(...) »

Article 65-3 

« Pour les délits prévus par les sixième et huitième alinéas de l’article 24, l’article 24 bis, le deuxième alinéa de l’article 32 et le troisième alinéa de l’article 33, le délai de prescription prévu par l’article 65 est porté à un an. »

  1.  Article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle

26.  Les dispositions pertinentes en vigueur à l’époque des faits se lisaient ainsi :

« Au cas l’une des infractions prévues par le chapitre IV de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est commise par un moyen de communication au public par voie électronique, le directeur de la publication ou, dans le cas prévu au deuxième alinéa de l’article 93-2 de la présente loi, le codirecteur de la publication sera poursuivi comme auteur principal, lorsque le message incriminé a fait l’objet d’une fixation préalable à sa communication au public.

À défaut, l’auteur, et à défaut de l’auteur, le producteur sera poursuivi comme auteur principal.

Lorsque le directeur ou le codirecteur de la publication sera mis en cause, l’auteur sera poursuivi comme complice.

Pourra également être poursuivie comme complice toute personne à laquelle l’article 121-7 du code pénal sera applicable.

Lorsque l’infraction résulte du contenu d’un message adressé par un internaute à un service de communication au public en ligne et mis par ce service à la disposition du public dans un espace de contributions personnelles identifié comme tel, le directeur ou le codirecteur de publication ne peut pas voir sa responsabilité pénale engagée comme auteur principal s’il est établi qu’il n’avait pas effectivement connaissance du message avant sa mise en ligne ou si, dès le moment il en a eu connaissance, il a agi promptement pour retirer ce message. »

27.  Dans une décision du 16 septembre 2011 (no 2011-164 QPC), le Conseil constitutionnel a déclaré l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle conforme à la Constitution, sous la réserve suivante :

« 7.  Considérant, par suite, que, compte tenu, d’une part, du régime de responsabilité spécifique dont bénéficie le directeur de la publication en vertu des premier et dernier alinéas de l’article 93-3 et, d’autre part, des caractéristiques d’Internet qui, en l’état des règles et des techniques, permettent à l’auteur d’un message diffusé sur internet de préserver son anonymat, les dispositions contestées ne sauraient, sans instaurer une présomption irréfragable de responsabilité pénale en méconnaissance des exigences constitutionnelles précitées, être interprétées comme permettant que le créateur ou l’animateur d’un site de communication au public en ligne mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes, voie sa responsabilité pénale engagée en qualité de producteur à raison du seul contenu d’un message dont il n’avait pas connaissance avant la mise en ligne ; que, sous cette réserve, les dispositions contestées ne sont pas contraires à l’article 9 de la Déclaration de 1789. »

28.  Par la suite, dans un arrêt du 30 octobre 2012 (pourvoi no 10-88825), la chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée comme suit :

« Attendu qu’il se déduit [de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982] que la responsabilité pénale du producteur d’un site de communication au public en ligne mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes n’est engagée, à raison du contenu de ces messages, que s’il est établi qu’il en avait connaissance avant leur mise en ligne ou que, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment il en a eu connaissance ;

(...)

Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher si, en sa qualité de producteur, M. X...avait eu connaissance, préalablement à sa mise en ligne, du contenu du message litigieux ou que, dans le cas contraire, il s’était abstenu d’agir avec promptitude pour le retirer dès qu’il en avait eu connaissance, la cour d’appel n’a pas fait l’exacte application de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982 modifiée sur la communication audiovisuelle, au regard de la réserve du Conseil constitutionnel susvisée ; (...) »

29.  La Cour de cassation avait par ailleurs développé une jurisprudence sur la notion de producteur, retenant cette qualification pour une personne ayant pris l’initiative de créer un service de communication par voie électronique en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance (Cass. crim., 8 décembre 1998, Bull. crim., no 335, Cass. crim., 16 février 2010, Bull. crim., no 30 – concernant la responsabilité, en qualité de producteur, du dirigeant d’une société exploitant un site internet en raison de la diffusion de plusieurs textes sur le forum de discussion, et Cass. crim., 16 février 2010, Bull. crim., no 31 – concernant la responsabilité, en qualité de producteur, du président d’une association pour la diffusion de propos litigieux sur le blogue de cette dernière). Cette définition du « producteur » a été reprise par le Conseil constitutionnel qui, dans sa décision du 16 septembre 2011 (paragraphe 27 ci-dessus), s’est exprimé comme suit :

« Considérant qu’il résulte de ces dispositions, telles qu’interprétées par la Cour de cassation dans ses arrêts du 16 février 2010 (...), que la personne qui a pris l’initiative de créer un service de communication en ligne en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance peut être poursuivie en sa qualité de producteur »

30.  En outre, la Cour de cassation a jugé que l’utilisation d’Internet est englobée dans la formule « tout moyen de communication au public par voie électronique » (Cass. crim., 6 mai 2003, Bull. crim., no 94, et Cass. crim., 10 mai 2005, Bull. crim., no 144), tout en développant une jurisprudence sur la notion de publicité, laquelle est établie lorsque les destinataires ne sont pas liés entre eux par une communauté d’intérêts et que les propos incriminés sont diffusés par un site accessible au public (Cass. crim., 26 février 2008, pourvoi no 07-87.846, et 26 mars 2008, pourvoi no 07-83.672). La Cour de cassation a ainsi pu estimer que des injures publiées sur le mur du compte Facebook d’une prévenue, qui n’étaient accessibles qu’aux seules personnes agréées par l’intéressée, constituaient des injures privées et non publiques (Cass. crim., 10 avril 2013, pourvoi no 11-19.530).

31.  Concernant le délit de provocation à la haine ou à la violence, la Cour de cassation juge de manière constante que les propos poursuivis doivent être de nature à susciter immédiatement chez le lecteur, contre les personnes visées, des réactions de rejet, voire de haine et de violence (Cass. crim., 21 mai 1996, Bull. crim., no 210) ou encore que les juges doivent constater que tant par son sens que par sa portée, le texte litigieux tende soit à susciter un sentiment d’hostilité ou de rejet, soit à inciter le public à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées (Cass. crim., 16 juillet 1992, Bull. crim., no 273, Cass. crim., 14 mai 2002, pourvoi no 01-85.482, Cass. crim., 30 mai 2007, pourvoi no 06-84.328, Cass. crim., 29 janvier 2008, pourvoi no 07-83.695, et Cass. crim., 3 février 2009, pourvois nos 06-83.063 et 08-82.402). Les propos peuvent également être sanctionnés s’ils sont implicites (Cass. crim., 16 juillet 1992, Bull. crim., no 273).

32.  Par ailleurs, la loi no 2020-766 du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet (et qui a fait l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel no 2020-801 DC du 18 juin 2020, déclarant contraires à la Constitution de nombreuses dispositions) a créé un Observatoire de la haine en ligne. Ce dernier a pour mission de suivre et d’analyser l’évolution en la matière, en associant les opérateurs (en particulier les réseaux sociaux comme Facebook), associations, administrations et chercheurs concernés par la lutte et la prévention contre de tels faits. Des groupes de travail sont chargés de la réflexion autour de la notion de contenus haineux, de l’amélioration de connaissance de ce phénomène, de l’analyse des mécanismes de diffusion et des moyens de lutte et, enfin, de la prévention, de l’éducation et de l’accompagnement des publics.

33.  Cette loi est également à l’origine de la création d’un pôle national de lutte contre la haine en ligne, au sein du tribunal judiciaire de Paris, qui est devenu effectif au mois de janvier 2021. Sa compétence s’exerce en fonction de la complexité de la procédure ou de l’importance du trouble à l’ordre public, pouvant notamment résulter du retentissement médiatique important de l’affaire ou de sa sensibilité particulière (Circulaire du 24 novembre 2020 relative à la lutte contre la haine en ligne - CRIM 2020 23 E1 24.11.2020).

  1. LES INSTRUMENTS INTERNATIONAUX
    1. La communication sur l’Internet

34.  Les textes pertinents en la matière adoptés par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et les Nations Unies sont exposés aux paragraphes 44 à 49 de l’arrêt Delfi AS c. Estonie ([GC], no 64569/09, CEDH 2015).

  1. Les discours de haine
    1. Nations Unies

a)     Conseil des droits de l’homme

35.  Dans son rapport présenté en application de la résolution 16/4 du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (A/67/357, 7 septembre 2012), le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, M. Frank La Rue, s’est notamment exprimé comme suit :

« 46.  S’il est possible que certaines de ces notions se recoupent, le Rapporteur spécial estime que les éléments suivants sont essentiels pour déterminer si des propos constituent une incitation à la haine : le danger réel et imminent de violence résultant des propos tenus; l’intention de celui qui les prononce d’inciter à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence; et le contexte dans lequel ces propos sont tenus doit faire l’objet d’un examen rigoureux par le système judiciaire, sachant que le droit international interdit certaines formes de propos en raison des conséquences qu’ils peuvent avoir et non pour leur contenu en tant que tel, ce qui est profondément offensant pour une population pouvant ne pas l’être pour une autre. Ainsi, toute étude du contexte doit aller systématiquement de pair avec un examen de divers facteurs tels que l’existence ou non de tensions chroniques entre des communautés religieuses ou raciales, la discrimination du groupe visé, le ton et le contenu des propos, la personne qui incite à la haine, et les moyens de diffuser des propos haineux. Une déclaration faite par une personne à l’intention d’un groupe restreint d’abonnés à Facebook n’a par exemple pas le même poids qu’une déclaration publiée sur un site Web à grande audience. De même, une expression artistique doit être évaluée d’après sa valeur et son contenu artistiques, l’art pouvant être utilisé pour provoquer des sensations fortes sans intention d’inciter à la violence, à la discrimination ou à l’hostilité.

