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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Camera)

 

 

15 dicembre 2016

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE KHLAIFIA ET AUTRES c. ITALIE

 

 

(Requête no 16483/12)

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Khlaifia et autres c. Italie,

 

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

          Luis López Guerra, président,
          Guido Raimondi,
          Mirjana Lazarova Trajkovska,
          Angelika Nußberger,
          Khanlar Hajiyev,
          Kristina Pardalos,
          Linos-Alexandre Sicilianos,
          Erik Møse,
          Krzysztof Wojtyczek,
          Dmitry Dedov,
          Mārtiņš Mits,
          Stéphanie Mourou-Vikström,
          Georges Ravarani,
          Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
          Pere Pastor Vilanova,
          Alena Poláčková,
          Georgios A. Serghides, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 juin 2016 et le 2 novembre 2016,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 16483/12) dirigée contre la République italienne et dont trois ressortissants tunisiens, MM. Saber Ben Mohamed Ben Ali Khlaifia, Fakhreddine Ben Brahim Ben Mustapha Tabal et Mohamed Ben Habib Ben Jaber Sfar (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9 mars 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants ont été représentés par Mes L.M. Masera et S. Zirulia, avocats à Milan. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme E. Spatafora.

3.  Les requérants alléguaient en particulier que leur rétention dans un centre d’accueil pour migrants en situation irrégulière avait emporté violation des articles 3 et 5 de la Convention. Ils soutenaient en outre avoir fait l’objet d’une expulsion collective et n’avoir disposé d’aucun recours effectif en droit italien pour dénoncer la violation de leurs droits fondamentaux.

4.  La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le 27 novembre 2012, elle a été communiquée au Gouvernement. Le 1er septembre 2015, une chambre de cette section, composée de Işıl Karakaş, présidente, Guido Raimondi, András Sajó, Nebojša Vučinić, Helen Keller, Paul Lemmens et Robert Spano, juges, et de Stanley Naismith, greffier de section, a rendu un arrêt déclarant, à la majorité, la requête en partie recevable et concluant, à l’unanimité, à la violation de l’article 5 §§ 1, 2 et 4 de la Convention et à la non-violation de l’article 3 de la Convention quant aux conditions d’accueil des requérants à bord des navires Vincent et Audace. Par cinq voix contre deux, la chambre a également conclu à la violation de l’article 3 de la Convention du fait des conditions d’accueil des requérants dans le centre d’accueil initial et d’hébergement de Contrada Imbriacola, ainsi qu’à la violation de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention et de l’article 13 de la Convention, combiné avec l’article 3 de celle-ci et avec l’article 4 du Protocole no 4. À l’arrêt se trouvait joint l’exposé de l’opinion concordante de la juge Keller, de l’opinion en partie dissidente commune aux juges Sajó et Vučinič et de l’opinion en partie dissidente du juge Lemmens.

5.  Le 1er décembre 2015, le Gouvernement a sollicité le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre au titre des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande le 1er février 2016.

6.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

7.  Tant les requérants que le Gouvernement ont soumis des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire.

8.  Par ailleurs, des observations ont été reçues de quatre associations faisant partie de la Coordination française pour le droit d’asile (paragraphe 157 ci-après), du Centre sur le droit de la personne et le pluralisme juridique de McGill, du Centre AIRE et du Conseil européen sur les réfugiés et les exilés (European Council on Refugees and Exiles – ci‑après l’« ECRE »), que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 22 juin 2016 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
Mme  P. Accardo,                                                                        co-agent,
Mmes M.L. Aversano, magistrat, expert juridique,
         P. Giusti, ministère de l’Intérieur,
         R. Renzi, ministère de l’Intérieur,
         R. Cipressa, ministère de l’Intérieur,                            conseillères ;

–  pour les requérants
MM. L. Masera, avocat,
         S. Zirulia, avocat,                                                               conseils,
Mme  F. Cancellaro,                                                               conseillère.

 

La Cour a entendu MM. Masera et Zirulia et Mmes Aversano et Cipressa en leurs déclarations et en leurs réponses à des questions de juges.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10.  Les requérants sont nés respectivement en 1983, 1987 et 1988. M. Khlaifia (le « premier requérant ») réside à Om Laarass (Tunisie) ; MM. Tabal et Sfar (les « deuxième et troisième requérants ») résident à El Mahdia (Tunisie).

A.  Le débarquement des requérants sur les côtes italiennes et leur expulsion vers la Tunisie

11.  Le 16 septembre 2011 pour le premier d’entre eux et le lendemain, 17 septembre 2011, pour les deux autres, les requérants quittèrent la Tunisie avec d’autres personnes à bord d’embarcations de fortune dans le but de rejoindre les côtes italiennes. Après plusieurs heures de navigation, les embarcations furent interceptées par les garde-côtes italiens, qui les escortèrent jusqu’au port de l’île de Lampedusa. Les requérants arrivèrent sur l’île les 17 et 18 septembre 2011 respectivement.

12.  Les requérants furent transférés au centre d’accueil initial et d’hébergement (Centro di Soccorso e Prima Accoglienza – ci-après, le « CSPA ») sis sur l’île de Lampedusa au lieu-dit Contrada Imbriacola où, après leur avoir prodigué les premiers secours, les autorités procédèrent à leur identification. Le Gouvernement soutient qu’à cette occasion, des « fiches d’information » individuelles furent rédigées pour chacun des migrants concernés (paragraphe 224 ci-après), ce que les requérants contestent (paragraphe 222 ci-après).

13.  Les requérants furent installés dans un secteur du centre réservé aux Tunisiens adultes. Ils affirment avoir été accueillis dans des espaces surpeuplés et sales et avoir été obligés de dormir à même le sol en raison de la pénurie de lits disponibles et de la mauvaise qualité des matelas. Ils consommaient les repas à l’extérieur, assis par terre. Le centre était surveillé en permanence par les forces de l’ordre, si bien que tout contact avec l’extérieur était impossible.

14.  Les requérants restèrent dans le CSPA jusqu’au 20 septembre, où une violente révolte éclata parmi les migrants. Les lieux furent ravagés par un incendie, et les requérants furent emmenés au parc des sports de Lampedusa pour y passer la nuit. À l’aube du 21 septembre, ils parvinrent avec d’autres migrants à tromper la surveillance des forces de l’ordre et à rejoindre le village de Lampedusa. De là, ils entamèrent, avec 1 800 autres migrants environ, des manifestations de protestation dans les rues de l’île. Interpellés par la police, les requérants furent reconduits d’abord dans le centre d’accueil puis à l’aéroport de Lampedusa.

15.  Le matin du 22 septembre 2011, les requérants furent embarqués dans des avions à destination de Palerme. Une fois débarqués, ils furent transférés à bord de navires amarrés dans le port de la ville. Le premier requérant monta sur le Vincent, avec 190 personnes environ, tandis que le deuxième et le troisième requérants furent conduits à bord du navire Audace, avec 150 personnes environ.

16.  Selon les requérants, sur chaque navire l’ensemble des migrants fut regroupé dans les salons-restaurants, l’accès aux cabines étant interdit. Les requérants affirment avoir dormi par terre et attendu plusieurs heures pour pouvoir utiliser les toilettes. Les intéressés déclarent qu’ils pouvaient sortir sur les balcons des navires deux fois par jour pendant quelques minutes seulement. Ils disent avoir été insultés et maltraités par les policiers qui les surveillaient en permanence et n’avoir reçu aucune information de la part des autorités.

17.  Les requérants restèrent quelques jours à bord des navires. Le 27 septembre 2011, les deuxième et troisième requérants furent emmenés à l’aéroport de Palerme dans le but d’être renvoyés en Tunisie. Le premier requérant fut quant à lui refoulé le 29 septembre 2011.

18.  Avant de monter dans les avions, les migrants furent reçus par le consul de Tunisie. Selon les requérants, celui-ci se serait borné à enregistrer leurs données d’état civil, conformément à l’accord italo-tunisien conclu en avril 2011 (paragraphes 36-40 ci-après).

19.  Dans leur formulaire de requête, les requérants ont affirmé qu’à aucun moment tout au long de leur séjour en Italie il ne leur avait été délivré un quelconque document.

En annexe à ses observations, le Gouvernement a cependant produit trois décrets de refoulement datés des 27 et 29 septembre 2011 pris à l’encontre des requérants. Ces décrets, en substance identiques et rédigés en italien avec une traduction en arabe, se lisaient comme suit :

« Le chef de la police (Questore) de la province d’Agrigente

Vu les pièces du dossier, dont il résulte que

1)  en date du 17 [18] septembre 2011, le personnel appartenant aux forces de police a trouvé dans la province d’Agrigente près de la ligne de frontière/près de la frontière de l’île de Lampedusa M. [nom et prénom] né (...) le [date] (...) ressortissant tunisien (...) non entièrement identifié car dépourvu de documents (sedicente) ;

2)  l’étranger est entré sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière ;

3)  l’identification (rintraccio) de l’étranger a eu lieu à l’entrée/tout de suite après son entrée dans le territoire national, et précisément : île de Lampedusa

ATTENDU qu’on n’est en présence d’aucun des cas [indiqués] à l’article 10 § 4 du décret-loi no 286 de 1998 ;

CONSIDÉRANT qu’il y a lieu de procéder selon l’article 10 § 2 du décret-loi no 286 de 1998 ;

ORDONNE

LE REFOULEMENT AVEC ACCOMPAGNEMENT À LA FRONTIÈRE

De la personne susmentionnée

INFORME

- qu’un recours peut être introduit contre le présent décret, dans un délai de soixante jours à compter de sa notification, devant le juge de paix d’Agrigente ;

- que l’introduction du recours ne suspend en aucun cas l’exécution (efficacia) du présent décret ;

- [que] le directeur du bureau de l’immigration procèdera, en exécution du présent décret, à sa notification, accompagnée d’une copie synthétiquement traduite vers une langue connue par l’étranger, ou bien vers la langue anglaise, française ou espagnole ; à sa communication à la représentation diplomatique ou consulaire de l’État d’origine selon ce qui est prévu par l’article 2 § 7 du décret-loi no 286 de 1998 ; et à son enregistrement au sens de l’article 10 § 6 du même décret-loi ;

Accompagnement à la frontière de Rome Fiumicino

[Fait à] Agrigente [le] 27[29]/09/2011 Pour le chef de la police

 [Signature] »

20.  Chacun de ces décrets étaient accompagnés par un procès-verbal de notification portant les mêmes dates, lui aussi rédigé en italien et doublé d’une traduction en arabe. Dans l’espace réservé à la signature des requérants, ces procès‑verbaux portent la mention manuscrite « [l’intéressé] refuse de signer et de recevoir une copie » (si rifiuta di firmare e ricevere copia).

21.  Arrivés à l’aéroport de Tunis, les requérants furent libérés.

B.  L’ordonnance du juge des investigations préliminaires de Palerme

22.  Des associations de lutte contre le racisme portèrent plainte pour les traitements auxquels les migrants avaient été soumis, après le 20 septembre 2011, à bord des navires Audace, Vincent et Fantasy.

23.  Une procédure pénale pour abus de fonctions et arrestation illégale (articles 323 et 606 du code pénal – le « CP ») fut ouverte contre X. Le 3 avril 2012, le parquet demanda que les poursuites fussent classées sans suite.

24.  Par une ordonnance du 1er juin 2012, le juge des investigations préliminaires (giudice per le indagini preliminari – ci-après le « GIP ») de Palerme fit droit à la demande du parquet.

25.  Dans ses motifs, le GIP souligna que le placement des migrants dans le CSPA avait pour but de les accueillir, de les assister et de faire face à leurs besoins hygiéniques pour le temps strictement nécessaire, avant de les acheminer vers un CIE (centre d’identification et d’expulsion) ou de prendre des mesures en leur faveur. Au CSPA, les migrants pouvaient, selon le GIP, bénéficier d’une assistance juridique et obtenir des informations quant aux procédures à suivre pour introduire une demande d’asile.

Le GIP partagea l’observation du parquet selon laquelle l’interprétation des conditions relatives aux motifs et à la durée du séjour des migrants dans les CSPA était parfois floue ; il souscrivit en outre à la thèse du parquet selon laquelle une multitude de considérations excluait que les faits de l’espèce fussent constitutifs d’une infraction pénale.

Il nota que la direction de la police (Questura) d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant leur rétention.

26.  Selon le GIP, l’équilibre précaire atteint sur l’île de Lampedusa avait été rompu le 20 septembre 2011, lorsqu’un groupe de Tunisiens avait provoqué un incendie criminel, endommageant sérieusement le CSPA de Contrada Imbriacola et le rendant inapte à satisfaire aux exigences liées à l’accueil et au secours des migrants. Les autorités auraient alors organisé un pont aérien et naval afin d’évacuer les migrants de Lampedusa. Le lendemain, des affrontements auraient eu lieu au port de l’île entre la population locale et un groupe d’étrangers qui avait menacé de faire exploser des bouteilles de gaz. Le GIP expliqua qu’ainsi s’était créée une situation qui risquait de dégénérer et qui était couverte par la notion d’« état de nécessité » (stato di necessità) visée par l’article 54 du CP (paragraphe 34 ci-après). Il s’imposait donc, conclut le GIP, de procéder au transfert immédiat d’une partie des migrants en utilisant, entre autres, des navires.

Quant au fait que, dans cette situation d’urgence, aucune décision formelle de rétention à bord de navires n’avait été adoptée, le GIP estima que ceci ne pouvait s’analyser en une arrestation illégale et que les conditions d’un transfert des migrants dans des CIE n’étaient pas remplies. Il observa qu’en effet, d’une part, les CIE étaient déjà surpeuplés et que, d’autre part, les accords passés avec les autorités tunisiennes amenaient à penser que le renvoi avait vocation à être immédiat. Le fait qu’on ait appliqué aux intéressés une mesure de refoulement (respingimento) sans contrôle juridictionnel adoptée plusieurs jours après le débarquement n’était pas illégitime aux yeux du GIP. Pour lui, le calcul du « délai raisonnable » pour l’adoption de ces actes et pour le séjour des étrangers dans le CSPA devait tenir compte des difficultés logistiques (état de la mer, distance entre l’île de Lampedusa et la Sicile) et du nombre de migrants concernés. Dans ces circonstances, le GIP conclut qu’il n’y avait pas eu de violation de la loi.

Par ailleurs, il considéra qu’aucun dol ne pouvait être imputé aux autorités, dont la conduite avait été inspirée, en premier lieu, par la poursuite de l’intérêt public. Les migrants n’auraient subi aucun préjudice injuste (danno ingiusto).

27.  Dans la mesure où les plaignants alléguaient que la façon dont les migrants avaient été traités avait mis en péril leur santé, le GIP releva qu’il ressortait des investigations qu’aucune des personnes à bord des navires n’avait formulé de demande d’asile. Il constata que ceux qui, au CSPA de Lampedusa, avaient manifesté l’intention d’agir dans ce sens ainsi que les sujets vulnérables avaient été transférés aux centres de Trapani, Caltanissetta et Foggia. Selon lui, les mineurs non accompagnés avaient été placés dans des structures ad hoc et aucune femme enceinte n’était présente à bord des navires. Sur ces derniers, les migrants auraient pu bénéficier d’une assistance médicale, d’eau chaude, d’électricité, de repas et de boissons chaudes. Par ailleurs, le GIP indiqua qu’il ressortait d’une note d’une agence de presse du 25 septembre 2011 que T.R., un membre du Parlement, était monté à bord des navires amarrés dans le port de Palerme, et avait constaté que les migrants étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils inclinables (poltrone reclinabili). Certains Tunisiens auraient été transférés à l’hôpital, d’autres auraient été traités à bord par le personnel sanitaire. Accompagné par le chef adjoint de la police (vice questore) et par des fonctionnaires de police, le député en question se serait entretenu avec certains migrants, et aurait ainsi constaté qu’ils avaient accès à des lieux de prière, que la nourriture était adéquate (pâtes, poulet, accompagnement, fruits et eau) et que la Protection civile (Protezione civile) avait mis à leur disposition des vêtements. Certains migrants se seraient plaints de l’absence de rasoirs, mais le député aurait observé qu’il s’agissait d’une mesure visant à éviter des actes d’automutilation.

28.  Le GIP nota que, bien que les migrants ne fussent pas en état de détention ou d’arrestation, une photographie parue dans un journal montrait l’un d’eux avec les mains ligotées par des bandelettes noires et accompagné par un agent de police. Il expliqua que l’intéressé faisait partie d’un groupe restreint de personnes qui, craignant un renvoi imminent, s’étaient livrées à des actes d’automutilation et avaient endommagé des autobus. Le GIP jugea que l’apposition des bandelettes s’était avérée nécessaire pour garantir l’intégrité physique des personnes concernées et pour éviter des actes agressifs à l’encontre des agents de police, qui n’étaient ni armés ni dotés d’autres moyens de coercition. En tout état de cause, il estima que la conduite des agents de police était justifiée par un « état de nécessité » au sens de l’article 54 du CP (paragraphe 34 ci-dessus).

29.  À la lumière de ce qui précède, le GIP conclut que le dossier ne contenait pas la preuve de l’existence des éléments matériel et moral des infractions punies par les articles 323 et 606 du CP.

C.  Les décisions du juge de paix d’Agrigente

30.  Deux des migrants ayant fait l’objet de décrets de refoulement attaquèrent ces actes devant le juge de paix d’Agrigente.

31.  Par deux ordonnances (decreti) des 4 juillet et 30 octobre 2011 respectivement, le juge de paix annula les décrets de refoulement.

Dans ses motifs, le juge de paix observa que les plaignants avaient été trouvés sur le territoire italien respectivement les 6 mai et 18 septembre 2011 et que les décrets litigieux n’avaient été adoptés que les 16 mai et 24 septembre 2011. Tout en reconnaissant que l’article 10 du décret-loi no 286 de 1998 (paragraphe 33 ci-après) n’indiquait aucun délai pour l’adoption des décrets de refoulement, le juge considéra qu’un acte qui, de par sa nature même, limitait la liberté de son destinataire devait être pris dans un délai raisonnablement court à compter de l’identification (fermo) de l’étranger irrégulier. En conclure autrement, estima-t-il, équivalait à permettre une rétention de facto du migrant en l’absence d’une décision motivée de l’autorité, ce qui était contraire à la Constitution.

 

II.  LE DROIT ET LES DOCUMENTS INTERNES PERTINENTS

A.  La Constitution

32.  L’article 13 de la Constitution italienne se lit comme suit :

« La liberté personnelle est inviolable.

N’est admise aucune forme de détention, d’inspection ou de fouille personnelle, ni aucune autre restriction de la liberté personnelle, sauf par acte motivé de l’autorité judiciaire et uniquement dans les cas et selon les modalités prévus par la loi.

Dans des cas exceptionnels de nécessité et d’urgence, indiqués de manière précise par la loi, l’autorité de sûreté publique peut adopter des mesures provisoires, qui doivent être communiquées dans un délai de 48 heures à l’autorité judiciaire et [qui], si cette dernière ne les valide pas dans les 48 heures suivantes, sont considérées comme révoquées et dépourvues de toute efficacité.

Toute violence physique et morale sur les personnes soumises à des restrictions de liberté est punie.

La loi établit la durée maximale de la détention provisoire (carcerazione preventiva). »

B.  Les dispositions en matière d’éloignement des étrangers en situation irrégulière

33.  Le décret-loi (decreto legislativo) no 286 de 1998 (« Texte unifié des dispositions concernant la réglementation de l’immigration et les normes sur le statut des étrangers »), tel que modifié par les lois no 271 de 2004 et n155 de 2005 et par le décret-loi no 150 de 2011, contient entre autres les dispositions suivantes :

Article 10 (refoulement)

« 1.  La police des frontières refoule (respinge) les étrangers qui se présentent aux frontières sans satisfaire aux critères fixés par le présent texte unifié sur l’entrée dans le territoire de l’État.

2.  Le refoulement avec accompagnement à la frontière est par ailleurs ordonné par le chef de la police (questore) à l’égard des étrangers :

a)  qui entrent dans le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière, lorsqu’ils sont arrêtés au moment de l’entrée dans le territoire ou tout de suite après ;

b)  qui (...) ont été temporairement admis sur le territoire pour des nécessités de secours public.

(...)

4.  Les dispositions des alinéas 1 [et] 2 (...) ne s’appliquent pas aux cas prévus par les dispositions en vigueur régissant l’asile politique, l’octroi du statut de réfugié ou l’adoption de mesures de protection temporaire pour des motifs humanitaires.

(...). »

Article 13 (expulsion administrative)

« 1.  Pour des raisons d’ordre public ou de sécurité de l’État, le ministre de l’Intérieur peut ordonner l’expulsion de l’étranger, même si celui-ci [n’a pas sa résidence] dans le territoire de l’État, en informant préalablement le président du Conseil des ministres et le ministre des Affaires étrangères.

2.  Le préfet ordonne l’expulsion lorsque l’étranger :

a)  est entré dans le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière et n’a pas été refoulé en application de l’article 10 ;

(...)

8.  Un recours contre le décret d’expulsion peut être présenté devant l’autorité judiciaire (...). »

Article 14 (exécution de l’expulsion)

« 1.  Lorsqu’en raison de la nécessité de secourir l’étranger, d’effectuer des contrôles supplémentaires quant à son identité ou à sa nationalité ou d’obtenir les documents de voyage, ou en raison de l’indisponibilité du transporteur, il n’est pas possible d’exécuter rapidement l’expulsion par accompagnement à la frontière ou le refoulement, le chef de la police (questore) ordonne que l’étranger soit retenu pendant le temps strictement nécessaire auprès du centre d’identification et d’expulsion le plus proche, parmi ceux identifiés ou créés par décret du ministre de l’Intérieur en concertation (di concerto) avec les ministres de la Solidarité sociale et du Trésor, du Budget et de la Planification économique.

(...). »

C.  Le code pénal

34.  Dans ses parties pertinentes, l’article 54 § 1 du CP se lit comme suit :

« N’est pas punissable le fait commis sous la contrainte de la nécessité de sauver [son auteur ou autrui] d’un danger actuel de préjudice grave à la personne, pourvu que ce danger n’ait pas été volontairement provoqué [par l’intéressé] et ne pût être évité autrement, et pourvu que ledit fait fût proportionné au danger. (...). »

D.  Le Sénat italien

35.  Le 6 mars 2012, la commission extraordinaire pour les droits de l’homme du Sénat italien (ci-après, la « commission extraordinaire du Sénat ») a approuvé un rapport « sur l’état [du respect] des droits de l’homme dans les institutions pénitentiaires et dans les centres d’accueil et de rétention des migrants en Italie ». Visité par la commission le 11 février 2009, le CSPA de Lampedusa y est décrit notamment dans les passages suivants :

« L’accueil dans le centre de Lampedusa devait être limité au temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de son séjour sur le territoire ou pour en décider l’éloignement. En réalité, comme cela a été dénoncé par le HCR et par plusieurs organisations qui opèrent sur le terrain, les durées de séjour se sont prolongées parfois pendant plus de vingt jours sans qu’aient été adoptées de décisions formelles relatives au statut juridique des personnes retenues. La rétention prolongée, l’impossibilité de communiquer avec l’extérieur, le manque de liberté de mouvement sans aucune mesure juridique ou administrative prévoyant de telles restrictions ont provoqué un climat de tension très vif, qui s’exprime souvent par des actes d’automutilation. De nombreux appels de la part des organisations qui travaillent sur l’île se sont succédé à propos de la légalité de cette situation.

(...)

On accède à des pièces d’environ cinq mètres sur six : elles sont destinées à accueillir 12 personnes. Dans les pièces se trouvent, l’un à côté de l’autre, des lits superposés à quatre niveaux sur lesquels prennent place jusqu’à 25 hommes par pièce (...). Dans de nombreux blocs, des matelas en caoutchouc mousse sont installés le long des couloirs. Dans de nombreux cas, la mousse des matelas a été déchirée pour être utilisée comme coussin. Dans certains cas, les matelas de deux personnes, protégés par des toiles improvisées, ont été placés sur le palier des escaliers, à l’extérieur (...). Au plafond, dans de nombreux cas, la protection en plastique des lumières a été retirée et les ampoules sont absentes. Au bout du couloir, d’un côté, on trouve les sanitaires et les douches. Il n’y a pas de porte et l’intimité est garantie par des rideaux en tissu ou en plastique placés de manière improvisée ici ou là. II n’y a pas de robinet et les conduits ne distribuent l’eau que lorsqu’elle est activée au niveau central. L’écoulement est parfois bloqué ; au sol, de l’eau ou d’autres liquides ruissellent jusqu’au couloir et dans les pièces où ont été placés les matelas en caoutchouc mousse. L’odeur des latrines envahit tous les espaces. Il commence à pleuvoir. Ceux qui se trouvent sur les escaliers en acier et doivent accéder à l’étage supérieur se mouillent et emmènent dans les logements humidité et saleté. »

 

 

 

 

III.  LES ACCORDS BILATÉRAUX AVEC LA TUNISIE

 

36.  Le 5 avril 2011, le gouvernement italien a conclu un accord avec la Tunisie visant le contrôle de la vague d’immigration irrégulière provenant de ce pays.

37.  Le texte de l’accord n’avait pas été rendu public. Cependant, en annexe à sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, le Gouvernement a produit des extraits du procès-verbal d’une réunion tenue à Tunis les 4 et 5 avril 2011 entre les ministres de l’Intérieur tunisien et italien. D’après un communiqué de presse publié sur le site internet du ministère de l’Intérieur italien le 6 avril 2011[1], la Tunisie acceptait de renforcer le contrôle de ses frontières dans le but d’éviter de nouveaux départs de clandestins, à l’aide de moyens logistiques mis à sa disposition par les autorités italiennes.

38.  En outre, la Tunisie s’engageait à accepter le retour immédiat des Tunisiens arrivés irrégulièrement en Italie après la date de conclusion de l’accord. Les ressortissants tunisiens pouvaient être refoulés par le biais de procédures simplifiées, prévoyant la simple identification de la personne concernée par les autorités consulaires tunisiennes.

39.  Selon les indications fournies par le Gouvernement dans son mémoire devant la Grande Chambre du 25 avril 2016, un premier accord avec la Tunisie avait été conclu en 1998 ; il avait été annoncé sur le site du ministère de l’Intérieur et dans les archives des traités du ministère des Affaires Étrangères et de la Coopération Internationale et publié dans la Gazette des lois no 11 du 15 janvier 2000.

40.  En annexe à sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, le Gouvernement a produit une note verbale relative à l’accord bilatéral conclu avec la Tunisie en 1998. Émanant du gouvernement italien et daté du 6 août 1998, le document en question, qui ne semble pas être celui qui a été appliqué aux requérants (paragraphe 103 ci-après), contient des dispositions en matière de coopération bilatérale pour la prévention et la lutte contre l’immigration clandestine, de réadmission des ressortissants des deux pays, de renvoi au pays de provenance directe des ressortissants des pays tiers autres que ceux des pays membres de l’Union du Maghreb arabe et de restitution des personnes réadmises.

Il ressort du contenu de la note verbale que le gouvernement italien s’engageait à soutenir la Tunisie dans la lutte contre l’immigration clandestine par un appui en équipements techniques et opérationnels et par une contribution financière, et que chaque partie s’engageait à reprendre sur son territoire, à la demande de l’autre partie et sans formalités, toute personne ne remplissant pas les conditions d’entrée ou de séjour applicables sur le territoire de la partie requérante dès lors qu’il était établi qu’elle possédait la nationalité de la partie requise. La note indiquait quels étaient les documents utiles à l’identification des personnes concernées prévoyait (au point 5 du chapitre II) que si l’autorité consulaire de la partie requise estimait devoir entendre ces personnes, un représentant de celle-ci pouvait se rendre au bureau judiciaire, ou au centre d’accueil ou dans le lieu de soins où les personnes concernées étaient légalement hébergées, et ce aux fins de leur audition.

La note verbale décrit également les procédures pour la délivrance de laissez-passer et de reconduite aux frontières et contient l’engagement du gouvernement italien de « ne pas faire usage de renvois massifs ou spéciaux ».

 

IV.  LA « DIRECTIVE RETOUR »

 

41.  Dans le cadre de l’Union européenne, le renvoi des étrangers en situation irrégulière est réglementé par la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 (dite « directive retour »), « relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier ». Ce texte comprend notamment les dispositions suivantes :

Article premier
Objet

« La présente directive fixe les normes et procédures communes à appliquer dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, conformément aux droits fondamentaux en tant que principes généraux du droit communautaire ainsi qu’au droit international, y compris aux obligations en matière de protection des réfugiés et de droits de l’homme. »

Article 2
Champ d’application

« 1.  La présente directive s’applique aux ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier sur le territoire d’un État membre.

2.  Les États membres peuvent décider de ne pas appliquer la présente directive aux ressortissants de pays tiers:

a)  faisant l’objet d’une décision de refus d’entrée conformément à l’article 13 du code frontières Schengen, ou arrêtés ou interceptés par les autorités compétentes à l’occasion du franchissement irrégulier par voie terrestre, maritime ou aérienne de la frontière extérieure d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit de séjourner dans ledit État membre ;

b)  faisant l’objet d’une sanction pénale prévoyant ou ayant pour conséquence leur retour, conformément au droit national, ou faisant l’objet de procédures d’extradition.

(...) »

Article 8
Éloignement

« 1.  Les États membres prennent toutes les mesures nécessaires pour exécuter la décision de retour si aucun délai n’a été accordé pour un départ volontaire conformément à l’article 7, paragraphe 4, ou si l’obligation de retour n’a pas été respectée dans le délai accordé pour le départ volontaire conformément à l’article 7.

2.  Si un État membre a accordé un délai de départ volontaire conformément à l’article 7, la décision de retour ne peut être exécutée qu’après expiration de ce délai, à moins que, au cours de celui-ci, un risque visé à l’article 7, paragraphe 4, apparaisse.

3.  Les États membres peuvent adopter une décision ou un acte distinct de nature administrative ou judiciaire ordonnant l’éloignement.

4.  Lorsque les États membres utilisent — en dernier ressort — des mesures coercitives pour procéder à l’éloignement d’un ressortissant d’un pays tiers qui s’oppose à son éloignement, ces mesures sont proportionnées et ne comportent pas d’usage de la force allant au-delà du raisonnable. Ces mesures sont mises en oeuvre comme il est prévu par la législation nationale, conformément aux droits fondamentaux et dans le respect de la dignité et de l’intégrité physique du ressortissant concerné d’un pays tiers.

5.  Lorsque les États membres procèdent aux éloignements par voie aérienne, ils tiennent compte des orientations communes sur les mesures de sécurité à prendre pour les opérations communes d’éloignement par voie aérienne, annexées à la décision 2004/573/CE.

6.  Les États membres prévoient un système efficace de contrôle du retour forcé. »

Article 12
Forme

« 1.  Les décisions de retour et, le cas échéant, les décisions d’interdiction d’entrée ainsi que les décisions d’éloignement sont rendues par écrit, indiquent leurs motifs de fait et de droit et comportent des informations relatives aux voies de recours disponibles.

Les informations relatives aux motifs de fait peuvent être limitées lorsque le droit national permet de restreindre le droit à l’information, en particulier pour sauvegarder la sécurité nationale, la défense et la sécurité publique, ou à des fins de prévention et de détection des infractions pénales et d’enquêtes et de poursuites en la matière.

2.  Sur demande, les États membres fournissent une traduction écrite ou orale des principaux éléments des décisions liées au retour visées au paragraphe 1, y compris des informations concernant les voies de recours disponibles, dans une langue que le ressortissant d’un pays tiers comprend ou dont il est raisonnable de supposer qu’il la comprend.

3.  Les États membres peuvent décider de ne pas appliquer le paragraphe 2 aux ressortissants d’un pays tiers qui ont pénétré illégalement sur le territoire d’un État membre et qui n’ont pas obtenu par la suite l’autorisation ou le droit d’y séjourner.

Dans ce cas, les décisions liées au retour visées au paragraphe 1 sont rendues au moyen d’un formulaire type prévu par la législation nationale.

Les États membres mettent à disposition des documents d’information générale expliquant les principaux éléments du formulaire type dans au moins cinq des langues les plus fréquemment utilisées ou comprises par les migrants illégaux entrant dans l’État membre concerné. »

Article 13
Voies de recours

« 1.  Le ressortissant concerné d’un pays tiers dispose d’une voie de recours effective pour attaquer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, devant une autorité judiciaire ou administrative compétente ou une instance compétente composée de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance.

2.  L’autorité ou l’instance visée au paragraphe 1 est compétente pour réexaminer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, et peut notamment en suspendre temporairement l’exécution, à moins qu’une suspension temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale.

3.  Le ressortissant concerné d’un pays tiers a la possibilité d’obtenir un conseil juridique, une représentation juridique et, en cas de besoin, une assistance linguistique.

4.  Les États membres veillent à ce que l’assistance juridique et/ou la représentation nécessaires soient accordées sur demande gratuitement conformément à la législation ou à la réglementation nationale applicable en matière d’assistance juridique et peuvent prévoir que cette assistance juridique et/ou cette représentation gratuites sont soumises aux conditions énoncées à l’article 15, paragraphes 3 à 6, de la directive 2005/85/CE. »

Article 15
Rétention

« 1.  À moins que d’autres mesures suffisantes, mais moins coercitives, puissent être appliquées efficacement dans un cas particulier, les États membres peuvent uniquement placer en rétention le ressortissant d’un pays tiers qui fait l’objet de procédures de retour afin de préparer le retour et/ou de procéder à l’éloignement, en particulier lorsque :

a)  il existe un risque de fuite, ou

b)  le ressortissant concerné d’un pays tiers évite ou empêche la préparation du retour ou de la procédure d’éloignement.

Toute rétention est aussi brève que possible et n’est maintenue qu’aussi longtemps que le dispositif d’éloignement est en cours et exécuté avec toute la diligence requise.

2.  La rétention est ordonnée par les autorités administratives ou judiciaires.

La rétention est ordonnée par écrit, en indiquant les motifs de fait et de droit.

Si la rétention a été ordonnée par des autorités administratives, les États membres :

a)  soit prévoient qu’un contrôle juridictionnel accéléré de la légalité de la rétention doit avoir lieu le plus rapidement possible à compter du début de la rétention,

b)  soit accordent au ressortissant concerné d’un pays tiers le droit d’engager une procédure par laquelle la légalité de la rétention fait l’objet d’un contrôle juridictionnel accéléré qui doit avoir lieu le plus rapidement possible à compter du lancement de la procédure en question. Dans ce cas, les États membres informent immédiatement le ressortissant concerné d’un pays tiers de la possibilité d’engager cette procédure.

Le ressortissant concerné d’un pays tiers est immédiatement remis en liberté si la rétention n’est pas légale.

3.  Dans chaque cas, la rétention fait l’objet d’un réexamen à intervalles raisonnables soit à la demande du ressortissant concerné d’un pays tiers, soit d’office. En cas de périodes de rétention prolongées, les réexamens font l’objet d’un contrôle par une autorité judiciaire.

4.  Lorsqu’il apparaît qu’il n’existe plus de perspective raisonnable d’éloignement pour des considérations d’ordre juridique ou autres ou que les conditions énoncées au paragraphe 1 ne sont plus réunies, la rétention ne se justifie plus et la personne concernée est immédiatement remise en liberté.

5.  La rétention est maintenue aussi longtemps que les conditions énoncées au paragraphe 1 sont réunies et qu’il est nécessaire de garantir que l’éloignement puisse être mené à bien. Chaque État membre fixe une durée déterminée de rétention, qui ne peut pas dépasser six mois.

6.  Les États membres ne peuvent pas prolonger la période visée au paragraphe 5, sauf pour une période déterminée n’excédant pas douze mois supplémentaires, conformément au droit national, lorsque, malgré tous leurs efforts raisonnables, il est probable que l’opération d’éloignement dure plus longtemps en raison :

a)  du manque de coopération du ressortissant concerné d’un pays tiers, ou

b)  des retards subis pour obtenir de pays tiers les documents nécessaires. »

Article 16
Conditions de rétention

« 1.  La rétention s’effectue en règle générale dans des centres de rétention spécialisés. Lorsqu’un État membre ne peut les placer dans un centre de rétention spécialisé et doit les placer dans un établissement pénitentiaire, les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont séparés des prisonniers de droit commun.