47.  Par ailleurs, alors que l’État est censé interdire par la loi tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence en vertu du paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte, il n’est pas tenu de réprimer cette forme d’expression. Le Rapporteur spécial souligne que seuls les cas les plus graves et les plus extrêmes d’incitation à la haine qui dépassent le seuil à sept critères devraient être sanctionnés.

48.  Dans d’autres cas, le Rapporteur spécial estime que les États devraient adopter des textes au civil prévoyant divers recours, y compris des recours de procédure (par exemple, garantir l’accès à la justice et veiller au bon fonctionnement des institutions nationales) et des recours quant au fond (par exemple, prévoir des réparations qui soient suffisantes, rapides et proportionnées à la gravité de l’expression, pouvant aller de la restauration de la réputation à des mesures visant à empêcher une récidive et l’octroi d’une indemnisation financière).

49.  De plus, si certaines formes d’expression peuvent susciter des inquiétudes sur le plan de la tolérance, de la civilité et du respect d’autrui, dans certains cas, les sanctions pénales ou civiles ne sont pas justifiées. Le Rapporteur spécial tient à réaffirmer que le droit à la liberté d’expression recouvre aussi des formes d’expression qui sont offensives, dérangeantes et choquantes20. Ainsi, étant donné que tous les types de propos inflammatoires, haineux ou offensifs ne constituent pas une incitation à la haine, il ne faut pas faire l’amalgame entre ces deux formes d’expression. »

b)    Comité pour l’élimination de la discrimination raciale

36.  La Recommandation Générale no 35 du 26 septembre 2013, relative à la lutte contre les discours de haine raciale, fournit des orientations concernant les prescriptions de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale eu égard aux discours de haine raciale, l’objectif étant d’aider les États parties à s’acquitter de leurs obligations. Il y est notamment précisé :

« 6.  En ce qui concerne la pratique du Comité, les discours de haine raciale comprennent toutes les formes de discours spécifiques visées à l’article 4 qui sont dirigées contre des groupes reconnus par l’article premier de la Convention, lequel interdit la discrimination fondée sur la race, la couleur, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique, notamment les peuples autochtones, les groupes fondés sur l’ascendance et les immigrés ou non-ressortissants tels que les migrants, les domestiques, les réfugiés et les demandeurs d’asile, ainsi que les propos visant les femmes de ces groupes et d’autres groupes vulnérables. Compte tenu du principe de l’intersectionnalité et du fait que «la critique des dirigeants religieux ou le commentaire de la doctrine religieuse et des dogmes d’une foi» ne devrait pas être interdite ni punie, l’attention du Comité a aussi porté sur les discours de haine proférés contre des personnes appartenant à certains groupes ethniques qui professent ou pratiquent une religion différente de celle de la majorité, tels que les manifestations d’islamophobie, d’antisémitisme et autres manifestations de haine dirigées contre des groupes ethnoreligieux, ainsi que les manifestations extrêmes de haine telles que l’incitation au génocide et terrorisme. Le Comité s’est aussi déclaré préoccupé par les stéréotypes et la stigmatisation dont sont victimes des membres de groupes protégés, et a formulé des recommandations à ce sujet.

7.  Les discours de haine raciale peuvent prendre de nombreuses formes et ne sont pas seulement des remarques directement liées à la race. Comme cela est le cas en ce qui concerne la discrimination visée à l’article premier de la Convention, un langage direct peut être employé pour s’attaquer à des groupes raciaux ethniques et dissimuler ainsi son objectif premier. Conformément aux obligations qui leur incombent en vertu de la Convention, les États parties doivent prêter l’attention voulue à toutes les manifestations de discours de haine raciale et prendre des mesures efficaces pour les combattre. Les principes énoncés dans la présente recommandation s’appliquent aux discours de haine raciale, qu’ils émanent de personnes ou de groupes, quelle que soit la forme dans laquelle ils se manifestent, à l’oral ou à l’écrit, diffusés par le biais de médias électroniques tels qu’Internet et les réseaux sociaux, ainsi qu’à des formes non verbales d’expression telles que des symboles, des images et des comportements racistes lors de rassemblements sportifs, notamment des manifestations sportives.

(...)

15.  (...) Pour qualifier les actes de discrimination et d’incitation de délits punissables par la loi, le Comité considère que les éléments ci-après devraient être pris en compte :

•  Le contenu et la forme du discoursdéterminer si le discours est provocateur et direct, comment il est construit et sous quelle forme il est distribué, et le style dans lequel il est délivré ;

•  Le climat économique, social et politique dans lequel le discours a été prononcé et diffusé, notamment l’existence de formes de discrimination à l’égard de groupes ethniques et autres, notamment des peuples autochtones. Les discours qui dans un contexte sont inoffensifs ou neutres peuvent s’avérer dangereux dans un autre ; dans ses indicateurs sur le génocide, le Comité a insisté sur l’importance du lieu lorsqu’il s’agit d’évaluer la signification et les effets potentiels des discours de haine raciale ;

•  La position et le statut de l’orateur dans la société et l’audience à laquelle le discours est adressé. Le Comité ne cesse d’appeler l’attention sur le rôle joué par les personnalités politiques et autres décideurs dans l’apparition d’un climat négatif envers les groupes protégés par la Convention, et a encouragé ces personnes et organes à témoigner d’une attitude plus positive envers la promotion de la compréhension et l’harmonie interculturelles. Le Comité est pleinement conscient de l’importance particulière de la liberté d’expression dans les domaines politiques mais sait aussi que l’exercice de cette liberté comporte des responsabilités et des devoirs particuliers ;

•  La portée du discoursnotamment la nature de l’audience et les modes de transmission : si le discours a été diffusé via les médias classiques ou Internet, ainsi que la fréquence et la portée de la communication, en particulier lorsque la répétition du discours témoigne de l’existence d’une stratégie délibérée visant à susciter l’hostilité envers des groupes ethniques et raciaux ;

•  Les objectifs du discours − le discours consistant à protéger ou à défendre les droits fondamentaux de personnes et de groupes ne devrait pas faire l’objet de sanctions pénales ou autres.

(...)

39.  Des médias bien informés, soucieux d’éthique et objectifs, y compris les médias sociaux et Internet, jouent un rôle primordial pour ce qui est de promouvoir une plus grande responsabilité dans la diffusion des idées et des opinions. En plus de mettre en place une législation appropriée pour les médias qui soit conforme aux normes internationales, les États parties devraient encourager les organes d’information publics et privés à adopter des codes de déontologie et des codes de la presse, qui tiennent compte notamment des principes de la Convention et d’autres normes fondamentales relatives aux droits de l’homme. »

  1. Conseil de l’Europe

a)     Comité des Ministres du Conseil de l’Europe

37.  L’Annexe à la Recommandation no R (97) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine », adoptée le 30 octobre 1997, prévoit en particulier ce qui suit :

« Champ d’application

Les principes énoncés ci-après s’appliquent au discours de haine, en particulier à celui diffusé à travers les médias.

Aux fins de l’application de ces principes, le terme ‘discours de hainedoit être compris comme couvrant toutes formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de l’immigration.

(...)

Principe 1

Une responsabilité particulière incombe aux gouvernements des États membres, aux autorités et institutions publiques aux niveaux national, régional et local, ainsi qu’aux fonctionnaires, qui devraient s’abstenir d’effectuer des déclarations, en particulier à travers les médias, pouvant raisonnablement être prises pour un discours de haine ou comme un discours pouvant faire l’effet d’accréditer, de propager ou de promouvoir la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de discrimination ou de haine fondées sur l’intolérance. Ces expressions doivent être prohibées et condamnées publiquement en toute occasion.

(...)

Principe 4

Le droit et la pratique internes devraient permettre aux tribunaux de tenir compte du fait que des expressions concrètes de discours de haine peuvent être tellement insultantes pour des individus ou des groupes qu’elles ne bénéficient pas du degré de protection que l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme accorde aux autres formes d’expression. Tel est le cas lorsque le discours de haine vise à la destruction des autres droits et libertés protégés par la Convention, ou à des limitations plus amples que celles prévues dans cet instrument.

Principe 5

Le droit et la pratique internes devraient permettre que, dans les limites de leurs compétences, les représentants du ministère public ou d’autres autorités ayant des compétences similaires examinent particulièrement les cas relatifs au discours de haine. À cet égard, ils devraient notamment examiner soigneusement le droit à la liberté d’expression du prévenu, dans la mesure l’imposition de sanctions pénales constitue généralement une ingérence sérieuse dans cette liberté. En fixant des sanctions à l’égard des personnes condamnées pour des délits relatifs au discours de haine, les autorités judiciaires compétentes devraient respecter strictement le principe de proportionnalité. »

Principe 6

Le droit et la pratique internes dans le domaine du discours de haine devraient tenir dûment compte du rôle que les médias jouent pour communiquer des informations et des idées exposant, analysant et expliquant les exemples concrets de discours de haine et le phénomène général qui sous-tend ce discours, ainsi que le droit du public à recevoir ces informations et idées.

À cette fin, le droit et la pratique internes devraient établir une claire distinction entre, d’une part, la responsabilité de l’auteur des expressions de discours de haine et, d’autre part, la responsabilité éventuelle des médias et des professionnels des médias qui contribuent à leur diffusion dans le cadre de leur mission de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public. »

b)    Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI)

38.  Les passages pertinents de la Recommandation de politique générale no 15 de l’ECRI sur la lutte contre le discours de haine, adoptée le 8 décembre 2015, se lisent comme suit :

« La Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) :

(...)

Notant les différentes manières dont la notion de discours de haine est définie et comprise aux niveaux national et international et les différentes formes que ce discours peut prendre ;

Considérant qu’aux fins de la présente Recommandation de politique générale, par discours de haine, on entend le fait de prôner, de promouvoir ou d’encourager sous quelque forme que ce soit, le dénigrement, la haine ou la diffamation d’une personne ou d’un groupe de personnes ainsi que le harcèlement, l’injure, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation ou la menace envers une personne ou un groupe de personnes et la justification de tous les types précédents d’expression au motif de la « race », de la couleur, de l’origine familiale, nationale ou ethnique, de l’âge, du handicap, de la langue, de la religion ou des convictions, du sexe, du genre, de l’identité de genre, de l’orientation sexuelle, d’autres caractéristiques personnelles ou de statut ;

(...)