2.  Les ressortissants de pays tiers placés en rétention sont autorisés — à leur demande — à entrer en contact en temps utile avec leurs représentants légaux, les membres de leur famille et les autorités consulaires compétentes.

3.  Une attention particulière est accordée à la situation des personnes vulnérables. Les soins médicaux d’urgence et le traitement indispensable des maladies sont assurés.

4.  Les organisations et instances nationales, internationales et non gouvernementales compétentes ont la possibilité de visiter les centres de rétention visés au paragraphe 1, dans la mesure où ils sont utilisés pour la rétention de ressortissants de pays tiers conformément au présent chapitre. Ces visites peuvent être soumises à une autorisation.

5.  Les ressortissants de pays tiers placés en rétention se voient communiquer systématiquement des informations expliquant le règlement des lieux et énonçant leurs droits et leurs devoirs. Ces informations portent notamment sur leur droit, conformément au droit national, de contacter les organisations et instances visées au paragraphe 4. »

Article 18
Situations d’urgence

« 1.  Lorsqu’un nombre exceptionnellement élevé de ressortissants de pays tiers soumis à une obligation de retour fait peser une charge lourde et imprévue sur la capacité des centres de rétention d’un État membre ou sur son personnel administratif et judiciaire, l’État membre en question peut, aussi longtemps que cette situation exceptionnelle persiste, décider d’accorder pour le contrôle juridictionnel des délais plus longs que ceux prévus à l’article 15, paragraphe 2, troisième alinéa, et de prendre des mesures d’urgence concernant les conditions de rétention dérogeant à celles énoncées à l’article 16, paragraphe 1, et à l’article 17, paragraphe 2.

2.  Lorsqu’il recourt à ce type de mesures exceptionnelles, l’État membre concerné en informe la Commission. Il informe également la Commission dès que les motifs justifiant l’application de ces mesures ont cessé d’exister.

3.  Aucune disposition du présent article ne saurait être interprétée comme autorisant les États membres à déroger à l’obligation générale qui leur incombe de prendre toutes les mesures appropriées, qu’elles soient générales ou particulières, pour veiller au respect de leurs obligations découlant de la présente directive. »

42.  Appelée à interpréter la « directive retour », la Cour de Justice de l’Union européenne (ci-après, la « CJUE ») a dit que tout étranger a le droit d’exprimer, avant l’adoption d’une décision concernant son renvoi, son point de vue sur la légalité de son séjour (voir, notamment, Khaled Boudjlida c. Préfet des Pyrénées-Atlantiques, affaire C-249/13, arrêt du 11 décembre 2014, points 28-35).

43.  Il ressort de la jurisprudence de la CJUE que, malgré l’absence de disposition expresse prévoyant le respect du droit d’être entendu dans la « directive retour », ce droit s’applique en tant que principe fondamental du droit de l’Union (voir, notamment, les articles 41, 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ; arrêts M.G. et N.R c. Staatssecretaris van Veiligheid en Justitie, C-383/13 PPU, 10 septembre 2013, point 32, et Sophie Mukarubega c. Préfet de police et Préfet de la Seine-Saint-Denis, C-166/13, arrêt 5 novembre 2014, points 42-45).

La CJUE a précisé que le droit d’être entendu : a) garantit à toute personne la possibilité de faire connaître, de manière utile et effective, son point de vue au cours de la procédure administrative et avant l’adoption de toute décision susceptible d’affecter de manière défavorable ses intérêts (arrêts Khaled Boudjlida, précité, point 36, et Sophie Mukarubega, précité, point 46) ; et b) a pour but que l’autorité compétente soit mise à même de tenir utilement compte de l’ensemble des éléments pertinents, prêtant toute l’attention requise aux observations soumises par l’intéressé et motivant sa décision de façon circonstanciée (arrêt Khaled Boudjlida, précité, points 37 et 38).

Dans l’arrêt Khaled Boudjlida (précité, points 55, 64-65 et 67) la CJUE a ajouté : a) que l’intéressé ne doit pas nécessairement pouvoir s’exprimer sur tous les éléments sur lesquels l’autorité nationale entend fonder sa décision de retour, mais doit simplement avoir l’opportunité de présenter les éventuels motifs qui empêcheraient son éloignement ; b) que le droit d’être entendu pendant la procédure de retour ne s’accompagne pas du droit à une assistance juridique gratuite ; et c) que la durée de l’audition n’est pas déterminante pour savoir si l’intéressé a effectivement été entendu (en l’espèce, elle avait duré environ 30 minutes).

44.  Selon la CJUE, une décision prise suite à une procédure administrative qui a violé le droit d’être entendu ne peut être annulée que si, en l’absence de cette irrégularité, la procédure aurait abouti à un résultat différent (M.G. et N.R, précité, points 38 et 44, concernant des décisions de prolongation de mesures de rétention à des fins d’éloignement ; aux points 41-43 de cet arrêt, la CJUE a précisé qu’une conclusion contraire risquerait de porter atteinte à l’effet utile de la directive et remettrait en cause l’objectif d’éloignement).

45.  Enfin, la CJUE a affirmé que le droit d’être entendu peut être soumis à des restrictions, à condition que celles-ci répondent à des objectifs d’intérêt général et qu’elles ne constituent pas, au regard du but poursuivi, une intervention démesurée et intolérable qui porterait atteinte à la substance du droit (M.G. et N.R, précité, point 33, et Sophie Mukarubega, précité, points 53 et 82, où il est indiqué que les autorités nationales n’ont pas l’obligation d’entendre la personne concernée à deux reprises dans le cadre de sa demande de séjour puis de son éloignement, mais seulement dans l’une de ces procédures).

 

V.  AUTRES TEXTES INTERNATIONAUX PERTINENTS

A.  La Commission du droit international

46.  Lors de sa soixante-sixième session, en 2014, la Commission du droit international a adopté un « Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers ». Ce texte, dont l’Assemblée générale des Nations Unies a pris note (résolution A/RES/69/119 du 10 décembre 2014), comprend notamment les dispositions suivantes :

Article 2
Définitions

« Aux fins du présent projet d’articles:

a)  «Expulsion» s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État; elle n’inclut pas l’extradition vers un autre État, ni le transfert à une juridiction pénale internationale, ni la non-admission d’un étranger dans un État;

b)  «Étranger» s’entend d’un individu qui n’a pas la nationalité de l’État sur le territoire duquel il se trouve. »

Article 3
Droit d’expulsion

« Un État a le droit d’expulser un étranger de son territoire. L’expulsion doit se faire dans le respect du présent projet d’articles, sans préjudice des autres règles applicables du droit international, en particulier celles relatives aux droits de l’homme. »

Article 4
Obligation de conformité à la loi

« Un étranger ne peut être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi. »

Article 5
Motifs d’expulsion

« 1.  Toute décision d’expulsion doit être motivée.

2.  Un État ne peut expulser un étranger que pour un motif prévu par la loi.

3.  Le motif d’expulsion doit être apprécié de bonne foi et de manière raisonnable, à la lumière de toutes les circonstances, en tenant compte notamment, lorsque cela est pertinent, de la gravité des faits, du comportement de l’étranger concerné ou de l’actualité de la menace que les faits génèrent.

4.  Un État ne peut expulser un étranger pour un motif contraire à ses obligations en vertu du droit international. »

Article 9
Interdiction de l’expulsion collective

« 1.  Aux fins du présent projet d’article, l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers en tant que groupe.

2.  L’expulsion collective des étrangers est interdite.

3.  Un État peut expulser concomitamment les membres d’un groupe d’étrangers, à condition que la mesure d’expulsion soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation particulière de chacun des membres qui forment le groupe conformément au présent projet d’articles.

4.  Le présent projet d’article est sans préjudice des règles de droit international applicables à l’expulsion des étrangers en cas de conflit armé impliquant l’État expulsant. »

Article 13
Obligation de respecter la dignité humaine et les droits de l’homme
de l’étranger objet de l’expulsion

« 1.  Tout étranger objet d’une expulsion est traité avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine tout au long de la procédure d’expulsion.

2.  Il a droit au respect de ses droits de l’homme, notamment ceux énoncés dans le présent projet d’articles. »

Article 15
Personnes vulnérables

« 1.  Les enfants, les personnes âgées, les personnes handicapées, les femmes enceintes et d’autres personnes vulnérables faisant l’objet d’une expulsion doivent être considérés comme tels et doivent être traités et protégés en tenant dûment compte de leur vulnérabilité.

2.  En particulier, dans toutes les décisions qui concernent des enfants faisant l’objet d’une expulsion, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale. »

Article 17
Prohibition de la torture et des peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants

« L’État expulsant ne peut soumettre l’étranger objet de l’expulsion à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. »

Article 19
Détention de l’étranger aux fins d’expulsion

« 1.  a)  La détention d’un étranger aux fins d’expulsion ne doit pas être arbitraire ni avoir un caractère punitif.

b)  Un étranger détenu aux fins d’expulsion doit, sauf dans des circonstances exceptionnelles, être séparé des personnes condamnées à des peines de privation de liberté.

2.  a)  La durée de la détention doit être limitée à un laps de temps qui est raisonnablement nécessaire à l’exécution de l’expulsion. Toute détention d’une durée excessive est interdite.

b)  La prolongation de la durée de la détention ne peut être décidée que par une juridiction ou par une autre autorité compétente soumise à contrôle judiciaire.

3.  a)  La détention d’un étranger objet d’une expulsion doit faire l’objet d’un examen à échéances régulières fondé sur des critères précis définis par la loi;

b)  Sous réserve du paragraphe 2, il est mis fin à la détention aux fins de l’expulsion lorsque l’expulsion ne peut pas être mise à exécution, sauf lorsque les raisons en sont imputables à l’étranger concerné. »

47.  Dans son commentaire à l’article 9 du projet, la Commission du droit international a noté, entre autres, ce qui suit :

« 1)  Le projet d’article 9 inclut, en son paragraphe 1, une définition de l’expulsion collective aux fins du projet d’articles. Selon cette définition, l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers ‘en tant que groupe’. Cette formulation est inspirée de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur les droits des non-ressortissants, M. David Weissbrodt, l’a également fait sienne dans son rapport final de 2003. Seul l’élément ‘collectif’ est abordé dans cette définition, qui doit être comprise à la lumière de la définition générale de l’expulsion qui figure au projet d’article 2 a).

(...).

4)  L’interdiction de l’expulsion collective des étrangers, qui est énoncée au paragraphe 2 du projet d’article 9, doit se lire à la lumière du paragraphe 3, qui l’élucide en précisant les conditions auxquelles les membres d’un groupe d’étrangers peuvent être expulsés concomitamment sans pour autant qu’une telle mesure soit à considérer comme une expulsion collective au sens du projet d’articles. Le paragraphe 3 indique qu’une telle expulsion est admissible à condition qu’elle soit prise à l’issue et sur la base d’une appréciation de la situation individuelle de chacun des membres qui forment le groupe conformément au présent projet d’articles. Cette dernière indication vise en particulier le paragraphe 3 du projet d’article 5 qui dispose que le motif d’expulsion doit être apprécié de bonne foi et de manière raisonnable, à la lumière de toutes les circonstances, en tenant compte notamment, lorsque cela est pertinent, de la gravité des faits, du comportement de l’étranger concerné ou de l’actualité de la menace que les faits génèrent.

(...). »

B.  L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

48.  Les faits de l’espèce s’inscrivent dans le contexte d’arrivées massives de migrants irréguliers sur les côtes italiennes en 2011, à la suite notamment des soulèvements en Tunisie, puis du conflit en Libye.

49.  Dans ce contexte, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) a constitué une sous-commission ad hoc « sur l’arrivée massive de migrants en situation irrégulière, de demandeurs d’asile et de réfugiés sur les rivages du sud de l’Europe » (ci-après, « la sous-commission ad hoc de l’APCE »), qui a effectué une visite d’information à Lampedusa les 23 et 24 mai 2011. Un rapport de visite a été publié le 30 septembre 2011. Ses parties pertinentes se lisent comme suit :

« II.  Historique de Lampedusa en matière d’accueil de flux migratoires mixtes

(...)

9.  En raison de sa position géographique proche des côtes africaines, l’île de Lampedusa a connu plusieurs épisodes durant lesquels elle a dû faire face à de nombreuses arrivées par mer de personnes souhaitant se rendre en Europe (31 252 personnes en 2008, 11 749 en 2007, 18 047 en 2006, 15 527 en 2005).

10.  Les arrivées se sont considérablement raréfiées en 2009 et 2010 (respectivement 2 947 et 459) suite à un accord conclu entre l’Italie et la Libye de Mouammar Kadhafi. Cet accord, fortement critiqué en raison des violations des droits de l’homme en Libye et des conditions de vie déplorables des migrants, réfugiés et demandeurs d’asile dans le pays, a aussi fait l’objet de critiques parce qu’il présentait le risque, confirmé depuis par le HCR, que des demandeurs d’asile et des réfugiés se voient interdire l’accès à la protection internationale. Il s’est cependant révélé extrêmement efficace pour stopper les arrivées, de sorte que les centres d’accueil de l’île ont été fermés et que les organisations internationales actives à Lampedusa ont suspendu leur présence sur le terrain.

11.  En 2011, suite aux soulèvements en Tunisie, puis en Libye, l’île s’est trouvée confrontée à une nouvelle vague d’arrivées par bateaux. Les arrivées ont repris en deux temps. En premier lieu, ce sont des Tunisiens qui sont arrivés sur l’île, suivis de bateaux en provenance de la Libye, sur lesquels se trouvaient un grand nombre de femmes et de jeunes enfants. Les arrivées ont commencé le 29 janvier 2011 et rapidement la population de l’île s’en est trouvée multipliée par deux.

12.  Suite à ces arrivées, l’Italie a rapidement déclaré l’état d’urgence humanitaire sur l’île de Lampedusa et appelé à la solidarité des États membres de l’Union européenne. Des pouvoirs d’urgence ont été confiés au préfet de Palerme pour gérer la situation.

13.  À la date du 21 septembre 2011, 55 298 personnes étaient arrivées par la mer à Lampedusa (parmi elles 27 315 de Tunisie et 27 983 de Libye, notamment des Nigériens, des Ghanéens, des Maliens et des Ivoiriens).

(...).

V.  Les acteurs sur le terrain et leurs responsabilités

26.  La direction de la police de la province d’Agrigente est responsable de toutes les questions liées à la réception des arrivants sur l’île jusqu’à leur transfert. C’est aussi la direction de la police qui supervise [le partenaire privé] Accoglienza, qui gère les deux centres d’accueil de l’île. Le bureau de la police de l’immigration de la province d’Agrigente est chargé de procéder à l’identification, aux transferts et aux renvois éventuels des arrivants. Depuis le 13 avril 2011, c’est la Protection civile italienne qui coordonne la gestion des flux migratoires en provenance d’Afrique du Nord.

27.  La communauté internationale est également fortement mobilisée sur le terrain. Le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), la Croix-Rouge, l’Ordre de Malte et l’ONG Save the Children ont des équipes sur le terrain.

28.  Le HCR, l’OIM, la Croix-Rouge et Save the Children font partie du « Praesidium Project » et apportent leur assistance à la gestion des flux migratoires mixtes par la mer sur Lampedusa. Ces organisations sont autorisées à avoir une présence permanente à l’intérieur des centres d’accueil de Lampedusa et disposent d’interprètes et de médiateurs culturels. Dès février 2011, elles ont dépêché des équipes sur place (comme on l’a vu, leur présence avait été suspendue avec la diminution des arrivées). Le « Praesidium Project », qui a depuis été étendu dans d’autres centres en Italie, fait figure d’exemple de bonne pratique en Europe et les organisations impliquées ont publié conjointement un guide de gestion des flux migratoires mixtes par la mer (il existe pour l’instant uniquement en italien, mais il sera bientôt traduit en anglais).

29.  Les membres de la sous-commission ad hoc ont pu constater que tous ces acteurs travaillaient en bonne intelligence, dans un effort de coordination et avec pour but commun prioritaire de sauver des vies lors des opérations de sauvetage en mer, de faire le maximum pour accueillir les arrivants dans des conditions décentes, puis d’aider à ce qu’ils soient transférés rapidement vers d’autres centres ailleurs en Italie.

VI.  Structures d’accueil de Lampedusa

30.  Il est essentiel que les transferts vers des centres ailleurs en Italie soient effectués le plus rapidement possible car les capacités d’accueil dont dispose l’île de Lampedusa sont à la fois insuffisantes pour accueillir le nombre d’arrivants et inadaptées à des séjours de plusieurs jours.

31.  Lampedusa a deux centres d’accueil : le centre principal à Contrada Imbriacola et la Base Loran.

32.  Le centre principal est un centre d’accueil initial et d’hébergement (CSPA). La sous-commission ad hoc a été informée par le Directeur du centre que la capacité d’accueil varie de 400 à 1 000 places. À la date de la visite, le centre hébergeait 804 personnes. Les conditions d’accueil étaient correctes, quoique très basiques. Les pièces étaient remplies de matelas posés les uns contre les autres à même le sol. Les bâtiments, qui sont des blocs préfabriqués, sont aérés puisque les pièces disposent de fenêtres et, lorsque le centre accueille un nombre de personnes correspondant à ses capacités, les sanitaires semblent suffisants.

33.  Lors de la visite de la sous-commission, ce centre était scindé en deux parties. L’une était réservée aux personnes arrivant de Libye et aux mineurs non accompagnés (y compris les mineurs non accompagnés tunisiens). L’autre, un centre fermé à l’intérieur du centre (lui-même fermé), était réservée aux adultes tunisiens.

(...).

VIII.  Contrôles sanitaires

41.  Les équipes médicales et sanitaires des différentes organisations (Croix-Rouge, MSF, Ordre de Malte) et les nombreuses équipes régionales sont coordonnées par le chef de l’unité de santé de Palerme.

42.  Dès que les garde-côtes ont connaissance de l’arrivée d’un bateau, ils préviennent le coordinateur médical et l’informent du nombre de personnes qui se trouvent à bord. Toutes les personnes concernées sont alors immédiatement informées et mobilisées, à toute heure du jour et de la nuit.

43.  Les premiers contrôles de l’état de santé des personnes arrivant sont effectués sur le port, dès le débarquement. En amont, des membres/médecins de l’ordre de Malte accompagnent les garde-côtes ou la douane lors des opérations d’interception et de sauvetage en mer. Ils informent les équipes médicales mobilisées sur le port de possibles cas nécessitant une prise en charge médicale spécifique et immédiate.

44.  Dès leur débarquement, les arrivants sont rapidement classés en fonction de leurs besoins, selon un code de couleurs bien défini. Les personnes nécessitant une hospitalisation sont transférées par hélicoptère vers Palerme ou ailleurs. Les hôpitaux sont dans l’obligation d’accepter ces patients, même au-delà de leur capacité.

45.  Parfois le temps manque pour effectuer les premiers contrôles de tous les arrivants sur le port, et ces contrôles doivent donc être poursuivis dans les centres d’accueil. L’accent a été mis sur la nécessité également d’avoir dans les centres des procédures aussi standardisées que possible.

46.  Les problèmes les plus fréquents sont : le mal de mer, les troubles des voies respiratoires supérieures, les brûlures (fuel, eau de mer, soleil ou une combinaison des trois), la déshydratation, une douleur généralisée (en raison de la posture sur le bateau), les troubles psychologiques ou un stress aigu (en raison du risque élevé de perdre la vie pendant la traversée). Certaines personnes arrivant de Libye souffraient de stress aigu avant même d’entamer la traversée. Les arrivants sont des personnes extrêmement vulnérables qui peuvent avoir été victimes de violences physiques et/ou psychologiques et leurs traumatismes sont parfois dus aux traitements qu’ils ont subis en Libye. Par ailleurs, de nombreuses femmes sont enceintes et doivent être examinées plus attentivement. Quelques cas de tuberculose ont été détectés et les personnes concernées ont immédiatement été mises en quarantaine dans un hôpital.

47.  L’évaluation de l’état de santé des arrivants sur Lampedusa reste à caractère général. Une évaluation individuelle n’est pas possible sur l’île et elle est effectuée ailleurs après transfert. Toutefois, toute personne qui demande à être examinée peut l’être et aucune demande en ce sens n’est rejetée. Le chef de l’unité de santé de Palerme procède à une inspection régulière des équipements sanitaires et de l’alimentation des centres.

48.  MSF et la Croix-Rouge ont fait part de leur inquiétude quant aux conditions sanitaires en cas de surpeuplement des centres. Il a également été souligné que les Tunisiens, séparés des autres arrivants par une barrière fermée, ne disposaient pas d’un accès direct aux équipes médicales du centre d’accueil.

IX.  Information sur les procédures d’asile

49.  L’équipe du HCR informe succinctement les arrivants des procédures d’asile existantes mais il a été souligné que Lampedusa n’était pas l’endroit dans lequel les réfugiés et demandeurs d’asile potentiels recevaient une information exhaustive en la matière. Ces informations, ainsi que l’assistance pour les démarches de demande d’asile, sont prodiguées une fois que les arrivants ont été transférés dans d’autres centres d’accueil, à caractère moins provisoire, ailleurs en Italie. Si certains expriment le souhait de demander l’asile, le HCR transmet l’information à la police italienne.

50.  Cependant, lorsque le nombre d’arrivants est important (ce qui est de plus en plus souvent le cas) et que les transferts sont effectués très rapidement, il arrive que les arrivants ne soient pas informés de leur droit de demander l’asile. Ils sont alors informés dans le centre dans lequel ils sont transférés. Cette lacune concernant l’information sur l’accès à la protection internationale peut poser problème dans la mesure où les personnes de certaines nationalités sont susceptibles d’être renvoyées directement dans leur pays d’origine. En règle générale, cependant, les arrivants ne sont pas en mesure de recevoir immédiatement une information détaillée sur l’accès à la procédure d’asile. L’urgence est ailleurs : ils sont épuisés, désorientés, et veulent se laver, manger et dormir.

X.  Les Tunisiens

51.  Lors de la dernière vague d’arrivées, les Tunisiens ont été les premiers à accoster à Lampedusa en février 2011. Ces arrivées ont été problématiques pour plusieurs raisons. Comme indiqué plus haut, les arrivées par mer s’étant considérablement réduites en 2009 et 2010, les centres d’accueil de l’île étaient fermés. Les migrants tunisiens se sont donc retrouvés à la rue, dans des conditions déplorables. Lorsque les centres ont été rouverts, leur capacité d’accueil a immédiatement été saturée. Les Tunisiens ont par la suite été transférés dans des centres de rétention ailleurs en Italie, puis, une fois ceux-ci saturés à leur tour, dans des centres d’accueil ouverts prévus pour les demandeurs d’asile.

52.  Le fait que les Tunisiens soient dans leur quasi-totalité des migrants économiques et la difficulté à organiser des retours immédiats vers la Tunisie ont motivé la décision des autorités italiennes de leur accorder le 5 avril 2011, par décret, des permis de résidence temporaire de six mois. Alors que 25 000 Tunisiens étaient déjà arrivés en Italie à cette date, seuls 12 000 ont profité de cette mesure (les 13 000 restants ayant déjà disparu des centres à cette date). Cette mesure a eu les conséquences que l’on connaît : des tensions avec la France et une sérieuse remise en question de la liberté de circulation dans l’espace Schengen.

53.  Le 5 avril 2011, l’Italie a conclu avec la Tunisie un accord prévoyant un certain nombre de retours quotidiens des migrants tunisiens arrivés en Italie après cette date. L’accord n’a jamais été rendu public mais des quotas compris entre 30 et 60 retours par jour ont été évoqués. À la date de la visite de la sous-commission ad hoc, les retours vers la Tunisie étaient suspendus.

54.  Cette suspension des retours a eu pour conséquence que, à la date de la visite de la sous-commission ad hoc, environ 190 Tunisiens étaient détenus sur l’île. Certains d’entre eux l’étaient depuis plus de vingt jours, dans un centre fermé situé lui-même à l’intérieur du centre fermé de Contrada Imbriacola. Malgré l’affirmation des autorités selon laquelle les Tunisiens ne sont pas des détenus car ils ne sont pas dans des cellules, les membres de la sous-commission ont pu constater que les conditions auxquelles ils étaient soumis s’apparentaient à une détention et à une privation de liberté.

55.  Quoique les membres de la sous-commission ad hoc comprennent le souci des autorités italiennes d’endiguer cette vague d’immigration irrégulière en provenance de la Tunisie, certaines règles doivent cependant être respectées en matière de détention. Le centre de Contrada Imbriacola n’est pas adapté à la rétention de migrants en situation irrégulière. Ils y sont de facto emprisonnés, sans accès à un juge. Comme l’a déjà rappelé l’Assemblée parlementaire dans sa Résolution 1707 (2010), « la rétention est mise en œuvre selon une procédure définie par la loi, elle est autorisée par une instance judiciaire et fait l’objet d’un contrôle judiciaire périodique ». Ces critères ne sont pas respectés à Lampedusa et les autorités italiennes devraient transférer sans délai les migrants en situation irrégulière vers des centres de rétention adaptés, et avec les garanties juridiques nécessaires, ailleurs en Italie.

56.  Un autre élément essentiel mentionné dans cette résolution est l’accès à l’information. Toutes les personnes retenues doivent en effet être informées rapidement, dans un langage qu’elles comprennent, « des principales raisons juridiques et factuelles de leur rétention, de leurs droits, des règles et de la procédure de plaintes applicables pendant la rétention ». Or, s’il est vrai que les Tunisiens avec lesquels les membres de la sous-commission ad hoc se sont entretenus étaient parfaitement conscients de l’irrégularité de leur entrée sur le territoire italien (certains d’entre eux n’en étaient d’ailleurs pas à leur première tentative et avaient déjà été renvoyés vers la Tunisie par le passé), il n’en va pas de même de l’information sur leurs droits et la procédure. Les autorités italiennes n’étaient elles-mêmes pas en mesure d’indiquer aux membres de la sous-commission ad hoc quand les retours vers la Tunisie allaient pouvoir reprendre. Cette incertitude, en plus d’être un facteur de stress sensible, souligne encore l’inadéquation de maintenir les Tunisiens en rétention pour de longues périodes à Lampedusa, sans accès à un juge.

57.  Comme indiqué plus haut, le 20 septembre, un incendie a causé de graves dégâts dans le principal centre d’accueil. Il semble qu’il ait été allumé par des migrants tunisiens qui entendaient protester contre leurs conditions de rétention et leur prochain renvoi forcé en Tunisie. Il est à noter qu’à cette date, plus de 1 000 Tunisiens étaient détenus sur l’île, soit cinq fois plus qu’au moment de la visite de la sous‑commission ad hoc.

58.  Alors que l’île hébergeait moins de 200 Tunisiens, la sous-commission ad hoc n’avait déjà pas eu l’autorisation de visiter la partie fermée du centre d’accueil où ils étaient détenus. Les autorités avaient informé les membres de la sous-commission que cette visite était impossible pour des raisons de sécurité, évoquant des tensions à l’intérieur de cette partie du centre ainsi que des tentatives d’automutilation de la part de certains Tunisiens.

59.  Sachant que les autorités étaient déjà préoccupées par une situation tendue alors qu’il y avait moins de 200 Tunisiens dans le centre, on peut se demander pourquoi plus de 1 000 étaient détenus dans le même centre le 20 septembre. En fait, ce centre n’est ni conçu ni officiellement désigné comme un centre de rétention de migrants en situation irrégulière.

(...).

XIV.  Une charge disproportionnée pour l’île de Lampedusa

77.  La gestion inadéquate ou tardive de la crise au début de 2011 ainsi que les récents événements auront indubitablement des conséquences irréparables pour les habitants de Lampedusa. La saison touristique 2011 sera catastrophique. Alors que l’année 2010 avait vu une augmentation de 25 % du nombre des visiteurs, à partir de février 2011 toutes les pré-réservations ont été annulées. Fin mai 2011, tous les carnets de réservation des hôteliers étaient vides. Les professionnels du tourisme ont fait part de leur désarroi aux membres de la sous-commission ad hoc. Ils avaient en effet engagé des frais de rénovation ou d’amélioration des infrastructures touristiques en utilisant l’argent versé pour les pré-réservations. Ils ont dû rembourser ces montants lors des annulations et se retrouvent maintenant dans une situation financière précaire, endettés et sans perspectives de rentrées d’argent pour la saison 2011.

78.  Par ailleurs, les membres de la sous-commission ad hoc ont pu constater le travail que représente le nettoyage et la démolition des bateaux (ou de ce qu’il en reste et qui encombre le port) et le danger potentiel que ces bateaux ou épaves représentent pour la qualité des eaux de l’île, qui doit respecter des normes environnementales strictes. Ces opérations sont aussi très coûteuses (un demi-million d’euros pour les 42 bateaux encore à l’eau à la date de la visite, alors l’île comptait 270 épaves). Des mesures ont été prises par la Protection civile afin d’assurer le démantèlement des bateaux et le pompage des liquides polluants.

79.  L’état de délabrement de ces bateaux est par ailleurs révélateur du degré de désespoir des personnes qui y risquent leurs vies en traversant la Méditerranée. Les garde-côtes ont indiqué aux membres de la sous-commission ad hoc que seulement 10 % des bateaux qui arrivent étaient en bon état de réparation.

80.  Lors de la visite de la délégation, des représentants des habitants de l’île (notamment des personnes représentant les branches de l’hôtellerie et de la restauration) et le maire de Lampedusa ont fait part de leurs idées pour remédier à cette catastrophe pour l’économie locale. À aucun moment ils n’ont évoqué l’intention de cesser d’accueillir les arrivants par bateaux, bien au contraire, mais ils ont demandé une juste compensation pour les pertes qu’implique la vocation de leur île à apporter refuge.

81.  C’est pourquoi ils ont préparé un document contenant plusieurs propositions, qu’ils ont transmis à la délégation. La proposition phare consisterait en la reconnaissance de l’île en tant que zone franche. La délégation a pris bonne note de cette proposition, ainsi que de celle de reporter d’une année l’échéance de paiement des impôts pour les habitants de l’île. Tout en soulignant que ces questions ne relèvent pas de son mandat, les membres de la sous-commission ad hoc invitent les autorités italiennes compétentes à examiner ces demandes au vu du lourd fardeau que constituent, pour l’île et ses habitants, les arrivées par la mer de migrants irréguliers, de réfugiés et de demandeurs d’asile.

XV.  Conclusions et recommandations

(...).

92.  Sur la base de ses observations, la sous-commission ad hoc appelle les autorités italiennes :

i.  à continuer de répondre sans exception et sans délai à leur obligation de secourir les personnes en détresse en mer et de garantir la protection internationale, y compris le droit d’asile et de ne pas être refoulé ;

ii.  à mettre en place des mesures flexibles permettant d’augmenter les capacités d’accueil à Lampedusa ;

iii.  à améliorer les conditions d’accueil dans les centres existants, et en particulier dans la Base Loran, en assurant en priorité que les conditions sanitaires et de sécurité répondent aux normes en vigueur – même lorsque les centres sont surchargés – et en procédant à des contrôles stricts et fréquents des obligations qui incombent à la société privée en charge de la gestion des centres ;

iv.  à s’assurer que les arrivants ont la possibilité de contacter leurs familles le plus rapidement possible, et ce même durant leur séjour à Lampedusa, notamment à la Base Loran où des problèmes existent en la matière ;

v.  à prévoir des structures d’accueil adéquates pour les mineurs non accompagnés, en veillant à ce qu’ils ne soient pas détenus et qu’ils soient séparés des adultes ;

vi.  à clarifier le statut juridique de la rétention de facto dans les centres d’accueil de Lampedusa ;

vii.  en ce qui concerne notamment les Tunisiens, à ne maintenir des migrants en situation irrégulière en rétention administrative que selon une procédure définie par la loi, autorisée par une instance judiciaire et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire périodique ;

viii.  à continuer de garantir le transfert rapide des nouveaux arrivants vers des centres d’accueil situés ailleurs en Italie, même si leur nombre venait à augmenter ;

ix.  à examiner les demandes formulées par la population de Lampedusa en vue de la soutenir proportionnellement à la charge qui lui incombe, notamment en termes économiques ;

x.  à ne pas conclure d’accords bilatéraux avec les autorités de pays dans lesquels la situation n’est pas sûre et dans lesquels les droits fondamentaux des personnes interceptées ne sont pas garantis adéquatement, notamment la Libye. »

C.  Amnesty International

50.  Le 21 avril 2011, Amnesty International a publié un rapport intitulé « Amnesty International findings and recommendations to the Italian authorities following the research visit to Lampedusa and Mineo ». Les parties pertinentes de ce rapport se lisent ainsi (traduction non officielle depuis le texte original en anglais) :

« Une crise humanitaire imputable aux autorités italiennes elles-mêmes

(...)

Depuis janvier 2011, on observe à Lampedusa une augmentation du nombre de migrants en provenance d’Afrique du Nord. Au 19 avril, plus de 27 000 personnes avaient rejoint l’Italie, la plupart ayant accosté sur cette petite île. Malgré cette augmentation notable, et le caractère prévisible d’arrivées supplémentaires à la lumière des événements en cours en Afrique du Nord, les autorités italiennes ont laissé s’accumuler un grand nombre de migrants à Lampedusa jusqu’à ce que la situation sur l’île devienne ingérable. L’île de Lampedusa dépend du continent pour la fourniture de pratiquement tous les biens et services de base et n’est pas équipée pour jouer le rôle d’un grand centre d’accueil et de logement, même si elle est pourvue des commodités de base pour fonctionner comme un centre de transit pouvant accueillir des nombres plus limités de migrants.

(...)

Absence d’informations sur les procédures d’asile et défaut d’accès à ces procédures

Considérant qu’au moment de la visite d’Amnesty International sur l’île de Lampedusa il s’y trouvait, selon les estimations du HCR, environ 6 000 ressortissants étrangers, le nombre de personnes chargées de donner des informations en matière d’asile était totalement insuffisant. Pour autant qu’Amnesty International ait pu le déterminer, seule une poignée d’individus fournissaient des informations de base concernant les procédures d’asile, ce qui était totalement inadéquat eu égard au nombre d’arrivants. De plus, les arrivants étaient uniquement soumis à une évaluation médicale extrêmement brève et à un contrôle très basique. En outre, tout le monde semble partir de l’hypothèse que l’ensemble des arrivants tunisiens sont des migrants économiques.

Amnesty International juge particulièrement préoccupant le fait que, au moment de sa visite, les ressortissants étrangers n’étaient pas convenablement informés sur l’accès aux procédures d’asile et n’étaient pas correctement identifiés ou examinés. La délégation a discuté avec des personnes qui n’avaient eu aucune information, ou des informations très insuffisantes, sur les procédures d’asile ; dans de nombreux cas, ils n’avaient reçu aucune information sur leur situation. On ne leur avait pas dit combien de temps ils devraient séjourner sur l’île, ou quelle serait leur destination finale une fois qu’ils la quitteraient. Étant donné que nombreux arrivants à Lampedusa avaient déjà subi un voyage en mer extrêmement dangereux – certains d’entre eux ayant même vu leurs compagnons de voyage se noyer en mer –, les conditions épouvantables sur l’île et l’absence quasi totale d’informations généraient clairement une angoisse considérable et un stress mental.

Pour Amnesty international, les systèmes d’asile et d’accueil sont complètement défaillants en raison du grave surpeuplement dû à l’incapacité totale des autorités à organiser les transferts hors de l’île en temps utile et de manière ordonnée.

Conditions de vie dans les « centres » de l’île

À Lampedusa, la délégation d’Amnesty International a visité le centre principal à Contrada Imbriacola, dans lesquelles sont enregistrés et logés des hommes adultes, en provenance de Tunisie pour la plupart, ainsi que le centre de la base Loran, dans lequel sont logés des mineurs et les nouveaux arrivants en provenance de Libye.

Le centre principal à Contrada Imbriacola est conçu comme un centre de transit destiné à accueillir des nombres relativement réduits de migrants ; sa pleine capacité dépasse juste les 800 personnes. Le 30 mars, les délégués d’Amnesty International se sont entretenus avec des personnes logées au centre, au moment où elles entraient et où elles sortaient. La délégation n’a pas pu accéder au centre lui-même à ce moment-là, mais a pu y pénétrer le jour suivant, au moment où le centre venait d’être vidé, tous ses occupants ayant été transférés hors de l’île.

Les personnes résidant au centre ont évoqué des conditions épouvantables, notamment un grave surpeuplement et des équipements sanitaires sales et inutilisables. Certaines personnes ont dit aux délégués d’Amnesty International qu’ils avaient choisi de dormir dans les rues plutôt qu’au centre parce qu’ils le trouvaient tellement sale qu’il en devenait inhabitable. Les délégués d’Amnesty International ont ensuite rencontré le directeur du centre qui a confirmé le surpeuplement, déclarant que, le 29 mars, 1 980 personnes étaient logées au centre, ce qui représentait plus du double de sa capacité maximale.

Même si Amnesty International n’a pu visiter le centre qu’après qu’il eut été vidé, ce qu’ont pu en voir les délégués est venu corroborer les récits de ses anciens occupants. Malgré une opération de nettoyage en cours au moment de la visite, il y régnait une odeur d’égout pestilentielle. Des restes de tentes de fortune ont été observés dans le centre, ainsi que des amas d’ordures tout autour.

(...)

RENVOIS COLLECTIFS SOMMAIRES, APPAREMMENT DE RESSORTISSANTS TUNISIENS DEPUIS LAMPEDUSA, À PARTIR DU 7 AVRIL 2011, À LA SUITE DE LA SIGNATURE D’UN ACCORD ENTRE LES AUTORITÉS ITALIENNES ET TUNISIENNES

Amnesty International est extrêmement préoccupé par les renvois forcés qui ont débuté le 7 avril à Lampedusa, à la suite de la signature récente d’un accord entre les autorités tunisiennes et italiennes. Au moment de la rédaction du présent rapport, on continuait de procéder à ces retours forcés, qui sont apparemment organisés deux fois par jour, par avion, depuis le 11 avril.

Le 6 avril, le ministère italien de l’Intérieur a annoncé que l’Italie avait signé un accord avec la Tunisie en vertu duquel cette dernière s’engageait à renforcer les contrôles à ses frontières en vue de prévenir les départs et à accepter la réadmission rapide des migrants tunisiens récemment arrivés ou qui arriveraient à l’avenir en Italie. Amnesty International juge particulièrement préoccupant que, selon l’annonce susmentionnée, tout migrant tunisien accostant en Italie peut faire l’objet d’un « renvoi direct » selon des « procédures simplifiées ».

À la lumière de cette annonce, et eu égard en particulier à ses constatations relativement à l’insuffisance totale des procédures d’asile à Lampedusa, Amnesty International estime que les personnes soumises à des « renvois directs » suivant des « procédures simplifiées » ont été victimes de renvois collectifs sommaires.

Pour autant qu’Amnesty International puisse en juger, des personnes ont été transférées hors de l’île un jour ou deux après leur arrivée. Ainsi, il apparaît hautement improbable qu’elles aient pu avoir accès à une possibilité réelle ou adéquate d’expliquer qu’elles ne devaient pas être renvoyées en Tunisie en raison d’une protection internationale pour d’autres motifs. Dans ces conditions, ces renvois s’apparentent à des expulsions sommaires (voir les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Hassanpour-Omrani c. Suède et Jabari c. Turquie). Pareilles pratiques sont strictement interdites en vertu de la législation et des règles internationales, européennes et nationales en matière de droits de l’homme et des réfugiés. D’autres droits et normes dans ce domaine exigent que l’État de renvoi offre un recours effectif contre la décision de renvoi. Le fait d’expulser des personnes sans leur donner la chance d’exercer leur droit de contester leur renvoi dans le cadre d’une procédure effective donne lieu en soi à une violation des droits de l’homme, indépendamment de la question de savoir si le renvoi exposerait les individus concernés à un risque réel de violation grave des droits de l’homme, ce qui, à son tour, constituerait un manquement au principe de non refoulement.

(...). »

EN DROIT

I.            EXCEPTION PRÉLIMINAIRE

 

51.  Dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable devant la chambre du 9 juillet 2013, le Gouvernement a excipé pour la première fois du non-épuisement des voies de recours internes, au motif que les requérants n’avaient pas contesté les décrets de refoulement devant les autorités judiciaires italiennes.

52.  La chambre a estimé que le Gouvernement était forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes. Elle a rappelé qu’aux termes de l’article 55 du règlement de la Cour, si la Partie contractante défenderesse entend soulever une exception d’irrecevabilité, elle doit le faire, pour autant que la nature de l’exception et les circonstances le permettent, dans ses observations écrites ou orales sur la recevabilité de la requête (N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 44, CEDH 2002-X). Elle a observé qu’en l’espèce, le Gouvernement n’avait pas clairement soulevé une exception de non-épuisement des voies de recours internes dans ses observations du 25 septembre 2013, et la question de la non-introduction, par les requérants, d’un recours contre les décrets de refoulement n’avait été abordée par la partie défenderesse que dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable. Par ailleurs, la chambre a relevé que le Gouvernement n’avait fourni aucune explication de cet atermoiement et qu’il n’existait aucune circonstance exceptionnelle de nature à l’exonérer de son obligation de soulever toute exception d’irrecevabilité en temps utile (paragraphes 38 et 39 de l’arrêt de la chambre).

53.  La Grande Chambre ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions de la chambre sur ce point. Elle relève par ailleurs qu’au cours de la procédure devant elle, le Gouvernement n’a indiqué aucun obstacle éventuel qui l’aurait empêché d’évoquer, dans ses premières observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire du 25 septembre 2013, l’omission des requérants de contester les décrets de refoulement.

54.  Il y a donc lieu de confirmer que le Gouvernement est forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes.

 

II.          SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

 

55.  Les requérants estiment avoir été privés de leur liberté de manière incompatible avec l’article 5 § 1 de la Convention.

Cette disposition se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a)  s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b)  s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d)  s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f)  s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

A.  L’arrêt de la chambre

56.  La chambre a tout d’abord estimé que les requérants avaient été privés de leur liberté aux sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Elle a observé que rien ne permettait de contredire l’affirmation des intéressés selon laquelle il leur était interdit de s’éloigner du CSPA et des navires  Vincent et Audace (paragraphes 46-51 de l’arrêt de la chambre).

57.  La chambre a ensuite considéré que la privation de liberté des requérants relevait de l’alinéa f) du premier paragraphe de l’article 5, ajoutant cependant qu’elle était dépourvue de base légale en droit italien. À cet égard, la chambre a observé que la loi italienne ne prévoyait pas la rétention des migrants dans un CSPA. De plus, d’après elle, il ressortait de l’ordonnance émise le 1er juin 2012 par le GIP de Palerme que la direction de la police d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant leur rétention. La chambre a expliqué que l’existence d’une pratique de rétention de facto des migrants en Italie était confirmée par les rapports de la commission extraordinaire du Sénat et de la sous-commission ad hoc de l’APCE, et que l’accord italo‑tunisien d’avril 2011 était un texte non accessible aux personnes à qui il s’appliquait, et donc non prévisible en ses conséquences. Pour la chambre, rien n’indiquait que ces accords contenaient des garanties adéquates contre l’arbitraire. L’ensemble des considérations qui précèdent ont amené la chambre à conclure que la privation de liberté des requérants n’était pas « régulière » aux sens de l’article 5 § 1 de la Convention et que cette disposition avait été violée en l’espèce (paragraphes 66-73 de l’arrêt de la chambre).

B.  Sur l’exception du Gouvernement tirée de l’inapplicabilité de l’article 5 § 1 de la Convention

1.  Thèses des parties

a)  Le Gouvernement

58.  Le Gouvernement excipe tout d’abord de l’inapplicabilité de l’article 5 en l’espèce, au motif que les requérants n’ont pas été privés de leur liberté. Il explique que les intéressés ont été accueillis au CSPA, qui serait un centre non pas de détention, mais de premier secours et d’assistance (d’ordre hygiénique et sanitaire, notamment) pour tous les migrants arrivés en Italie en 2011, pendant le temps nécessaire pour les identifier selon les règles italiennes et européennes pertinentes et pour mettre à exécution leur refoulement. Les requérants auraient ensuite été transférés, pour leur sécurité, à bord des navires Vincent et Audace – qui, selon le Gouvernement, devraient être considérés comme le « prolongement naturel du CSPA » de Lampedusa –, compte tenu de l’incendie criminel qui avait ravagé les lieux (paragraphe 14 ci-dessus).

59.  Le Gouvernement explique que les autorités italiennes, confrontées à une situation d’urgence humanitaire et logistique, ont été contraintes de chercher de nouveaux lieux d’accueil qui ne sauraient passer pour des lieux de détention ou d’arrestation. La surveillance du CSPA par les autorités italiennes n’aurait eu qu’un but de protection, afin d’éviter la commission d’actes criminels ou préjudiciables parmi les migrants ou à l’encontre de la population locale. Pour le Gouvernement, la nécessité de cette surveillance a été démontrée par la tournure qu’ont pris les événements, et notamment par l’incendie mentionné ci-dessus et par les affrontements qui ont eu lieu entre la population locale et un groupe d’étrangers (paragraphe 26 ci-dessus).

60.  À la lumière de ce qui précède, le Gouvernement soutient, comme il l’a fait devant la chambre, qu’il n’y a eu ni « arrestation » ni « détention », mais un simple « placement en rétention ». Les requérants auraient été secourus en mer et conduits à l’île de Lampedusa pour les assister et pour garantir leur sûreté physique. Le Gouvernement indique que la loi obligeait les autorités à sauver et identifier les requérants, qui se trouvaient dans les eaux territoriales italiennes au moment où leurs navires furent interceptés par les garde-côtes. Toute mesure prise à l’égard des requérants ne saurait donc, selon lui, s’analyser en une privation arbitraire de liberté. Il s’agissait à ses yeux, tout au contraire, de mesures nécessaires pour faire face à une situation d’urgence humanitaire et pour ménager un juste équilibre entre la sûreté des migrants et celle de la population locale.

b)  Les requérants

61.  Les requérants admettent que selon la loi italienne, les CSPA ne sont pas des lieux de détention, mais des structures d’accueil. Ils soutiennent cependant que cette circonstance n’empêche pas d’estimer que, in concreto, ils ont été privés de leur liberté au sein du CSPA de Lampedusa et à bord des navires Vincent et Audace, et ce en dépit de la qualification de la rétention en droit interne. En effet, ils estiment que pour savoir si une personne a été privée de sa liberté il faudrait partir de sa situation concrète et non de la qualification juridique de la structure où elle se trouvait. Selon eux, conclure autrement équivaudrait à permettre aux États de mettre en œuvre des formes de privation de liberté sans garanties en se bornant à qualifier de « lieux d’accueil », et non de « lieux de détention », les structures où une telle privation se déroule.

62.  Les requérants font valoir qu’ils ont été retenus dans des lieux fermés et constamment surveillés par la police pour des périodes respectivement de neuf et douze jours et qu’il leur a été interdit de s’en éloigner. Cela aurait été confirmé par les rapports de la sous-commission ad hoc de l’APCE (paragraphe 49 ci-dessus) et par la commission extraordinaire du Sénat (paragraphe 35 ci-dessus). Cette dernière a fait état de rétentions prolongées, d’une impossibilité de communiquer avec l’extérieur et d’un manque de liberté de mouvement.

2.  Tierce intervention

63.  Le Centre sur le droit de la personne et le pluralisme juridique de McGill (ci-après, « le Centre de McGill ») estime que les faits de l’espèce s’apparentent à ceux de l’affaire Abdolkhani et Karimnia c. Turquie (no 30471/08, 22 septembre 2009), dans laquelle la Cour a rejeté l’argument du gouvernement défendeur visant à soutenir que les requérants n’étaient pas détenus, mais plutôt hébergés.

3.  Appréciation de la Cour

a)  Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

64.  La Cour rappelle qu’en proclamant dans son paragraphe 1 le droit à la liberté, l’article 5 vise la liberté physique de la personne ; il a pour but d’assurer que nul n’en soit dépouillé de manière arbitraire (Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 73, CEDH 2010). Entre privation de liberté et restrictions à la liberté de circuler qui obéissent à l’article 2 du Protocole no 4, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence. Le classement dans l’une ou l’autre de ces catégories se révèle parfois ardu, car dans certains cas marginaux il s’agit d’une pure affaire d’appréciation, mais la Cour ne saurait éluder un choix dont dépendent l’applicabilité ou l’inapplicabilité de l’article 5 de la Convention (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, §§ 92-93, série A no 39). Pour savoir si une personne a été privée de sa liberté, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères propres à son cas particulier comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée (Amuur c. France, 25 juin 1996, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1996-III, et Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 115, CEDH 2012).

b)  Application des principes précités en l’espèce

65.  La Cour relève tout d’abord que le Gouvernement a admis que les autorités italiennes exerçaient une surveillance sur le CSPA de Contrada Imbriacola (paragraphe 59 ci-dessus) et n’a pas contesté l’affirmation des requérants (paragraphe 62 ci-dessus) selon laquelle il leur était interdit de s’éloigner du CSPA et des navires Vincent et Audace.

66.  De plus, à l’instar de la chambre, la Cour note qu’au paragraphe 54 de son rapport publié le 30 septembre 2011 (paragraphe 49 ci-dessus), la sous-commission ad hoc de l’APCE a constaté que « malgré l’affirmation des autorités selon laquelle les Tunisiens ne sont pas des détenus car ils ne sont pas dans des cellules (...) les conditions auxquelles ils étaient soumis [dans le centre de Contrada Imbriacola] s’apparentaient à une détention et à une privation de liberté ». Elle a également indiqué que les migrants étaient « de facto emprisonnés, sans accès à un juge » (§§ 54-55 du rapport précité).

67.  Des constatations analogues figurent dans le rapport de la commission extraordinaire du Sénat (paragraphe 35 ci-dessus), qui a fait état d’une « rétention prolongée », d’une « impossibilité de communiquer avec l’extérieur » et d’un « manque de liberté de mouvement » pour les migrants placés dans les centres d’accueil de Lampedusa.

68.  Devant la Cour, le Gouvernement n’a produit aucun élément susceptible de remettre en question les conclusions auxquelles sont parvenus ces deux organes indépendants, dont l’un, la commission extraordinaire du Sénat, est une institution de l’État défendeur. Le Gouvernement n’a en outre soumis aucune donnée permettant de penser qu’il aurait été loisible aux requérants de quitter le CSPA de Contrada Imbriacola. Au contraire, la version des requérants semble corroborée par le fait, non contesté par le Gouvernement, que lorsque, le 21 septembre 2011, ils sont parvenus à tromper la surveillance des forces de l’ordre et à rejoindre le village de Lampedusa, ils ont été interpellés par la police et reconduits dans le centre d’accueil (paragraphe 14 ci-dessus). Cette circonstance donne à penser que les requérants étaient retenus au CSPA contre leur gré (voir, mutatis mutandis, Stanev, précité, § 127).

69.  Des considérations analogues s’appliquent aux navires Vincent et Audace, qui, selon le Gouvernement lui-même, doivent être considérés comme le « prolongement naturel du CSPA » (paragraphe 58 ci-dessus). Aucun élément versé au dossier n’autorise la Cour à penser qu’il était permis aux requérants de s’éloigner des navires, même lorsque ces derniers étaient amarrés dans le port de Palerme.

70.  La Cour relève enfin que la rétention des requérants au CSPA et à bord des navires, qui s’est étalée sur une douzaine de jours pour le premier requérant et sur 9 jours environ pour les deuxième et troisième requérants, a eu une durée non négligeable.

71.  À la lumière de ces éléments, la Cour estime que la qualification de la rétention des intéressés en droit interne ne saurait changer la nature des mesures contraignantes dont ils ont fait l’objet (voir, mutatis mutandis, Abdolkhani et Karimnia, précité, §§ 126‑127). Par ailleurs, l’applicabilité de l’article 5 de la Convention ne saurait être exclue par la circonstance, invoquée par le Gouvernement, que le but des autorités était d’assister les requérants et d’assurer leur sécurité (paragraphes 58-59 ci-dessus). En effet, même des mesures de protection ou adoptées dans l’intérêt de leur destinataire peuvent s’analyser en une privation de liberté. À cet égard, la Cour rappelle que l’article 5 § 1 autorise, dans son alinéa d), la « détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée » (voir, par exemple, Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, §§ 164-172, CEDH 2016, et D.L. c. Bulgarie, no 7472/14, §§ 6 et 69-71, 19 mai 2016) et, dans son alinéa e), la « détention régulière (...) d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond » (voir, par exemple, De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, 18 juin 1971, §§ 67-70, série A no 12 ; Winterwerp c. Pays-Bas, 24 octobre 1979, § 39, série A no 33 ; et, en particulier, Witold Litwa c. Pologne, no 26629/95, § 60, CEDH 2000-III).

72.  Eu égard aux restrictions imposées aux intéressés par les autorités, la Cour est d’avis que les requérants ont été privés de leur liberté dans le CSPA de Contrada Imbriacola et à bord des navires Vincent et Audace au sens de l’article 5 de la Convention, et que dès lors cette disposition trouve à s’appliquer en l’espèce.

73.  La Cour est donc compétente ratione materiae pour connaître des griefs des requérants tirés de l’article 5. Elle rejette par conséquent l’exception formulée par le gouvernement défendeur à cet égard.

C.  Sur le fond de l’affaire

1.  Thèses des parties

a)  Les requérants

74.  Selon les requérants, leur privation de liberté n’avait aucune base légale. Les intéressés observent qu’ils ont été retenus dans des lieux confinés et constamment surveillés par la police dans le but de les « empêcher de pénétrer irrégulièrement sur le territoire » italien. Cependant, les autorités n’auraient pas respecté les voies légales puisque, d’après eux, aucune procédure de refoulement ou d’expulsion conforme au droit interne n’a été engagée à leur encontre, leur éloignement ayant été exécuté selon la procédure simplifiée prévue par l’accord italo-tunisien de 2011 (paragraphes 36-40 ci-dessus). Aucune décision juridictionnelle, soulignent-ils, ne justifiait leur privation de liberté.

75.  Les requérants exposent qu’en droit italien (article 14 du décret-loi no 286 de 1998, paragraphe 33 ci-dessus), la seule forme légale de privation de liberté d’un étranger en situation irrégulière dans l’attente de son renvoi est la rétention dans un CIE, laquelle donne lieu à un contrôle juridictionnel (validation des décisions administratives de rétention par le juge de paix), comme le veut l’article 5 de la Convention.

76.  Ensuite, les requérants réitèrent les observations qu’ils ont déjà formulées devant la chambre. Ils soutiennent notamment que selon la loi, le CSPA de Lampedusa et les navires amarrés dans le port de Palerme n’étaient pas des lieux de privation de liberté, mais des lieux d’accueil ouverts, pour lesquels aucune forme de validation du séjour par l’autorité judiciaire n’était prévue. En transformant le CSPA en un centre de détention, l’État italien aurait soustrait la privation de liberté des requérants à tout contrôle juridictionnel. Il en irait de même en ce qui concerne la rétention à bord des navires.

77.  Les requérants observent également que le traitement auquel ils ont été soumis ne saurait se justifier sur la base de l’article 10 § 2 du décret-loi no 286 de 1998 (paragraphe 33 ci-dessus), qui, selon eux, prévoit le refoulement dit « différé » lorsqu’un étranger est entré sur le territoire italien « pour des nécessités de secours public ». En effet, l’article 10 précité ne mentionne aucune privation de liberté et ne fait aucune référence aux modalités d’une éventuelle rétention.

78.  Dans la mesure où le Gouvernement soutient que les faits dénoncés ont été provoqués par une situation d’urgence, les requérants soutiennent que la véritable origine des problèmes rencontrés sur l’île est la décision politique de concentrer à Lampedusa la rétention des étrangers. Selon les intéressés, aucune difficulté organisationnelle insurmontable n’empêchait les autorités d’organiser un service régulier de transfert des migrants dans d’autres localités italiennes. Par ailleurs, expliquent-ils, aucune disposition interne ne permet, même en cas d’urgence, de priver des étrangers de leur liberté sans contrôle juridictionnel. Selon eux, l’article 13 de la Constitution (paragraphe 32 ci-dessus) prévoit que dans des cas exceptionnels de nécessité et d’urgence l’autorité administrative peut adopter des mesures privatives de liberté, mais ces mesures doivent être communiquées dans un délai de 48 heures à l’autorité judiciaire, qui doit les valider dans les 48 heures suivantes. En l’espèce, les requérants disent avoir été privés de leur liberté sans aucune décision de l’autorité administrative et sans validation de l’autorité judiciaire.

79.  Les intéressés notent également que les conditions pour une dérogation sous l’angle de l’article 15 de la Convention n’étaient pas remplies et qu’en tout cas l’Italie n’a pas notifié son intention de procéder à une telle dérogation. Dès lors, même s’il était avéré – ce que les requérants contestent – que le Gouvernement italien avait dû gérer, à l’époque litigieuse, un afflux imprévisible et exceptionnel de migrants, aucune conséquence ne devrait en découler sous l’angle de l’article 5 de la Convention.

80.  Les requérants soutiennent qu’en dépit des critiques répétées formulées par diverses institutions nationales et internationales, les modalités de gestion des débarquements décrites dans la présente requête sont encore pratiquées par les autorités italiennes, de sorte qu’on serait en présence d’une violation systémique et structurelle du droit fondamental des migrants à la liberté, perpétrée avec l’aval de la magistrature. À cet égard, les requérants soulignent qu’à partir de l’automne 2015, le CSPA de Lampedusa a été identifié comme l’une des structures pour mettre en œuvre l’approche dite « hotspot », recommandée par l’Union européenne et consistant à procéder à l’identification des migrants et à la séparation des demandeurs d’asile des migrants économiques. En 2016, les autorités italiennes auraient continué à gérer cette structure comme un lieu fermé, où les migrants étaient retenus sans base légale.

b)  Le Gouvernement

81.  Comme devant la chambre, le Gouvernement soutient que les faits de l’espèce n’entrent pas dans le champ d’application de l’alinéa f) du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention ; les requérants n’ont selon lui fait l’objet d’aucune expulsion ou extradition, et ont au contraire été temporairement admis sur le territoire italien. À cet égard, le Gouvernement rappelle qu’ils ont été accueillis au CSPA, et non pas envoyés dans un CIE. En effet, explique-t-il, les conditions légales pour placer les requérants dans un CIE n’étaient pas remplies ; en particulier, aucune vérification supplémentaire de leur identité n’était selon lui nécessaire.

82.  Le Gouvernement reconnaît que, comme le GIP de Palerme l’a indiqué dans son ordonnance du 1er juin 2012 (paragraphes 24-29 ci‑dessus), les dispositions internes en vigueur ne prévoyaient pas expressément l’adoption d’une mesure de rétention à l’égard des migrants placés dans un CSPA. Il précise qu’une telle mesure, sous le contrôle du juge de paix, était en revanche prévue en cas de placement dans un CIE. Cependant, la présence des migrants dans le CSPA aurait été dûment enregistrée. Par ailleurs, chacun des requérants aurait fait l’objet d’un décret de refoulement avec accompagnement à la frontière, mentionnant la date de l’entrée irrégulière sur le territoire italien. Ces décrets auraient été dûment notifiés aux intéressés. Le Gouvernement explique qu’ils n’ont pas été soumis au contrôle du juge de paix car ce contrôle n’était prévu qu’en cas d’expulsion (et non en cas de refoulement).

83.  À l’audience devant la Cour, le Gouvernement a en outre allégué que l’accord bilatéral avec la Tunisie (paragraphes 36-40 ci-dessus) pouvait constituer la base légale du séjour des requérants sur l’île de Lampedusa en vue de leur éloignement imminent. Selon lui, cet accord visait en effet à renforcer les contrôles à la frontière et à faciliter le retour des migrants irréguliers selon des procédures simplifiées ; il aurait en outre été annoncé, entre autres, sur les sites internet des ministères italiens de l’Intérieur et des Affaires étrangères et du gouvernement tunisien. Pour le Gouvernement, les requérants, qui avaient accès aux technologies d’information modernes, ne sont pas crédibles lorsqu’ils affirment qu’ils n’étaient pas au courant des procédures de renvoi dont ils auraient pu faire l’objet.

2.  Tierce intervention

a)  Le Centre AIRE et l’ECRE

84.  Le Centre AIRE et l’ECRE font valoir qu’aux termes de l’article 1 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, les mesures privatives de liberté et les conditions de détention imposées aux migrants doivent respecter leur dignité humaine et le principe de non-discrimination, et ce indépendamment du nombre d’arrivants et de la situation d’urgence pouvant surgir dans les États membres. Par ailleurs, ils rappellent que le point 16 du préambule à la « directive retour » (paragraphe 41 ci-dessus) dispose que :

« Le recours à la rétention aux fins d’éloignement devrait être limité et subordonné au respect du principe de proportionnalité en ce qui concerne les moyens utilisés et les objectifs poursuivis. La rétention n’est justifiée que pour préparer le retour ou procéder à l’éloignement et si l’application de mesures moins coercitives ne suffirait pas ».

 En outre, les États doivent veiller à ce que l’assistance juridique et/ou la représentation nécessaires soient accordées sur demande du migrant (article 13 § 4 de la directive « Retour »).

85.  Les deux tiers intervenants observent que dans son arrêt Bashir Mohamed Ali Mahdi (affaire C-146/14 PPU, 5 juin 2014), la CJUE a précisé que la « directive retour », lue à la lumière des articles 6 et 47 de la Charte des Droits fondamentaux, prescrit que toute décision adoptée par une autorité compétente, à la fin de la période maximale de rétention initiale d’un ressortissant d’un pays tiers, doit revêtir la forme d’un acte écrit comportant les motifs de fait et de droit justifiant cette décision. La haute juridiction aurait ajouté qu’il fallait revoir les raisons justifiant la prolongation de la détention au cas par cas, en appliquant le principe de proportionnalité et en vérifiant s’il y avait lieu de substituer à la rétention une mesure moins coercitive ou bien de remettre en liberté le migrant. Enfin, selon la CJUE, l’autorité judiciaire est compétente pour se fonder sur les faits et les preuves produites par l’autorité administrative l’ayant saisie ainsi que sur les faits, les preuves et les observations qui lui sont éventuellement soumis lors de la procédure interne.

b)  Le Centre de McGill

86.  Selon le Centre de McGill, le principe de proportionnalité devrait guider la Cour dans son analyse du caractère arbitraire d’une détention. Il y aurait des lacunes dans le droit et la doctrine relatifs au statut et aux protections applicables aux migrants irréguliers ne présentant pas des demandes d’asile, ce qui rendrait ces derniers particulièrement vulnérables. Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies aurait interprété l’article 9 du Pacte relatif aux droits civils et politiques comme incorporant une exigence de légalité, ainsi qu’une protection plus large contre l’arbitraire. Le Comité aurait précisé que des facteurs additionnels tels que le manque de coopération ou la possibilité d’une fuite doivent être présents pour que la détention d’un migrant irrégulier soit conforme à l’article 9 précité, et la disponibilité d’autres moyens moins attentatoires doit être prise en compte (voir, notamment, C. c. Australie, Comm. no 900/1999, doc NU CCPRIC/76/D900/1999 (2002)). Pour le Centre McGill, des principes analogues, faisant référence au principe de la proportionnalité de la privation de liberté à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, se dégagent des documents du Conseil de l’Europe et des directives de l’Union européenne, selon lesquels la rétention ne doit être utilisée que comme mesure de dernier ressort.

87.  Le tiers intervenant soutient que la détention doit se fonder sur une disposition légale concrète et claire ou sur une décision judiciaire valable, avec des possibilités de contrôle judiciaire effectif et rapide quant à sa conformité avec le droit national et international. Selon elle, si la Cour a fait preuve de prudence afin de ne pas imposer un fardeau excessif aux États qui font face à des flux migratoires importants, elle ne devrait néanmoins juger proportionnelle une mesure privative de liberté appliquée à des migrants qu’en l’absence d’autres moyens moins attentatoires qui permettraient d’atteindre efficacement l’objectif poursuivi. La Cour aurait fait un pas dans cette direction dans l’affaire Rusu c. Autriche (no 34082/02, 2 octobre 2008), dans laquelle elle a jugé arbitraire la détention de la requérante au motif qu’il n’y avait aucune indication que cette dernière désirait rester illégalement en Autriche ou n’allait pas coopérer dans le processus d’expulsion.

3.  Appréciation de la Cour

a)  Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

88.  La Cour rappelle que l’article 5 consacre un droit fondamental, la protection de l’individu contre toute atteinte arbitraire de l’État à son droit à la liberté. Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs. De plus, seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (voir, parmi beaucoup d’autres, Giulia Manzoni c. Italie, 1er juillet 1997, § 25, Recueil 1997-IV ; Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000-IV ; Velinov c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, no 16880/08, § 49, 19 septembre 2013 ; et Blokhin, précité, § 166).

89.  Énoncée à l’alinéa f) de l’article 5 § 1, l’une des exceptions au droit à la liberté permet aux États de restreindre celle des étrangers dans le cadre du contrôle de l’immigration (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 43, CEDH 2008 ; A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, §§ 162‑163, CEDH 2009 ; et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 128).

90.  L’article 5 § 1 f) n’exige pas que la détention d’une personne soit considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir. Cependant, une privation de liberté fondée sur le second membre de phrase de cette disposition ne peut se justifier que par le fait qu’une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. Si celle-ci n’est pas menée avec la diligence requise, la détention cesse d’être justifiée au regard de l’article 5 § 1 f) (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 164).

91.  La privation de liberté doit également être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 63, série A no 244 ; Stanev, précité, § 143 ; Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013 ; et L.M. c. Slovénie, no 32863/05, § 121, 12 juin 2014). En exigeant que toute privation de liberté soit effectuée « selon les voies légales », l’article 5 § 1 impose en premier lieu que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, ces termes ne se bornent pas à renvoyer au droit interne. Ils concernent aussi la qualité de la loi ; ils la veulent compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Amuur, précité, § 50 ; et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 130).

92.  Sur ce dernier point, la Cour souligne que lorsqu’il s’agit d’une privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que les conditions de la privation de liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention, qui exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre au citoyen – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Baranowski c. Pologne, no 28358/95, §§ 50-52, CEDH 2000-III ; Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 54, Recueil 1998-VII ; Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 56, CEDH 2000-IX ; Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, § 74, 10 mars 2009 ; et Mooren c. Allemagne [GC], no 11364/03, § 76, 9 juillet 2009).

b)  Application des principes précités en l’espèce

i.  Sur la règle applicable

93.  La Cour doit tout d’abord déterminer si la privation de liberté des requérants se justifiait au regard de l’un des alinéas de l’article 5 § 1 de la Convention. En effet, la liste des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté étant exhaustive, une privation de liberté qui ne relève d’aucun des alinéas de l’article 5 § 1 de la Convention viole inévitablement cette disposition (voir, notamment, la jurisprudence citée au paragraphe 88 ci-dessus).

94.  Le Gouvernement, selon lequel les requérants n’auraient pas fait l’objet d’une expulsion ou extradition, soutient que les faits de l’espèce ne tombent pas sous l’empire de la lettre f) du premier paragraphe de l’article 5 de la Convention, qui autorise « l’arrestation ou [...] la détention régulières » d’une personne que l’on entend « empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire », ou contre laquelle est en cours une « procédure d’expulsion ou d’extradition » (paragraphe 81 ci-dessus). Le Gouvernement n’indique cependant pas quel autre alinéa du premier paragraphe de l’article 5 pourrait justifier la privation de liberté des requérants.

95.  Les requérants considèrent en revanche qu’ils ont été retenus dans le but de les « empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire » italien (paragraphe 74 ci-dessus).

96.  À l’instar de la chambre, et en dépit des allégations du Gouvernement et de la qualification du renvoi des intéressés en droit interne, la Cour est prête à admettre que la privation de liberté des requérants relevait de l’alinéa f) du premier paragraphe de l’article 5 (voir, mutatis mutandis, Čonka c. Belgique, no 51564/99, § 38, CEDH 2002-I). À cet égard, elle observe que les intéressés se trouvaient sur le territoire italien, que les décrets de refoulement les concernant (paragraphe 19 ci‑dessus) indiquaient explicitement qu’ils y étaient entrés en se soustrayant aux contrôles de frontière, et donc irrégulièrement, et que la procédure mise en place pour les identifier et les renvoyer visait manifestement à corriger cette irrégularité.

ii.  Sur l’existence d’une base légale

97.  Il convient ensuite de déterminer si la rétention des requérants avait une base légale en droit italien.

98.  Il n’est pas contesté entre les parties que seul l’article 14 du Texte unifié des dispositions concernant la réglementation de l’immigration et les normes sur le statut des étrangers (décret-loi no 286 de 1998, paragraphe 33 ci-dessus) autorise, sur ordre du chef de la police, la rétention d’un migrant « pendant le temps strictement nécessaire ». Cependant, cette disposition ne s’applique qu’aux étrangers dont l’expulsion par reconduite à la frontière ou le refoulement ne peuvent pas être exécutés rapidement car il est nécessaire de secourir la ou les personnes concernées ou d’effectuer des contrôles supplémentaires d’identité, ou encore d’attendre les documents de voyage et la disponibilité d’un transporteur. De ce fait, cette catégorie de migrants est placée dans un CIE. Or, le Gouvernement lui-même admet que les conditions légales pour placer les requérants dans un CIE n’étaient pas remplies et que les intéressés n’ont pas été retenus dans une telle structure (paragraphe 81 ci-dessus).

99.  Il s’ensuit que l’article 14 du décret-loi no 286 de 1998 ne pouvait pas constituer la base légale de la privation de liberté des requérants.

100.  La Cour s’est ensuite penchée sur la question de savoir si une telle base pouvait être trouvée dans l’article 10 du décret-loi no 286 de 1998 (paragraphe 33 ci-dessus). Cette disposition prévoit le refoulement avec accompagnement à la frontière, entre autres, des étrangers temporairement admis sur le territoire italien pour des nécessités de secours public. La Cour n’y voit aucune référence à une rétention ou à d’autres mesures privatives de liberté pouvant être adoptées à l’encontre des migrants concernés. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas.

101.  Dans ces circonstances, la Cour ne voit pas comment l’article 10 précité aurait pu constituer la base légale de la rétention des requérants.

102.  Dans la mesure où le Gouvernement considère que la base légale pour le séjour des requérants sur l’île de Lampedusa était l’accord bilatéral conclu avec la Tunisie en avril 2011 (paragraphe 83 ci-dessus), la Cour note d’emblée que le texte intégral de cet accord n’avait pas été rendu public. Il n’était donc pas accessible aux intéressés, qui ne pouvaient dès lors pas prévoir les conséquences de son application (voir, notamment, la jurisprudence citée au paragraphe 92 ci-dessus). De plus, le communiqué de presse publié sur le site internet du ministère de l’Intérieur italien le 6 avril 2011 se bornait à mentionner un renforcement du contrôle des frontières et la possibilité d’un renvoi immédiat des ressortissants tunisiens par le biais de procédures simplifiées (paragraphes 37-38 ci-dessus). Il ne contenait en revanche aucune référence à la possibilité d’une rétention administrative et aux procédures y relatives.

103.  La Cour note en outre qu’en annexe à sa demande de renvoi devant la Grande Chambre, le Gouvernement a pour la première fois produit une note verbale relative à un autre accord bilatéral avec la Tunisie, qui a précédé celui d’avril 2011 et qui avait été conclu en 1998 (paragraphe 40 ci‑dessus). Même si ce texte ne semble pas être celui qui a été appliqué aux requérants, la Cour a examiné la note verbale en question. Elle n’y a cependant trouvé aucune mention des cas où les migrants irréguliers pouvaient faire l’objet de mesures privatives de liberté. En effet, le point 5 du chapitre II de la note verbale se borne à indiquer que des auditions pouvaient se dérouler au bureau judiciaire, ou au centre d’accueil ou dans le lieu de soins où les personnes concernées étaient légalement hébergées, sans ajouter aucune précision. Dans ces circonstances, il est difficile de comprendre comment le peu d’informations disponibles quant aux accords conclus à différents moments entre l’Italie et la Tunisie auraient pu constituer une base légale claire et prévisible pour la rétention des requérants.