Reconnaissant aussi que les formes d’expression qui sont offensantes, choquantes ou troublantes ne peuvent être assimilées, pour ce seul motif, au discours de haine et que les mesures prises pour lutter contre l’utilisation de ce discours devraient servir à protéger les personnes et les groupes de personnes et non pas des convictions, des idéologies ou des religions particulières ;

Reconnaissant que le recours au discours de haine tend à refléter ou à promouvoir l’hypothèse injustifiée que l’auteur est de quelque manière que ce soit supérieur à la personne ou au groupe de personnes visées ;

Reconnaissant que le recours au discours de haine peut avoir pour but d’inciter autrui à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées, ou des actes dont on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’ils aient cet effet, et que cette forme de discours est particulièrement grave ;

(...)

Reconnaissant que l’usage du discours de haine semble être en augmentation, notamment grâce aux communications électroniques qui amplifient son impact, mais que son ampleur exacte reste difficile à déterminer faute de signalement systématique des faits et de collecte de données à cet égard, tendance qu’il y a lieu de combattre en apportant un soutien approprié aux personnes visées ou touchées ;

Sachant que l’ignorance et l’insuffisance d’éducation aux médias, ainsi que l’isolement, la discrimination, l’endoctrinement et la marginalisation peuvent être exploités pour encourager le recours au discours de haine sans que l’on en mesure pleinement la nature réelle et les conséquences ;

Soulignant que l’éducation est indispensable pour remettre en cause les idées fausses et la désinformation sous-jacentes au discours de haine et qu’elle doit en particulier s’adresser aux jeunes ;

Reconnaissant qu’un moyen important de faire face au discours de haine est de le contrer et de le condamner directement par des contre-discours, qui en soulignent clairement le caractère destructeur et inacceptable ;

Reconnaissant que les responsables politiques, religieux et communautaires ainsi que les autres personnalités de la vie publique ont une responsabilité particulièrement importante à cet égard, car leur statut leur permet d’influencer un large auditoire ;

Consciente du rôle particulier que peuvent jouer toutes les formes de médias, en ligne et hors ligne, aussi bien pour diffuser le discours de haine que pour le combattre ;

(...)

Recommande aux gouvernements des États membres :

10.  de prendre des mesures appropriées et efficaces en droit pénal contre le recours, dans un cadre public, au discours de haine lorsque celui-ci a pour but d’inciter à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées, ou lorsque l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il ait cet effet, pourvu qu’aucune autre mesure moins restrictive ne soit efficace et que le droit à la liberté d’expression et d’opinion soit respecté, en menant les actions suivantes :

a.  veiller à ce que les infractions soient clairement définies et tiennent dûment compte de la nécessité d’une sanction pénale ;

b.  veiller à ce que le cadre de ces infractions soit défini de manière à pouvoir s’adapter aux évolutions technologiques ;

c.  veiller à ce que les poursuites pour ces infractions soient menées de façon non discriminatoire et ne servent pas à réprimer toute critique visant des politiques officielles, l’opposition politique ou des croyances religieuses ;

d.  garantir la participation effective des personnes visées par le discours de haine dans le cadre des procédures concernées ;

e.  prévoir des sanctions qui tiennent compte à la fois des conséquences graves du discours de haine et de la nécessité d’une réponse proportionnée ;

f.  contrôler l’efficacité des enquêtes ouvertes à la suite des plaintes et des poursuites engagées contre les auteurs, en vue de renforcer ces enquêtes et ces poursuites ;

(...) ».

39.  Dans son « Exposé des motifs », l’ECRI apporte les précisions suivantes :

« (...)

14.  La Recommandation reconnaît en outre que, dans certains cas, le discours de haine a ceci de caractéristique qu’il peut avoir pour but, ou dont on peut raisonnablement attendre qu’il ait pour effet, d’inciter autrui à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées. L’élément incitatif suppose, et cela ressort clairement de la définition ci-dessus, qu’il existe soit une intention manifeste à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination, soit un risque imminent de survenue de tels actes en conséquence de l’usage du discours en question.

15.  L’intention d’inciter à commettre de tels actes peut être établie dès lors que l’auteur du discours de haine invite sans équivoque autrui à le faire ; elle peut aussi être présumée au regard de la virulence des termes employés et d’autres circonstances pertinentes, telle la conduite antérieure de l’auteur du discours. Toutefois, il n’est pas toujours facile de prouver l’existence de cette intention, notamment quand les propos portent officiellement sur des faits supposés ou quand du langage codé est employé.

(...). »

  1. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE ET LA JURISPRUDENCE DE LA COUR DE JUSTICE DE L’UNION EUROPÉENNE (CJUE)

40.  La décision-cadre 2008/913/JAI sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénaladoptée le 28 novembre 2008 par le Conseil de l’Union européenne (JO L 328, p. 55-58) est présentée aux paragraphes 82 et suivants de l’arrêt Perinçek c. Suisse [GC], no 27510/08, CEDH 2015 (extraits)).

41.  Par ailleurs, la Commission européenne a lancé, en mai 2016, un code de conduite avec quatre grandes entreprises des technologies de l’information (Facebook, Microsoft, Twitter et YouTube), dans le but de réagir à la prolifération des discours de haine à caractère raciste et xénophobe en ligne. L’objectif de ce code est de veiller à ce que les demandes de suppression de contenu soient traitées rapidement. À ce jour, la Commission a procédé à cinq évaluations de suivi du code de conduite et présenté ses résultats en décembre 2016 et juin 2017, ainsi qu’en janvier 2018, 2019 et 2020. Elle a en outre rendu publique, le 1er mars 2018, la recommandation (UE) 2018/334 sur les mesures destinées à lutter de manière efficace contre les contenus illicites en ligne (JO L 63, 6 mars 2018). Enfin, le 15 décembre 2020, la Commission a notamment publié le projet de règlement « Digital Services Act », avec pour objectif de parvenir à son adoption en 2022, qui doit permettre la mise en œuvre d’un nouveau cadre de régulation, en introduisant dans l’ensemble de l’Union européenne une série de nouvelles obligations harmonisées pour les services numériques (COM/2020/825 final).

42.  Concernant la jurisprudence de la CJUE, celle-ci a jugé, dans son arrêt Unabhängiges Landeszentrum für Datenschutz Schleswig-Holstein contre Wirtschaftsakademie Schleswig-Holstein GmbH dujuin 2018 (C‑210/16, EU:C:2018:388), que l’administrateur d’une page fan hébergée sur Facebook doit être qualifié de responsable du traitement des données des personnes qui visitent sa page et qu’il existe dès lors une responsabilité conjointe avec l’exploitant du réseau social à ce titre, au sens de la Directive 95/46/CE du Parlement européen et du Conseil du 24 octobre 1995 relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données (JO L 281 du 23 novembre 1995, p. 31–50).

43.  Dans son arrêt Fashion ID du 29 juillet 2019 (C-40/17, EU:C:2019:629), elle a considéré que le gestionnaire d’un site Internet, qui insère un module « j’aime » du réseau social Facebook, peut être considéré comme responsable, au sens de la directive 95/46, des opérations de collecte et de communication des données personnelles des visiteurs de son site Internet.

44.  Dans l’arrêt Glawischnig-Piesczek contre Facebook Irlande duoctobre 2019 (C-18/18, EU:C:2019:821), la CJUE a jugé que la Directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur (JO L 178 du 17 juillet 2000, p. 1–16), notamment l’article 15, paragraphe 1, de celle-ci, doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction d’un État membre puisse  enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations qu’il stocke et dont le contenu est identique à celui d’une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l’accès à celles-ci, quel que soit l’auteur de la demande de stockage de ces informations. Elle peut également enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations qu’il stocke et dont le contenu est équivalent à celui d’une information déclarée illicite précédemment ou de bloquer l’accès à celles-ci, pour autant que la surveillance et la recherche des informations concernées par une telle injonction sont limitées à des informations véhiculant un message dont le contenu demeure, en substance, inchangé par rapport à celui ayant donné lieu au constat d’illicéité et comportant les éléments spécifiés dans l’injonction et que les différences dans la formulation de ce contenu équivalent par rapport à celle caractérisant l’information déclarée illicite précédemment ne sont pas de nature à contraindre l’hébergeur à procéder à une appréciation autonome de ce contenu. Enfin, une juridiction peut encore enjoindre à un hébergeur de supprimer les informations visées par l’injonction ou de bloquer l’accès à celles-ci au niveau mondial, dans le cadre du droit international pertinent.

  1. LES CONDITIONS D’UTILISATION DU RÉSEAU SOCIAL FACEBOOK

45.  À l’époque des faits, une « déclaration des droits et responsabilité » régissait les relations de Facebook avec ses utilisateurs, l’accès à ce réseau social valant acceptation de cette déclaration. Il y était notamment indiqué : « avec le paramètre ‘tout le monde’, vous permettez à tout le monde, y compris aux personnes qui n’utilisent pas Facebook, d’accéder à ces informations et de les utiliser, mais aussi de les associer à leur auteur par son nom et l’image de son profil » (point 2.4). La déclaration contenait également une interdiction des propos « haineux » (terme remplacé par l’expression « discours de haine », puis « discours haineux » lors des modifications ultérieures - Partie III, point 12 « Discours incitant à la haine », de la dernière version des « Standards de la communauté »).

EN DROIT

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

46.  Le requérant soutient que sa condamnation pénale, en raison de propos publiés par des tiers sur le mur de son compte Facebook, est contraire à l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

  1. Sur la recevabilité

47.  Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

  1. Sur le fond
    1. Arguments des parties

a)     Le requérant

48.  Le requérant estime, à titre liminaire, que les juridictions internes se sont livrées à une extrapolation en considérant que l’expression « kiss à [L.] » visait la compagne de l’adjoint au maire de Nîmes et pouvait fonder sa condamnation pour provocation à la haine et à la discrimination raciale, L.T. n’ayant été ni visée par le commentaire de S.B. ni identifiable. Il souligne par ailleurs qu’il n’avait pas connaissance, au moment de leur publication, des commentaires qui avaient été déposés sur le mur de son compte Facebook. Il rappelle que les propos de S.B. ont été retirés par celui-ci après sa discussion avec L.T., le jour même, et considère qu’il ne pouvait donc lui être reproché de ne pas avoir réagi avec promptitude, s’agissant d’une publication qui a matériellement existé moins de vingt-quatre heures et pour laquelle aucune notification de retrait ne lui a été adressée par L.T., alors que ses coordonnées, en sa qualité d’élu local, étaient connues. Le requérant précise qu’il n’était pas un intime du couple formé par l’adjoint au maire de Nîmes, qu’il ne connaissait ni le nom ni le prénom de sa compagne et que celle-ci n’était pas un personnage public. Il relève enfin qu’après le retrait immédiat des commentaires contenant l’expression « kiss à [L.] » par leur auteur, S.B., ne subsistaient que les propos publiés par L.R., qui ne faisaient aucune référence à L.T. Le requérant en déduit que sa condamnation est intervenue en méconnaissance du critère de prévisibilité de la loi, n’ayant en aucune manière pu anticiper une telle application aux circonstances de l’espèce.

49.  Le requérant expose ensuite que la jurisprudence de la Cour accorde la plus grande importance à la protection de la liberté d’expression dans le cadre de la polémique politiquea fortiori en période électorale. L.R. pouvait donc légitimement publier ses commentaires peu amènes concernant la dégradation de la ville de Nîmes pendant le mandat du maire sortant. Il estime en outre que dans leur jurisprudence antérieure aux faits, les juridictions internes exigeaient des propos beaucoup plus durs, qui devaient « contenir une provocation ou une exhortation à commettre des actes ». Le requérant y voit également une méconnaissance du critère de prévisibilité et de sécurité juridique.

50.  Par analogie avec la jurisprudence relative à l’absence de responsabilité des journalistes s’étant bornés à « disséminer » des propos tenus par des tiers (Magyar Tartalomszolgáltatók Egyesülete and Index.hu Zrt c. Hongrie, no 22947/13, 2 février 2016), le requérant estime que sa condamnation, en sa simple qualité d’éditeur ou de producteur, n’apparaît pas comme une restriction nécessaire et proportionnée à sa liberté de communiquer des informations, dès lors que les auteurs des propos litigieux ont été identifiés et sanctionnés. Il reproche également aux juridictions de n’avoir pas tenu compte du fait qu’à aucun moment la personne s’estimant visée par les commentaires ne lui a demandé de les retirer. Il en déduit une responsabilité objective susceptible de le contraindre à fermer complètement l’espace de commentaires, ce qui aurait un effet inhibiteur sur l’exercice de la liberté d’expression.

51.  Enfin, le requérant estime qu’en jugeant qu’il devait assurer une surveillance particulière en raison d’un profil Facebook de nature à attirer les commentaires ayant une teneur politique, par essence polémique, les juridictions ont fait peser sur lui une responsabilité particulière.

b)    Le Gouvernement

52.  Le Gouvernement expose tout d’abord que les infractions pénales prévues par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, lorsqu’elles ne sont pas commises par voie de presse écrite mais par un moyen de communication audiovisuelle ou par un moyen de communication en ligne, sont soumises, en raison des spécificités de ces médias, à un régime de responsabilité pénale particulier, régi par les articles 93-2 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982.

53.  Il ajoute que les pages Facebook relèvent de la catégorie des moyens de communication au public en ligne, elle-même incluse dans la catégorie plus vaste des moyens de communication au public par voie électronique. Il souligne que, selon la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel, le « producteur » est « la personne qui a pris l’initiative de créer un service de communication au public en ligne en vue d’échanger des opinions sur des thèmes définis à l’avance ».

54.  Le Gouvernement reconnaît qu’il n’existe pas d’autre affaire sur la responsabilité pénale d’un particulier détenteur d’un « mur » Facebook à raison des commentaires de tiers publiés sur cet espace. Il relève cependant que la Cour de cassation avait déjà estimé que l’utilisation d’Internet était englobée dans la formule « tout moyen de communication au public par voie électronique », tout en développant une jurisprudence sur la notion de publicité, laquelle est avérée lorsque les destinataires en sont pas liés entre eux par une communauté d’intérêts et que les propos incriminés sont diffusés par un site accessible au public (paragraphe 29 ci-dessus). Il mentionne également deux affaires dans lesquelles la Cour de cassation a rendu des arrêts relatifs à la responsabilité pénale de particuliers, producteurs d’un site de communication au public en ligne mettant à la disposition du public des messages adressés par les internautes, sur le fondement de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle : d’une part, concernant l’agent d’une chaîne de magasins, créateur d’un « forum de discussion » sur Internet visant à permettre l’expression des gérants non-salariés des magasins de la chaîne, poursuivi pour diffamation à raison de propos publiés sur ce forum (Cass. crim., 31 janvier 2012, pourvoi no 11-80.010) ; d’autre part, à propos du président d’une association de défense des riverains d’une commune, en raison des commentaires d’internautes publiés sur l’espace de contributions personnelles du site de cette association (Cass. crim., 30 octobre 2012, pourvoi no 10-88.825).

55.  Le Gouvernement ne conteste pas que la condamnation du requérant constitue une ingérence dans son droit à la liberté d’expression et notamment son droit à communiquer des informations. Toutefois, il considère que cette ingérence était « prévue par la loi », poursuivait un « but légitime », et était « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention.

56.  Il rappelle tout d’abord que la Cour a déjà estimé qu’une condamnation sur le fondement de l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 était « prévue par la loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention (Soulas et autres c. France, no 15948/03, 10 juillet 2008). S’agissant de l’imputabilité de l’infraction au requérant, il relève que la notion de producteur d’un site de communication en ligne, dont la définition n’a pas changé depuis l’arrêt de la Cour de cassation du 8 décembre 1998, était parfaitement prévisible et accessible au requérant, ce que ce dernier ne conteste d’ailleurs pas. Il estime que le requérant ne fait que remettre en cause l’appréciation in concreto des éléments constitutifs de l’infraction par les juges internes.

57.  Le Gouvernement ajoute que le requérant fait une analyse inexacte des motifs de sa condamnation. En réalité, les juridictions nationales ont relevé sa qualité d’homme politique afin de le qualifier de producteur, en établissant qu’il avait délibérément choisi de créer un site de communication en ligne, et l’ont condamné en estimant qu’il n’avait pas procédé au prompt retrait des commentaires haineux. Son statut d’homme politique a été relevé parmi d’autres indices et éléments de fait, parmi lesquels ses propres déclarations sur sa consultation quotidienne du site, le fait qu’il ne pouvait ignorer les commentaires ou encore qu’il avait été informé de la colère de la partie civile.

58.  S’agissant du but légitime, le Gouvernement souligne que l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sanctionne un comportement qui induit un sentiment d’hostilité, de rejet ou de haine à l’égard des membres d’une communauté. L’ingérence poursuit donc l’un des buts légitimes prévus au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, qu’est la « protection de la réputation ou des droits d’autrui ».

59.  Pour ce qui est de la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement relève que la question est nouvelle, tout en notant des analyses sur des thématiques proches dans la jurisprudence de la Cour.

60.  Il considère, au regard du contexte de l’affaire et de la nature des propos tenus, que l’État bénéficiait d’une large marge d’appréciation. Si cette dernière est limitée s’agissant de propos tenus par un homme politique dans un débat politique ou d’intérêt général, tel n’est pas le cas lorsqu’ils constituent en réalité un discours de haine.

61.  Il relève que le requérant n’a pas été condamné pour avoir maintenu sur son mur Facebook des commentaires exprimant une simple opinion politique sur les transformations de la ville de Nîmes, mais des propos qui incitaient à la haine envers la communauté musulmane en général et L.T. en particulier. Selon lui, les propos litigieux avaient pour but et pour effet de susciter un important sentiment de rejet et de haine envers ces derniers, bien que le requérant ait soutenu qu’ils « rest[ai]ent dans les limites de la liberté d’expression » puisque ne contenant « aucun appel au meurtre ou à la violence ». Or, selon le Gouvernement, le critère du discours de haine n’est pas d’appeler ou non au meurtre, mais de susciter un important sentiment de rejet et de haine. Les déclarations incriminées relèvent donc d’un discours de haine, pour lequel la marge d’appréciation des États est plus importante au regard des graves conséquences que peut avoir ce type de discours.

62.  Le Gouvernement estime en outre que sa qualité d’homme politique imposait au requérant, face à un discours incitant à la haine, des « devoirs et des responsabilités » particuliers ayant une incidence sur la marge d’appréciation devant être reconnue à l’État.

63.  Sur l’existence de motifs suffisants et pertinents, le Gouvernement relève tout d’abord le contexte électoral et, partant, le fait que le mur du compte Facebook était susceptible de faire l’objet de nombreuses consultations. Il relève que le commentaire de L.R. a été maintenu, alors même que le requérant avait publié un communiqué incitant les commentateurs à la prudence, ce qui signifie qu’il avait lu les propos tenus sur le mur de son compte Facebook. Dès lors, le maintien du commentaire de L. R, associé à l’avertissement donné, pouvait laisser penser au lecteur que le requérant ne le classait pas dans les commentaires problématiques et qu’il s’y associait. Sa condamnation s’inscrivait donc dans la nécessité de lutter efficacement contre le discours de haine en période électorale.