104.  La Cour relève de surcroît que son constat selon lequel la rétention des requérants était dépourvue de base légale en droit italien est confirmé par le rapport de la commission extraordinaire du Sénat (paragraphe 35 ci‑dessus). Cette dernière a en effet noté que le séjour dans le CSPA de Lampedusa, en principe limité au temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de sa présence sur le territoire italien, se prolongeait parfois pendant plus de vingt jours « sans qu’aient été adoptées de décisions formelles relatives au statut juridique des personnes retenues ». Selon la commission extraordinaire, cette rétention prolongée « sans aucune mesure juridique ou administrative » la prévoyant avait engendré « un climat de tension très vif ». Il convient également de rappeler que la sous-commission ad hoc de l’APCE a explicitement appelé les autorités italiennes à « clarifier le statut juridique de la rétention de facto dans les centres d’accueil de Lampedusa » et, en ce qui concerne notamment les Tunisiens, à « ne maintenir des migrants en situation irrégulière en rétention administrative que selon une procédure définie par la loi, autorisée par une instance judiciaire et faisant l’objet d’un contrôle judiciaire périodique » (paragraphe 92 points vi. et vii. du rapport publié le 30 septembre 2011, paragraphe 49 ci-dessus).

105.  À la lumière de la situation légale en Italie et des considérations qui précèdent, la Cour considère que les personnes placées dans le CSPA, formellement considéré comme un lieu d’accueil et non de rétention, ne pouvaient pas bénéficier des garanties prévues en cas de placement dans un CIE, pour lequel est nécessaire une décision administrative soumise au contrôle du juge de paix. Le Gouvernement n’a pas allégué qu’une telle décision avait été adoptée en ce qui concerne les requérants et, dans son ordonnance du 1er juin 2012, le GIP de Palerme a énoncé que la direction de la police d’Agrigente s’était bornée à enregistrer la présence des migrants au CSPA sans adopter de décisions ordonnant leur rétention et qu’il en allait de même en ce qui concernait le placement des migrants à bord des navires (paragraphes 25-26 ci-dessus). Il s’ensuit que les requérants n’ont pas seulement été privés de leur liberté en l’absence de base légale claire et accessible, mais qu’ils n’ont également pas pu bénéficier des garanties fondamentales d’habeas corpus, telles qu’énoncées, par exemple, à l’article 13 de la Constitution italienne (paragraphe 32 ci-dessus). Aux termes de cette disposition, toute restriction de la liberté personnelle doit se fonder sur un acte motivé de l’autorité judiciaire, et les mesures provisoires prises, dans des cas exceptionnels de nécessité et urgence, par l’autorité de sûreté publique doivent être validées par l’autorité judiciaire dans un délai de 48 heures. Puisqu’aucune décision, judiciaire ou administrative, ne justifiait leur rétention, les requérants ont été privés de ces importantes garanties.

106.  Les éléments énoncés ci-dessus conduisent la Cour à estimer que les dispositions applicables en matière de rétention des étrangers en situation irrégulière manquent de précision. Cette ambiguïté législative a donné lieu à des nombreuses situations de privation de liberté de facto, la rétention dans un CSPA échappant au contrôle de l’autorité judiciaire, ce qui, même dans le cadre d’une crise migratoire, ne saurait se concilier avec le but de l’article 5 de la Convention : assurer que nul ne soit privé de sa liberté de manière arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Saadi, précité, § 66).

107.  Les considérations qui précèdent suffisent à la Cour pour conclure que la privation de liberté des requérants ne satisfaisait pas au principe général de la sécurité juridique et ne s’accordait pas avec le but de protéger l’individu contre l’arbitraire. Elle ne peut dès lors pas considérer cette privation de liberté comme « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention.

108.  En conclusion, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en l’espèce.

 

III.        SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 2 DE LA CONVENTION

 

109.  Les requérants dénoncent l’absence de toute forme de communication avec les autorités italiennes tout au long de leur séjour sur le territoire italien.

Ils invoquent l’article 5 § 2 de la Convention, qui se lit comme suit :

« 2.  Toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle. »

A.  L’arrêt de la chambre

110.  La chambre a observé que les requérants avaient très probablement connaissance de leur statut de migrants irréguliers, mais a estimé qu’une simple information quant au statut juridique d’un migrant ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 5 § 2 de la Convention, qui requiert l’information sur les motifs juridiques et factuels de la privation de liberté. Elle a ensuite constaté que le Gouvernement n’avait produit aucun document qui aurait été remis aux requérants et qui contenait une telle information. Elle a remarqué en outre que les décrets de refoulement, qui ne mentionnaient pas la rétention dont les requérants avaient fait l’objet, n’avaient été remis que les 27 et 29 septembre 2011, alors que les intéressés avaient été placés au CSPA les 17 et 18 septembre 2011, selon le cas. Selon elle, cela ne satisfaisait pas non plus à l’exigence de promptitude voulue par l’article 5 § 2 de la Convention. La chambre en a déduit que cette disposition avait été violée en l’espèce (paragraphes 82-85 de l’arrêt de la chambre).

B.  Thèses des parties

1.  Les requérants

111.  Les requérants font observer que les décrets de refoulement n’ont été adoptés qu’au moment de l’exécution du renvoi, et donc seulement à la fin de la période de rétention. Dès lors, à supposer même que ces décrets leur aient été remis, les requérants estiment que la garantie du « court délai » prévue à l’article 5 § 2 de la Convention n’a pas été respectée. En outre, expliquent-ils, ces décrets se bornaient à énoncer de manière synthétique et standardisée le fondement juridique du refoulement, mais ne mentionnaient aucunement, même de manière implicite, les raisons de leur privation de liberté antérieure.

112.  Selon les intéressés, l’information visée à l’article 5 § 2 doit provenir de l’autorité qui a procédé à l’arrestation ou à la mise en détention – ou, en tout cas, de sources officielles. Or, pendant leur privation de liberté, les requérants n’auraient eu aucun contact, même verbal, avec les autorités au sujet des raisons de leur rétention. Le fait que des membres d’organisations non gouvernementales aient pu communiquer à ce sujet avec les migrants ne saurait à leurs yeux satisfaire aux exigences de cette disposition.

2.  Le Gouvernement

113.  Le Gouvernement affirme que les requérants ont été informés dans une langue qu’ils comprenaient, par les policiers présents sur l’île assistés par des interprètes et médiateurs culturels, de leur statut, qui était celui de citoyens tunisiens temporairement admis sur le territoire italien pour des raisons de « secours public » selon l’article 10 § 2 b) du décret-loi no 286 de 1998 (paragraphe 33 ci-dessus). Selon lui, ce statut entraînait de plein droit le renvoi des intéressés, ainsi qu’il ressortait des décrets de refoulement avec accompagnement à la frontière. En tout état de cause, les membres des organisations qui avaient accès au CSPA de Contrada Imbriacola auraient informé les migrants de leur situation et de la possibilité d’un éloignement imminent.

C.  Tierce intervention

114.  Le Centre de McGill rappelle que le droit à être informé de la raison de la détention est nécessaire pour pouvoir en contester la légalité. Le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire exigerait que l’information donnée au moment de l’arrestation indique les moyens de recours pour contester la privation de liberté. Le tiers intervenant ajoute que lorsque cette dernière se prolonge, sa légalité doit être révisée de manière régulière.

D.  Appréciation de la Cour

1.  Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

115.  Le paragraphe 2 de l’article 5 énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit connaître les raisons de son arrestation. Intégré au système de protection qu’offre l’article 5, il oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple et accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en contester la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4 (Van der Leer c. Pays-Bas, 21 février 1990, § 28, série A no 170-A, et L.M. c. Slovénie, précité, §§ 142-143). Elle doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court délai », mais les fonctionnaires qui la privent de sa liberté peuvent ne pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si elle en a reçu assez et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l’espèce (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 40, série A no 182, et Čonka, précité, § 50).

116.  De plus, la Cour a déjà jugé que le droit à l’information dans le plus court délai doit recevoir une interprétation autonome, qui dépasse le cadre des mesures à caractère pénal (Van der Leer, précité, §§ 27-28, et L.M. c. Slovénie, précité, § 143).

2.  Application des principes précités en l’espèce

117.  La Cour rappelle qu’elle vient de conclure, sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention, que la rétention des requérants était dépourvue d’une base légale claire et accessible en droit italien (paragraphes 93108 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour voit mal comment les autorités auraient pu signaler aux intéressés les raisons juridiques de leur privation de liberté et leur fournir ainsi des informations suffisantes pour leur permettre de contester les motifs de leur privation de liberté devant un tribunal.

118.  Certes, il est fort probable que les requérants savaient que leur entrée sur le territoire italien était irrégulière. Comme la chambre l’a souligné à juste titre, la nature même de leur voyage, effectué sur des embarcations de fortune (paragraphe 11 ci-dessus) sans préalablement demander un visa d’entrée, démontrait leur intention d’échapper à l’application des lois sur l’immigration. En outre, la sous-commission ad hoc de l’APCE a observé que les Tunisiens avec lesquels ses membres s’étaient entretenus « étaient parfaitement conscients de l’irrégularité de leur entrée sur le territoire italien » (§ 56 du rapport publié le 30 septembre 2011 – paragraphe 49 ci-dessus). Enfin, rien ne permet de contredire l’affirmation du Gouvernement selon laquelle les requérants avaient été informés dans une langue qu’ils comprenaient, par les policiers présents sur l’île assistés par des interprètes et médiateurs culturels, qu’ils étaient des étrangers temporairement admis sur le territoire italien pour des raisons de « secours public », ce qui entraînait la possibilité d’un éloignement imminent (paragraphe 113 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que l’information quant au statut juridique d’une personne ou aux mesures d’éloignement qui pourraient être prises à son encontre ne saurait se confondre avec l’information sur la base légale de sa privation de liberté.

119.  Des considérations analogues s’appliquent aux décrets de refoulement. La Cour a examiné ces documents (paragraphe 19 ci-dessus), sans y trouver aucune référence à la rétention des requérants ou à ses raisons juridiques et factuelles. Les décrets en question se bornent en effet à affirmer que les intéressés étaient « entré[s] sur le territoire de l’État en se soustrayant aux contrôles de frontière » et que leur refoulement avait été ordonné.

120.  Il convient également de noter que les décrets de refoulement n’auraient été remis aux requérants que très tardivement, à savoir le 27 ou le 29 septembre 2011 selon le cas, alors que les intéressés avaient été placés dans le CSPA les 17 et 18 septembre (paragraphes 19-20 ci-dessus). Dès lors, même s’ils avaient contenu des informations quant à la base légale de la rétention, ce qui n’est pas le cas en l’espèce, ces décrets n’auraient de toute manière pas satisfait à la condition de la communication « dans le plus court délai » (voir, mutatis mutandis, les arrêts Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 416, CEDH 2005-III, et L.M. c. Slovénie, précité, § 145, dans lesquels la Cour a jugé des intervalles de quatre jours incompatibles avec les contraintes de temps qu’impose la promptitude voulue par l’article 5 § 2 de la Convention).

121.  La Cour relève enfin qu’en dehors des décrets de refoulement, le Gouvernement n’a produit aucun autre document susceptible de satisfaire aux exigences de l’article 5 § 2 de la Convention.

122.  Les considérations qui précèdent lui suffisent pour conclure qu’il y a eu, en l’espèce, violation de cette disposition.

 

IV.        SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 4 DE LA CONVENTION

 

123.  Les requérants allèguent qu’ils n’ont eu à aucun moment la possibilité de contester la légalité de leur privation de liberté.

Ils invoquent l’article 5 § 4 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »

A.  L’arrêt de la chambre

124.  La chambre a estimé que puisque les requérants n’avaient pas été informés des raisons de leur privation de liberté, leur droit de faire examiner la légalité de leur détention avait été entièrement vidé de sa substance. Cette considération a suffi à la chambre pour conclure à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention. À titre surabondant, elle a observé que les décrets de refoulement ne mentionnaient pas le fondement juridique et factuel de la rétention des intéressés, et qu’ils leur auraient été notifiés peu avant leur renvoi par avion, donc lorsque leur privation de liberté s’apprêtait à prendre fin. La chambre en a déduit que, dans la mesure où il pouvait être considéré comme offrant un contrôle indirect de la légalité de la rétention, un éventuel recours contre les décrets en question devant le juge de paix n’aurait pu être exercé que tardivement (paragraphes 95-98 de l’arrêt de la chambre).

B.  Thèses des parties

1.  Les requérants

125.  Les requérants ne nient pas qu’ils pouvaient introduire un recours contre les décrets de refoulement, mais considèrent qu’ils n’avaient en revanche aucune possibilité de contester la légalité de leur rétention. Ils affirment qu’aucune décision justifiant leur privation de liberté n’a été adoptée et ne leur a été notifiée ; dès lors, ils n’auraient pas eu le loisir d’attaquer une telle décision devant un tribunal. Ils expliquent en outre que les décrets de refoulement ne concernaient pas leur liberté, mais leur renvoi, et ont été adoptés à la fin de la période de rétention.

2.  Le Gouvernement

126.  Le Gouvernement note que les décrets de refoulement indiquaient qu’il était loisible aux intéressés d’introduire un recours devant le juge de paix d’Agrigente (paragraphe 19 ci-dessus). Il rappelle que certains migrants tunisiens ont d’ailleurs présenté de tels recours et que, en 2011, le juge de paix a annulé deux décrets de refoulement (paragraphes 30-31 ci‑dessus) dans ce cadre. Le Gouvernement en déduit que les requérants avaient bien la possibilité de saisir un tribunal pour contester la légalité de leur prétendue privation de liberté.

127.  À l’audience devant la Cour, le Gouvernement a en outre soutenu que, dès lors que les requérants avaient été accueillis au CSPA et à bord des navires pour des raisons de secours, un contrôle judiciaire de leur rétention n’était pas nécessaire.

C.  Appréciation de la Cour

1.  Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

128.  La Cour rappelle que l’article 5 § 4 reconnaît aux personnes détenues le droit d’introduire un recours pour faire contrôler le respect des exigences de procédure et de fond nécessaires à la « légalité », au sens de la Convention, de leur privation de liberté. Le concept de « légalité » doit avoir le même sens au paragraphe 4 de l’article 5 qu’au paragraphe 1, de sorte qu’une personne détenue a le droit de faire contrôler la « légalité » de sa détention sous l’angle non seulement du droit interne, mais aussi de la Convention, des principes généraux qu’elle consacre et du but des restrictions qu’autorise l’article 5 § 1. L’article 5 § 4 ne garantit pas un droit à un contrôle juridictionnel d’une ampleur telle qu’il habiliterait le tribunal compétent à substituer sur l’ensemble des aspects de la cause, y compris des considérations de pure opportunité, sa propre appréciation à celle de l’autorité dont émane la décision. Il n’en veut pas moins un contrôle assez ample pour s’étendre à chacune des conditions indispensables à la « légalité » de la détention d’un individu au regard du paragraphe 1 (E. c. Norvège, 29 août 1990, § 50, série A no 181-A). La « juridiction » chargée de ce contrôle ne doit pas posséder des attributions simplement consultatives, mais doit être dotée de la compétence de « statuer » sur la « légalité » de la détention et d’ordonner la libération en cas de détention illégale (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 200, série A no 25 ; Weeks c. Royaume-Uni, 2 mars 1987, § 61, série A no 114 ; Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 130, Recueil 1996-V, et A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 202).

129.  Les formes de contrôle juridictionnel qui satisfont aux exigences de l’article 5 § 4 peuvent varier d’un domaine à l’autre et dépendent du type de privation de liberté en question. Il ne revient pas à la Cour de se demander quel pourrait être le système le plus approprié dans le domaine examiné (Chtoukatourov c. Russie, no 44009/05, § 123, CEDH 2008, et Stanev, précité, § 169).

130.  Il n’en demeure pas moins que le recours doit exister à un degré suffisant de certitude, en théorie comme en pratique, sans quoi lui manquent l’accessibilité et l’effectivité voulues (Vachev c. Bulgarie, no 42987/98, § 71, CEDH 2004-VIII, et Abdolkhani et Karimnia, précité, § 139).

131.  L’article 5 § 4 consacre en outre le droit des personnes arrêtées ou détenues à obtenir « à bref délai » une décision judiciaire sur la régularité de leur détention et mettant fin à leur privation de liberté si elle se révèle illégale (voir, par exemple, Baranowski, précité, § 68). Les procédures relatives à des questions de privation de liberté requièrent une diligence particulière (Hutchison Reid c. Royaume-Uni, no 50272/99, § 79, CEDH 2003-IV), et les exceptions à l’exigence de contrôle « à bref délai » de la légalité de la détention appellent une interprétation stricte (Lavrentiadis c. Grèce, no 29896/13, § 45, 22 septembre 2015). La question de savoir si le principe de la célérité de la procédure a été respecté s’apprécie non pas dans l’abstrait mais dans le cadre d’une évaluation globale des données, en tenant compte des circonstances de l’espèce (Luberti c. Italie, 23 février 1984, §§ 33-37, série A no 75 ; E. c. Norvège, précité, § 64 ; et Delbec c. France, no 43125/98, § 33, 18 juin 2002), en particulier à la lumière de la complexité de l’affaire, des particularités éventuelles de la procédure interne ainsi que du comportement du requérant au cours de celle-ci (Bubullima c. Grèce, no 41533/08, § 27, 28 octobre 2010). En principe, cependant, puisque la liberté de l’individu est en jeu, l’État doit faire en sorte que la procédure se déroule dans un minimum de temps (Fuchser c. Suisse, no 55894/00, § 43, 13 juillet 2006, et Lavrentiadis, précité, § 45).

2.  Application des principes précités en l’espèce

132.  Dans des affaires où des détenus n’avaient pas été informés des raisons justifiant leur privations de liberté, la Cour a jugé que le droit des intéressés d’introduire un recours contre la détention litigieuse s’était trouvé vidé de son contenu (voir, notamment, Chamaïev et autres, précité, § 432 ; Abdolkhani et Karimnia, précité, § 141 ; Dbouba c. Turquie, n15916/09, § 54, 13 juillet 2010 ; et Musaev c. Turquie, no 72754/11, § 40, 21 octobre 2014). Au vu de son constat sous l’angle de l’article 5 § 2 de la Convention, selon lequel les raisons juridiques de la rétention dans le CSPA et à bord des navires n’avaient pas été communiquées aux requérants (paragraphes 117122 ci-dessus), la Cour ne peut que parvenir à des conclusions analogues en l’espèce.

133.  Cette considération lui suffit pour conclure que le système juridique italien n’offrait pas aux requérants un recours par lequel ils auraient pu obtenir une décision juridictionnelle portant sur la légalité de leur privation de liberté (voir, mutatis mutandis, S.D. c. Grèce, no 53541/07, § 76, 11 juin 2009), et pour dispenser la Cour d’examiner la question de savoir si les recours disponibles en droit italien auraient pu offrir aux intéressés des garanties suffisantes aux fins de l’article 5 § 4 de la Convention (voir, par exemple et mutatis mutandis, Chamaïev et autres, précité, § 433).

134.  À titre surabondant, et en réponse à l’argument du Gouvernement selon lequel un recours devant le juge de paix d’Agrigente contre les décrets de refoulement satisfaisait aux exigences de l’article 5 § 4 de la Convention (paragraphe 126 ci-dessus), la Cour rappelle, d’une part, que ces décrets ne contenaient aucune référence à la privation de liberté des requérants ou à ses raisons juridiques et factuelles (paragraphe 119 ci-dessus) et, d’autre part, qu’ils n’auraient été remis aux intéressés que très tardivement, à savoir le 27 ou le 29 septembre 2011 (paragraphe 120 ci-dessus), selon le cas, peu avant leur renvoi par avion. La chambre l’a souligné à juste titre. Dès lors, les décrets litigieux ne sauraient être considérés comme les décisions sur lesquelles se fondait la rétention des requérants, et tout recours à leur encontre devant le juge de paix n’aurait en tout cas pu être introduit et examiné qu’après la libération des intéressés et leur retour en Tunisie.

135.  Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

 

V.          SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

 

136.  Les requérants estiment avoir subi des traitements inhumains et dégradants pendant leur rétention au CSPA de Contrada Imbriacola sur l’île de Lampedusa et à bord des navires Vincent et Audace amarrés dans le port de Palerme.

Ils invoquent l’article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A.  L’arrêt de la chambre

137.  La chambre a noté tout d’abord qu’en raison des événements ayant entouré le « printemps arabe », l’île de Lampedusa avait dû faire face en 2011 à une situation exceptionnelle caractérisée par de fortes vagues migratoires et à une crise humanitaire, qui avaient fait peser une multitude d’obligations sur les autorités italiennes et avaient créé des difficultés d’ordre organisationnel et logistique (paragraphes 124-127 de l’arrêt de la chambre). Cependant, de l’avis de la chambre, ces facteurs ne pouvaient pas exonérer l’État défendeur de son obligation de garantir aux requérants des conditions privatives de liberté compatibles avec le respect de leur dignité humaine, compte tenu des termes absolus dans lesquels est libellé l’article 3 de la Convention (paragraphe 128 de l’arrêt de la chambre).

138.  La chambre a ensuite jugé opportun d’examiner séparément les conditions d’accueil au CSPA et à bord des navires (paragraphe 129 de l’arrêt de la chambre). Pour ce qui est de la première situation, la chambre a considéré que les rapports de la commission extraordinaire du Sénat italien, d’Amnesty International et de la sous-commission ad hoc de l’APCE corroboraient les allégations des requérants concernant le surpeuplement et l’insalubrité générale du CSPA, d’où la violation de l’article 3 de la Convention, et ce en dépit de la courte durée – entre deux et trois jours – du séjour des intéressés (paragraphes 130-136 de l’arrêt de la chambre).

139.  La chambre est parvenue à des conclusions opposées en ce qui concerne la rétention à bord des navires. Elle a observé que celle-ci a duré entre six et huit jours, et que les affirmations des requérants quant aux mauvaises conditions d’accueil étaient au moins en partie démenties par l’ordonnance du GIP de Palerme du 1er juin 2012, dont les conclusions se fondaient aussi sur les constats d’un député qui était monté à bord des navires et s’était entretenu avec certains migrants. Aux yeux de la chambre, la circonstance que ce député avait été accompagné par le chef adjoint de la police et par des fonctionnaires de police ne permettait pas, à elle seule, de douter de son indépendance ou de la véracité de son récit. La chambre a donc conclu qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 3 de ce chef (paragraphes 137-144 de l’arrêt de la chambre).

B.  Thèses des parties

1.  Les requérants

a)  Sur l’existence d’une situation d’urgence humanitaire et sur ses conséquences

140.  Les requérants estiment que la prétendue situation exceptionnelle d’urgence humanitaire, invoquée par le Gouvernement (paragraphes 150151 ci-après), ne saurait justifier les traitements dont ils ont été victimes ni sous l’angle de la législation interne ni du point de vue de la Convention. En outre, le débarquement massif de migrants à Lampedusa en 2011 n’était point un événement exceptionnel. Un afflux similaire s’était produit avant le « printemps arabe » et le choix de confiner l’accueil initial des migrants sur l’île de Lampedusa visait à donner à l’opinion publique l’idée d’une « invasion » du territoire italien, à exploiter à des fins politiques. Les médias et les organismes nationaux et internationaux compétents en matière de droits de l’homme (les requérants se réfèrent notamment au rapport d’Amnesty International, paragraphe 50 ci-dessus) ont établi que la situation de crise sur l’île de Lampedusa était née bien avant 2011. Dans ces conditions, estiment-ils, on ne saurait conclure que la situation qu’ils dénoncent était principalement due à l’urgence d’affronter le flux migratoire significatif ayant suivi les révoltes du « printemps arabe ».

141.  En tout état de cause, selon les requérants un État tel que l’Italie disposait des moyens nécessaires pour transférer rapidement les migrants dans d’autres localités. Les conditions d’accueil au CSPA de Lampedusa ont continué à être déplorables même après 2011, et la crise migratoire se serait poursuivie les années suivantes, montrant ainsi le caractère systémique et structurel de la violation des droits des migrants.

b)  Sur les conditions au CSPA de Contrada Imbriacola

142.  Les requérants allèguent que le CSPA de Lampedusa était surpeuplé. Les chiffres indiqués par le Gouvernement montrent qu’à l’époque des faits, cette structure hébergeait plus de 1 200 personnes, soit trois fois plus que sa capacité normale (381 places) et plus que sa capacité maximale en cas de nécessité (804 places). Ces chiffres indiquaient en effet la présence de 1 357 personnes le 16 septembre 2011, 1 325 le 17 septembre, 1 399 le 18 septembre, 1 265 le 19 septembre et 1 017 le 20 septembre. Les conditions hygiéniques et sanitaires auraient été inacceptables, comme le prouveraient des photographies et les rapports d’organes internationaux et nationaux. Notamment, faute de place dans les chambres, les requérants allèguent avoir été contraints de dormir dehors à même le sol, directement au contact du béton à cause de la puanteur émanant des matelas. Ils disent avoir été contraints de consommer leur repas assis par terre, le CSPA ne disposant pas d’une cantine, et soutiennent que les toilettes étaient dans un état désastreux et souvent impraticables. Tant au CSPA qu’à bord des bateaux, les intéressés auraient souffert d’un malaise psychologique découlant de l’absence d’informations quant à leur situation juridique et à la durée de leur rétention ainsi que de l’impossibilité de communiquer avec l’extérieur. Les actes d’automutilation commis par les migrants retenus au CSPA témoigneraient de l’état de tension qui régnait à l’intérieur de cette structure.

143.  Les requérants rappellent que le CSPA était en théorie destiné à fonctionner comme lieu de secours et d’accueil initial. Pour eux, cette structure, qui ne respectait pas les règles pénitentiaires européennes du 11 janvier 2006, était inappropriée pour des séjours prolongés en situation de privation de liberté. De l’avis des requérants, la violation de l’article 3 de la Convention ne saurait être exclue ni à cause de la nature du CSPA ni en conséquence de la courte durée de leur rétention. La durée en question ne serait en effet que l’un des éléments à prendre en considération pour apprécier le dépassement du seuil de gravité requis pour qu’un traitement tombe dans le champ d’application de l’article 3. En présence de facteurs aggravants, tels que des conditions de détention particulièrement indécentes ou la vulnérabilité des victimes, la Cour aurait conclu à la violation de cette disposition même lorsque la privation de liberté avait été très brève (les requérants citent, à cet égard, les arrêts Brega c. Moldova, no 52100/08, 20 avril 2010 ; T. et A. c. Turquie, no 47146/11, 21 octobre 2014 ; et Gavrilovici c. Moldova, no 25464/05, 15 décembre 2009, concernant des périodes, respectivement, de 48 heures, trois jours et cinq jours). Les requérants estiment que les mêmes facteurs sont présents dans leur cas et rappellent qu’à l’époque des faits ils venaient de survivre à une dangereuse traversée nocturne de la Méditerranée à bord d’un canot pneumatique, ce qui les avait affaiblis physiquement et psychologiquement. Ils affirment donc s’être trouvés en situation de vulnérabilité, accentuée par la circonstance que leur privation de liberté était selon eux dépourvue de base légale, ce qui leur aurait valu un surplus de souffrance psychologique.

144.  Les requérants précisent qu’ils ne se plaignent pas d’avoir reçu des coups ou blessures, mais des conditions de leur rétention au CSPA. Dès lors, l’argument du Gouvernement selon lequel ils auraient dû produire des certificats médicaux (paragraphe 156 ci-après) ne serait pas pertinent.

c)  Sur les conditions à bord des navires Vincent et Audace

145.  Pour ce qui est des conditions à bord des navires, les requérants se plaignent d’avoir été retenus dans le salon dans des conditions de grave surpeuplement, et de n’avoir eu la possibilité de sortir à l’extérieur sur des petits balcons que pendant quelques minutes par jour. Ils affirment avoir été contraints d’attendre plusieurs heures avant de pouvoir accéder aux toilettes et relatent que la nourriture distribuée était jetée par terre.

146.  Les requérants marquent leur désaccord avec les conclusions de la chambre et allèguent que le stress psychologique souffert à bord des navires a été supérieur à celui subi au CSPA de Lampedusa. Ils soutiennent en effet, que la durée de leur privation de liberté à bord des bateaux a été plus longue que celle dans le CSPA et a suivi cette expérience négative. En outre, à bord des navires les requérants n’auraient reçu aucune information ou explication pertinente et, selon eux, les forces de l’ordre en venaient parfois à les maltraiter ou à les insulter.

147.  Selon les requérants, compte tenu de la nature des navires (des lieux qu’ils qualifient d’isolés et d’inaccessibles), il appartenait au Gouvernement de fournir la preuve de ce qui s’était passé à bord. Il serait difficile d’imaginer que les autorités aient été en mesure de garantir des conditions de vie plus dignes que celles prévalant dans le CSPA, une structure destinée à l’accueil des migrants. La description relative aux lits avec des draps propres, à la présence des vêtements de rechange, à l’accès aux cabines privées et à l’eau chaude serait ainsi invraisemblable. Le Gouvernement se serait borné à produire une ordonnance du GIP de Palerme (paragraphes 24-29 ci-dessus), fondée sur les déclarations d’un député, extraites d’un simple article de journal et non réitérées à l’audience. Pour les requérants, il faudrait également tenir compte du fait que la présence des forces de l’ordre lors de la visite du député concerné faisait surgir des doutes quant à la fiabilité des migrants qui ont parlé avec lui, et qui auraient pu craindre des représailles. Les requérants rappellent que le Gouvernement a omis de produire tout document attestant les services prétendument fournis à bord des navires et/ou les contrats signés avec les compagnies qui les ont loués. Enfin, ils reprochent aux autorités italiennes de ne pas avoir répondu à l’appel lancé le 28 septembre 2011 par l’association « Médecins sans frontières », dans lequel cette organisation non gouvernementale exprimait ses préoccupations et demandait d’effectuer une inspection à bord des navires.

2.  Le Gouvernement

a)  Sur l’existence d’une situation d’urgence humanitaire et sur ses conséquences

148.  Le Gouvernement allègue avoir suivi la situation de l’île de Lampedusa au cours de la période 2011-2012 et être intervenu sur le plan factuel et législatif pour coordonner et mettre en œuvre toute mesure nécessaire au secours et à l’assistance des migrants. La présence et les activités sur l’île du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR), de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), de Save the Children, de l’Ordre de Malte, de la Croix-Rouge, de la Caritas, de l’ARCI (Associazione Ricreativa e Culturale Italiana) et de la Communauté de Sant’Egidio auraient été placées sous le cadre du « Praesidium Project », financé par l’Italie et par l’Union européenne. Le Gouvernement assure que les représentants de ces organisations avaient libre accès aux structures d’accueil des migrants. En outre, il dit avoir signé le 28 mai 2013, un protocole d’accord avec la fondation « Terre des hommes », qui accomplit un travail de soutien psychologique auprès du CSPA de Lampedusa. Le 4 juin 2013, le ministère de l’Intérieur aurait conclu un accord avec l’European Asylum Support Office (EASO) afin de coordonner les modalités d’accueil des migrants. Le Gouvernement précise qu’une assistance médicale était garantie à tout moment aux migrants, et que, depuis juillet 2013, Médecins sans frontières a commencé à travailler à la formation du personnel du CSPA et des navires chargés du sauvetage en mer.

149.  Selon le Gouvernement, le sauvetage des migrants qui arrivent sur les côtes italiennes n’est pas un problème seulement de l’Italie, mais de tous les États membres de l’Union européenne, qui devraient définir une vraie politique commune à cet égard. Les institutions locales de Lampedusa auraient par ailleurs financé la construction de nouveaux centres d’assistance et de secours (6 440 000 euros (EUR) auraient ainsi été investis afin de créer des structures capables d’accueillir 1 700 personnes). Lors de sa visite des 23 et 24 juin 2013, le délégué du HCR pour l’Europe du Sud aurait constaté avec satisfaction le travail accompli par les autorités nationales et locales afin d’améliorer la situation générale sur l’île.

150.  Le Gouvernement explique qu’en 2011, l’arrivée massive de migrants nord-africains avait créé une situation d’urgence humanitaire en Italie. Il précise que du 12 février au 31 décembre 2011, 51 573 ressortissants de pays extérieurs à l’Union européenne (dont environ 46 000 hommes, 3 000 femmes et 3 000 enfants) ont débarqué sur les îles de Lampedusa et Linosa. Selon le Gouvernement, plus de 26 000 de ces personnes étaient de nationalité tunisienne. Cela serait bien expliqué par le rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE (paragraphe 49 ci-dessus), qui fait également état des efforts déployés par les autorités italiennes, en coopération avec d’autres organisations, afin de créer les structures nécessaires pour l’accueil et l’assistance aux migrants, parmi lesquels des personnes vulnérables.

151.  De l’avis du Gouvernement, compte tenu des multiples exigences auxquelles les États doivent faire face dans des situations d’urgence humanitaire, la Cour devrait adopter une « approche réaliste, équilibrée et légitime » lorsqu’il s’agit de décider sur « l’application des règles d’ordre éthique et juridique ».

b)  Sur les conditions au CSPA de Contrada Imbriacola

152.  Le Gouvernement soutient qu’à l’époque des faits, le CSPA de Contrada Imbriacola était pleinement en fonction et avait les ressources humaines et matérielles nécessaires pour assurer le secours et le premier accueil des migrants. Il précise qu’y travaillaient, outre le directeur et deux directeurs adjoints, quatre-vingt-dix-neuf opérateurs sociaux et agents de nettoyage, trois assistants sociaux, trois psychologues, huit interprètes et médiateurs culturels, huit employés administratifs et trois responsables de secteur chargés de la supervision des activités menées dans la structure. D’après le Gouvernement, trois médecins et trois infirmiers assuraient l’assistance médicale dans des locaux ad hoc. Selon les résultats d’une inspection effectuée le 2 avril 2011 par les services sanitaires de Palerme, les conditions d’hygiène étaient adéquates, la qualité et la quantité de la nourriture fournie également. Le Gouvernement indique qu’il ressortait d’une autre inspection, menée immédiatement après l’incendie du 20 septembre 2011, que l’approvisionnement en eau potable était assuré par des bouteilles et que la cantine était en mesure de fournir des repas. Avant d’être transportés au CSPA de Lampedusa, les requérants auraient été soumis à un contrôle médical qui aurait déterminé qu’ils étaient en bonne santé. Par ailleurs, les mineurs et les personnes particulièrement vulnérables auraient été séparés des autres migrants et acheminés vers le centre de Loran (§ 31 du rapport de l’APCE du 30 septembre 2011, paragraphe 49 ci‑dessus).

153.  À l’audience devant la Cour, le Gouvernement a précisé que les migrants accueillis dans le CSPA de Contrada Imbriacola pouvaient : a) se déplacer librement dans le périmètre de cette structure ; b) avoir accès à tous les services à leur disposition (assistance médicale, vêtements, nourriture, eau et installations sanitaires) ; c) communiquer avec l’extérieur et acheter des biens (ils auraient reçu, à leur arrivée, une carte téléphonique de 15 EUR et des bons à utiliser au sein du centre) ; et d) avoir des contacts avec les représentants d’organisations humanitaires et avec des avocats. De l’avis du Gouvernement, le centre, qui pouvait accueillir jusqu’à environ 1 000 personnes, n’était pas surpeuplé. À l’audience devant la Cour, le Gouvernement a précisé que lors du séjour des requérants, le CSPA de Contrada Imbriacola abritait 917 migrants.

154.  À la lumière de ce qui précède, le Gouvernement considère que les requérants n’ont subi aucun traitement inhumain ou dégradant, « parce qu’ils n’ont été considérés ni arrêtés ni détenus, mais seulement assistés en attendant d’être renvoyés en Tunisie ». Il observe que les intéressés eux-mêmes ont admis qu’en droit italien un CSPA est une structure d’accueil, et qu’ils n’ont pas allégué avoir fait l’objet de violences ou d’autres traitements interdits de la part du personnel du CSPA ou des forces de l’ordre. La chambre n’aurait pas dûment tenu compte des circonstances et des faits criminels ayant requis l’intervention des autorités locales pour sauver les migrants et assurer leur sûreté. Au demeurant, le Gouvernement souligne la courte durée du séjour des requérants sur l’île de Lampedusa.

c)  Sur les conditions à bord des navires Vincent et Audace

155.  Le Gouvernement note que dans son ordonnance du 1er juin 2012 (paragraphes 24-29 ci-dessus), le GIP de Palerme a jugé que les mesures prises pour faire face à la présence des migrants sur l’île de Lampedusa étaient conformes au droit national et international, et avaient été adoptées avec la promptitude requise dans une situation d’urgence. Le GIP a également estimé que les conditions d’accueil à bord des navires Audace et Vincent étaient adéquates.