64.  S’agissant de la qualité de la personne visée par les propos litigieux, il souligne que L.T. était connue sans être pour autant un personnage public. Elle pouvait donc légitimement espérer ne pas être assimilée, à l’instar de la communauté musulmane, à l’insécurité supposée de la ville de Nîmes.

65.  Le Gouvernement considère en outre que les juridictions nationales ont estimé que les propos tenus relevaient de la provocation à la haine dans le cadre d’un raisonnement particulièrement motivé. Elles ont condamné le requérant parce qu’il avait volontairement maintenu un commentaire haineux sur le mur de son compte Facebook, alors qu’il en connaissait l’existence. Il note que le requérant avait choisi de permettre la publication de commentaires sur son mur et d’en laisser l’accès libre.

66.  Il précise que, contrairement à ce que soutient le requérant, la jurisprudence antérieure aux faits n’exigeait pas des propos beaucoup plus durs, devant « contenir une provocation ou une exhortation à commettre des actes ». Bien au contraire, il rappelle que pour la Cour de cassation, les juges du fond devaient constater que le propos litigieux « tend à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées », la provocation étant déjà définie comme tout propos susceptible d’inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes déterminées.

67.  Le Gouvernement estime enfin que la sanction infligée au requérant était proportionnée à l’infraction commise.

  1. Appréciation de la Cour

68.  La Cour constate que les parties s’accordent pour reconnaître que la condamnation pénale du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 § 1 de la Convention. Pareille immixtion enfreint l’article 10, sauf si elle est « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 et « nécessaire » dans une société démocratique pour les atteindre.

a)     Prévue par la loi

69.  Le requérant se plaint en premier lieu du manque de prévisibilité de sa condamnation pénale et d’atteinte à la sécurité juridique. La Cour partage cependant le constat du Gouvernement selon lequel le requérant ne fait que remettre en cause l’appréciation in concreto des éléments constitutifs de l’infraction par les juges internes (paragraphe 56 ci-dessus). Elle note en effet que le requérant, qui n’a d’ailleurs soulevé aucun moyen pour contester le fait que l’ingérence aurait été « prévue par la loi » au sens de l’article 10 de la Convention dans le cadre de son pourvoi en cassation (paragraphe 23 ci-dessus), se plaint en réalité de l’appréciation des juridictions internes dans les circonstances de l’espèce (paragraphes 48 et suivants ci-dessus), ce qui relève de l’examen de la « nécessité » de l’ingérence, et non du point de savoir si elle était « prévue par la loi » au sens de l’article 10 de la Convention.

70.  Par ailleurs, la Cour relève que la condamnation du requérant a été prononcée principalement sur le fondement des articles 23 alinéa 1er, et 24, alinéa 8 la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 (paragraphes 16 et 25-26 ci-dessus).

71.  Elle rappelle avoir déjà jugé qu’une condamnation pénale sur le fondement des articles 23 et 24 de la loi du 29 juillet 1881 répond à l’exigence de prévisibilité de la loi au sens de l’article 10 de la Convention (voir, notammentGaraudy c. France (déc.), no 65831/01, 24 juin 2003, Soulas et autres c. France, no 15948/03, § 29, 10 juillet 2008, Le Pen c. France (déc.), no 18788/09, 20 avril 2010).  Elle ne voit aucune raison de s’écarter d’un tel constat en l’espèce.

72.  La Cour relève également que le requérant a été poursuivi en qualité d’auteur principal, en sa qualité de producteur au sens de l’article 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982, et ce dans le respect tant de la décision du Conseil constitutionnel du 16 septembre 2011 que de la jurisprudence de la Cour de cassation antérieure à la condamnation du requérant concernant la notion de « producteur » (paragraphes 27 à 29 ci-dessus). Certes, elle constate que la responsabilité du titulaire d’un compte Facebook en raison de propos diffusés sur son mur ne faisait pas encore l’objet d’une jurisprudence spécifique. La Cour rappelle cependant que le caractère inédit, au regard notamment de la jurisprudence, de la question juridique posée ne constitue pas en soi une atteinte aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de la loi, dès lors que la solution retenue faisait partie des interprétations possibles et raisonnablement prévisibles (voirmutatis mutandisSoros c. France, no 50425/06, § 58, 6 octobre 2011, Huhtamäki c. Finlande, no 54468/09, § 51, 6 mars 2012, et X et Y c. France, no 48158/11, § 61, 1er septembre 2016). De plus, et surtout, le requérant ne contestant pas ce fondement légal au regard des exigences de l’article 10 et ne l’ayant d’ailleurs pas davantage critiqué dans le cadre de son pourvoi en cassation (paragraphe 23 ci-dessus), la Cour n’estime pas devoir se pencher sur cet aspect de la prévisibilité de la loi.

73.  Dans ces conditions, la Cour ne voit pas de raison de conclure que l’ingérence n’aurait pas été « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.

b)    But légitime

74.  30.  La Cour estime que l’ingérence avait pour but légitime de protéger la réputation ou les droits d’autrui (Soulas, précité, § 30, Le Pen, précitée, et Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 130, CEDH 2015).

c)     Nécessité de l’ingérence « dans une société démocratique »

  1. Principes généraux

75.  La Cour renvoie aux principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression, maintes fois réaffirmés par la Cour depuis l’arrêt Handyside c. RoyaumeUni (7 décembre 1976, série A no 24) et rappelés plus récemment dans les arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 124, CEDH 2015), Delfi AS (précité, §§ 131-139), et Perinçek c. Suisse ([GC], no 27510/08, §§ 196-197 et les références jurisprudentielles y mentionnées, CEDH 2015 (extraits)).

76.  Elle rappelle ainsi que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions essentielles de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent, inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ».

77.  L’adjectif « nécessaire », au sens du paragraphe 2 de l’article 10, implique un besoin social impérieux. De manière générale, la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un tel besoin susceptible de justifier cette ingérence et, à cette fin, elles jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, celle-ci se double du contrôle de la Cour portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent.

78.  Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer l’ingérence à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils furent diffusés. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ». Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents.

  1. Application au cas d’espèce

79.  La Cour observe que les juridictions internes ont déclaré le requérant pénalement coupable de provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’un groupe de personnes en général, L.T. en particulier, à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non‑appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée. Le tribunal correctionnel de Nîmes, se fondant sur les dispositions de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, tel qu’interprété par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 16 septembre 2011, a estimé que le requérant, en ayant pris l’initiative de créer un service de communication au public par voie électronique en vue d’échanger des opinions et laissé les commentaires de L.R. encore visibles près de six semaines après leur publication le requérant n’avait pas promptement mis fin à cette diffusion et était dès lors coupable en qualité d’auteur principal (paragraphe 18 ci-dessus). Par la suite, la Cour d’appel de Nîmes, tout en confirmant le jugement de première instance, a pour sa part relevé que rien ne permettait d’établir que le requérant avait été informé de la teneur des commentaires avant leur publication, mais qu’en sa qualité d’élu et de personnage public, qui lui imposait une vigilance plus grande, il avait sciemment rendu le mur de son compte Facebook public et donc autorisé ses amis à y publier des commentaires, devenant responsable de la teneur des propos publiés. Elle a également jugé que le requérant n’avait pas promptement mis fin à la diffusion des propos litigieux, tout en relevant qu’il avait en outre légitimé sa position en affirmant que de tels commentaires lui paraissaient compatibles avec la liberté d’expression et qu’il les avait délibérément laissés sur son mur Facebook (paragraphe 22 ci-dessus).

80.  À la lumière du raisonnement des juges internes, la Cour doit, conformément à sa jurisprudence constante, déterminer si leur décision de tenir le requérant pour responsable reposait sur des motifs pertinents et suffisants dans les circonstances de la cause (voir, s’agissant d’un grand portail d’actualités sur Internet, Delfi AS, précité, § 142). Pour ce faire et apprécier la proportionnalité de la sanction contestée, elle examinera le contexte des commentaires, les mesures appliquées par le requérant pour retirer les commentaires déjà publiés, la possibilité que les auteurs soient tenus pour responsables plutôt que le requérant et, enfin, les conséquences de la procédure interne pour ce dernier (voir, notammentDelfi AS, précité, § 142-143, et Jezior c. Pologne [comité], no 31955/11, § 53, 4 juin 2020).

α)       Le contexte des commentaires

‒   La nature des commentaires litigieux

81.  La Cour note d’emblée que les commentaires publiés sur le mur du compte Facebook du requérant étaient de nature clairement illicite (voirmutatis mutandisDelfi AS, précité, § 140). Tant le tribunal correctionnel, dans son jugement du 28 février 2013 (paragraphe 17 ci-dessus), que la cour d’appel de Nîmes, dans son arrêt du 18 octobre 2013 (paragraphe 21 ci‑dessus), ont établi, dans des décisions motivées, que : d’une part, les propos litigieux définissaient clairement le groupe de personnes concernées, à savoir les personnes de confession musulmane, et que l’assimilation de la communauté musulmane avec la délinquance et l’insécurité dans la ville de Nîmes, en assimilant ce groupe avec des « dealers et prostituées » qui « règnent en maître », « des racailles qui vendent leur drogue toute la journée » ou les auteurs de « caillassages sur des voitures appartenant à des blancs », tendait, tant par son sens que par sa portée, à susciter un fort sentiment de rejet et d’hostilité envers le groupe des personnes de confession musulmane, réelle ou supposée ; d’autre part, que l’expression « Kiss à [L.] » désignant L.T., associée à F.P., adjoint à la mairie de la ville de Nîmes et désigné par les écrits comme ayant contribué à abandonner la ville aux mains des musulmans et donc à l’insécurité, était de nature à associer cette dernière, en raison de son appartenance, supposée en raison de son prénom, à une communauté musulmane, à la transformation de la ville et donc de susciter à son égard haine et violence.