156.  Le Gouvernement objecte enfin que les allégations des requérants concernant les mauvais traitements prétendument administrés par la police ne sont étayées par aucun élément de preuve, tel que des certificats médicaux.

C.  Tierce intervention

157.  La Coordination française pour le droit d’asile, qui regroupe les commentaires de quatre associations (Avocats pour la défense des droits des étrangers, Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI), Ligue des droits de l’homme et du citoyen et Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme), invite la Grande Chambre à confirmer « de manière solennelle » l’arrêt de la chambre. Elle fait valoir qu’il faut prendre en compte la situation de vulnérabilité des migrants, et tout particulièrement de ceux ayant connu une traversée en mer, pour apprécier l’existence d’un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. Elle reconnaît que la Cour n’a que rarement constaté une violation de cette disposition dans des hypothèses de détention courte et n’a jugé dans ce sens qu’en présence de facteurs aggravants. Cependant, la vulnérabilité des migrants, couplée avec des conditions de détention attentatoires à leur dignité humaine, serait suffisante pour considérer que le niveau de gravité requis par l’article 3 a été atteint. Cela serait confirmé par la jurisprudence développée par la Cour dans l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce ([GC], n30696/09, CEDH 2011), par les travaux du Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (le « CPT ») et par les observations du HCR. Par ailleurs, les conditions d’enfermement constitueraient un facteur important de dégradation de la santé mentale des migrants.

D.  Appréciation de la Cour

1.  Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

158.  La Cour rappelle d’emblée que l’interdiction des traitements inhumains et dégradants est une valeur fondamentale des sociétés démocratiques (voir, parmi beaucoup d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 95, CEDH 1999-V ; Labita, précité, § 119 ; Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 87, CEDH 2010 ; El-Masri c. l’ex‑République yougoslave de Macédoine [GC], no 39630/09, § 195, CEDH 2012 ; et Mocanu et autres c. Roumanie [GC], nos 10865/09, 45886/07 et 32431/08, § 315, CEDH 2014 (extraits)). Elle est également une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine, qui se trouve au cœur même de la Convention (Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, §§ 81 et 89-90, CEDH 2015). L’interdiction en question a un caractère absolu, car elle ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation, et même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, quel que soit le comportement de la personne concernée (voir, notamment, Chahal, précité, § 79 ; Géorgie c. Russie (I) [GC], no 13255/07, § 192, CEDH 2014 (extraits) ; Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 113, CEDH 2014 (extraits) ; et Bouyid, précité, § 81).

a)  Sur la question de savoir si un traitement tombe sous le coup de l’article 3 de la Convention

159.  Il n’en demeure pas moins que selon la jurisprudence constante de la Cour, pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (voir, entre autres, Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 162 ; Price c. Royaume-Uni, no 33394/96, § 24, CEDH 2001-VII ; Mouisel c. France, no 67263/01, § 37, CEDH 2002-IX ; Jalloh c. Allemagne [GC], no 54810/00, § 67, CEDH 2006-IX ; Gäfgen, précité, § 88 ; El-Masri, précité, § 196 ; Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, § 108, 10 février 2004 ; et Svinarenko et Slyadnev, précité, § 114).

160.  Pour déterminer si le seuil de gravité était atteint, la Cour a également pris en considération d’autres éléments, et en particulier :

- le but dans lequel le traitement a été infligé et l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré (Bouyid, précité, § 86), étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive qu’il puisse être qualifié de « dégradant », et donc interdit par l’article 3 (voir, entre autres, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 71, CEDH 1999‑IX ; Peers c. Grèce, no 28524/95, §§ 68 et 74, CEDH 2001‑III ; Price, précité, § 24 ; et Svinarenko et Slyadnev, précité, § 114) ;

- le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (Bouyid, précité, § 86) ;

- l’éventuelle situation de vulnérabilité dans laquelle pourrait se trouver la victime, gardant à l’esprit que les personnes privées de liberté sont normalement dans une telle situation (voir, par rapport à la garde à vue, Salman c. Turquie [GC] no 21986/93, § 99, CEDH 2000-VII, et Bouyid, précité, § 83 in fine), mais que la souffrance et l’humiliation accompagnant les mesures privatives de liberté sont des faits inéluctables qui, en tant que tels et à eux seuls, n’emportent pas violation de l’article 3. Cette disposition impose néanmoins à l’État de s’assurer que toute personne est détenue dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités de sa détention ne la soumettent pas à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à une telle mesure et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, sa santé et son bien-être sont assurés de manière adéquate (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, §§ 92-94, CEDH 2000-XI, et Rahimi c. Grèce, no 8687/08, § 60, 5 avril 2011).

b)  La protection des personnes vulnérables et la détention des immigrés potentiels

161.  La Cour souligne que l’article 3 combiné avec l’article 1 de la Convention doit permettre une protection efficace, notamment des personnes vulnérables, et inclure des mesures raisonnables pour empêcher des mauvais traitements dont les autorités avaient ou auraient dû avoir connaissance (Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V, et Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, n13178/03, § 53, CEDH 2006-XI). À cet égard, il appartient à la Cour de rechercher si la réglementation et la pratique incriminées, et surtout la manière dont elles ont été appliquées en l’espèce, ont été défaillantes au point d’emporter violation des obligations positives qui incombent à l’État défendeur en vertu de l’article 3 de la Convention (Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga, précité, § 54, et Rahimi, précité, § 62).

162.  Si les États sont autorisés à placer en détention des immigrés potentiels en vertu de leur « droit indéniable de contrôler (...) l’entrée et le séjour des étrangers sur leur territoire » (Amuur, précité, § 41), ce droit doit s’exercer en conformité avec les dispositions de la Convention (Mahdid et Haddar c. Autriche (déc.), no 74762/01, 8 décembre 2005 ; Kanagaratnam et autres c. Belgique, no 15297/09, § 80, 13 décembre 2011 ; et Sharifi et autres c. Italie et Grèce, no 16643/09, § 188, 21 octobre 2014). La Cour doit avoir égard à la situation particulière de ces personnes lorsqu’elle est amenée à contrôler les modalités d’exécution de la mesure de détention à l’aune des dispositions conventionnelles (Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 100, 24 janvier 2008 ; M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 217 ; et Rahimi, précité, § 61).

c)  Le conditions de détention en général et le surpeuplement carcéral en particulier

163.  S’agissant des conditions de détention, la Cour prend en compte les effets cumulatifs de celles-ci ainsi que les allégations spécifiques du requérant (Dougoz c. Grèce, nº 40907/98, § 46, CEDH 2001-II). En particulier, le temps pendant lequel un individu a été détenu dans les conditions incriminées constitue un facteur important à considérer (Kalachnikov c. Russie, no 47095/99, § 102, CEDH 2002-VI ; Kehayov c. Bulgarie, no 41035/98, § 64, 18 janvier 2005 ; Alver c. Estonie, no 64812/01, § 50, 8 novembre 2005 ; et Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, § 142, 10 janvier 2012).

164.  Lorsque le surpeuplement atteint un certain niveau, le manque d’espace dans un établissement peut constituer l’élément central à prendre en compte dans l’appréciation de la conformité d’une situation donnée à l’article 3 (voir, s’agissant d’établissements pénitentiaires, Karalevičius c. Lituanie, no 53254/99, § 39, 7 avril 2005). En effet, l’exiguïté extrême dans une cellule de prison est un aspect particulièrement important qui doit être pris en compte afin d’établir si les conditions de détention litigieuses étaient « dégradantes » au sens de l’article 3 de la Convention (Mursič c. Croatie [GC], no 7334/13, § 104, 20 octobre 2016).

165.  Ainsi, lorsqu’elle a été confrontée à des cas de surpeuplement sévère, la Cour a jugé que cet élément, à lui seul, suffisait pour conclure à la violation de l’article 3 de la Convention. En règle générale, bien que l’espace jugé souhaitable par le CPT pour les cellules collectives soit de 4 m², il s’agissait de cas de figure où l’espace personnel accordé au requérant était inférieur à 3 m² (Kadikis c. Lettonie, no 62393/00, § 55, 4 mai 2006 ; Andreï Frolov c. Russie, no 205/02, §§ 47-49, 29 mars 2007 ; Kantyrev c. Russie, no 37213/02, §§ 50-51, 21 juin 2007 ; Sulejmanovic c. Italie, no 22635/03, § 43, 16 juillet 2009 ; Ananyev et autres, précité, §§ 144-145 ; et Torreggiani et autres c. Italie, nos 43517/09, 46882/09, 55400/09, 57875/09, 61535/09, 35315/10 et 37818/10, § 68, 8 janvier 2013).

166.  La Cour a récemment confirmé que l’exigence de 3 m² de surface au sol par détenu (incluant l’espace occupé par les meubles, mais non celui occupé par les sanitaires) dans une cellule collective doit demeurer la norme minimale pertinente aux fins de l’appréciation des conditions de détention au regard de l’article 3 de la Convention (Mursič, précité, §§ 110 et 114). Elle a également précisé qu’un espace personnel inférieur à 3 m² dans une cellule collective fait naître une présomption, forte mais non irréfutable, de violation de cette disposition. La présomption en question peut notamment être réfutée par les effets cumulés des autres aspects des conditions de détention, de nature à compenser de manière adéquate le manque d’espace personnel ; à cet égard, la Cour tient compte de facteurs tels que la durée et l’ampleur de la restriction, le degré de liberté de circulation et l’offre d’activités hors cellule, et le caractère généralement décent ou non des conditions de détention dans l’établissement en question (ibidem, §§ 122‑138).

167.  En revanche, dans des affaires où le surpeuplement n’était pas important au point de soulever à lui seul un problème sous l’angle de l’article 3, la Cour a noté que d’autres aspects des conditions de détention étaient à prendre en compte dans l’examen du respect de cette disposition. Parmi ces éléments figurent la possibilité d’utiliser les toilettes de manière privée, l’aération disponible, l’accès à la lumière et à l’air naturels, la qualité du chauffage et le respect des exigences sanitaires de base (voir également les éléments ressortant des règles pénitentiaires européennes adoptées par le Comité des Ministres, citées au paragraphe 32 de l’arrêt Torreggiani et autres, précité). Comme la Cour l’a précisé dans son arrêt Mursič (précité, § 139), lorsqu’un détenu dispose dans la cellule d’un espace personnel compris entre 3 et 4 m², le facteur spatial demeure un élément de poids dans l’appréciation du caractère adéquat ou non des conditions de détention. Aussi, dans pareilles affaires, la Cour a conclu à la violation de l’article 3 dès lors que le manque d’espace s’accompagnait d’autres mauvaises conditions matérielles de détention, telles qu’un manque de ventilation et de lumière (Torreggiani et autres, précité, § 69 ; voir également Babouchkine c. Russie, no 67253/01, § 44, 18 octobre 2007 ; Vlassov c. Russie, no 78146/01, § 84, 12 juin 2008 ; et Moisseiev c. Russie, no 62936/00, §§ 124-127, 9 octobre 2008), un accès limité à la promenade en plein air (István Gábor Kovács c. Hongrie, no 15707/10, § 26, 17 janvier 2012) ou un manque total d’intimité dans les cellules (Novosselov c. Russie, no 66460/01, §§ 32 et 40-43, 2 juin 2005 ; Khoudoyorov c. Russie, no 6847/02, §§ 106-107, CEDH 2005-X (extraits) ; et Belevitski c. Russie, no 72967/01, §§ 73-79, 1er mars 2007).

d)  La preuve des mauvais traitements

168.  Les allégations de mauvais traitements doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’appréciation de ces éléments, la Cour applique le principe de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 161 in fine ; Labita, précité, § 121 ; Jalloh, précité, § 67 ; Ramirez Sanchez c. France [GC], no 59450/00, § 117, CEDH 2006-IX ; Gäfgen, précité, § 92 ; et Bouyid, précité, § 82).

169.  Lorsqu’il n’y a pas la preuve de lésions corporelles ou de vives souffrances physiques ou mentales, un traitement peut néanmoins être qualifié de dégradant, et tomber ainsi sous le coup de l’article 3, dès lors qu’il humilie ou avilit un individu, témoignant d’un manque de respect pour sa dignité humaine ou la diminuant, ou qu’il suscite chez l’intéressé des sentiments de peur, d’angoisse ou d’infériorité propres à briser sa résistance morale et physique (voir, parmi d’autres, Gäfgen, précité, § 89 ; Vasyukov Russie, no 2974/05, § 59, 5 avril 2011 ; Géorgie c. Russie (I), précité, § 192 ; et Svinarenko et Slyadnev, précité, § 114). Il peut suffire que la victime soit humiliée à ses propres yeux, même si elle ne l’est pas à ceux d’autrui (voir, parmi d’autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 32, série A no 26 ; M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 220 ; et Bouyid, précité, § 87).

2.  Application des principes précités à des cas comparables à celui des requérants

170.  La Cour a déjà eu l’occasion d’appliquer les principes susmentionnés à des cas comparables à celui des requérants, concernant, notamment, les conditions de la privation de liberté d’immigrés potentiels et de demandeurs d’asile dans des centres d’accueil ou de rétention. Deux de ces affaires ont été examinées par la Grande Chambre.

171.  Dans son arrêt M.S.S. c. Belgique et Grèce (précité, §§ 223-234), la Grande Chambre a examiné la détention d’un demandeur d’asile afghan à l’aéroport international d’Athènes pendant quatre jours en juin 2009 et pendant une semaine en août 2009. Elle a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention, se référant aux cas de mauvais traitements de la part des policiers rapportés par le  CPT et aux conditions de détention, telles que décrites par plusieurs organisations internationales, et considérées comme « inacceptables ». En particulier, les détenus devaient boire l’eau des toilettes ; il y avait 145 détenus pour une surface de 110 m2, et il n’y avait qu’un lit pour 14 à 17 personnes ; la ventilation était insuffisante et la chaleur dans les cellules insoutenable ; les détenus subissaient de sévères restrictions d’accès aux toilettes et devaient uriner dans des bouteilles en plastique ; il n’y avait ni savon ni papier toilette dans aucun secteur ; les installations sanitaires étaient sales et n’avaient pas de portes ; les détenus étaient privés de toute promenade à l’air libre.

172.  L’affaire Tarakhel c. Suisse ([GC], no 29217/12, §§ 93-122, CEDH 2014) concernait huit migrants afghans qui alléguaient qu’en cas de renvoi vers l’Italie ils auraient été victimes d’un traitement inhumain et dégradant lié à l’existence de « défaillances systémiques » dans le dispositif d’accueil des demandeurs d’asile dans ce pays. La Grande Chambre a examiné la situation générale du système d’accueil des demandeurs d’asile en Italie, et relevé des défaillances concernant les capacités réduites des centres d’accueil et les conditions de vie qui régnaient dans les structures disponibles. Notamment, il y avait de longues listes d’attente quant à l’accès aux centres d’hébergement, et la capacité des systèmes d’accueil ne semblait pas en mesure d’absorber une partie prépondérante de la demande d’hébergement. Tout en estimant que la situation en Italie ne pouvait « aucunement être comparée à la situation en Grèce à l’époque de l’arrêt M.S.S. », et qu’elle ne pouvait en soi constituer un obstacle à tout renvoi de demandeurs d’asile vers ce pays, la Cour a considéré comme non « dénuée de fondement l’hypothèse d’un nombre significatif de demandeurs d’asile privés d’hébergement ou hébergés dans des structures surpeuplées, dans des conditions de promiscuité, voire d’insalubrité ou de violence ». Ayant égard au fait que les requérants étaient deux adultes accompagnés de leurs six enfants mineurs, la Cour a conclu « que, si les requérants devaient être renvoyés en Italie sans que les autorités suisses aient au préalable obtenu des autorités italiennes une garantie individuelle concernant, d’une part, une prise en charge adaptée à l’âge des enfants et, d’autre part, la préservation de l’unité familiale, il y aurait violation de l’article 3 de la Convention ».

173.  Les conditions de rétention de migrants ou voyageurs ont également fait l’objet de plusieurs arrêts de chambre.

Dans l’affaire S.D. c. Grèce (no 53541/07, §§ 49-54, 11 juin 2009), la Cour a jugé qu’enfermer un demandeur d’asile pendant deux mois dans une baraque préfabriquée, sans possibilité de sortir à l’extérieur et de téléphoner et sans pouvoir disposer de draps propres et de produits d’hygiène suffisants, constituait un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. De la même manière, une période de détention de six jours, dans un espace confiné, sans possibilité de promenade, sans espace de détente, avec l’obligation de dormir sur des matelas sales et sans accès libre aux toilettes a été considéré comme inacceptable.

174.  L’affaire Tabesh c. Grèce (no 8256/07, §§ 38-44, 26 novembre 2009) concernait la détention, pendant trois mois, d’un demandeur d’asile dans l’attente de l’application d’une mesure administrative dans des locaux de police sans aucune possibilité d’activité récréative et sans restauration appropriée. La Cour a jugé qu’il s’agissait d’un traitement dégradant. Elle est parvenue à une conclusion analogue dans l’affaire A.A. c. Grèce (no 12186/08, §§ 57-65, 22 juillet 2010), concernant une détention de trois mois d’un demandeur d’asile dans un endroit surpeuplé où la propreté et les conditions d’hygiène étaient déplorables, où aucune infrastructure n’était prévue pour les loisirs et les repas, où l’état de délabrement des sanitaires les rendait quasi inutilisables et où les détenus dormaient dans des conditions de saleté et d’exiguïté extrêmes (voir, dans le même sens, C.D. et autres c. Grèce, nos 33441/10, 33468/10 et 33476/10, §§ 49‑54, 19 décembre 2013, concernant la rétention de douze migrants pour des périodes comprises entre quarante-cinq jours et deux mois et vingt-cinq jours ; F.H. c. Grèce, no 78456/11, §§ 98-103, 31 juillet 2014, concernant la détention dans l’attente de son expulsion d’un migrant iranien dans quatre centres de rétention pour une durée totale de six mois ; et Ha.A. c. Grèce, no 58387/11, §§ 26-31, 21 avril 2016, où la Cour a noté que des sources fiables avaient fait état d’un manque d’espace sévère : cent détenus auraient été « entassés » dans un espace de 35 m² ; voir également Efremidze c. Grèce, no 33225/08, §§ 36-42, 21 juin 2011 ; R.U. c. Grèce, no 2237/08, §§ 62-64, 7 juin 2011 ; A.F. c. Grèce, no 53709/11, §§ 71-80, 13 juin 2013 ; et B.M. c. Grèce, no 53608/11, §§ 67-70, 19 décembre 2013).

175.  L’affaire Rahimi (précitée, §§ 63-86) portait sur la détention dans l’attente de son expulsion d’un migrant afghan, qui à l’époque des faits était âgé de 15 ans, dans le centre pour immigrés clandestins de Pagani, sur l’île de Lesbos. La Cour a conclu à la violation de l’article 3 de la Convention observant : que le requérant était un mineur non accompagné ; que ses allégations quant aux problèmes graves de surpeuplement (nombre de détenus quatre fois supérieur à la capacité d’hébergement), d’hygiène et de manque de contact avec l’extérieur étaient corroborées par les rapports de l’Ombudsman grec, du CPT et de plusieurs organisations internationales ; que même si le requérant n’était resté en détention que pour une période très limitée de deux jours, en raison de son âge et de sa situation personnelle, il était extrêmement vulnérable ; et que les conditions de détention étaient si graves qu’elles portaient atteinte au sens même de la dignité humaine.

176.  Il convient également de rappeler que dans l’affaire T. et A. c. Turquie (précitée, §§ 91-99), la Cour a estimé que la détention pendant trois jours d’une ressortissante britannique à l’aéroport d’Istanbul était contraire à l’article 3 de la Convention. La Cour a observé que la requérante avait disposé d’un espace personnel compris entre 2,30 et 1,23 m² et qu’il y avait un seul divan sur lequel les détenues dormaient à tour de rôle.

177.  La Cour a en revanche conclu à la non-violation de l’article 3 de la Convention dans l’affaire Aarabi c. Grèce (no 39766/09, §§ 42-51, 2 avril 2015), concernant la détention dans l’attente de son expulsion d’un migrant libanais âgé de dix-sept ans et dix mois à l’époque des faits, qui s’était déroulée du 11 au 13 juillet 2009 dans les locaux de la garde côtière de l’île de Chios, du 14 au 26 juillet 2009 au centre de rétention de Mersinidi, du 27 au 30 juillet 2009 au centre de rétention de Tychero, et les 30 et 31 juillet 2009 dans les locaux de la police de Thessalonique. La Cour a noté, en particulier : que les autorités grecques ne pouvaient raisonnablement avoir connaissance du fait que le requérant était mineur au moment de son arrestation, et que dès lors ses griefs devaient être examinés comme ceux soulevés par une personne adulte ; que les détentions au centre de Tychero, dans le bâtiment de la garde côtière et dans les locaux de la police n’avaient duré que deux ou trois jours, et qu’aucun facteur aggravant n’avait été avancé par le requérant (il n’y avait pas de conclusions du CPT sur le centre de rétention de Tychero) ; que le requérant avait séjourné treize jours au centre de rétention de Mersinidi, pour lequel il n’y avait pas de rapports provenant d’organes nationaux ou internationaux portant sur la période litigieuse ; qu’il y avait, sur ce centre, un rapport d’Amnesty International concernant une période postérieure, et qui faisait référence au manque de produits d’hygiène et au fait que certaines personnes dormaient sur des matelas à même le sol, sans toutefois faire état de problèmes généraux d’hygiène ; que même si le Gouvernement reconnaissait que le centre de Mersinidi avait dépassé sa capacité d’hébergement, il ne ressortait pas du dossier que le requérant avait disposé de moins de 3 m² d’espace individuel dans sa cellule ; que le 26 juillet 2009 les autorités avaient décidé de transférer un certain nombre de personnes, dont le requérant, vers un autre centre de rétention, faisant ainsi preuve de leur intention d’améliorer à bref délai les conditions de détention auxquelles le requérant était soumis ; et que suite à sa visite en Grèce en octobre 2010, le Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants avait qualifié d’adéquates les conditions de détention à Mersinidi.

3.  Application des principes précités en l’espèce

a)  Sur l’existence d’une situation d’urgence humanitaire et sur ses conséquences

178.  La Cour estime tout d’abord nécessaire de se pencher sur l’argument du Gouvernement selon lequel elle devrait tenir dûment compte du contexte d’urgence humanitaire dans lequel se sont déroulés les faits litigieux (paragraphe 151 ci-dessus).

179.  À cet égard, à l’instar de la chambre, la Cour ne peut que constater l’existence, en 2011, d’une crise migratoire majeure à la suite des événements ayant entouré le « printemps arabe ». Comme la sous-commission ad hoc de l’APCE l’a noté dans son rapport publié le 30 septembre 2011 (voir notamment les §§ 9-13 du rapport en question, paragraphe 49 ci-dessus), à la suite des soulèvements en Tunisie et en Libye, il y a eu une nouvelle vague d’arrivées par bateaux, ce qui a poussé l’Italie à déclarer l’état d’urgence humanitaire sur l’île de Lampedusa et à en appeler à la solidarité des États membres de l’Union européenne. À la date du 21 septembre 2011, lorsque les requérants se trouvaient sur l’île, 55 298 personnes y étaient arrivées par la mer. Comme indiqué par le Gouvernement (paragraphe 150 ci-dessus), du 12 février au 31 décembre 2011, 51 573 ressortissants de pays tiers (dont environ 46 000 hommes et 26 000 Tunisiens) ont débarqué sur les îles de Lampedusa et Linosa. L’arrivée massive de migrants nord-africains n’a pu que créer, pour les autorités italiennes, de très importantes difficultés de caractère organisationnel, logistique et structurel, compte tenu des exigences concomitantes de procéder au sauvetage en mer de certaines embarcations, à l’accueil et à l’hébergement des personnes admises sur le territoire italien et à la prise en charge des personnes en situation de vulnérabilité particulière. À cet égard, la Cour observe que selon les données fournies par le Gouvernement (ibid.), et non contestées par les requérants, on comptait environ 3 000 femmes et 3 000 enfants parmi les migrants arrivés durant la période en question.

180.  Compte tenu de la multitude de facteurs, de nature politique, économique et sociale, qui sont à l’origine d’une crise migratoire de ces dimensions et de l’ampleur des défis auxquels les autorités italiennes ont dû faire face, la Cour ne saurait souscrire à la thèse des requérants (paragraphe 140 ci-dessus), selon laquelle la situation de 2011 ne serait pas exceptionnelle. On risquerait de faire peser une charge excessive sur les autorités nationales si l’on exigeait qu’elles interprètent avec précision ces multiples facteurs et qu’elles prévoient à l’avance l’échelle et la chronologie d’une vague migratoire. À cet égard, il convient d’observer que la forte augmentation, en 2011, des arrivées par la voie maritime par rapport aux années précédentes est confirmée par le rapport de sous-commission ad hoc de l’APCE. Selon ce rapport, 15 527, 18 047, 11 749 et 31 252 migrants avaient débarqué à Lampedusa, respectivement, en 2005, 2006, 2007 et 2008. Les arrivées s’étaient raréfiées en 2009 et 2010, avec, respectivement, 2 947 et 459 personnes (voir, notamment, §§ 9 et 10 du rapport en question, paragraphe 49 ci-dessus). Cette diminution avait été tellement importante que les centres d’accueil de l’île de Lampedusa avaient été fermés (voir, notamment, ibid., §§ 10 et 51). Il suffit de confronter ces données avec les chiffres relatifs à la période 12 février –31 décembre 2011 (paragraphes 150 et 179 ci-dessus), qui a vu 51 573 ressortissants de pays tiers débarquer sur les îles de Lampedusa et Linosa, pour réaliser que l’année 2011 a été caractérisée par une très forte croissance du phénomène des migrations par voie maritime des pays nord-africains vers les îles italiennes situées au sud de la Sicile.

181.  La Cour ne saurait non plus critiquer, en soi, le choix de concentrer l’accueil initial des migrants sur l’île de Lampedusa. De par sa situation géographique, celle-ci est un endroit privilégié pour l’arrivée d’embarcations de fortune qu’il faut souvent secourir dans l’espace maritime entourant l’île, et ce afin de protéger la vie et la santé des migrants. Il n’était donc pas déraisonnable d’acheminer, dans un premier temps, les rescapés de la traversée de la Méditerranée vers le lieu d’accueil le plus proche, à savoir le CSPA de Contrada Imbriacola.

182.  Certes, comme noté par la chambre, les capacités d’accueil dont l’île de Lampedusa disposait étaient à la fois insuffisantes pour accueillir un tel nombre d’arrivants et inadaptées à des séjours de plusieurs jours. Il est également vrai qu’à cette situation générale se sont ajoutés les problèmes spécifiques survenus juste après l’arrivée des requérants : le 20 septembre une révolte a éclaté parmi les migrants retenus au CSPA de Contrada Imbriacola et un incendie criminel a ravagé les lieux (paragraphes 14 et 26 ci-dessus). Le lendemain, 1 800 migrants environ ont entamé des manifestations de protestation dans les rues de l’île (paragraphe 14 ci‑dessus) et des affrontements ont eu lieu au port de Lampedusa entre la communauté locale et un groupe d’étrangers qui avaient menacé de faire exploser des bouteilles de gaz. À cela se sont ajoutés des actes d’automutilation et de dégradation (paragraphes 26 et 28 ci-dessus). Ces incidents ont contribué à accroître les difficultés existantes et à instaurer un climat de vive tension.

183.  Les éléments qui précèdent témoignent du nombre des problèmes que l’État a été appelé à affronter lors de vagues migratoires exceptionnelles et de la multitude de tâches qui, à l’époque des faits, pesaient sur les autorités italiennes, amenées à garantir, à la fois, le bien-être des migrants et de la population locale et à assurer le maintien de l’ordre public.

184.  Cela étant, la Cour ne peut que réitérer sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, les facteurs liés à un afflux croissant de migrants ne peuvent pas exonérer les État contractants de leurs obligations au regard de cette disposition (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 223 ; voir également Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, §§ 122 et 176, CEDH 2012), qui exige que toute personne privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine. À cet égard, la Cour rappelle également qu’aux termes de sa jurisprudence citée au paragraphe 160 ci-dessus, même un traitement infligé sans l’intention d’humilier ou de rabaisser la victime, et résultant, par exemple, de difficultés objectives liées à la gestion d’une crise migratoire, peut être constitutif d’une violation de l’article 3 de la Convention.

185.  Or, si les contraintes inhérentes à une telle crise ne sauraient, à elles seules, justifier une méconnaissance de l’article 3, la Cour estime qu’il serait pour le moins artificiel d’examiner les faits de l’espèce en faisant abstraction du contexte général dans lequel ils se sont déroulés. Dans son examen, la Cour gardera donc à l’esprit, parmi d’autres facteurs, que les difficultés et les désagréments indéniables que les requérants ont dû endurer découlaient dans une mesure significative de la situation d’extrême difficulté à laquelle les autorités italiennes ont dû faire face à l’époque litigieuse.

186.  À l’instar de la chambre, la Cour considère que, sous l’angle de l’article 3 de la Convention, il est opportun d’examiner séparément deux situations, à savoir les conditions d’accueil dans le CSPA de Contrada Imbriacola, d’une part, et celles à bord des navires Vincent et Audace d’autre part.

b)  Sur les conditions au CSPA de Contrada Imbriacola

187.  La Cour observe d’emblée qu’elle est appelée à déterminer si les conditions de la rétention des requérants au CSPA de l’île de Lampedusa s’analysent en des « traitements inhumains ou dégradants » au sens de l’article 3 de la Convention. Pour ce faire, elle estime nécessaire de prendre en considération plusieurs éléments.

188.  Premièrement, au moment de l’arrivée des requérants, les conditions d’accueil au CSPA étaient loin d’être idéales. Les allégations des requérants sur l’état général du centre, et notamment sur les problèmes de surpeuplement, d’hygiène et de manque de contact avec l’extérieur, sont confirmées par les rapports de la commission extraordinaire du Sénat et d’Amnesty International (paragraphes 35 et 50 ci-dessus). La commission du Sénat, une institution de l’État défendeur lui-même, a constaté que dans les pièces, qui accueillaient jusqu’à 25 personnes, se trouvaient, posés les uns à côté des autres, des lits superposés à quatre niveaux, que des matelas en caoutchouc mousse, parfois déchirés, étaient installés le long des couloirs ou sur le palier des escaliers, à l’extérieur, et que dans de nombreux cas les lumières étaient absentes. L’intimité dans les sanitaires et les douches n’était garantie que par des rideaux en tissu ou en plastique placés de manière improvisée, l’écoulement de l’eau était parfois bloqué, il y avait des fuites, l’odeur des latrines envahissait tous les espaces et la pluie amenait humidité et saleté dans les logements. Amnesty International a fait état d’un surpeuplement important, d’une insalubrité générale et de sanitaires malodorants et inutilisables.

189.  La chambre a à juste titre souligné ces défaillances. On ne saurait cependant négliger le fait que la commission extraordinaire du Sénat a visité le CSPA de Contrada Imbriacola le 11 février 2009 (paragraphe 35 ci‑dessus), soit environ deux ans et sept mois avant l’arrivée des requérants. La Cour ne peut donc pas considérer comme acquis que les conditions décrites par la commission extraordinaire du Sénat persistaient en septembre 2011, lors du débarquement des requérants.

190.  Des informations ultérieures sont contenues dans le rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE, qui a effectué une visite d’information à Lampedusa les 23 et 24 mai 2011, soit moins de quatre mois avant l’arrivée des requérants (paragraphe 49 ci-dessus). Il est vrai que la sous-commission a manifesté ses inquiétudes au sujet des conditions sanitaires en cas de surpeuplement du CSPA, observant que celui-ci était inadapté à des séjours de plusieurs jours (voir, notamment, les paragraphes 30 et 48 du rapport). Il n’en demeure pas moins que ledit rapport (voir §§ 28, 29, 32 et 47) indique, entre autres :

- que les associations faisant partie du « Praesidium Project » (le HCR, l’OIM, la Croix-Rouge et Save the Children) étaient autorisées à avoir une présence permanente à l’intérieur du centre d’accueil et disposaient d’interprètes et de médiateurs culturels ;

- que tous ces acteurs travaillaient en bonne intelligence, dans un effort de coordination et avec pour but commun prioritaire de sauver des vies lors des opérations de sauvetage en mer, de faire le maximum pour accueillir les arrivants dans des conditions décentes, puis d’aider à leur transfert rapide vers d’autres centres ailleurs en Italie ;

- que les conditions d’accueil étaient correctes, quoique très basiques (certes, les pièces étaient remplies de matelas posés les uns contre les autres à même le sol, mais les bâtiments, des blocs préfabriqués, étaient aérés puisque les pièces disposaient de fenêtres ; lorsque le centre accueillait un nombre de personnes correspondant à ses capacités, les sanitaires semblaient suffisants) ;

- que toute personne qui demandait à être examinée par un médecin pouvait bénéficier d’un tel examen et qu’aucune demande en ce sens n’était rejetée ;

- que le chef de l’unité de santé de Palerme procédait à une inspection régulière des équipements sanitaires et de l’alimentation des centres.

191.  Ces éléments amènent la Cour à estimer que les conditions de rétention au CSPA de Lampedusa ne sauraient être comparées à celles qui, dans les arrêts cités aux paragraphes 171 et 173-175 ci-dessus, ont justifié un constat de violation de l’article 3 de la Convention.

192.  Pour ce qui est du surpeuplement allégué du CSPA, la Cour observe que selon les requérants, la capacité maximale de la structure de Contrada Imbriacola était de 804 places (paragraphe 142 ci-dessus), alors que le Gouvernement a allégué qu’elle pouvait accueillir jusqu’à environ 1 000 personnes (paragraphe 153 ci-dessus). Les intéressés ajoutent que les 16, 17, 18, 19 et 20 septembre, le CSPA a hébergé, respectivement, 1 357, 1 325, 1 399, 1 265 et 1 017 migrants. Ces chiffres ne correspondent pas tout à fait aux indications fournies par le Gouvernement, qui à l’audience devant la Cour, a affirmé que lors du séjour des requérants, 917 migrants se trouvaient dans le CSPA de Contrada Imbriacola.

193.  Dans ces conditions, la Cour n’est pas en mesure de déterminer le nombre précis de personnes qui étaient retenues à l’époque des faits (voir, mutatis mutandis, Sharifi et autres, précité, § 189). Elle se borne à observer que même si l’on acceptait les indications des requérants quant au nombre de personnes retenues et à la capacité du CSPA, ce centre aurait dépassé, de 15 % à 75 % environ, les limites de sa capacité maximale (804 places). Cela implique que les intéressés ont clairement dû faire face aux désagréments liés à un certain surpeuplement. Cependant, leur situation ne saurait être comparée à celle des personnes détenues dans un établissement pénitentiaire, dans des cellules ou dans de locaux étroits fermés (voir, notamment, la jurisprudence citée aux paragraphes 163167, 173 et 176 ci‑dessus). En effet, les requérants n’ont pas contesté les affirmations du Gouvernement, selon lesquelles les migrants accueillis dans le CSPA de Contrada Imbriacola pouvaient se déplacer librement dans le périmètre de cette structure, communiquer avec l’extérieur par téléphone, acheter des biens et avoir des contacts avec les représentants d’organisations humanitaires et avec des avocats (paragraphe 153 ci-dessus). Bien que le nombre de mètres carrés dont chacune des personnes retenues disposait à l’intérieur des pièces ne soit pas connu, la Cour estime que la liberté de mouvement dont les requérants ont bénéficié au sein du CSPA a dû atténuer en partie, voire de manière significative, les contraintes provoquées par le dépassement de la capacité maximale d’accueil du centre.

194.  La chambre a souligné à juste titre que, lorsqu’ils ont été retenus au CSPA de Lampedusa, les requérants étaient affaiblis physiquement et psychologiquement car ils venaient d’effectuer une dangereuse traversée de la Méditerranée. Il n’en demeure pas moins que les intéressés, qui n’étaient pas demandeurs d’asile, n’avaient pas la vulnérabilité spécifique inhérente à cette qualité et qu’ils n’ont pas allégué avoir vécu des expériences traumatisantes dans leur pays d’origine (voir, a contrario, M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 232). De plus, ils n’appartenaient ni à la catégorie des personnes âgées ni à celle des mineurs (voir, sur ce dernier point, entre autres, Popov c. France, nos 39472/07 et 39474/07, §§ 90-103, 19 janvier 2012). À l’époque des faits, ils étaient âgés de 23 à 28 ans, et n’ont pas allégué souffrir d’une quelconque pathologie particulière. Ils ne se sont pas non plus plaints d’un quelconque manque de soins médicaux au sein du CSPA.