82.  Certes, le requérant estime que L.T. n’était ni visée par le commentaire de S.B. ni identifiable (paragraphe 48 ci-dessus) et que les propos de L.R., tenus dans un contexte électoral, ne dépassaient pas les limites du droit à la liberté d’expression (paragraphes 14 et 49 ci-dessus).

83.  Sur ce point, la Cour rappelle que son rôle se limite à vérifier si l’ingérence en cause dans la présente affaire peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique » et que les États contractants disposent, sur le terrain de l’article 10, d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (Mouvement raëlien suisse c. Suisse [GC], no 16354/06, § 59, CEDH 2012 (extraits)). Celle-ci est définie par le type d’expression en cause ; à cet égard, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du débat politique ou de questions d’intérêt général (Perinçek précité, § 197).

84.  S’agissant du contexte électoral invoqué par le requérant, la Cour souligne qu’il est fondamental, dans une société démocratique, de défendre le libre jeu du débat politique. Elle accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses. Permettre de larges restrictions dans tel ou tel cas affecterait sans nul doute le respect de la liberté d’expression en général dans l’État concerné (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 83, CEDH 2001‑VIII, et Féret c. Belgique, no 15615/07, § 63, 16 juillet 2009). Cependant, la liberté de discussion politique ne revêt assurément pas un caractère absolu. Un État contractant peut l’assujettircertaines « restrictions » ou « sanctions », mais il appartient à la Cour de statuer en dernier lieu sur leur compatibilité́ avec la liberté d’expression telle que la consacre l’article 10 (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236, et Féret, précité).

85.  Elle rappelle ainsi que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il en résulte qu’en principe on peut juger nécessaire, dans les sociétés démocratiques, de sanctionnervoire de prévenirtoutes les formes d’expression qui propagentencouragent, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (Féret, précité, § 64).

86.  La Cour attache également une importance particulière au support utilisé et au contexte dans lequel les propos incriminés ont été diffusés, et par conséquent à leur impact potentiel sur l’ordre public et la cohésion du groupe social (Féret, précité, § 76). En l’espèce, il s’agissait du mur d’un compte Facebook librement accessible au public, utilisé dans le contexte d’une campagne électorale, forme d’expression visant à atteindre l’électorat au sens large, donc l’ensemble de la population. La Cour a déjà dit que grâce à leur accessibilité ainsi qu’à leur capacité à conserver et diffuser de grandes quantités de données, les sites Internet, qui incluent les blogues et les médias sociaux (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 168, 8 novembre 2016), contribuent grandement à améliorer l’accès du public à l’actualité et, de manière générale, à faciliter la communication de l’information (Delfi AS, précité, § 133). Cependant, si la possibilité pour les individus de s’exprimer sur Internet constitue un outil sans précédent d’exercice de la liberté d’expression, les avantages de ce média s’accompagnent d’un certain nombre de risques, avec une diffusion comme jamais auparavant dans le monde de propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence (Delfi, précité, § 110, Savva Terentyev c. Russie, no 10692/09, § 79, 28 août 2018, et Savcı Çengel c. Turquie (déc.), no 30697/19, § 35, 18 mai 2021).

87.  Or, dans un contexte électoral, si les partis politiques doivent bénéficier d’une large liberté d’expression afin de tenter de convaincre leurs électeurs, en cas de discours raciste ou xénophobe, un tel contexte contribue à attiser la haine et l’intolérance car, par la force des choses, les positions des candidats à l’élection tendent à devenir plus figées et les slogans ou formules stéréotypées en viennent à prendre le dessus sur les arguments raisonnables. L’impact d’un discours raciste et xénophobe risque de devenir alors plus grand et plus dommageable (Féret, précité, § 76). La Cour rappelle que la responsabilité particulière des hommes politiques dans la lutte contre le discours de haine a également été soulignée par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale dans sa Recommandation générale no 35 du 26 septembre 2013 (paragraphe 36 ci-dessus) et par l’ECRI dans sa recommandation de politique générale no 15 (paragraphe 38 ci-dessus).

88.  La Cour a examiné les textes litigieux publiés par S.B. et L.R., qui n’étaient au demeurant pas eux-mêmes des hommes politiques ou les membres actifs d’un parti politique s’exprimant au nom de celui-ci. Elle considère que les conclusions des juridictions internes concernant ces publications étaient pleinement justifiées. Le langage employé incitait clairement à l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, ce qui ne peut être camouflé ou minimisé par le contexte électoral (mutatis mutandisFéret, précité, § 76) ou la volonté d’évoquer des problèmes locaux. La Cour rappelle, à toutes fins utiles, que l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ou à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population et des groupes spécifiques de celle-ci ou l’incitation à la haine et à la violence à l’égard d’une personne à raison de son appartenance à une religion, comme cela a été le cas en l’espèce, suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre de tels agissements face à une liberté d’expression irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou de ces groupes de la population (Féret, précité, § 73, et Atamanchuk c. Russie, no 4493/11, § 52, 11 février 2020). La Cour renvoie également à l’exposé des motifs de la Recommandation de politique générale no 15 du 8 décembre 2015 de l’ECRI (paragraphe 39 ci-dessus), selon lequel, dans certains cas, le discours de haine a ceci de caractéristique qu’il peut avoir pour but, ou dont on peut raisonnablement attendre qu’il ait pour effet, d’inciter autrui à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination à l’encontre des personnes visées ; l’élément incitatif suppose qu’il existe soit une intention manifeste à commettre des actes de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination, soit un risque imminent de survenue de tels actes en conséquence de l’usage du discours en question. L’intention d’inciter à commettre de tels actes peut être établie dès lors que l’auteur du discours de haine invite sans équivoque autrui à le faire ; elle peut aussi être présumée au regard de la virulence des termes employés et d’autres circonstances pertinentes, telle la conduite antérieure de l’auteur du discours ; il n’est pas toujours facile de prouver l’existence de cette intention, notamment quand les propos portent officiellement sur des faits supposés ou quand du langage codé est employé (cf., égalementKilin c. Russie, no 10271/12, § 73, 11 mai 2021).

‒   La responsabilité du requérant en raison de propos publiés par des tiers

89.  La Cour rappelle que les commentaires s’inscrivaient dans le cadre du débat politique local, en particulier celui de la campagne électorale des élections législatives à venir, et qu’ils ont été publiés sur le mur du compte Facebook du requérant, homme politique élu et candidat à ces élections. S’il est vrai que la Cour accorde la plus haute importance à la liberté d’expression dans le contexte du débat politique et considère qu’on ne saurait restreindre le discours politique sans raisons impérieuses (paragraphe 84 ci-dessus), et qu’en période préélectorale les opinions et informations de toutes sortes doivent pouvoir circuler librement (Orlovskaya Iskra c. Russie, no 42911/08, § 110, 21 février 2017, et Magyar Kétfarkú Kutya Párt, précité, § 56), elle renvoie cependant à son constat quant à la nature clairement illicite des commentaires litigieux (paragraphes 81-88). Ainsi, outre le fait que les propos tenus dans le cadre du débat politique ne doivent pas dépasser certaines limites, notamment quant au respect de la réputation et des droits d’autrui (Le Pen c. France (déc.), no 45416/16, § 34, 28 février 2017), dès lors « qu’il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations » (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, §§ 30‑31, série A no 298), la qualité d’élu du requérant ne saurait être considérée comme une circonstance atténuant sa responsabilité (Féret, précité, § 75). À cet égard, la Cour rappelle qu’il est d’une importance cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de nourrir l’intolérance (Erbakan c. Turquie, no 59405/00, 6 juillet 2006, § 64) et, parce qu’ils sont eux aussi soumis aux devoirs et responsabilités prévus à l’article 10 § 2 de la Convention, qu’ils devraient également être particulièrement attentifs à la défense de la démocratie et de ses principes, en particulier dans un contexte électoral caractérisé, comme en l’espèce, par des tensions locales, leur objectif ultime étant la prise même du pouvoir (Féret, précité, § 75).

90.  Par ailleurs, la Cour relève que le requérant ne s’est pas vu reprocher l’usage de son droit à la liberté d’expression, en particulier dans le débat politique, mais son manque de vigilance et de réaction concernant certains commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook.

91.  La Cour relève à ce titre que F.P. était précisément l’un des adversaires politiques du requérant (paragraphes 4-5 ci-dessus) et que les faits s’inscrivaient dans un contexte politique local particulier, avec des tensions manifestes au sein de la population, qui ressortent notamment des commentaires litigieux, mais également entre les protagonistes.

92.  Or, la Cour rappelle avoir déjà souligné que les autorités nationales sont mieux placées qu’elle-même pour comprendre et apprécier les problèmes sociétaux spécifiques dans des communautés et des contextes particuliers (Maguire c. Royaume-Uni (déc.), no 58060/13, § 54, 3 mars 2015). Dans cette perspective, la Cour estime que la connaissance de proximité de la cour d’appel de Nîmes quant au contexte local dans lequel s’inscrivaient les faits litigieux, lui permettait de mieux appréhender qu’elle le contexte des commentaires.

93.  La Cour déduit de ce qui précède que tant le tribunal correctionnel que la cour d’appel ont fondé leur raisonnement quant à la responsabilité du requérant sur des motifs pertinents et suffisants au regard de l’article 10 de la Convention.

β)       Les mesures appliquées par le requérant

94.  La Cour note que la cour d’appel de Nîmes a jugé que rien ne permettait d’établir que le requérant avait été informé de la teneur des commentaires avant leur publication. Avec le tribunal, elle a donc examiné le comportement du requérant uniquement en ce qui concerne la période postérieure à leur publication.