195.  La Cour note de surcroit que les requérants ont été placés dans le CSPA de Contrada Imbriacola les 17 et 18 septembre 2011 (paragraphes 11 et 12 ci-dessus), et qu’ils y ont été retenus jusqu’au 20 septembre, lorsqu’à la suite d’un incendie, ils ont été transportés au parc des sports de Lampedusa (paragraphe 14 ci-dessus). Leur séjour dans cette structure s’est donc étalé sur trois et quatre jours. Comme la chambre l’a remarqué, les requérants n’ont donc séjourné au CSPA que pour une courte durée. Dès lors, les contacts limités avec le monde extérieur n’ont pas pu avoir de graves conséquences pour la situation personnelle des intéressés (voir, mutatis mutandis, Rahimi, précité, § 84).

196.  Dans certains cas, la Cour a constaté des violations de l’article 3 en dépit de la courte durée de la privation de liberté litigieuse (voir, notamment, les trois arrêts cités par les requérants au paragraphe 143 ci‑dessus). Cependant, la présente affaire se distingue à plusieurs égards des arrêts en question. En particulier, dans l’arrêt Brega (précité, §§ 39-43), une détention de 48 heures était associée à une arrestation abusive, à une colique rénale dont le requérant avait souffert après celle-ci, à un retard dans l’assistance médicale, à l’absence de literie et à une basse température dans la cellule. Dans l’affaire T. et A. c. Turquie (précité, §§ 91-99), l’espace personnel dont la requérante avait disposé pendant les trois jours de sa détention était exigu (entre 2,30 et 1,23 m²) et il y avait un seul divan sur lequel les détenus dormaient à tour de rôle. Enfin, dans l’arrêt Gavrilovici (précité, §§ 41-44), il était question d’une détention plus longue que celle des requérants (cinq jours), caractérisée par les éléments suivants : quatre détenus se partageaient, pour dormir, une plateforme en bois d’environ 1,80 mètres de largeur, il n’y avait ni chauffage ni toilettes dans la cellule et, par la suite, les cellules du commissariat de Ştefan-Vodă avaient été fermées après avoir été jugées incompatibles avec tout type de détention. La Cour renvoie également aux affaires Koktysh c. Ukraine (no 43707/07, §§ 22 et 91-95, 10 décembre 2009), concernant des détentions de dix et quatre jours dans une cellule très surpeuplée, où les prisonniers étaient contraints de dormir à tour de rôle, située dans un établissement pénitentiaire dont les conditions avaient été qualifiées de « déplorables », et Căşuneanu c. Roumanie (no 22018/10, § 60-62, 16 avril 2013), relative à une détention de cinq jours en situation de surpeuplement, d’hygiène précaire, de saleté, de manque d’intimité et d’exercice en plein air.

197.  Cela étant, la Cour ne saurait négliger la circonstance, signalée tant par la sous-commission ad hoc de l’APCE que par Amnesty International (paragraphes 49-50 ci-dessus), que le CSPA de Lampedusa n’était pas adapté à des séjours de plusieurs jours. Cette structure étant équipée comme centre de transit plutôt que comme centre de rétention, les autorités étaient dans l’obligation de s’activer afin d’identifier d’autres structures d’accueil disponibles et satisfaisantes, organisant le transfert vers celles-ci d’un nombre suffisant de migrants. Cependant, en l’espèce la Cour ne peut pas se prononcer sur la question de savoir si une telle obligation a été remplie, car à peine deux jours après l’arrivée des deux derniers requérants, le 20 septembre 2011, une révolte a éclaté parmi les migrants et le CSPA de Lampedusa a été ravagé par un incendie (paragraphe 14 ci-dessus). On ne peut ni présumer que les autorités italiennes ont fait preuve de passivité et de négligence prolongée ni considérer que le déplacement des migrants aurait dû être organisé et accompli dans un délai inférieur à deux ou trois jours. À cet égard, il convient de rappeler que dans l’affaire Aarabi (précité, § 50), la Cour a estimé que la décision des autorités internes de transférer un certain nombre de personnes, dont le requérant, vers un autre centre de rétention démontrait leur intention d’améliorer à bref délai les conditions de détention. Or, dans l’affaire Aarabi cette décision a été prise treize jours après le placement de l’intéressé dans le centre de Mersinidi.

198.  La Cour observe également que les requérants n’ont pas prétendu avoir été délibérément maltraités par les autorités présentes au sein du CSPA, ni allégué que la nourriture ou l’eau étaient insuffisantes ou que, lorsqu’ils ont dormi à l’extérieur des pièces, la situation climatique à l’époque des faits les a affectés négativement.

199.  L’ensemble des éléments énumérés ci-dessus, considérés dans leur globalité et à la lumière des circonstances particulières de l’affaire des requérants, amène la Cour à conclure que les traitements dont les intéressés se plaignent n’ont pas atteint le seuil de gravité nécessaire pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention.

200.  Il s’ensuit qu’en l’espèce les conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola n’ont pas été constitutives d’un traitement inhumain et dégradant et n’ont dès lors pas emporté violation de l’article 3 de la Convention.

201.  Enfin, la Cour a également pris note des affirmations du Gouvernement (paragraphe 149 ci-dessus), selon lesquelles des sommes importantes avaient été investies afin de créer des nouvelles structures d’accueil et, lors de sa visite des 23 et 24 juin 2013, le délégué du HCR pour l’Europe du Sud avait constaté avec satisfaction le travail accompli par les autorités nationales et locales afin d’améliorer la situation générale sur l’île de Lampedusa (voir, mutatis mutandis, Aarabi, § 50 in fine).

c)  Sur les conditions à bord des navires Vincent et Audace

202.  Pour ce qui est des conditions d’accueil à bord des navires, la Cour note que le premier requérant a été placé sur le navire Vincent, avec 190 autres personnes environ, tandis que les deuxième et troisième requérants ont été conduits sur le navire Audace, qui a accueilli environ 150 personnes (paragraphe 15 ci-dessus). La rétention à bord des navires a débuté le 22 septembre 2011 ; elle a pris fin, selon les cas, les 29 ou 27 septembre 2011. Elle a donc duré environ sept jours pour le premier requérant et environ cinq jours pour les deuxième et troisième requérants (paragraphe 17 ci-dessus).

203.  La Cour a examiné les allégations des requérants selon lesquelles, à bord des navires, les migrants avaient été regroupés dans un salon surpeuplé, n’avaient la possibilité de sortir à l’extérieur sur des petits balcons que pendant quelques minutes par jour, étaient contraints de dormir par terre et d’attendre plusieurs heures pour pouvoir accéder aux toilettes. En outre, l’accès aux cabines aurait été interdit, la nourriture distribuée aurait été jetée par terre, les migrants auraient été parfois insultés et maltraités par les policiers et n’auraient reçu aucune information de la part des autorités (paragraphes 16, 145 et 146 ci-dessus).

204.  La Cour note que ces allégations ne se fondent sur aucun élément objectif autre que les dires des intéressés. Les requérants soutiennent que l’absence d’éléments corroborant leurs affirmations est due à la nature des navires, qu’ils qualifient de lieux isolés et inaccessibles et que, dans ces conditions, il appartiendrait au Gouvernement de fournir la preuve que les exigences de l’article 3 ont été respectées (paragraphe 147 ci-dessus).

205.  À ce dernier égard, la Cour rappelle avoir dit que lorsqu’un individu est placé en garde à vue en bonne santé mais que l’on constate qu’il est blessé au moment de sa libération, il incombe à l’État de fournir une explication plausible à l’origine de ces blessures, faute de quoi il se pose manifestement une question sur le terrain de l’article 3 de la Convention (Gäfgen, précité, § 92 ; comparer également Tomasi c. France, 27 août 1992, § 110, série A no 241-A ; Ribitsch c. Autriche, 4 décembre 1995, § 34, série A no 336 ; Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 61, Recueil 1996‑VI ; et Selmouni, précité, § 87). En outre, lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime (Salman, précité, § 100 ; Rivas c. France, no 59584/00, § 38, 1er avril 2004 ; Turan Çakır c. Belgique, no 44256/06, § 54, 10 mars 2009 ; et Mete et autres c. Turquie, no 294/08, § 112, 4 octobre 2012). En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement (El-Masri, précité, § 152). Cela est justifié par le fait que les personnes se trouvant entre les mains de la police ou d’une autorité comparable sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Bouyid, précité, §§ 83-84 ; voir également, par rapport aux personnes placées en garde à vue, Salman, précité, § 99).

206.  Il ressort de cette jurisprudence que tout renversement de la charge de la preuve dans ce domaine peut avoir lieu lorsque les allégations de mauvais traitements aux mains de la police ou d’autres services comparables de l’État sont défendables et fondées sur des éléments permettant de les corroborer, tels que l’existence de blessures d’origine inconnue et inexpliquée. La Cour observe cependant que pareils éléments sont tout à fait manquants en l’espèce, les requérants n’ayant produit ni documents qui attesteraient de l’existence de signes ou de séquelles des mauvais traitements dont ils prétendent avoir fait l’objet ou qui transcriraient des témoignages de tiers confirmant leur version des faits.

207.  En tout état de cause, la Cour ne peut qu’attacher un poids déterminant au fait que le Gouvernement a produit devant elle une décision de justice qui contredit le récit des requérants, à savoir l’ordonnance du GIP de Palerme du 1er juin 2012. Il ressort de cette dernière (paragraphe 27 ci‑dessus) que les migrants ont pu bénéficier d’une assistance médicale, d’eau chaude, d’électricité, de repas et de boissons chaudes. De plus, selon une note d’une agence de presse du 25 septembre 2011, citée dans l’ordonnance en question, T.R., un membre du Parlement, accompagné par le chef adjoint de la police et par des fonctionnaires de police, était monté à bord des navires amarrés dans le port de Palerme et s’était entretenu avec certains migrants. Le député en question avait constaté que les migrants étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils inclinables. Les intéressés avaient accès à des lieux de prière, la Protection civile avait mis à leur disposition des vêtements et la nourriture était adéquate (pâtes, poulet, accompagnement, fruits et eau).

208.  La Cour considère que rien ne lui permet de douter de l’impartialité d’un magistrat indépendant comme le GIP de Palerme. Dans la mesure où les requérants critiquent l’ordonnance litigieuse au motif qu’elle se fondait sur les déclarations d’un député à la presse, non réitérées à l’audience, et relatives à une visite à bord des navires qui s’était déroulée en la présence des forces de l’ordre (paragraphe 147 ci-dessus), la Cour rappelle que lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention, elle est disposée à examiner d’une manière approfondie les conclusions des juridictions nationales et que, pour ce faire, elle peut prendre en compte la qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le processus décisionnel (Denissenko et Bogdantchikov c. Russie, no 3811/02, § 83, 12 février 2009, et Bouyid, précité, § 85). Il n’en demeure pas moins que des éléments solides, et non des simples spéculations hypothétiques, sont nécessaires pour remettre en question les faits tels qu’établis par une juridiction interne indépendante. Or, les requérants n’ont produit aucun élément susceptible de démontrer que la presse avait rapporté de manière inexacte les déclarations du député concerné. De plus, la présence des forces de l’ordre au sein d’un lieu de rétention ne saurait être considérée comme inhabituelle et ne saurait, en soi, faire surgir des doutes objectivement justifiés quant à la fiabilité des résultats de la visite ou de l’inspection d’un tel lieu. La Cour marque son accord avec la conclusion de la chambre selon laquelle la circonstance que le député était accompagné par le chef adjoint de la police et par des fonctionnaires de police ne permet pas, à elle seule, de douter de son indépendance ou de la véracité de son récit.

209.  Pour ce qui est des allégations des requérants concernant l’appel lancé au gouvernement italien par Médecins sans frontières le 28 septembre 2011 (paragraphe 147 ci-dessus), la Cour note qu’à cette date le renvoi des migrants retenus à bord des navires était déjà en cours. Les deuxième et troisième requérants avaient déjà été embarqués à bord d’avions à destination de Tunis, alors que le premier requérant a subi le même sort le jour suivant (29 septembre 2011, paragraphe 17 ci-dessus). Même si le Gouvernement avait répondu à la sollicitation de Médecins sans frontières dans les meilleurs délais, l’inspection se serait déroulée alors que les navires étaient en train d’être évacués. Elle aurait donc difficilement pu apporter des éléments utiles pour juger des conditions d’accueil et, en particulier, de l’existence d’une situation de surpeuplement grave telle que celle décrite par les requérants.

210.  Les éléments qui précèdent permettent d’exclure que les conditions d’accueil à bord des navires aient atteint le seuil minimum de gravité requis pour qu’un traitement puisse tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Les allégations des requérants relatives à l’absence d’informations ou d’explications pertinentes de la part des autorités et au fait que la rétention sur les navires avait suivi l’expérience négative vécue dans le CSPA de Contrada Imbriacola (paragraphe 146 ci-dessus) ne sauraient changer ce constat.

211.  Il s’ensuit que les conditions d’accueil des requérants à bord des navires Vincent et Audace n’étaient pas constitutives d’un traitement inhumain et dégradant. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 3 de la Convention de ce chef.

 

VI.        SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4 À LA CONVENTION

 

212.  Les requérants estiment avoir été victimes d’une expulsion collective.

Ils invoquent l’article 4 du Protocole no 4, qui se lit comme suit :

« Les expulsions collectives d’étrangers sont interdites. »

A.  L’arrêt de la chambre

213.  La chambre a noté que les requérants avaient fait l’objet de décrets de refoulement individuels, mais que ces derniers étaient rédigés dans des termes identiques, les seules différences étant les données personnelles des personnes concernées. Selon la chambre, bien que les requérants eussent fait l’objet d’une procédure d’identification, ceci ne permettait pas, en soi, d’exclure l’existence d’une expulsion collective au sens de l’article 4 du Protocole no 4. De plus, la chambre a observé que les décrets de refoulement ne contenaient aucune référence à la situation personnelle des intéressés et que le Gouvernement n’avait produit aucun document susceptible de prouver que des entretiens individuels portant sur la situation spécifique de chaque requérant avaient eu lieu. La chambre a également tenu compte du fait qu’un grand nombre de personnes de même origine avait connu, à l’époque des faits incriminés, le même sort que les requérants, et a rappelé que l’accord italo-tunisien – non public – d’avril 2011, prévoyait le renvoi des migrants irréguliers tunisiens par le biais de procédures simplifiées, sur la base de la simple identification de la personne concernée de la part des autorités consulaires tunisiennes. La chambre a estimé que ces éléments étaient suffisants pour conclure au caractère collectif de l’expulsion, et donc à la violation de l’article 4 du Protocole no 4 (paragraphes 153-158 de l’arrêt de la chambre).

B.  Thèses des parties

1.  Les requérants

214.  Les requérants se plaignent d’avoir été expulsés de manière collective seulement sur la base de leur identification et sans que leur situation personnelle n’eût été dûment examinée. Ils exposent qu’immédiatement après leur débarquement à Lampedusa, les autorités italiennes ont enregistré leur identité et relevé leur empreintes. Les requérants n’auraient ensuite eu aucun contact verbal avec les autorités en question au sujet de leur situation ; en particulier, ils n’auraient pas eu d’entretiens et n’auraient pas pu bénéficier de l’assistance d’un avocat ou de personnel qualifié indépendant, et ce jusqu’au moment de leur embarquement dans l’avion qui les a conduits à Tunis. À cette dernière occasion, ils ont été identifiés une deuxième fois, en présence du consul tunisien. Dans ces conditions, les requérants comprennent mal à quel moment les autorités italiennes auraient pu recueillir les informations nécessaires à une évaluation attentive de leur situation individuelle. Les décrets de refoulement ne contiendraient par ailleurs aucune trace d’une telle évaluation ; il s’agirait de documents standardisés, libellés de façon identique, indiquant uniquement l’état civil et la nationalité des intéressés et excluant par une formule pré-imprimée la présence de l’un quelconque des « cas [indiqués à] l’article 10 § 4 du décret-loi no 286 de 1998 » (paragraphe 19 ci-dessus). Plusieurs autres ressortissants tunisiens auraient subi le même sort, et ce sur la base d’une pratique selon laquelle la seule vérification de la nationalité tunisienne suffirait à déclencher une procédure simplifiée de « réadmission ». La note ministérielle du 6 avril 2011 (paragraphe 37 ci-dessus) aurait annoncé des opérations de ce genre.

215.  Les requérants allèguent qu’on ne saurait refuser d’appliquer l’article 4 du Protocole no 4 au phénomène migratoire, qui est actuellement au cœur des politiques européennes, au seul motif que ce phénomène est différent d’autres tragédies de l’histoire. À leur sens, conclure autrement équivaudrait à priver de protection les personnes les plus vulnérables dans la période historique actuelle.

216.  Pour ce qui est de l’accord italo-tunisien invoqué par le Gouvernement (paragraphe 223 ci-après), les requérants considèrent qu’il ne respectait pas les garanties prévues par l’article 4 du Protocole no 4 et a été utilisé pour donner une apparence de légalité à une pratique contraire à la Convention. Par ailleurs, ils estiment qu’une violation des droits conventionnels ne saurait être exclue au seul motif que la conduite étatique était conforme à d’autres engagements internationaux. Les requérants rappellent que dans l’affaire Sharifi et autres (précité, § 223), la Cour a précisé qu’aucune forme d’éloignement collectif et indiscriminé ne saurait être justifiée par référence au système de Dublin. Ceci s’appliquerait à plus forte raison à l’accord bilatéral avec la Tunisie, un texte que, d’après les requérants, le Gouvernement n’aurait dévoilé qu’à l’occasion de sa demande de renvoi devant la Grande Chambre (paragraphe 40 ci-dessus).

217.  Les requérants observent qu’ils sont entrés sur le territoire italien et y sont restés en état de privation de liberté pendant un laps de temps significatif. Dès lors, en droit international leur éloignement devrait être qualifié d’« expulsion », et non de « refoulement ». En effet, la première notion s’appliquerait non seulement aux étrangers entrés légalement dans le pays, mais aussi aux étrangers ayant illégalement franchi la frontière nationale, comme l’a d’ailleurs soutenu le Gouvernement lui-même dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres (précitée, § 160).

218.  Les requérants expliquent également qu’en droit italien, lorsqu’un étranger sans titre est admis sur le territoire de l’État pour lui prêter secours, les autorités peuvent choisir entre deux moyens alternatifs d’éloignement : le « refoulement différé », ordonné par le chef de la police (questore), et l’« expulsion » (espulsione), décidée par le préfet et suivie d’un décret exécutoire du chef de la police confirmé par le juge de paix. Ils estiment que si, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 226 ci-après), la qualification formelle en droit interne était déterminante pour l’application de l’article 4 du Protocole no 4, on parviendrait à la conclusion inacceptable de conférer aux autorités nationales la décision sur l’application des garanties y consacrées, et de priver de protection les étrangers qui font l’objet de l’instrument accéléré et pauvre de garanties qu’est le « refoulement différé ».

219.  Dans la mesure où le Gouvernement se réfère à la nature de « pays sûr » de la Tunisie, les requérants font valoir que l’article 4 du Protocole no 4 concerne les modalités de l’expulsion d’un groupe de personnes, et non les conséquences que ces dernières pourraient subir dans le pays de destination. Il s’agirait d’une garantie procédurale qui offre une « protection par anticipation » par rapport à celle découlant de l’article 3 de la Convention, qui interdit l’éloignement vers un pays où l’intéressé risque la soumission à des traitements prohibés.

220.  Selon les requérants, la question décisive qui se pose en l’espèce est celle de savoir si un entretien individuel était nécessaire avant de procéder à leur expulsion. Ils observent à cet égard que seuls deux éléments différencient leur cas de l’affaire Hirsi Jamaa et autres, précitée, à savoir le fait qu’ils ont été identifiés et qu’ils ont fait l’objet de décrets de « refoulement différé » identiques. Même si cette dernière circonstance ne permet pas, à elle seule, de conclure à la nature collective de l’expulsion, elle constituerait un indice dans ce sens. De plus, dans l’affaire Sharifi et autres, précitée, la Cour aurait conclu à la violation de l’article 4 du Protocole no 4 à l’égard de l’une des personnes expulsées (M. Reza Karimi) même si celle-ci avait été identifiée, car il n’y avait pas la preuve de la présence, lors de cette identification, d’un interprète ou d’un conseiller juridique indépendant, c’est-à-dire d’indices d’un entretien individuel. La preuve d’un tel entretien aurait en revanche conduit la Cour à exclure la violation de cette même disposition dans les affaires M.A. c. Chypre (no 41872/10, CEDH 2013), Sultani c. France (no 45223/05, CEDH 2007‑IV), et Andric c. Suède ((déc.) no 45917/99, 23 février 1999). Pour les requérants, exclure la nécessité d’un entretien individuel équivaudrait à vider de sa substance la garantie procédurale prévue à l’article 4 du Protocole no 4, car l’expulsion pourrait se justifier uniquement sur la base de l’établissement de la nationalité de l’intéressé, c’est-à-dire de son appartenance à un groupe.

221.  Les requérants soutiennent que leur interprétation de l’article 4 du Protocole no 4 est confirmée par le droit international coutumier, par la jurisprudence de la CJUE, selon laquelle l’étranger a le droit d’exprimer son point de vue sur la légalité de son séjour (voir, notamment, les arrêts Khaled Boudjlida et Sophie Mukarubega, précités – paragraphes 42-45 ci-dessus), et par un rapport de 2016 de la commission extraordinaire du Sénat italien. Cette dernière aurait critiqué une pratique en vigueur au CSPA de Lampedusa selon laquelle, quelques heures seulement après avoir été secourus en mer, les migrants étaient invités à remplir un formulaire où, parmi les motifs de leur arrivée en Italie, ils pouvaient choisir entre les options suivantes : « travail » ; « regroupement familial » ; « fuite de la pauvreté » ; « demande d’asile » ; ou « autres motifs ». Les requérants expliquent que ceux qui cochaient la case « travail » étaient destinés à être renvoyés sur la base d’un « refoulement différé ». La commission ad hoc aurait notamment recommandé le déroulement d’un véritable entretien en présence d’opérateurs du HCR pour déterminer l’éventuel besoin de protection.

222.  À l’audience devant la Cour, les représentants des requérants ont observé que l’allégation du Gouvernement selon laquelle des « fiches d’information » auraient été remplies pour chaque migrant (paragraphe 224 ci-après), n’était étayée par aucune preuve et ne pouvait dès lors pas être retenue. Selon les représentants des requérants, il aurait été sans pertinence d’indiquer les motifs que leur clients auraient pu avancer pour contester leur renvoi. Ils ont cependant précisé que les circonstances individuelles des requérants ne leur permettaient pas d’invoquer la protection internationale et le principe de non-refoulement ; en effet, ils n’affirmaient ni avoir le droit de séjourner en Italie ni que leur retour les a exposés au risque d’être soumis à des traitements inhumains et dégradants en Tunisie.

2.  Le Gouvernement

223.  Le Gouvernement considère qu’il n’y a eu aucune expulsion collective. Il observe que les requérants ont été renvoyés selon la procédure simplifiée prévue par l’accord avec la Tunisie (paragraphes 3640 ci‑dessus), qui pourrait être considéré comme un accord « de réadmission » au sens de la « directive retour » (paragraphe 41 ci-dessus). Cet accord contribuerait à la répression du trafic de migrants, voulue par la Convention des Nations unies contre la criminalité organisée transnationale. La Tunisie serait par ailleurs un pays sûr et respectueux des droits de l’homme, comme démontré par le fait que les requérants n’ont pas indiqué avoir subi des persécutions ou de violations de leurs droits fondamentaux après leur renvoi.

224.  Selon le Gouvernement, lors de leur arrivée sur l’île de Lampedusa, tous les migrants irréguliers ont été identifiés par la police dans le cadre d’entretiens individuels effectués avec chacun d’entre eux avec l’assistance d’un interprète ou d’un médiateur culturel. À l’audience devant la Cour, le Gouvernement a en outre déclaré que des « fiches d’information », contenant les données personnelles et les éventuelles circonstances particulières spécifiques à chaque migrant, avaient été remplies à l’issue de ces entretiens. Les fiches concernant les requérants, cependant, auraient été détruites lors de l’incendie qui a ravagé le CSPA de Contrada Imbriacola (paragraphe 14 ci-dessus). De plus, des photos ont été prises et les empreintes digitales des migrants ont été relevées.

225.  De l’avis du Gouvernement, les requérants, comme tous les autres migrants, ont bien été informés de la possibilité de formuler une demande d’asile. Ils auraient simplement décidé de ne pas se prévaloir de cette faculté. Au moment de l’incendie, 72 autres migrants présents à Lampedusa ont au contraire manifesté leur intention de présenter une telle demande et, le 22 septembre 2011, ils ont été conduits aux centres d’accueil de Trapani, Caltanissetta et Foggia afin de définir leur position.

226.  Le Gouvernement considère que la chambre a fait référence au « refoulement » et à l’« expulsion » sans souligner la différence entre ces deux notions. Cependant, selon la législation nationale, et notamment le décret-loi no 286 de 1998 (paragraphe 33 ci-dessus), il s’agirait de concepts distincts. En particulier, le « refoulement à la frontière » serait l’acte par lequel la police de frontière refoule les étrangers qui arrivent aux postes de frontière sans documents et conditions requises pour entrer dans le territoire italien ; le « refoulement différé », ordonné par le chef de la police (questore), s’appliquerait lorsqu’un étranger entré irrégulièrement dans le territoire italien y est admis temporairement pour des besoins de secours ; et l’« expulsion » serait l’acte écrit et motivé par lequel l’autorité administrative ou judiciaire compétente ordonne l’éloignement du territoire de l’État d’un étranger ne possédant pas ou ayant perdu son titre de séjour. L’expulsion collective ne serait pas prévue par le système juridique italien, et l’article 19 du décret-loi no 286 de 1998 interdirait l’expulsion ou le refoulement vers un État où l’étranger risque d’être persécuté. Le Gouvernement explique qu’en l’espèce les requérants ont fait l’objet d’un « refoulement avec reconduite à la frontière », et non d’une « expulsion ». Il ne pouvait donc pas s’agir, selon lui, d’une « expulsion collective ».

227.  Le Gouvernement note de surcroît qu’en l’espèce les décrets de refoulement étaient des actes individuels établis séparément pour chacun des requérants et adoptés après un examen attentif de sa situation. Ils étaient fondés sur l’identification des intéressés, confirmée par le consul tunisien en Italie, et le renvoi a été fait sur la base de laissez-passer délivrés à titre individuel. Selon le Gouvernement, les entretiens avec le consul tunisien ont été individuels et effectifs, comme le démontre le fait qu’à la suite de détails émergés au cours de ces colloques quant à leur âge ou nationalité, certains des migrants figurant dans les listes dressées par les autorités italiennes n’ont pas été renvoyés.

228.  Chaque décret de refoulement, traduit vers la langue maternelle des intéressés, aurait été notifié à chacun des requérants, lesquels auraient refusé de signer le procès-verbal de notification. Selon le Gouvernement, les décrets de refoulement étaient en grande partie similaires parce que, tout en ayant l’opportunité de le faire, les requérants n’ont pas signalé d’éléments dignes d’être relevés. Le Gouvernement estime que cela permet de différencier la présente affaire de l’affaire Čonka (précitée, §§ 61‑63), concernant l’expulsion d’un groupe de ressortissant slovaques d’origine Rom.

229.  Le Gouvernement rappelle enfin que dans son ordonnance du 1er juin 2012 (paragraphe 26 ci-dessus), le GIP de Palerme a estimé que le refoulement était légitime et que le délai pour l’adoption des décrets devait être interprété à la lumière des circonstances particulières de l’espèce. Il ajoute que le premier requérant, entré irrégulièrement en Italie le 17 septembre 2011, a été refoulé le 29 septembre 2011, et que les deux autres, entrés le 18 septembre, ont été renvoyés le 27 septembre. De l’avis du Gouvernement, ces délais de douze et neuf jours respectivement ne sauraient passer pour excessifs.

C.  Tierce intervention

1.  La Coordination Française pour le droit d’asile

230.  Ce groupement d’associations encourage la Cour à retenir la qualification d’« expulsion collective » lorsque les migrants font l’objet d’une identification, mais qu’il ne ressort pas des circonstances de l’espèce que leur situation individuelle a fait l’objet d’un examen réel et effectif. Selon la Coordination, un tel examen peut rendre absolument nécessaire la présence systématique d’un interprète et d’un agent formé à l’examen des situations des étrangers et des demandeurs d’asile, et un ensemble concordant de circonstances peut laisser transparaître l’intention d’une expulsion en masse. La Coordination Française pour le droit d’asile considère que l’arrêt de la chambre s’inscrit dans la logique de la jurisprudence de la Cour (voir, notamment, les arrêts Čonka, Hirsi Jamaa et autres et Sharifi et autres, précités) et qu’il est conforme à la pratique d’autres organes internationaux (voir, notamment, l’arrêt de la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme du 28 août 2014, dans l’affaire Expelled Dominicans and Haitians c. République dominicaine, ainsi que la recommandation générale no 30 du Comité des Nations Unies pour l’Élimination de la discrimination raciale). Elle invite la Cour à exercer une vigilance particulière dans les cas où existent des accords de réadmission, qui font augmenter les risques de refoulements en chaîne par les biais de procédures simplifiées, et considère que la garantie posée à l’article 4 du Protocole no 4 vise à assurer le respect de l’obligation de non-refoulement. Celle-ci pèserait sur les États même en l’absence d’une demande explicite d’asile. L’expulsion de migrants sans examen rigoureux de leur situation individuelle augmenterait très sensiblement le risque de refoulement vers un pays non sûr.

2.  Le Centre de McGill

231.  Selon le Centre de McGill, l’article 4 du Protocole no 4 devrait être interprété comme imposant aux États un devoir d’équité procédurale envers chaque individu faisant l’objet d’une décision d’expulsion, avec des garanties modulables selon le contexte. Le Centre estime qu’on devrait avoir égard, en particulier, à la situation politique et sociale entourant les décisions d’expulsion (voir, notamment, Géorgie c. Russie (I), précité, § 171).

232.  Le Centre rappelle que les expulsions collectives sont interdites également par l’article 22 § 9 de la Convention américaine des droits de l’Homme et par l’article 12 § 5 de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples, qui y ajoute la nécessité d’une dimension discriminatoire sur base nationale, raciale, ethnique ou religieuse. Le Centre reconnaît que selon le comité d’experts chargé de la rédaction du Protocole no 4, l’article 4 devait prohiber « les expulsions collectives d’étrangers du genre de celles qui se sont déjà produites », ce qui faisait référence au contexte de la deuxième guerre mondiale. Cependant, suivant une interprétation évolutive de cette disposition, la Cour se serait désormais écartée de son contexte originel et n’exigerait pas l’existence d’une dimension discriminatoire pour conclure au caractère collectif de l’expulsion d’un certain nombre d’étrangers.

233.  Il ressortirait d’un examen de la jurisprudence de la Cour qu’il y a une présomption d’expulsion « collective » en présence d’un éloignement d’étrangers en tant que groupe. Il incomberait ensuite à l’État de prouver qu’il a assuré une procédure équitable et individualisée à chaque individu expulsé, réalisant un examen raisonnable et objectif de sa situation particulière. La Cour n’imposerait pas, en revanche, de « cadre décisionnel obligatoire ». Une approche similaire aurait été suivie par le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies et par la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme, qui, dans son rapport de 1991 intitulé Situation of Haitians in the Dominican Republic, a conclu à l’expulsion collective d’Haïtiens par le gouvernement dominicain, car les intéressés n’avaient pas bénéficié d’une audition formelle leur permettant de faire valoir leurs droits. Elle a ajouté que les personnes faisant l’objet d’une expulsion avaient le droit d’être entendues et de connaître et contester la base légale de l’expulsion.

3.  Le Centre AIRE et l’ECRE

234.  Se fondant sur les travaux préparatoires du Protocole no 4, sur le projet d’articles sur l’expulsion des étrangers de la Commission de droit international ainsi que sur l’interprétation de l’article 13 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques, ces deux associations soutiennent que l’article 4 du Protocole no 4 interdit la « collectivité » de l’expulsion et l’absence d’une considération individuelle de la situation personnelle de chaque personne à expulser. Le respect de cette disposition réduirait le risque de traitement discriminatoire.

235.  Selon le Centre AIRE et l’ECRE, la circonstance qu’un État soit classé comme un « pays sûr », ne signifie pas nécessairement que toute personne peut y être refoulée. Une évaluation individuelle devrait être faite avant le renvoi, et le fait que les requérants n’ont pas allégué un risque de violation des articles 2 et/ou 3 de la Convention en cas de refoulement vers la Tunisie serait sans importance. Les deux associations expliquent que de même, afin de donner application au Protocole des Nations Unies contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, des procédures individualisées doivent être mises en place pour identifier les victimes du trafic d’êtres humains souhaitant coopérer avec les autorités. Par ailleurs, le droit d’un migrant à être entendu et à faire connaître son point de vue de manière effective avant l’adoption d’une décision concernant son expulsion aurait été affirmé par la CJUE dans les arrêts Khaled Boudjlida et Sophie Mukarubega, précités (paragraphes 42-45 ci-dessus).

236.  Le Centre AIRE et l’ECRE rappellent que l’article 19 § 1 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne interdit les expulsions collectives et soutiennent qu’à l’époque des faits concernant la présente requête, l’Italie était tenue de respecter la « directive retour » (paragraphe 41 ci-dessus) car elle n’avait pas explicitement déclaré qu’elle souhaitait appliquer l’article 2 § 2 a) de celle-ci. Les associations intervenantes rappellent enfin que par une décision adoptée le 21 janvier 2016 dans l’affaire ZAT, IAJ, KAM, AAM, MAT, MAJ et LAM c. Secrétaire d’État pour le Home Department, un tribunal britannique a décidé que des enfants syriens vulnérables se trouvant dans un campement de Calais en France et ayant des membres de la famille au Royaume-Uni devaient être transférés dans ce pays immédiatement après le dépôt de leur demande d’asile en France.

D.  Appréciation de la Cour

1.  Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

237.  Selon la jurisprudence de la Cour, il faut entendre par expulsion collective « toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » (Géorgie c. Russie (I), précité, § 167 ; voir également Andric, décision précitée ; Davydov c. Estonie (déc), no 16387/03, 31 mai 2005 ; Sultani, précité, § 81 ; Ghulami c. France (déc), no 45302/05, 7 avril 2009). Cela ne signifie pas pour autant que là où cette dernière condition est remplie, les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d’expulsion ne jouent plus aucun rôle dans l’appréciation du respect de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka précité, § 59, et Géorgie c. Russie (I), précité, § 167).

238.  Le but de l’article 4 est d’éviter que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 177, et Sharifi et autres, précité, § 210 ; voir également Andric, décision précitée). Afin de déterminer s’il y a eu un examen suffisamment individualisé, il faut examiner les circonstances de l’espèce et vérifier si les décisions d’éloignement avaient pris en considération la situation particulière des individus concernés (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 183). Il faut également tenir compte tant des circonstances particulières entourant l’expulsion litigieuse que « du contexte général à l’époque des faits » (Géorgie c. Russie (I), précité, § 171).

239.  La Cour a précisé que le fait que plusieurs étrangers fassent l’objet de décisions semblables ne permet pas, en soi, de conclure à l’existence d’une expulsion collective lorsque chaque intéressé a pu individuellement exposer devant les autorités compétentes les arguments qui s’opposaient à son expulsion (voir, notamment, M.A. c. Chypre, précité, §§ 246 et 254 ; Sultani, précité, § 81 ; Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184 ; et Géorgie c. Russie (I), précité, § 167).

240.  La Cour a jugé qu’il n’y a pas violation de l’article 4 du Protocole no 4 si l’absence de décision individuelle d’éloignement est la conséquence du comportement fautif des personnes intéressées (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 184 ; voir également M.A. c. Chypre, précité, § 247 ; Berisha et Haljiti c. l’ex-République yougoslave de Macédoine  (déc.), no 18670/03, 16 juin 2005 ; et Dritsas c. Italie (déc), n2344/02, 1er février 2011).

241.  Sans remettre en cause ni le droit dont disposent les États d’établir souverainement leur politique en matière d’immigration (Géorgie c. Russie (I), précité, § 177), éventuellement dans le cadre de la coopération bilatérale, ni les obligations découlant de leur appartenance à l’Union européenne (Sharifi et autres, précité, § 224), la Cour a souligné que les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans la gestion des flux migratoires ou dans l’accueil des demandeurs d’asile ne sauraient justifier le recours à des pratiques incompatibles avec la Convention ou ses Protocoles (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 179). Elle a également pris acte des « nouveaux défis » auxquels doivent faire face les États européens dans le domaine de la gestion de l’immigration, dus au contexte de la crise économique, aux récentes mutations sociales et politiques ayant touché tout particulièrement certaines régions d’Afrique et du Moyen Orient et à la circonstance que les flux migratoires ont emprunté de plus en plus la voie maritime (M.S.S. c. Belgique et Grèce, précité, § 223, et Hirsi Jamaa et autres, précité, §§ 122 et 176).

242.  La Cour observe qu’à ce jour, elle a constaté une violation de l’article 4 du Protocole no 4 dans quatre affaires seulement. Dans la première (Čonka, précité, §§ 60-63), les mesures de détention et d’éloignement avaient été prises en exécution d’un ordre de quitter le territoire qui ne faisait aucune référence à la demande d’asile des requérants, alors que la procédure y relative n’était pas encore terminée ; en outre, il y avait eu des convocations simultanées de plusieurs personnes au commissariat dans des conditions où il était très difficile de prendre contact avec un avocat, et les instances politiques responsables avaient annoncé des opérations similaires. Les requérants dans la deuxième affaire (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 185) n’avaient fait l’objet d’aucune procédure d’identification, les autorités s’étant bornées à faire monter les migrants interceptés en mer à bord de navires militaires et à les débarquer sur les côtes libyennes. Dans Géorgie c. Russie (I) (précité, §§ 170-178), le constat de violation a été fondé sur une « routine des expulsions », qui suivait le même schéma dans l’ensemble de la Russie et était le résultat d’une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens, incluant : l’arrestation des Géorgiens sous prétexte d’un contrôle des papiers ; leur rassemblement en grands groupes aux postes de la milice ; et le prononcé de décisions d’expulsion conformes à des accords préalables avec les tribunaux, sans avocat ni examen des circonstances de l’espèce. Dans Sharifi et autres (précité, §§ 214‑225), enfin, la Cour, prenant en considération un ensemble de sources, a constaté que les migrants interceptés dans les ports de la mer Adriatique faisaient l’objet de « renvois automatiques » vers la Grèce et étaient privés de toute possibilité effective d’introduire une demande d’asile.

2.  Application des principes précités en l’espèce

243.  La Cour doit tout d’abord se pencher sur l’argument du Gouvernement (paragraphe 226 ci-dessus), selon lequel, en substance, l’article 4 du Protocole no 4 ne serait pas applicable, au motif que les requérants ont fait l’objet d’un « refoulement avec reconduite à la frontière », et non d’une « expulsion ». La Cour rappelle que selon la Commission du droit international, « l’« expulsion » s’entend d’un acte juridique ou d’un comportement attribuable à un État par lequel un étranger est contraint de quitter le territoire de cet État » (voir l’article 2 du Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers, cité au paragraphe 46 ci-dessus). Dans le même ordre d’idées, la Cour a déjà observé que le mot « expulsion » doit être interprété « dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit) » (Hirsi Jamaa et autres, précité, § 174).

244.  La Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente en l’espèce. Elle observe qu’il ne fait pas de doute que les requérants, qui se trouvaient sur le territoire italien, ont été éloignés de celui-ci et renvoyés vers la Tunisie contre leur gré, ce qui est constitutif d’une « expulsion » au sens de l’article 4 du Protocole no 4.

Il reste à établir si l’expulsion était, ou non, « collective ».

245.  À cet égard, la Cour rappelle que, en s’inspirant de sa jurisprudence, la Commission du droit international a indiqué que « l’expulsion collective s’entend de l’expulsion d’étrangers en tant que groupe » (voir l’article 9 § 1 du Projet d’articles sur l’expulsion des étrangers, et le commentaire à cet article, cités aux paragraphes 46 et 47 ci‑dessus). Se tournant vers les faits de l’espèce, la Cour observe d’emblée que les requérants ne contestent pas avoir fait l’objet d’une identification à deux reprises, à savoir immédiatement après leur arrivée au CSPA de Contrada Imbriacola, par des fonctionnaires de l’État italien (paragraphe 12 ci-dessus), et avant leur embarquement sur l’avion qui les a reconduits à Tunis, par le consul de Tunisie (paragraphe 18 ci-dessus). En revanche, les parties ne s’accordent pas quant aux modalités de la première identification. Selon le Gouvernement, elle aurait consisté en un véritable entretien individuel, effectué en présence d’un interprète ou d’un médiateur culturel, à l’issue duquel les autorités auraient rempli une « fiche d’information » contenant les données personnelles et les éventuelles circonstances particulières spécifiques à chaque migrant (paragraphe 224 ci-dessus). Les requérants allèguent par contre que les autorités italiennes se sont bornées à enregistrer leur identité et à relever leur empreintes, sans prendre en compte leur situation personnelle et sans la présence d’un interprète ou d’un conseiller juridique indépendant (paragraphe 214 ci-dessus). Ils contestent enfin l’allégation du Gouvernement au sujet des fiches individuelles d’information concernant chaque migrant, observant qu’elle ne se fonde sur aucun élément de preuve (paragraphe 222 ci-dessus).

246.  La Cour note que le Gouvernement a fourni une explication plausible pour justifier l’impossibilité de produire les fiches d’information des requérants, à savoir la circonstance que ces documents ont été détruits lors de l’incendie qui a ravagé le CSPA de Contrada Imbriacola (paragraphe 14 ci-dessus). De plus, il convient d’observer que les requérants n’ont pas contesté l’affirmation du Gouvernement selon laquelle quatre‑vingt‑dix‑neuf opérateurs sociaux, trois assistants sociaux, trois psychologues, huit interprètes et médiateurs culturels travaillaient au sein du CSPA (paragraphe 152 ci-dessus). Dans ce contexte, la Cour note également que selon le rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE (paragraphe 49 ci-dessus), des interprètes et des médiateurs culturels se trouvaient à Lampedusa à partir de février 2011 (voir le § 28 du rapport en question). Or, il est raisonnable de penser que ces personnes sont intervenues pour faciliter la communication et la compréhension réciproque entre les migrants et les autorités italiennes.

247.  Quoi qu’il en soit, la Cour est d’avis qu’à l’occasion de leur première identification, qui selon le Gouvernement a eu lieu par la prise de photos et le prélèvement des empreintes digitales (paragraphe 224 ci‑dessus), ou bien à tout autre moment durant leur rétention au CSPA et à bord des navires, les requérants ont eu l’occasion d’alerter les autorités quant à d’éventuelles raisons justifiant leur séjour en Italie ou s’opposant à leur renvoi. Dans ce contexte, il est significatif que, comme l’affirment le Gouvernement (paragraphe 225 ci-dessus) et le GIP de Palerme (paragraphes 25 et 27 ci-dessus), et sans que les requérants le contestent, 72 migrants présents au CSPA de Lampedusa au moment de l’incendie ont manifesté leur intention de présenter une demande d’asile, ce qui a bloqué la procédure de renvoi et entraîné leur transfert dans d’autres centres d’accueil. Il est vrai que les requérants ont déclaré que leurs circonstances individuelles ne leur permettaient pas d’invoquer la protection internationale (paragraphe 222 ci-dessus). Il n’en demeure pas moins que dans le cadre d’une procédure d’expulsion, la possibilité d’introduire une demande d’asile est une garantie primordiale, et que rien ne permet de penser que les autorités italiennes, qui ont été à l’écoute des migrants souhaitant invoquer le principe de non-refoulement, seraient restées passives face à la présentation d’autres obstacles légitimes et légalement défendables au renvoi des intéressés.

248.  La Cour tient à préciser que l’article 4 du Protocole no 4 ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien individuel ; les exigences de cette disposition peuvent en effet être satisfaites lorsque chaque étranger a la possibilité, réelle et effective, d’invoquer les arguments s’opposant à son expulsion, et que ceux-ci sont examinés d’une manière adéquate par les autorités de l’État défendeur.

249.  En l’espèce, les requérants qui, eu égard aux modalités de leur arrivée sur les côtes italiennes, pouvaient raisonnablement s’attendre à être renvoyés vers la Tunisie, sont restés entre neuf et douze jours sur le territoire italien. Même en tenant compte des difficultés objectives qu’ils ont pu rencontrer au sein du CSPA ou à bord des navires (voir, notamment, §§ 49 et 50 du rapport de la sous-commission ad hoc de l’APCE, paragraphe 49 ci-dessus), la Cour estime que pendant ce laps de temps non négligeable les intéressés ont eu la possibilité d’attirer l’attention des autorités nationales sur toute circonstance pouvant affecter leur statut et leur droit de séjourner en Italie.

250.  La Cour note de surcroît que les 27 et 29 septembre 2011, avant de monter dans les avions à destination de Tunis, les requérants ont été reçus par le consul de Tunisie, qui a enregistré leurs données d’état civil (paragraphe 18 ci-dessus), et a donc procédé à une deuxième identification des intéressés. Bien qu’il se soit déroulé devant un représentant d’un État tiers, ce contrôle ultérieur a permis de confirmer la nationalité des migrants et a constitué une dernière chance pour invoquer des obstacles à l’expulsion. Le Gouvernement, dont les affirmations sur ce point ne sont pas contestées par les requérants, en veut pour preuve qu’à la suite de détails qui sont ressortis pendant les rencontres avec le consul tunisien quant à leur âge ou nationalité, certains des migrants figurant dans les listes dressées par les autorités italiennes n’ont pas été renvoyés (paragraphe 227 ci-dessus).

251.  La chambre a souligné à juste titre que les décrets de refoulement étaient rédigés en des termes comparables, les seules différences concernant les données personnelles des migrants concernés, et a observé qu’un grand nombre de migrants tunisiens ont été expulsés à l’époque des faits incriminés. Cependant, en vertu de la jurisprudence citée au paragraphe 239 ci-dessus, ces deux circonstances ne sauraient, à elle seules, être décisives. La Cour estime qu’en l’espèce, la nature relativement simple et standardisée des décrets de refoulement peut s’expliquer par le fait que les requérants n’étaient en possession d’aucun document de voyage valable et n’avaient allégué ni des craintes de mauvais traitements en cas de renvoi ni d’autres obstacles légaux à leur expulsion. Il n’est donc pas en soi déraisonnable que ces décrets aient été motivés simplement par la nationalité des intéressés, par la constatation qu’ils avaient irrégulièrement franchi la frontière italienne et par l’absence des cas indiqués à l’article 10 § 4 du décret-loi no 286 de 1998 (à savoir, l’asile politique, l’octroi du statut de réfugié ou l’adoption de mesures de protection temporaire pour des motifs humanitaires, paragraphes 19 et 33 ci-dessus).

252.  Il s’ensuit que dans les circonstances particulières de l’espèce, les renvois quasi simultanés des trois requérants ne permettent pas de conclure que leur expulsion ait été « collective » au sens de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention. Ce fait peut en effet s’expliquer comme étant le résultat d’une série de décisions de refoulement individuelles. Ces considérations suffisent à distinguer la présente espèce des affaires Čonka, Hirsi Jamaa et autres, Géorgie c. Russie (I) et Sharifi et autres (précitées et décrites au paragraphe 242 ci-dessus) et à exclure le caractère « collectif » de l’expulsion des requérants.

253.  Au demeurant, la Cour observe que ni dans leurs mémoires ni à l’audience devant elle (paragraphe 222 ci-dessus), les représentants des requérants n’ont été en mesure d’indiquer le moindre motif factuel et/ou juridique qui, selon le droit international ou national, aurait pu justifier le séjour de leurs clients sur le territoire italien et faire obstacle à leur renvoi. Cette circonstance permet de douter de l’utilité d’un entretien individuel dans le cas d’espèce.

254.  En résumé, en l’espèce les requérants ont été identifiés à deux reprises, leur nationalité a été établie, et ils ont eu une possibilité réelle et effective d’invoquer les arguments s’opposant à leur expulsion.

Il n’y a donc pas eu violation de l’article 4 du Protocole no 4.

255.  Cette conclusion dispense la Cour de se pencher sur les questions de savoir si, comme le soutient le Gouvernement (paragraphe 223 ci‑dessus), l’accord italo-tunisien d’avril 2011, qui n’a pas été rendu public, peut être considéré comme un accord « de réadmission » au sens de la « directive retour » (paragraphe 41 ci-dessus), et si cette circonstance peut avoir des implications sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 4.

 

VII.      SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 3 ET 5 DE LA CONVENTION ET AVEC L’ARTICLE 4 DU PROTOCOLE No 4

 

256.  Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié en droit italien d’un recours effectif pour formuler leurs griefs tirés des articles 3 et 5 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4.

Ils invoquent l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A.  L’arrêt de la chambre

257.  La chambre a tout d’abord précisé que dans la mesure où les requérants invoquaient l’article 13 combiné avec l’article 5, leur grief était absorbé par les conclusions auxquelles elle était parvenue sous l’angle du paragraphe 4 de l’article 5 (paragraphe 161 de l’arrêt de la chambre).

258.  La chambre a ensuite conclu à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3. À cet égard, elle a observé que le Gouvernement n’avait indiqué aucune voie de recours qui aurait permis aux requérants de dénoncer les conditions d’accueil dans le CSPA ou à bord des navires. Par ailleurs, un recours devant le juge de paix contre les décrets de refoulement aurait servi uniquement à contester la légalité du renvoi vers la Tunisie, et ces décrets n’avaient été adoptés qu’à la fin de la rétention des intéressés (paragraphes 168-170 de l’arrêt de la chambre).

259.  De surcroît, la chambre a relevé que dans le cadre d’un recours contre les décrets de refoulement, le juge de paix pouvait en apprécier la légalité à la lumière du droit interne et de la Constitution italienne. La chambre en a déduit que les requérants auraient pu se plaindre du caractère collectif de leur expulsion et que rien ne prouvait qu’une telle doléance aurait été ignorée par le juge de paix. Il n’en demeurait pas moins, selon la chambre, que les décrets de refoulement indiquaient explicitement qu’un éventuel recours au juge de paix n’avait pas d’effet suspensif, ce qui semblait aller à l’encontre de la jurisprudence énoncée par la Grande Chambre dans son arrêt De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, § 82, CEDH 2012). Sur cette base, la chambre a conclu à la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 (paragraphes 171-173 de l’arrêt de la chambre).

B.  Thèses des parties

1.  Les requérants

260.  Les requérants se plaignent de ne pas avoir eu la possibilité d’exposer à une autorité italienne les conditions dégradantes auxquelles ils avaient été soumis pendant leur privation de liberté. Ils ajoutent que les décrets de refoulement indiquaient la possibilité de les attaquer, dans un délai de soixante jours, devant le juge de paix d’Agrigente. Cependant, ils font remarquer que ce recours n’aurait pas suspendu l’exécution du renvoi. Les requérants considèrent qu’il est clairement établi dans la jurisprudence de la Cour (ils se référèrent notamment à l’arrêt Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206) que le caractère suspensif d’un recours est en la matière une condition de son effectivité. Cela ne serait qu’une conséquence logique du principe herméneutique selon lequel la Convention doit être interprétée de manière à garantir des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires. Pour les requérants, l’appréciation de la légalité de l’expulsion doit en effet intervenir avant sa mise à exécution.

261.  Les requérants allèguent que la violation qu’ils ont subie est encore plus grave que celle déclarée par la Cour dans l’affaire Čonka, précitée, où la législation nationale prévoyait in abstracto la possibilité d’un sursis à l’exécution de l’expulsion. En la présente affaire, en revanche, les décrets de refoulement indiquaient clairement qu’un éventuel recours ne pouvait jamais avoir d’effet suspensif.

262.  De plus, les requérants nient avoir reçu une copie des décrets de refoulement, comme le prouve selon eux la circonstance que leur signature ne figure pas sur les procès-verbaux de notification. Ils n’auraient en outre pas eu la possibilité d’entrer en contact avec des conseils car les avocats, expliquent-ils, n’avaient pas accès aux lieux de rétention et ne pouvaient pas être joints par téléphone depuis ces lieux.

263.  Pour ce qui est des ordonnances du juge de paix d’Agrigente ayant annulé deux décrets de refoulement (paragraphe 31 ci-dessus), les requérants observent qu’elles concernaient deux migrants pour lesquels le refoulement n’avait pas été exécuté et qui, en application de l’article 14 du décret-loi no 268 de 1998, avaient été placés dans un CIE. Les migrants concernés, expliquent-ils, avaient contesté la légalité du refoulement en tant que base juridique de leur rétention au CIE, et ils avaient pu le faire car ils se trouvaient encore sur le territoire italien. Or, les présents requérants indiquent que, contrairement à ces migrants, ils n’auraient pu contester les décrets de refoulement qu’en tant que base légale de leur renvoi, et seulement après leur retour en Tunisie.

2.  Le Gouvernement

264.  Le Gouvernement maintient son argument selon lequel les requérants pouvaient attaquer les décrets de refoulement devant le juge de paix d’Agrigente (paragraphe 126 ci-dessus).

C.  Tierce intervention

265.  Le Centre AIRE et l’ECRE soutiennent que, même en l’absence d’une indication explicite dans ce sens, la « directive retour » (paragraphe 41 ci-dessus) et le Code frontière Schengen, lus à la lumière de la Convention et de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, devraient être interprétés dans le sens où, en cas d’expulsion collective, les remèdes contre les renvois doivent avoir un effet de plein droit suspensif.

D.  Appréciation de la Cour

266.  À l’instar de la chambre, la Cour rappelle tout d’abord que selon sa jurisprudence constante, l’article 5 § 4 de la Convention constitue une lex specialis par rapport aux exigences plus générales de l’article 13 (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 69, CEDH 1999-II, et Ruiz Rivera c. Suisse, no 8300/06, § 47, 18 février 2014). En l’occurrence, les faits à l’origine du grief que les requérants tirent de l’article 13 de la Convention en combinaison avec l’article 5 sont identiques à ceux étudiés sous l’angle de l’article 5 § 4, et sont donc absorbés par les conclusions auxquelles la Cour est parvenue quant à cette dernière disposition (De Jong, Baljet et Van den Brink c. Pays‑Bas, 22 mai 1984, § 60, série A no 77, et Chahal, précité, §§ 126 et 146).

267.  Il reste à examiner s’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention et avec l’article 4 du Protocole no 4.

1.  Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour

268.  L’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils s’y trouvent consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne permettant d’examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et d’offrir un redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (voir, parmi beaucoup d’autres, Kudła, précité, § 157, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 197).

2.  Application des principes précités en l’espèce

269.  La Cour rappelle tout d’abord avoir déclaré recevables les griefs des requérants tirés d’une méconnaissance du volet matériel de l’article 3 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4. Même si, pour les raisons exposées ci-dessus, elle n’a pas conclu à la violation de ces deux dispositions, elle estime néanmoins que les griefs soulevés par les intéressés sur le terrain de celles-ci n’étaient pas manifestement mal fondés et posaient de sérieuses questions de fait et de droit qui nécessitaient un examen au fond. Il s’agissait, dès lors, de griefs « défendables » aux fins de l’article 13 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 201).

a)  Sur la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3

270.  À l’instar de la chambre, la Cour observe que le Gouvernement n’a indiqué aucune voie de recours qui aurait permis aux requérants de dénoncer les conditions d’accueil dans le CSPA de Contrada Imbriacola ou à bord des navires Vincent et Audace. Un recours devant le juge de paix contre les décrets de refoulement aurait pu servir uniquement à contester la légalité de leur renvoi. Du reste, ces décrets n’ont été adoptés qu’à la fin de la rétention des intéressés.

271.  Il s’ensuit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention.

b)  Sur la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4

272.  Dans la mesure où les requérants se plaignent de l’absence d’un recours effectif pour contester leur expulsion sous l’angle de son caractère collectif, la Cour note que les décrets de refoulement indiquaient explicitement que les personnes concernées avaient la possibilité de les contester par la voie d’un recours devant le juge de paix d’Agrigente, à introduire dans un délai de soixante jours (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour ne dispose d’aucun élément lui permettant de douter a priori de l’efficacité d’un tel recours. De plus, le Gouvernement a produit deux ordonnances du juge de paix d’Agrigente dont il ressort que, saisi par deux migrants, ce magistrat s’est penché sur la procédure d’adoption des décrets de refoulement attaqués et en a apprécié la légalité à la lumière du droit interne et de la Constitution. Le juge de paix a notamment prononcé l’annulation des décrets litigieux au motif qu’un laps de temps excessif s’était écoulé entre l’identification de chaque migrant irrégulier et leur adoption (paragraphes 30-31 ci-dessus). À l’instar de la chambre, la Cour ne voit aucune raison de douter que, dans le cadre d’un recours contre un décret de refoulement, le juge de paix peut examiner également une éventuelle doléance relative à l’omission de prendre en compte la situation personnelle du migrant concerné, et donc, en substance, au caractère collectif de l’expulsion.

273.  La Cour note de surcroît qu’il ressort des procès-verbaux accompagnant les décrets de refoulement que les requérants avaient refusé de « signer et de recevoir une copie » de ces documents (paragraphe 20 ci‑dessus). Les requérants n’ont produit devant la Cour aucun élément susceptible de mettre en doute la véracité de cette annotation. Ils ne sauraient dès lors imputer aux autorités ni un éventuel manque de connaissance du contenu des décrets litigieux ni les difficultés que ce manque d’information aurait pu entraîner dans la préparation d’un recours devant le juge de paix d’Agrigente.

274.  Si un recours existait bel et bien, celui-ci ne suspendait « en aucun cas » l’exécution des décrets de refoulement (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour doit donc déterminer si l’absence d’effet suspensif, à elle seule, est constitutive d’une violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.

275.  La chambre a répondu par l’affirmative, se fondant sur l’arrêt De Souza Ribeiro, précité, dont le paragraphe 82 se lit comme suit :

« 82.  Lorsqu’il s’agit d’un grief selon lequel l’expulsion de l’intéressé l’exposera à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, compte tenu de l’importance que la Cour attache à cette disposition et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005-III), un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 (Jabari, précité, § 50) ainsi qu’une célérité particulière (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004-IV). Dans ce cas, l’effectivité requiert également que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif (Gebremedhin [Gaberamadhien], précité, § 66, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], n27765/09, § 200, CEDH 2012). Les mêmes principes s’appliquent lorsque l’expulsion expose le requérant à un risque réel d’atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de la Convention. Enfin, l’exigence d’un recours de plein droit suspensif a été confirmée pour les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka, précité, §§ 81-83, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206). »

276.  La Cour observe que s’il est vrai qu’elle semble établir la nécessité d’un « recours de plein droit suspensif (...) pour les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 », la dernière phrase du paragraphe 82 précité ne saurait être lue isolément. Au contraire, elle doit être comprise à la lumière de l’ensemble du paragraphe, qui établit l’obligation des États de prévoir un tel recours lorsque l’intéressé allègue que l’exécution de l’expulsion l’exposerait à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la Convention ou d’atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de celle-ci, et ce en raison de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque. Il convient également de noter que la dernière affirmation contenue dans le paragraphe 82 de l’arrêt De Souza Ribeiro est corroborée par la citation des arrêts Čonka (précité, §§ 81-83), et Hirsi Jamaa et autres (précité, § 206). Toutefois, ces derniers concernaient des situations où les intéressés souhaitaient alerter les autorités nationales quant au risque de soumission à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention dans les pays de destination, et non quant au caractère prétendument collectif de leur expulsion dans le pays d’accueil.

277.  La Cour estime que lorsque, comme dans la présente affaire, un requérant n’allègue pas que des violations des articles 2 et 3 de la Convention pourraient survenir dans le pays de destination, l’éloignement du territoire de l’État défendeur ne l’expose pas à un préjudice potentiellement irréversible.

278.  Le risque d’un tel préjudice n’existe pas, par exemple, lorsque l’intéressé soutient que son expulsion porterait atteinte à son droit au respect de sa vie privée et familiale. Cette situation est envisagée au paragraphe 83 de l’arrêt De Souza Ribeiro, qui doit être harmonisé avec le paragraphe qui le précède, et qui se lit comme suit :

«  En revanche, s’agissant d’éloignements d’étrangers contestés sur la base d’une atteinte alléguée à la vie privée et familiale, l’effectivité ne requiert pas que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif. Il n’en demeure pas moins qu’en matière d’immigration, lorsqu’il existe un grief défendable selon lequel une expulsion risque de porter atteinte au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale, l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 exige que l’État fournisse à la personne concernée une possibilité effective de contester la décision d’expulsion ou de refus d’un permis de séjour et d’obtenir un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates des questions pertinentes par une instance interne compétente fournissant des gages suffisants d’indépendance et d’impartialité (M. et autres c. Bulgarie, no 41416/08, §§ 122 à 132, 26 juillet 2011, et, mutatis mutandis, Al-Nashif c. Bulgarie, n50963/99, § 133, 20 juin 2002). »

279.  Aux yeux de la Cour, des considérations analogues s’appliquent lorsqu’un requérant allègue que la procédure suivie pour ordonner son expulsion a eu un caractère « collectif » sans alléguer concomitamment qu’elle l’aurait exposé à un préjudice irréversible résultant d’une violation des articles 2 ou 3 de la Convention. Il s’ensuit que dans ce cas, la Convention n’impose pas aux États l’obligation absolue de garantir un remède de plein droit suspensif, mais se borne à exiger que la personne concernée ait une possibilité effective de contester la décision d’expulsion en obtenant un examen suffisamment approfondi de ses doléances par une instance interne indépendante et impartiale. La Cour estime que le juge de paix d’Agrigente satisfaisait à ces exigences.

280.  La Cour tient également à préciser que l’absence d’effet suspensif du recours dont le requérant disposait n’a pas été une considération décisive pour conclure, dans l’affaire De Souza Ribeiro, à la violation de l’article 13 de la Convention. Cette conclusion a été basée sur le fait que le grief « défendable » du requérant, tiré de l’incompatibilité de son éloignement avec l’article 8 de la Convention, avait été écartée avec des modalités rapides, voire expéditives (le requérant avait saisi le tribunal administratif le 26 janvier 2007 à 15 heures et 11 minutes, et avait été éloigné vers le Brésil le même jour à 16 heures – voir De Souza Ribeiro, précité, §§ 84-100, et en particulier, §§ 93-94 et 96).

281.  Il s’ensuit que l’absence d’effet suspensif d’un recours contre une décision d’éloignement n’est pas en soi constitutive d’une violation de l’article 13 de la Convention lorsque, comme en l’espèce, les requérants n’allèguent pas un risque réel de violation des droits garantis par les articles 2 et 3 dans le pays de destination.

Il n’y a donc pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.

 

VIII.   SUR L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

 

282.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

283.  Les requérants réclament 65 000 EUR chacun au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi. Ils allèguent que ce montant se justifie en raison de la gravité des violations dont ils ont été victimes, et demandent que cette somme soit versée sur leur propre compte bancaire tunisien.

284.  Le Gouvernement considère que les demandes de satisfaction équitable des requérants « ne sont pas acceptables ».

285.  Au vu des circonstances particulières de l’espèce et des conclusions auxquelles elle est parvenue quant aux différents griefs des requérants, la Cour considère qu’il y a lieu d’octroyer à chacun des requérants 2 500 EUR au titre du préjudice moral, soit la somme totale de 7 500 EUR pour les trois.

B.  Frais et dépens

286.  Les requérants demandent également 25 236,89 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Cette somme couvre : les frais de voyage de leurs représentants pour se rendre à Tunis (432,48 EUR) ; les frais de voyage de leur représentants pour se rendre à l’audience devant la Grande Chambre (700 EUR) ; les frais de traduction des observations devant la chambre (912,03 EUR) et devant la Grande Chambre (1 192,38 EUR) ; les frais de consultation d’un avocat expert en matière de contentieux international des droits de l’homme (3 000 EUR) et d’un avocat expert en droit de l’immigration (3 000 EUR) ; et les honoraires de leurs représentants devant la Cour (au total, 16 000 EUR). Les représentants des requérants indiquent avoir fait l’avance de ces frais et demandent que la somme octroyée par la Cour à ce titre soit versée directement sur leurs comptes bancaires respectifs.

287.  Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations sur ce point.

288.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime excessive la somme totale sollicitée au titre des frais et dépens de la procédure devant elle (25 236,89 EUR). Elle décide d’accorder 15 000 EUR à ce titre aux requérants conjointement. Cette somme est à verser directement sur les comptes bancaires des représentants des requérants (voir, mutatis mutandis, Oleksandr Volkov c. Ukraine, no 21722/11, § 219, CEDH 2013).

C.  Intérêts moratoires

289.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

 

1.  Dit, à l’unanimité, que le Gouvernement est forclos à exciper du non-épuisement des voies de recours internes ;

 

2.  Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de l’inapplicabilité de l’article 5 en l’espèce ;

 

3.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

 

4.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 2 de la Convention ;

 

5.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention ;

 

6.  Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention du fait des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola ;

 

7.  Dit, à l’unanimité, qu’il y n’a pas eu violation de l’article 3 de la Convention quant aux conditions d’accueil des requérants à bord des navires Vincent et Audace ;

 

8.  Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention ;

 

9.  Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention ;

 

10.  Dit, par seize voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4 ;

 

11.  Dit, par quinze voix contre deux, que l’État défendeur doit verser à chaque requérant, dans les trois mois, 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

 

12.  Dit, à l’unanimité,

a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, sur les comptes bancaires de leurs représentants, dans les trois mois, 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par les requérants, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration de ce délai et jusqu’au versement, ce montant et le montant mentionné au point 11 ci-dessus seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

13.  Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 décembre 2016.

Johan Callewaert                                                                Luis López Guerra
Adjoint au greffier                                                                     Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante du juge Raimondi ;

–  opinion en partie dissidente du juge Dedov ;

–  opinion en partie dissidente du juge Serghides.

L.L.G.
J.C.

 


OPINION CONCORDANTE DU JUGE RAIMONDI

1.  Je souscris en tous points à cet arrêt de la Grande Chambre. S’il confirme sur plusieurs aspects l’arrêt de la chambre, pour ce qui est de la violation de l’article 5 §§ 1, 2 et 4 de la Convention, de la violation de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention, et de la non-violation de l’article 3 de la Convention quant aux conditions d’accueil des requérants à bord des navires Vincent et Audace, il s’en écarte sur d’autres.

2.  Ces derniers points portent sur la non-violation de l’article 3 de la Convention du fait des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola, sur la non-violation de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention, ainsi que sur la non-violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4. Sur ces trois aspects la majorité de la chambre, dont je faisais partie, avait trouvé des violations.

3.  À la suite de l’examen de l’affaire par la Grande Chambre, je suis désormais convaincu que sur ces trois points cette dernière a justement opté pour la non-violation. Je me propose donc d’exposer dans la présente opinion quelques brèves remarques sur ces trois points.

I.  Non-violation de l’article 3 de la Convention du fait des conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola

4.  Sur les conditions d’accueil des requérants dans le CSPA de Contrada Imbriacola, la chambre avait noté tout d’abord qu’en raison des événements ayant entouré le « printemps arabe », l’île de Lampedusa avait dû faire face en 2011 à une situation exceptionnelle caractérisée par de fortes vagues migratoires et à une crise humanitaire, qui avaient fait peser une multitude d’obligations sur les autorités italiennes et avaient créé des difficultés d’ordre organisationnel et logistique (paragraphes 124-127 de l’arrêt de la chambre). Cependant, de l’avis de la chambre, ces facteurs ne pouvaient pas exonérer l’État défendeur de son obligation de garantir aux requérants des conditions privatives de liberté compatibles avec le respect de leur dignité humaine, compte tenu des termes absolus dans lesquels est libellé l’article 3 de la Convention (paragraphe 128 de l’arrêt de la chambre). La chambre avait ensuite considéré, concernant les conditions d’accueil au CSPA, que les rapports de la commission extraordinaire du Sénat italien, d’Amnesty International et de la sous-commission ad hoc de l’APCE corroboraient les allégations des requérants concernant le surpeuplement et l’insalubrité générale du CSPA, d’où le constat de violation de l’article 3 de la Convention, en dépit de la courte durée – entre deux et trois jours – du séjour des intéressés (paragraphes 130-136 de l’arrêt de la chambre).

5.  En reconsidérant la situation à la lumière des délibérations de la Grande Chambre, je pense qu’effectivement, compte tenu du caractère exceptionnel de la situation et d’autres facteurs comme le jeune âge et la bonne santé des requérants, et surtout la brièveté de la période d’exposition aux conditions de vie indéniablement difficiles du Centre de Contrada Imbriacola, il convient d’approuver la conclusion de la majorité, qui s’est alignée en particulier sur la solution adoptée par la Cour dans l’affaire Aarabi c. Grèce (no 39766/09, §§ 42-51, 2 avril 2015 (dans laquelle un jeune ressortissant libanais avait été détenu en particulier du 11 au 13 juillet 2009, donc pour une période très courte, dans les locaux de la garde côtière de l’île de Chios, et dans d’autres endroits (notamment treize jours dans le centre de Mersinidi qui n’a fait l’objet d’aucun rapport international critique concernant la période litigieuse, un rapport concernant les périodes ultérieures n’ayant, par ailleurs, mentionné aucun problème d’hygiène).

6.  L’arrêt met bien en exergue la situation d’extrême difficulté à laquelle les autorités italiennes ont dû faire face à l’époque litigieuse, du fait d’une vague d’arrivées exceptionnelle ainsi que des complications créées par la révolte survenue dans le CSPA.

7.  Donc, comme le dit la Grande Chambre, si les contraintes inhérentes à une telle crise ne sauraient, à elles seules, justifier une méconnaissance de l’article 3, il serait pour le moins artificiel d’examiner les faits de l’espèce en faisant abstraction du contexte général dans lequel ils se sont déroulés.

8.  À la lumière de cette prémisse, je partage entièrement l’analyse de la Grande Chambre et ses conclusions sur ce point (voir en particulier les paragraphes 187-201 de l’arrêt).

II.  Non-violation de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention

9.  Quant à la question de savoir si, en l’espèce, on aurait pu reconnaître un cas d’expulsion collective, prohibée par l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention, la Grande Chambre a répondu par la négative.

10.  La chambre, de son côté, avait noté que les requérants avaient fait l’objet de décrets de refoulement individuels, mais que ces derniers étaient rédigés dans des termes identiques, les seules différences étant les données personnelles des personnes concernées. Selon la chambre, bien que les requérants eussent fait l’objet d’une procédure d’identification, cela ne permettait pas, en soi, d’exclure l’existence d’une expulsion collective au sens de l’article 4 du Protocole no 4. De plus, la chambre a observé que les décrets de refoulement ne contenaient aucune référence à la situation personnelle des intéressés et que le Gouvernement n’avait produit aucun document susceptible de prouver que des entretiens individuels portant sur la situation spécifique de chaque requérant avaient eu lieu. La chambre a également tenu compte du fait qu’un grand nombre de personnes de même origine avait connu, à l’époque des faits incriminés, le même sort que les requérants, et a rappelé que l’accord italo-tunisien – non public – d’avril 2011, prévoyait le renvoi des migrants irréguliers tunisiens par le biais de procédures simplifiées, sur la base de la simple identification de la personne concernée par les autorités consulaires tunisiennes. La chambre a estimé que ces éléments étaient suffisants pour conclure au caractère collectif de l’expulsion.

11.  Les éléments valorisés par la chambre ne sont pas dépourvus de poids, parce que le mécanisme mis en place permettait en substance l’expulsion des requérants sur la simple base de leur appartenance à un groupe, sans qu’ils aient été spécialement invités à faire part aux autorités italiennes des raisons pouvant justifier une demande de protection internationale.