95.  Elle relève que les juges internes se sont fondés sur plusieurs éléments pour retenir la responsabilité du requérant. Tant le tribunal correctionnel que la cour d’appel de Nîmes ont tout d’abord relevé que le requérant avait sciemment rendu public le mur de son compte Facebook et donc autorisé ses amis, soit 1 829 personnes au 25 octobre 2011 selon le tribunal, à y publier des commentaires. Ils en ont déduit que le requérant avait donc l’obligation de contrôler la teneur des propos publiés. Par ailleurs, le tribunal a souligné que le requérant ne pouvait ignorer le fait que son compte était de nature à attirer des commentaires ayant une teneur politique, par essence polémique, dont il devait assurer plus particulièrement encore la surveillance (paragraphe 18 ci-dessus). La cour d’appel a considéré, dans le même sens, que sa qualité de personnage politique lui imposait une vigilance d’autant plus importante (paragraphe 22 ci-dessus). Le tribunal a dès lors écarté les arguments du requérant, selon lequel il n’avait pas le temps de lire les commentaires et n’était pas au courant des propos de S.B. et L.R., tandis que la cour d’appel a souligné le fait qu’il avait déclaré aux enquêteurs qu’il consultait le mur de son compte Facebook tous les jours.

96.  La Cour relève d’ailleurs qu’il n’est pas contesté que S.B. a lui‑même supprimé le commentaire dont il était l’auteur, et ce dans les minutes qui ont suivi l’intervention de L.T. sur son lieu de travail, dès le lendemain matin de la publication. L’intéressée l’a formellement reconnu devant les enquêteurs, en précisant qu’elle avait pu s’assurer de la disparition de ce commentaire quelques instants après sa discussion avec S.B. (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour constate dès lors que ces propos litigieux, au demeurant les seuls visant L.T. et largement repris par les juridictions internes dans leur motivation, ont été promptement retirés par leur auteur, à savoir moins de vingt-quatre heures après sa publication. Partant, à supposer que le requérant ait effectivement eu le temps et la possibilité d’en prendre préalablement connaissance, la Cour estime qu’exiger de lui une intervention encore plus rapide, faute pour les autorités internes de pouvoir justifier d’une telle obligation au regard des circonstances particulières de l’espèce, reviendrait à exiger une réactivité excessive et irréaliste (cf., mutatis mutandisJezior, précité, § 58).

97.  Cependant, le tribunal correctionnel a expressément constaté que les commentaires de L.R. étaient encore visibles le 6 décembre 2011 (paragraphe 18 ci-dessus), soit près de six semaines après leur publication (comparer avec Delfi AS, précité, et Pihl c. Suède (déc.), no 74742/14, 7 février 2017, dans lesquelles les contenus illicites sont restés en ligne pendant six semaines et neuf jours, respectivement ; cf., a contrarioJezior, précité, § 57). La Cour observe que si le requérant a informé les enquêteurs de la suppression du caractère public du mur de son compte Facebook, cette suppression n’est intervenue que quelques jours avant son audition, soit environ trois mois après les faits (paragraphe 14 ci-dessus), et ce alors que S.B. avait déclaré aux gendarmes avoir informé le requérant de son altercation avec L.T. le jour-même, soit le 25 octobre 2011 (paragraphe 13 ci-dessus). Certes, le 27 octobre 2011, le requérant avait également publié un message sur son mur pour inviter les intervenants à « surveiller le contenu de [leurs] commentaires », mais sans supprimer les commentaires litigieux (paragraphe 10 ci-dessus) et, compte tenu de ses déclarations quant à son ignorance des propos de L.R. avant sa convocation par les gendarmes, sans prendre la peine de vérifier ou faire vérifier le contenu des commentaires alors accessibles au public.

98.   En outre, aux yeux de la Cour, il existe sans aucun doute une responsabilité partagée entre le titulaire d’un compte sur un réseau social et l’exploitant de ce dernier (voir, dans le même sens, mais concernant une page fan et non un compte particulier sur Facebook, l’arrêt Unabhängiges Landeszentrum für Datenschutz Schleswig-Holstein contre Wirtschaftsakademie Schleswig-Holstein GmbH de la CJUE – paragraphe 42 ci-dessus). Les conditions d’utilisation de Facebook soulignaient d’ailleurs déjà l’interdiction des propos haineux, l’accès à ce réseau social valant acceptation de cette règle pour tous les utilisateurs (paragraphe 45 ci-dessus).

99.  Dans ces conditions, la Cour estime que les motifs retenus par le tribunal correctionnel et la cour d’appel étaient là encore, s’agissant des mesures appliquées par le requérant, pertinents et suffisants au sens de l’article 10 de la Convention. Elle considère par ailleurs que ce constat se trouve renforcé par les affirmations du requérant, retenues par la cour d’appel de Nîmes, pour qui de tels commentaires demeurent dans les limites de la liberté d’expression (paragraphes 14 et 22 ci-dessus).

γ)       La possibilité de retenir la responsabilité des auteurs des commentaires

100.  La Cour constate que les auteurs des propos litigieux ont été identifiés, que ce soit directement par L.T., qui a immédiatement reconnu S.B. (paragraphe 8 ci-dessus) ou par les enquêteurs s’agissant de L.R. (paragraphe 12 ci-dessus). Elle rappelle que le requérant a néanmoins été jugé responsable, sur le fondement de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, en sa qualité de producteur d’un site de communication au public en ligne, mettant à la disposition du public des messages adressés par des internautes et engageant sa responsabilité, notamment, en s’abstenant de retirer des messages illicites dès qu’il en a connaissance. Elle relève ainsi que, bien que considéré comme « auteur » par la loi et sanctionné pénalement à ce titre par les juridictions internes, le requérant s’est en réalité vu reprocher un comportement distinct de celui des rédacteurs des commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook. En d’autres termes, les juridictions internes ont caractérisé les faits établissant la responsabilité du requérant, qui n’a pas été poursuivi en lieu et place de S.B. et L.R., également condamnés par ailleurs, mais en raison d’un comportement particulier, directement lié à son statut de titulaire du mur de son compte Facebook. Pour la Cour, il est légitime qu’un tel statut emporte des obligations spécifiques, en particulier lorsque, à l’instar du requérant, le titulaire du mur d’un compte Facebook décide de ne pas faire usage de la possibilité qui lui est offerte d’en limiter l’accès, choisissant au contraire de le rendre accessible à tout public. Avec les juridictions internes, la Cour estime qu’un tel constat vaut particulièrement dans un contexte susceptible de voir apparaître des propos clairement illicites, comme en l’espèce.

101.  Certes, comme le préconise l’annexe à la Recommandation no R (97) 20 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le « discours de haine » (paragraphe 37 ci-dessus), le droit et la pratique internes devraient établir une claire distinction entre, d’une part, la responsabilité de l’auteur des expressions de discours de haine et, d’autre part, la responsabilité éventuelle des médias et des professionnels des médias qui contribuent à leur diffusion dans le cadre de leur mission de communiquer des informations et des idées sur des questions d’intérêt public. En l’espèce, toutefois, les propos étaient clairement illicites (paragraphes 81-88 ci-dessus) et au demeurant contraires aux conditions d’utilisation de Facebook (paragraphe 45 ci-dessus).

102.  Les juridictions internes se sont donc fondées sur des motifs pertinents et suffisants.

δ)       Les conséquences de la procédure interne pour le requérant

103.  La Cour relève que le requérant a été condamné à payer une amende, réduite par la cour d’appel de Nîmes à un montant de trois mille EUR. La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence (voir, parmi beaucoup d’autresLeroy c. France, no 36109/03, § 47, 2 octobre 2008, et Féret, précité, § 79). Elle estime, au vu de la peine encourue et de l’absence d’autre conséquence établie pour le requérant, que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression de ce dernier n’a pas été disproportionnée à ce titre.

ε)       Conclusion

104.  Dès lors, au vu des circonstances spécifiques de la présente affaire, la Cour estime que la décision des juridictions internes de condamner le requérant, faute pour celui-ci d’avoir promptement supprimé les propos illicites publiés par des tiers sur le mur de son compte Facebook utilisé dans le cadre de sa campagne électorale, reposait sur des motifs pertinents et suffisants, eu égard à la marge d’appréciation dont bénéficie l’État défendeur. Dès lors, l’ingérence litigieuse peut passer pour « nécessaire dans une société démocratique ».

105.  Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

  1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
  2. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.

 

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 septembre 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik                                                     Síofra O’Leary
Greffier                                                                        Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Mourou-Vikström.

S.O.L.
V.S.



OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE MOUROU-VIKSTRÖM

Je ne peux pas me rallier à l’opinion de la majorité qui a conclu à une absence de violation de l’article 10 de la Convention.

Cette affaire nous confronte à une question nouvelle : la responsabilité pénale du titulaire d’un compte Facebook du fait de messages écrits par des tiers sur son « mur ». Le requérant, en tant que simple titulaire d’un compte Facebook, peut-il voir sa responsabilité pénale engagée du fait de propos écrits par des tiers ? Dans quelle mesure peut-il se voir condamné pénalement pour des propos, qui ont certes été considérés par la justice comme ayant une nature délictuelle, mais dont il n’est pas l’auteur ? La question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’il s’agit d’un homme politique et que les faits se sont produits en période électorale.

Le 24 octobre 2011, le requérant, alors maire de Beaucaire, président du groupe Front national d’Occitanie, et candidat aux élections législatives, a écrit sur son compte Facebook un message concernant un adversaire politique, F.P., qui était député européen et adjoint au maire de Nîmes.

Le message, qui avait indéniablement une connotation critique et ironique, était le suivant : « Alors que le FN a lancé son nouveau site Internet national à l’heure prévue, une pensée pour le Député européen UMP Nîmois (F.P.), dont le site qui devrait être lancé aujourd’hui affiche un triple zéro prédestiné ». La raillerie relative à l’incompétence supposée de F.P. ressort sans ambiguïté de ces lignes, sans qu’elles ne relèvent, en tant que telles, de la sphère pénale.

Il n’est pas contesté que le compte Facebook n’était pas géré par une autre personne que son titulaire, à savoir le requérant, ni que le compte était ouvert à tous et n’était pas réservé aux seuls 1 829 amis du titulaire. Ainsi, le caractère public du compte et son accès en consultation libre est établi, même s’il apparaît que seuls les « amis acceptés » étaient en mesure d’écrire des commentaires.

Le jour même, soit le 24 octobre 2011, deux messages ont été écrits sur le compte Facebook du requérant par les dénommés S.B. et L.R.

L.T., qui était la compagne de F.P., déposa plainte contre S.B., L.R. et le requérant, estimant que les propos contenus dans les messages étaient « racistes » et (s’agissant uniquement du message posté par S.B.) associait son prénom à consonance maghrébine à son compagnon et à la politique de la ville qu’il menait et qui était, selon elle, présentée de manière à susciter un rejet à l’égard des personnes de confession musulmane.

Les auteurs de ces messages, ainsi que le requérant en sa qualité de titulaire du compte « Facebook », ont été condamnés, de manière définitive, par les juridictions pénales internes, sur l’action publique, à des peines d’amende (4 000 euros ramenés à 3 000 euros en appel pour le requérant). Sur l’action civile, le requérant et S.B. ont été condamnés à verser à L.T., constituée partie civile dans l’affaire, la somme de 1 000 euros.

Les textes juridiques sur le fondement desquels les condamnations du requérant ont été prononcées sont les articles 23 alinéa 1, et 24 alinéa 8, et 65-3 de la loi du 29 juillet 1881 et 93-3 de la loi no 82-652 du 29 juillet 1982 réprimant la provocation à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.

Le tribunal correctionnel de Nîmes et la cour d’appel de Nîmes ont successivement considéré, au visa de l’article 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, que le requérant, bien qu’il ne soit pas l’auteur des propos délictueux, devait en supporter la responsabilité, dès lors qu’il avait fait le choix de rendre son « mur » public et avait par là même permis à ses amis d’y inscrire des messages visibles de tous.

Suite à une explication avec L.T., S.B. a effacé le message dès le 25 octobre 2011, soit le lendemain de sa publication sur le mur du requérant.

Le message de L.R. était, quant à lui, toujours visible le 6 décembre 2011, soit près de six semaines après sa publication. Toutefois, le requérant affirme, sans être démenti par des éléments probants, ni même par des allégations, qu’il n’a eu connaissance du message litigieux écrit par L.R. que quelques jours avant sa convocation par les services d’enquête, lesquels l’ont auditionné le 28 janvier 2012. Le caractère public a été supprimé trois jours avant sa convocation devant les services de police, ce qui peut conforter l’idée que sa connaissance des propos litigieux a effectivement coïncidé avec sa convocation devant les services de police. Sa réaction de suppression du caractère public de son compte a alors été prompte.

Mon propos n’est pas, ici, d’analyser le bien-fondé de la condamnation des deux auteurs principaux des messages, S.B. et L.R., mais de soutenir que la condamnation du titulaire du compte Facebook, dont la responsabilité spécifique a été engagée, est contraire aux exigences de l’article 10 de la Convention.

Il est à mon sens important de décorréler les faits de la présente affaire de la position de principe concernant la responsabilité du requérant. Car même si l’affaire se juge in concreto, sa portée ne se limite pas à une solution casuistique mais est bien plus large.

L’application de cette responsabilité « projetée » ou « dérivée » du titulaire d’un compte Facebook, est, à mon sens, attentatoire à la libre expression des commentateurs et des titulaires de comptesa fortiori s’il s’agit d’hommes publics ou politiques ayant un nombre très important « d’amis ».

Dans l’affaire Delfi AS c. Estonie (16 juin 2015, no 64569/09) la Cour a pourtant marqué une claire distinction entre :

-      le site Delfi, qu’elle a défini comme un grand portail d’actualités sur Internet exploité à des fins commerciales et qui publie des articles sur l’actualité et invite les lecteurs à les commenter, et,

-      d’autres types de forums sur Internet susceptibles de publier des commentaires provenant d’internautes ou bien des forums de discussion, des sites de diffusion électronique sur lesquels les internautes peuvent exposer librement leurs idées sur n’importe quel sujet sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du responsable du forum, ou encore des plateformes de médias sociaux le fournisseur ne produit aucun contenu et le fournisseur de contenu peut être un particulier administrant un site ou un blog dans le cadre de ses loisirs. (Delfi, précité, §§ 115,116).

Si l’on se réfère à la jurisprudence « Delfi », il est clair que le compte Facebook du requérant pouvait entrer dans la deuxième catégorie. À tout le moins, les raisons pour lesquelles l’arrêt de chambre s’écarte du cadre posé par l’arrêt Delfi auraient être explicitées par la majorité. La même responsabilité ne peut pas reposer sur le titulaire d’un compte Facebook et sur un portail d’actualité qui invite ses lecteurs à y déposer des commentaires qui sont rendus publics, avec de surcroît des implications commerciales pour le site. Delfi était un hébergeur actif dont la vocation polémique était connue ; ainsi la connaissance des messages déposés a été considérée comme « présumée ». Un tel régime ne peut raisonnablement pas être transposé à l’utilisateur d’un compte Facebook, au risque, comme le soulignaient les juges dissidents dans l’affaire Delfi, de favoriser une « invitation à l’autocensure de la pire espèce ».

Par ailleurs, les décisions des juridictions internes, confortées par un constat de non-violation soutenu par la majorité, ne sont pas en adéquation avec les prescriptions légales, interprétées par le Conseil constitutionnel, qui posent une réserve importante et claire à l’établissement de la responsabilité pénale du titulaire d’un site ouvert aux commentaires.

Rappelons que la responsabilité du producteur d’un site de communication au public en ligne ne peut être retenue que s’il avait connaissance des messages avant leur mise en ligne ou si, dans le cas contraire, il s’est abstenu d’agir promptement pour les retirer dès le moment il en a eu connaissance.

Dans la présente affaire, seul le commentaire de L.R. devrait poser problème, dans la mesure celui de S.B. a été spontanément retiré par ce dernier dans les vingt-quatre heures. Peut-on imposer une réactivité du titulaire d’un compte Facebook dans les heures ayant suivi la publication par un tiers d’un message ? Il ne peut pas raisonnablement être exigé du requérant que dans un délai de moins de vingt-quatre heures, il ait supprimé le message de S.B., au risque de lui imposer une obligation de réactivité excessive et irréaliste.

Par ailleurs, s’agissant du message de L.R., est-il possible de prouver que le requérant en avait connaissance ? En matière de responsabilité pénale, la connaissance qu’il aurait eu du message de L.R. ne doit pas se deviner ni même se présumer : elle doit se prouver. Or, les juridictions internes ont fait défaut dans la démonstration de cette connaissance, préférant axer leur raisonnement sur une obligation générale de contrôle, renforcée en raison de qualité d’homme politique du requérant.

S’il est exact que le 27 octobre, soit deux jours après la publication par L.R., le requérant a invité ses amis par un message sur son « mur » Facebook à surveiller le contenu de leurs « commentaires », rien ne dit qu’il avait spécifiquement connaissance du message de L.R.. Il pouvait fort bien se référer implicitement, dans cet appel à la vigilance, au message de S.B., promptement effacé.

Sachant que la connaissance est l’un des éléments fondamentaux permettant d’établir la responsabilité pénale du titulaire du compte, elle doit être établie dans le respect des règles du droit pénal qui est, faut-il le rappeler, d’interprétation stricte.

Ainsi, seul un message non équivoque d’une personne se sentant insultée par les propos, ou tout simplement les réprouvant car entrant dans le champ d’application de la loi sur l’incitation à la haine, aurait été de nature à prouver que le requérant avait connaissance des messages incriminés.

Or, un tel message n’existe pas. En effet, il n’est nullement contesté que L.T. n’a pas tenté d’alerter le requérant quant au contenu litigieux du message de L.R., ni même de S.B.

Les juridictions internes ont axé leur décision de condamnation sur :

-      le fait que le requérant, en sa qualité d’homme politique, ne pouvait pas ignorer que son compte allait générer, encourager des messages par essence politiques, et donc polémiques. À cet égard, il doit être relevé que le message initialement écrit par le requérant était certes critique et moqueur à l’encontre d’un adversaire politique, mais qu’il n’avait en rien vocation à viser une partie de la population, encore moins à déclencher des propos haineux à leur encontre ;

-      la responsabilité du requérant qui a pris l’initiative de créer un service de communication au public par voie électronique et s’est abstenu de retirer avec suffisamment de célérité les commentaires émanant de certains « amis » qu’il avait acceptés sur Facebook.

D’emblée, il convient de relever que le fait que S.B. ait informé le requérant de sa discussion avec L.T. et du retrait consécutif de son message, n’est pas un élément qui fait peser sur le requérant un devoir de vigilance accrue, allant jusqu’à une présomption de connaissance portant sur les autres propos postés sur son mur.

Il est important de décorréler cette affaire du contexte et même de la teneur des propos, pour se pencher exclusivement sur la responsabilité pénale du titulaire d’un compte Facebook lorsqu’il est, comme le requérant, un homme public. Le constat d’absence de violation de l’article 10 de la Convention fait peser sur le titulaire du compte une obligation de contrôle très lourde, puisque des poursuites pénales le concernant sont en jeu. Le risque existe qu’une telle crainte ne transforme le titulaire d’un compte en véritable contrôleur, et même en censeur des propos écrits sur son mur. Confronté à un doute quant au caractère litigieux d’un propos dont il n’est pas l’auteur, le titulaire du compte sera bien évidemment enclin à supprimer ou dénoncer un message au nom d’un principe de précaution. L’effet dissuasif est bien là et la liberté d’expression s’en trouve grandement menacée.