12.  Toutefois, d’une part je trouve raisonnable l’analyse des faits menée par la Grande Chambre. L’arrêt note qu’à l’occasion de leur première identification, qui selon le Gouvernement a eu lieu par la prise de photos et le prélèvement des empreintes digitales (paragraphe 224 de l’arrêt), ou bien à tout autre moment durant leur rétention au CSPA et à bord des navires, les requérants ont eu l’occasion d’alerter les autorités quant à d’éventuelles raisons justifiant leur séjour en Italie ou s’opposant à leur renvoi. L’arrêt met aussi l’accent sur le fait que, comme l’affirment le Gouvernement (paragraphe 225 de l’arrêt) et le GIP de Palerme (paragraphes 25 et 27 de l’arrêt), et sans que les requérants le contestent, soixante-douze migrants présents au CSPA de Lampedusa au moment de l’incendie ont manifesté leur intention de présenter une demande d’asile, ce qui a bloqué la procédure de renvoi et entraîné leur transfert dans d’autres centres d’accueil. Il est vrai que les requérants ont déclaré que leurs circonstances individuelles ne leur permettaient pas d’invoquer la protection internationale (paragraphe 222 de l’arrêt), mais, comme le note la Grande Chambre, dans le cadre d’une procédure d’expulsion, la possibilité d’introduire une demande d’asile est une garantie primordiale, et rien ne permet de penser que les autorités italiennes, qui ont été à l’écoute des migrants souhaitant invoquer le principe de non-refoulement, seraient restées passives si on leur avait présenté d’autres obstacles légitimes et légalement défendables au renvoi des intéressés.

13.  D’autre part, la préoccupation principale de la chambre a été de protéger les requérants contre une expulsion qui ne ferait pas suite à un examen rigoureux de leur situation individuelle, mais les remarques qui suivent peuvent rassurer sur ce point.

14.  À la lumière des délibérations de la Grande Chambre, je peux souscrire au niveau de protection fixé au paragraphe 248 de l’arrêt, à savoir que l’article 4 du Protocole no 4 ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien individuel ; les exigences de cette disposition peuvent en effet être satisfaites lorsque chaque étranger a la possibilité, réelle et effective, d’invoquer les arguments s’opposant à son expulsion, et que ceux‑ci sont examinés d’une manière adéquate par les autorités de l’État défendeur.

15.  J’approuve donc le constat de non-violation de l’article 4 du Protocole no 4 à la Convention.

III.  Non-violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4

16.  Pour ce qui est du grief concernant la violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4, la majorité de la chambre, en constatant une violation de cette disposition, a noté que dans le cadre d’un recours contre les décrets de refoulement, le juge de paix pouvait en apprécier la légalité à la lumière du droit interne et de la Constitution italienne. La chambre en a déduit que les requérants auraient pu se plaindre du caractère collectif de leur expulsion et que rien ne prouvait qu’une telle doléance aurait été ignorée par le juge de paix. Il n’en demeurait pas moins, selon la chambre, que les décrets de refoulement indiquaient explicitement qu’un éventuel recours au juge de paix n’avait pas d’effet suspensif, ce qui semblait aller à l’encontre de la jurisprudence énoncée par la Grande Chambre dans son arrêt De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, § 82, CEDH 2012).

17.  À la suite des délibérations de la Grande Chambre, je reconnais sans difficulté que la lecture de l’arrêt De Souza Ribeiro c. France faite par la chambre est allée au-delà des besoins mis en exergue par cette jurisprudence.

18.  Concernant le manque d’effet suspensif du recours, la Grande Chambre a noté que, s’il est vrai que la jurisprudence De Souza Ribeiro semble établir la nécessité d’un « recours de plein droit suspensif (...) pour les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 », la dernière phrase du paragraphe 82 de cet arrêt doit être comprise à la lumière de l’ensemble du paragraphe, qui établit l’obligation des États de prévoir un tel recours lorsque l’intéressé allègue que l’exécution de l’expulsion l’exposerait à un risque réel de traitements contraires à l’article 3 de la Convention ou d’atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de celle-ci, et ce en raison de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque. La Grande Chambre a également noté que la dernière affirmation contenue dans le paragraphe 82 de l’arrêt De Souza Ribeiro est corroborée par la citation des arrêts Čonka c. Belgique (no 51564/99, §§ 81-83, CEDH 2002‑I), et Hirsi Jamaa et autres c. Italie ([GC], no 27765/09, § 206, CEDH 2012). Toutefois, ces derniers concernaient des situations où les intéressés souhaitaient alerter les autorités nationales quant au risque de soumission à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention dans les pays de destination, et non quant au caractère prétendument collectif de leur expulsion dans le pays d’accueil.

19.  Je partage cette lecture de la jurisprudence De Souza Ribeiro et la conclusion de la Grande Chambre selon laquelle lorsque, comme dans la présente affaire, un requérant n’allègue pas que des violations des articles 2 et 3 de la Convention pourraient survenir dans le pays de destination, l’éloignement du territoire de l’État défendeur ne l’expose pas à un préjudice potentiellement irréversible et l’existence d’un recours suspensif n’est donc pas nécessaire pour satisfaire aux exigences de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.

 

* * *

 

En conclusion, je pense que cet arrêt important offre des réponses équilibrées et raisonnables aux questions difficiles posées dans cette affaire, et contribue à fixer la jurisprudence de la Cour sur des point cruciaux dans le contexte d’une crise migratoire sans précédent, qui certainement n’a pas fini d’alimenter le flux de requêtes dirigées vers la Cour de Strasbourg. Les requêtes en matière d’immigration qui sont déjà pendantes et celles qui arriveront seront examinées par la Cour sur la base de principes jurisprudentiels particulièrement précis et clairs, à la consolidation desquels cet arrêt aura apporté une remarquable contribution.

 


 

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE DEDOV

(Traduction)

 

Je souscris à la conclusion de la Cour constatant certaines violations de l’article 5 de la Convention à raison du défaut de base légale et du principe de la « qualité de la loi », même si la détention initiale des migrants était raisonnable au regard des normes de la Convention pour les empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le pays (article 5 § 1 f)) et que les autorités ont respecté toutes les garanties procédurales nécessaires (concernant l’arbitraire, l’appréciation de la régularité de l’entrée, l’appréciation des circonstances individuelles et les délais requis). Les requérants n’ont soumis aucun argument démontrant que les autorités auraient porté atteinte à des principes ou à des garanties, notamment au principe de la sécurité juridique, ou qu’eux-mêmes n’auraient pas compris dans quelle situation juridique ils se trouvaient à compter de leur arrivée.

Partant, je ne peux considérer que « la privation de liberté des requérants ne satisfaisait pas au principe général de la sécurité juridique et ne s’accordait pas avec le but de protéger l’individu contre l’arbitraire » (paragraphe 107 de l’arrêt). La même approche pourrait être appliquée aux accords bilatéraux entre l’Italie et la Tunisie – que ces accords aient été ou non accessibles aux requérants (paragraphe 102 et 103 de l’arrêt) – dès lors que ceux-ci s’étaient mis dans une situation irrégulière, à l’encontre de la présomption du droit souverain de tout État de contrôler ses frontières.

De plus, dans une situation de crise migratoire, où des milliers de migrants illégaux arrivaient en même temps sur les côtes italiennes, l’obligation de limiter la période de détention au « temps strictement nécessaire pour établir l’identité du migrant et la légalité de sa présence sur le territoire italien » (paragraphe 104 de l’arrêt), sans prendre en compte le temps qu’il fallait pour organiser les mesures d’expulsion ou pour valider la restriction de liberté de chaque migrant dans un délai de quarante-huit heures (paragraphe 105 de l’arrêt), plaçait une charge excessive sur les autorités.

Par ailleurs, les autorités ont offert aux requérants toute l’assistance nécessaire pour sauver leur vie. Pour autant, les intéressés ont refusé de coopérer avec les autorités et ont occasionné des désagréments à d’autres personnes résidant légalement en Italie, en participant à une émeute qui a provoqué des troubles de grande ampleur.

Cependant, étant donné que le gouvernement défendeur n’a pas reconnu le fait même de la détention, il peut être jugé opportun que la Cour envoie un signal aux autorités italiennes quant à la nécessité d’améliorer la qualité de la loi. Les autorités ont à présent la possibilité d’établir les mêmes garanties procédurales aux fins de toute mesure légitime relevant de l’article 5 § 1 f) de la Convention, prise dans le cadre de procédures d’expulsion ou d’extradition ou, comme en l’espèce, pour empêcher des migrants de pénétrer irrégulièrement dans le pays.

Pour les raisons qui précèdent, j’ai voté contre l’octroi aux requérants d’une indemnité au titre du dommage moral.

 


 

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE SERGHIDES

(Traduction)

 

1.  La seule conclusion de la majorité à laquelle, à mon grand regret, je ne peux souscrire, est le constat de non-violation de l’article 4 du Protocole no 4, lu isolément ou combiné avec l’article 13 de la Convention. À l’instar de la majorité, je pense que le terme « expulsion » figurant à l’article 4 du Protocole no 4 « doit être interprété dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit) » (paragraphes 243–244 de l’arrêt), et j’approuve donc également sa décision de rejeter l’argument du Gouvernement selon lequel l’article 4 du Protocole no 4 ne s’applique pas en l’espèce au motif que les requérants auraient fait l’objet d’un « refoulement avec reconduite à la frontière » (en vertu des accords bilatéraux entre l’Italie et la Tunisie) et non d’une « expulsion ».

2.  Il convient de relever d’emblée que le Protocole no 4 est entré en vigueur à l’égard de l’Italie le 27 mai 1982.

3.  Je souscris au raisonnement suivant exposé par la chambre dans son arrêt (paragraphes 156–157) selon lequel il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4 :

« 156. La Cour est cependant d’avis que la simple mise en place d’une procédure d’identification ne suffit pas à exclure l’existence d’une expulsion collective. Elle estime de surcroît que plusieurs éléments amènent à estimer qu’en l’espèce l’expulsion critiquée avait bien un caractère collectif. En particulier, les décrets de refoulement ne contiennent aucune référence à la situation personnelle des intéressés ; le Gouvernement n’a produit aucun document susceptible de prouver que des entretiens individuels portant sur la situation spécifique de chaque requérant auraient eu lieu avant l’adoption de ces décrets ; un grand nombre de personnes de même origine a connu, à l’époque des faits incriminés, le même sort des requérants ; les accords bilatéraux avec la Tunisie (paragraphes 28-30 ci-dessus) n’ont pas été rendus publics et prévoyaient le rapatriement des migrants irréguliers tunisiens par le biais de procédures simplifiées, sur la base de la simple identification de la personne concernée de la part des autorités consulaires tunisiennes.

157.  Cela suffit à la Cour pour exclure l’existence de garanties suffisantes d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées (voir, mutatis mutandis, Čonka, précité, §§ 61-63). »

A.  Sur le point de savoir si la procédure simplifiée de réadmission, prévue dans les accords entre l’Italie et la Tunisie, a été suivie en l’espèce

4.  Il ressort clairement de l’arrêt (paragraphe 250) que la deuxième procédure d’identification à laquelle les requérants ont été soumis avant qu’ils ne montent à bord des avions à destination de Tunis a été menée par le consul tunisien et non par un représentant des autorités italiennes. Cela correspondait précisément à la procédure simplifiée, fondée sur une simple identification de la personne concernée par les autorités consulaires tunisiennes, conformément aux accords bilatéraux conclus avec la Tunisie et comme mentionné dans le passage cité ci-dessus de l’arrêt de la chambre (paragraphe 156).

5.  Dans le procès-verbal d’une réunion entre le ministre de l’Intérieur de la République tunisienne et le ministre de l’Intérieur de la République italienne, tenue à Tunis les 4 et 5 avril 2011 (annexe 2ter à la demande de renvoi, § 2), il a été notamment convenu que « [p]our les ressortissants tunisiens qui arriveront en Italie après la signature du présent procès-verbal, la vérification de la nationalité tunisienne sera réalisée sur la base d’une procédure simplifiée sur le lieu d’arrivée en Italie ». L’accord de 2011 complète un accord bilatéral antérieur, constitué par un échange de notes du 6 août 1998 (Note verbale, annexe 2 à la demande de renvoi). Ce texte plus complet, intitulé « Réadmission des ressortissants des deux pays » (Partie II, § 1), énonce que les éléments suivants ont été convenus entre les deux États :

« Chaque Partie s’engage à reprendre sur son territoire, à la demande de l’autre Partie et sans formalités, toute personne qui ne remplit pas les conditions d’entrée ou de séjour applicables sur le territoire de la Partie requérante pour autant qu’il est établi ou à établir par la procédure d’identification qu’elle possède la nationalité de la Partie requise. »

En vertu du paragraphe 5 de la même partie de la Note verbale, il n’y a pas d’obligation légale de conduire un entretien avec la personne, puisqu’il s’agit apparemment d’une mesure exceptionnelle laissée à la discrétion de l’autorité consulaire de la Partie requise (soit la Tunisie en l’espèce), dans le but d’établir la nationalité du migrant :

« Si l’Autorité consulaire de la Partie requise estime en tout état de cause, et outre les moyens d’identification prévus au présent point, devoir entendre la personne (...) dans la mesure du possible (...). Lorsqu’il est désormais possible d’établir la nationalité sur la base de cette audition, le laissez-passer sera délivré sans délai. »

L’accord de 2011 ne se réfère pas davantage à un entretien obligatoire, énonçant simplement que « la réadmission devra, en toutes circonstances, se réaliser en présence de l’autorité consulaire tunisienne ».

6.  Ainsi que les requérants le mentionnent justement dans leurs observations du 22 avril 2016 (au paragraphe 64), ils ont été « renvoyés en Tunisie sur la seule base de leur identification en tant que ressortissants tunisiens et sans que leur situation personnelle eût été dûment examinée ». Cela ressort également de l’admission du Gouvernement dans la demande de renvoi à la Grande Chambre (paragraphe 10), qui se lit ainsi (passage marqué en gras dans le texte original) :

« Eu égard aux accords susmentionnés, le Gouvernement relève que l’arrêt présente des incohérences en soi concernant, en particulier, l’interprétation et l’application de l’article 4 du Protocole no 4 – intitulé « Interdiction des expulsions collectives d’étrangers » –qui, dans le cas d’espèce, n’a pas été violé car les requérants (qui n’ont été ni arrêtés ni détenus) ont été renvoyés selon la procédure simplifiée prévue par les accords susmentionnés, comme l’ont observé à juste titre les juges Sajó et Vucinić dans leur « opinion en partie dissidente » annexée à l’arrêt de la chambre. »

7.  Il ressort à l’évidence de ces accords bilatéraux et des annexes à la Note verbale, dont les textes sont également joints à la demande de renvoi du Gouvernement, que le but des accords était de renforcer la coopération entre les deux pays, par la réadmission sur leurs territoires respectifs de toute personne qui ne répondait pas aux conditions d’entrée et de résidence, sur la seule base de la nationalité, sans autre formalité ni entretien individuel de fond, et sans l’assistance d’un avocat. Dans la mesure où un accord bilatéral ne prévoit pas des entretiens individuels obligatoires dans le cadre d’une expulsion collective d’étrangers, je pense qu’il viole les dispositions de l’article 4 du Protocole no 4. Avec tout le respect que je dois à la majorité, il y a bien eu une telle violation en l’espèce, étant donné que ce sont ces accords bilatéraux qui ont été suivis, et non les dispositions de l’article 4 du Protocole no 4, avec la conséquence que les autorités compétentes n’ont pas conduit d’entretiens individuels. La violation est d’autant plus flagrante que l’accord bilatéral du 5 avril 2011 n’avait pas été rendu public (paragraphe 37 de l’arrêt) et que les requérants ne savaient pas pourquoi des entretiens individuels n’étaient pas menés. Selon la jurisprudence de la Cour, l’État demeure responsable au regard de la Convention pour les engagements pris en vertu de traités postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention (Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume‑Uni, no 61498/08, § 128, CEDH 2010, et Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 154, CEDH 2005‑VI).

8.  L’Italie n’a formulée aucune réserve ou déclaration concernant l’article 4 du Protocole no 4. La seule réserve de l’Italie relative à ce Protocole porte sur l’article 3 de celui-ci, qui n’était pas applicable en l’espèce et qui, de toute façon, concernait seulement la famille royale et a été retiré le 12 novembre 2012. Le fait que l’Italie n’ait formulé aucune réserve ou déclaration concernant les expulsions collectives de ressortissants tunisiens sur la base de ses accords bilatéraux avec la Tunisie, ne lui permet pas d’agir dans la présente affaire sur la base de ces accords plutôt que sur celle de l’article 4 du Protocole no 4.

9.  Ainsi que le professeur James Crawford (juge à la Cour internationale de Justice) l’a justement observé, « l’expulsion collective d’étrangers constitue une violation grave du droit international » (James Crawford, « Chance, Order, Change: The Course of International Law », Collected Courses of the Hague Academy of International Law, vol. 365, Leiden/Boston, 2013, p. 208, § 350). Plus particulièrement il a formulé les considérations suivantes :

« En principe, un État a le droit de déterminer qui peut entrer sur son territoire, sous réserve de quelques restrictions juridiques. Parmi celles-ci, l’expulsion collective d’étrangers constitue une violation grave du droit international, et l’article 4 est libellé comme une interdiction absolue et insusceptible de dérogation. En tant que telle, cette disposition doit être interprétée de manière étroite et précise. »

B.  Sur le point de savoir si l’obligation procédurale de mener des entretiens individuels au titre de l’article 4 du Protocole no 4 est impérative et si le droit procédural correspondant est absolu

10.  La majorité souligne que « l’article 4 du Protocole no 4 ne garantit pas en toute circonstance le droit à un entretien individuel » et que « les exigences de cette disposition peuvent en effet être satisfaites lorsque chaque étranger a la possibilité, réelle et effective, d’invoquer les arguments s’opposant à son expulsion, et que ceux-ci sont examinés d’une manière adéquate par les autorités de l’État défendeur » (paragraphe 248 de l’arrêt). Elle observe également que « ni dans leurs mémoires ni à l’audience devant elle (...), les représentants des requérants n’ont été en mesure d’indiquer le moindre motif factuel et/ou juridique qui, selon le droit international ou national, aurait pu justifier le séjour de leurs clients sur le territoire italien et faire obstacle à leur renvoi ». Elle remarque ensuite que « [c]ette circonstance permet de douter de l’utilité d’un entretien individuel dans le cas d’espèce » (paragraphe 253 de l’arrêt).

11.  Je crois cependant qu’aux fins de l’article 4 du Protocole no 4 l’obligation procédurale des autorités nationales compétentes de conduire un entretien individuel est indispensable. Elle permet d’atteindre le but de cette disposition. Elle constitue clairement une garantie à appliquer sans exception, et n’affaiblit pas l’interdiction formulée en termes absolus. L’interdiction des expulsions collectives consacrée par cet article est, en définitive : a) une interdiction de l’arbitraire, et b) une interdiction de la discrimination. De par leur nature même, les expulsions collectives d’étrangers sont présumées être entachées d’arbitraire et de discrimination, sauf si, bien entendu, chaque étranger se voit garantir que l’obligation procédurale sera remplie dans l’État concerné.

12.  Avec tout le respect que je dois à mes collègues de la majorité, je me vois dans l’impossibilité de souscrire à l’interprétation de l’article 4 du Protocole no 4 qu’ils ont adoptée, pour les raisons suivantes :

a)  cette interprétation s’écarte de la jurisprudence précédemment établie de la Cour, selon laquelle le but de l’article 4 du Protocole no 4 est d’interdire aux États, dans tous les cas, de procéder à des expulsions collectives d’étrangers sans examiner, par la procédure de l’entretien individuel, les circonstances individuelles de chacun d’eux. En d’autres termes, cette interprétation ignore la nature impérative de l’obligation procédurale des autorités de conduire des entretiens individuels dans tous les cas relevant de l’article 4 du Protocole no 4. Cela peut conduire à : i) donner aux autorités le choix de décider de ne pas préserver l’état de droit, c’est-à-dire de ne pas remplir l’obligation procédurale qui leur incombe, au détriment du respect des principes d’effectivité et de sécurité juridique ; ii) laisser la mise en œuvre des garanties prévues par la Convention uniquement à la discrétion de la police ou des autorités d’immigration, contre lesquelles l’allégation de violation est dirigée, et donc rendre le rôle de supervision de la Cour difficile, voire impossible et inutile ; iii) méconnaître la nécessité de protéger les étrangers impliqués dans une affaire d’expulsion collatérale contre tout risque d’arbitraire ou abus de pouvoir ; et iv) décourager les étrangers, même ceux qui sont confrontés à des violations des articles 2 et 3 de la Convention, d’aborder les frontières des pays européens en leur faisant savoir que, dans ces pays, les garanties procédurales relèvent de la discrétion des autorités.

b)  la charge de la preuve pesant sur l’État de démontrer qu’un entretien individuel a été conduit en vertu de l’article 4 du Protocole no 4 est en conséquence renversée et déplacée sur l’étranger concerné, qui est censé prouver qu’il a une possibilité véritable et effective d’obtenir une protection juridique internationale ou autre, alors même que cela n’est pas requis par l’article 4 du Protocole no 4.

c)  cette interprétation soumet le droit procédural absolu dont jouit un étranger en vertu de l’article 4 du Protocole no 4, qui lui garantit une protection contre les expulsions collectives, à la condition qu’il ou elle ait une possibilité véritable et effective d’obtenir une protection juridique internationale ou autre. En d’autres termes, elle ajoute une exception ou limitation implicite à ladite disposition, qui rend la garantie inapplicable à tout étranger qui ne peut présenter, à la satisfaction des autorités d’immigration, une demande défendable de protection juridique internationale.

d)  cette interprétation limite substantiellement, sur les plans tant ratione personae que ratione materiae, la portée de l’interdiction formulée en termes absolus dans l’article 4 du Protocole no 4 ainsi que l’application de cette disposition, portant ainsi atteinte à son but, son objet et son effectivité, et sapant le niveau de protection qu’elle offre. Ainsi qu’on le montrera ci‑dessous, celle-ci a pour objet d’interdire en termes absolus les expulsions simultanées et globales d’étrangers qui sont membres du même groupe, simplement sur la base de leur appartenance à ce groupe, ou de leur religion ou nationalité, sans que les autorités compétentes ne prennent en compte les circonstances de chaque étranger par le biais de la procédure d’entretien individuel. Un entretien individuel est important car c’est là le meilleur moyen de respecter le but de l’article 4 du Protocole no 4, à savoir d’éviter que des êtres humains soient traités comme du bétail dans le cadre d’expulsions collectives globales qui portent atteinte à la dignité humaine.

e)  cette interprétation soumet ou assujettit l’obligation procédurale qui sous-tend l’interdiction des expulsions collectives en vertu de l’article 4 du Protocole no 4 à l’existence d’une obligation matérielle qui n’est pas imposée par cette disposition, privant ainsi la première obligation de tout effet utile. En d’autres termes, elle ne prend pas en compte le fait que sans entretien individuel la garantie procédurale disparaît, et la Cour admet l’argument de l’État défendeur selon lequel les requérants n’avaient pas de droit matériel à présenter des arguments contre la mesure en question ou n’ont soumis aucune demande alors qu’ils avaient la possibilité de le faire. Or on oublie que l’absence d’une demande explicite d’asile de protection internationale ne devrait pas dispenser l’État de son obligation procédurale.

f)  En restreignant l’application de l’article 4 du Protocole no 4 aux personnes ayant une possibilité véritable et effective d’obtenir une protection juridique internationale ou autre, la majorité méconnaît le fait que cette disposition, contrairement à l’article 2 § 1 du même Protocole, qui se limite aux personnes qui se trouvent régulièrement sur le territoire d’un État, trouve à s’appliquer, que les étrangers concernés soient entrés régulièrement ou irrégulièrement sur le territoire d’un État, et, dans le cas d’une entrée régulière, que le migrant concerné soit resté ou non en situation régulière. Comme expliqué ci-dessous, l’article 4 du Protocole no 4 s’applique principalement à des étrangers qui sont entrés irrégulièrement sur le territoire d’un État.

g)  Enfin, ladite interprétation prive de manière absolue l’article 4 du Protocole no 4 de sa garantie procédurale, en enlevant au droit procédural son bouclier de protection.

13.  La majorité souscrit à la thèse du Gouvernement selon laquelle les requérants ont vraiment bénéficié d’un entretien individuel, alors même que la chambre, au paragraphe 156 de son arrêt, a estimé qu’aucune preuve ne venait appuyer l’affirmation générale du Gouvernement selon laquelle chaque situation avait été appréciée de manière individuelle, et, de plus, alors même que le Gouvernement n’a pas contesté cette conclusion de la chambre dans sa demande de renvoi. Les requérants soulignent à juste titre dans leurs observations (précitées, § 80) que, dès lors que le Gouvernement n’avait pas contesté cette conclusion, la Cour aurait dû considérer qu’il avait admis les faits tels que présentés dans l’arrêt de la chambre.

14.  Indépendamment de ce qui est dit dans le paragraphe précédent – qui sera approfondi ci-dessous – le Gouvernement ne produit aucun élément démontrant que des entretiens individuels ont été conduits, mais ne fait que soulever des allégations générales, vagues, non fondées et peu convaincantes.

15.  Il convient d’observer que la garantie procédurale de l’article 4 du Protocole no 4 s’applique seulement aux affaires d’expulsions collectives d’étrangers, excluant les cas où un étranger est entré sur le territoire d’un État de manière isolée et non pas en tant que membre ou partie d’un groupe (expulsion individuelle). Au contraire, l’article 3 § 2 du Protocole no 4 prévoit l’interdiction de priver un individu du droit d’entrer et de circuler sur le territoire de l’État dont il est le ressortissant. Ainsi, à mon sens, l’article 4 du Protocole no 4 a en soi pour but d’interdire les expulsions collectives d’étrangers et non de garantir, ainsi que la majorité l’a décidé, que tout étranger entrant dans un État doit au moins être en mesure de se fonder sur une protection juridique internationale ou autre, ou sur le principe du non-refoulement.

16.  Dans leurs observations à la Cour (précitées, § 127), les requérants disent – tout en espérant que cela ne se produira pas – qu’il s’agirait d’un « pas en arrière grave et non motivé dans la protection des droits de l’homme en matière d’expulsions » si la Cour ne confirmait pas « la nécessité que toute forme d’éloignement de l’étranger, quel que soit son statut juridique, n’intervienne qu’à l’issue d’un entretien individuel entre l’intéressé et l’autorité ». Je pense que cette observation est juste, particulièrement si l’on considère l’approche évolutive ou dynamique de la Cour quant à l’interprétation d’autres dispositions de la Convention. La Cour a dit à maintes reprises que la Convention était un « instrument vivant » et en a donné une interprétation large, de nature à étendre les droits et libertés fondamentaux. En l’espèce, la majorité attache cependant une interprétation restrictive à l’essence d’un droit procédural absolu, contrairement à l’approche que la Cour avait prise pour un autre droit absolu, à savoir le droit de ne pas être soumis à la torture ou à des traitements ou peines inhumains ou dégradants en vertu de l’article 3 (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 81, série A no 26, et Bouyid c. Belgique [GC], no 23380/09, § 90, CEDH 2015). Pareille interprétation de l’article 4 du Protocole no 4 est à mon sens contraire au libellé et à l’objet de la disposition en question et s’écarte de la jurisprudence antérieure de la Cour.

17.  L’idée que la Convention est un instrument vivant, combinée au principe d’effectivité (« effet pratique », « ut res magis valeat quam pereat »), qui « font le lit » d’une interprétation évolutive (telle que décrite par R.C.A. White et C. Ovey (eds) dans : Jacobs, White et Ovey, The European Convention on Human Rights (5e édition, Oxford, 2010, pp. 73 et suiv.) font l’objet d’une référence particulière par la Cour dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie ([GC], no. 27765/09, § 175, CEDH 2012), lorsqu’elle aborde l’article 4 du Protocole no 4 :

« (...) il convient de tenir compte du but et du sens de la disposition en cause, lesquels doivent eux-mêmes s’analyser à la lumière du principe, solidement ancré dans la jurisprudence de la Cour, selon lequel la Convention est un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles (voir, par exemple, Soering, précité, § 102, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, série A no 45, X, Y et Z c. Royaume-Uni, 22 avril 1997, Recueil 1997-II, V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 72, CEDH 1999-IX, Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 39, CEDH 1999-I). En outre, il est essentiel que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 26, série A no 32, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 121, CEDH 2005-I, Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 136, CEDH 2005-XI). »

Même si le passage ci-dessus, mentionné par les requérants dans leurs observations (précitées, § 81), concerne une autre question d’interprétation de l’article 4 du Protocole no 4, il conviendrait de procéder à une interprétation effective similaire s’agissant de la question en cause.

18.  Le caractère effectif de l’article 4 du Protocole no 4, comme de toute autre disposition de la Convention, est garanti par la prise en compte de bonne foi de son objet et de son but. Pour reprendre la remarque pertinente de la Commission du droit international dans son rapport de 1966 (Annuaire de la Commission du droit international, 1966, vol. II, p. 219, § 6) :

« Lorsqu’un traité est susceptible de deux interprétations, dont l’une permet et l’autre ne permet pas qu’il produise les effets voulus, la bonne foi et la nécessité de réaliser le but et l’objet du traité exigent que la première de ces deux interprétations soit adoptée. »

À mon sens, la bonne foi ainsi que l’objet et le but de l’article 4 du Protocole no 4 obligent à conduire des entretiens individuels systématiquement dans toutes les affaires d’expulsions collectives. Il ne fait aucun doute que les États ont une obligation d’agir de bonne foi lorsqu’ils usent de leur pouvoir d’expulser des groupes d’étrangers.

19.  Il convient également de relever à cet égard l’observation très pertinente du professeur Rudolph Bernhardt, ancien président de la Cour, dans son article intitulé « Evolutive Treaty Interpretation, Especially of the European Convention on Human Rights » (Recueil allemand de droit international, vol. 42 (1999), pp. 11, 14) :

« Ces articles [31 et 32] de la Convention de Vienne [sur le droit des traités] sont remarquables à plusieurs égards. Premièrement, un des principes de l’interprétation des traités souvent invoqué dans les manuels plus anciens, à savoir le principe selon lequel les traités devraient être interprétés de manière restrictive et en faveur de la souveraineté des États, in dubio mitius, n’est même pas mentionné. Ce principe n’est plus pertinent, il n’apparaît ni dans la Convention de Vienne ni dans la jurisprudence récente des cours et tribunaux internationaux. Partant, ces obligations découlant des traités ne doivent pas, en cas de doute et par principe, être interprétées en faveur de la souveraineté des États. À l’évidence, cette conclusion peut avoir des conséquences considérables pour les traités en matière de droits de l’homme. Toute protection effective des libertés individuelles restreint la souveraineté des États, et celle-ci, en aucun cas, n’a priorité en cas de doute. Bien au contraire, l’objet et le but des traités en matière de droits de l’homme peuvent souvent conduire à une interprétation plus large des droits individuels d’une part et des restrictions sur les activités de l’État d’autre part. »

De plus, à la page 16 de cet article, il fait également le commentaire suivant concernant l’objet et le but d’un traité :

« L’objet et le but d’un traité jouent, comme le montrent les citations précédentes, un rôle central dans son interprétation. Cette référence à l’objet et au but peut être comprise comme l’émergence d’un certain dynamisme. »

 

20.  Dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres (précitée, § 177), la Cour s’est clairement exprimée :

« La Cour a déjà relevé que d’après la jurisprudence bien établie de la Commission et de la Cour, le but de l’article 4 du Protocole no 4 est d’éviter que les États puissent éloigner un certain nombre d’étrangers sans examiner leur situation personnelle et, par conséquent, sans leur permettre d’exposer leurs arguments s’opposant à la mesure prise par l’autorité compétente. »

Il ressort de la déclaration ci-dessus (en particulier des expressions catégoriques « sans examiner » et « sans leur permettre »), qui expose le principe jurisprudentiel en vigueur à ce jour, que l’obligation procédurale au titre de l’article 4 du Protocole no 4 est impérative, et ne laisse aucune discrétion à l’État de ne pas l’exercer (à noter les termes « (...) éviter que les États puissent éloigner (...) », italique ajouté). En cas d’expulsions collectives, tout étranger est titulaire d’un droit procédural autonome. Cette disposition et la jurisprudence y afférente ne touchent pas au fond de l’affaire ni aux conséquences résultant du respect de l’obligation procédurale. Par ailleurs, selon le passage ci-dessus, un étranger peut exposer ses arguments contre la mesure prise par l’autorité pertinente et cela ne s’applique pas seulement lorsqu’il existe une possibilité effective de soumettre les arguments contre l’expulsion, par exemple dans le cadre d’une procédure d’asile. L’absence d’entretien individuel, comme en l’espèce, emporte automatiquement violation de l’article 4 du Protocole no 4. Peu importe ce qu’ont dit les avocats des requérants au cours de l’audience, à savoir que « les circonstances individuelles des requérants ne leur permettaient pas d’invoquer la protection internationale ou le principe de non-refoulement » (paragraphe 222 de l’arrêt). Cela ne peut, à mon sens, compromettre la ligne de défense des requérants car, de leur point de vue, ce qui importait était de bénéficier d’un entretien et d’avoir le droit d’exposer leurs arguments, contre la mesure prise, qu’ils aient ou non des arguments et, dans l’affirmative, que ceux-ci fussent ou non valables, eu égard au fait que les intéressés ne disposaient pas à ce moment-là de l’assistance d’un avocat pour leur expliquer leurs droits. À l’audience, leurs avocats ont déclaré qu’ils n’étaient pas en mesure de préciser sur quelle base légale leurs clients aurait pu se fonder pour justifier la prolongation de leur séjour en Italie. Et c’était là, bien sûr, une déclaration sincère puisque les requérants n’ont pas sollicité a posteriori l’autorisation de rester en Italie ni demander à disposer d’un recours à cette fin. Ils ont seulement contesté devant la Cour le non-respect par les autorités italiennes de leurs obligations procédurales en vertu de l’article 4 du Protocole no 4.

21.  Dans l’arrêt (paragraphe 237), dans la partie intitulée « Les principes établis dans la jurisprudence de la Cour », il est énoncé à juste titre que :

« [s]elon la jurisprudence de la Cour, il faut entendre par expulsion collective « toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe » (...) ».

Bien entendu, un examen ne peut être « raisonnable et objectif », selon les termes employés dans ce passage, en l’absence d’un entretien individuel conduit par les autorités.

22.  L’interdiction des expulsions collectives figurant à l’article 4 du Protocole no 4 concerne seulement la procédure et non les motifs de fond justifiant l’expulsion. Contrairement à l’article 1 § 2 du Protocole no 7, qui prévoit des motifs autorisant de manière inconditionnelle des expulsions individuelles d’étrangers résidant légalement sur le territoire d’un État (c’est-à-dire des expulsions « nécessaires dans l’intérêt de l’ordre public » ou « basées sur des raisons de sécurité nationale »), l’article 4 du Protocole no 4 ne contient pas de disposition similaire, mais ne fait que consacrer une interdiction des expulsions collectives.

23.  À supposer même que l’article 4 du Protocole no 4 garantisse, outre un droit procédural, aussi un droit matériel, imposant de manière symétrique aux autorités nationales une obligation procédurale et une obligation matérielle, un non-respect de l’obligation procédurale suffirait à emporter violation de l’article 4 du Protocole no 4. Tel est le cas pour d’autres dispositions de la Convention, par exemple les articles 2, 3 et 8, pour lesquels la jurisprudence est claire : ces dispositions garantissent des droits tant matériels que procéduraux et les obligations correspondantes de l’État sont distinctes, indépendantes et autonomes. Par exemple, dans l’affaire Celniku c. Grèce (no 21449/04, §§ 54, 59 et 70, 5 juillet 2007), la Cour a trouvé une violation de l’article 2 de la Convention uniquement sous son volet procédural et non sous son volet matériel.

24.  Les requérants soutiennent à juste titre dans leurs observations (précitées, § 126) que leur interprétation de l’article 4 du Protocole no 4 était conforme au droit international coutumier et à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, dans le sens que les étrangers ont le droit d’exprimer leurs vues sur la régularité de leur séjour. Cet argument peut être étayé par le principe de la « cohérence externe », selon lequel « un traité ne saurait être interprété dans le vide, mais doit être considéré comme faisant partie d’un système juridique plus large » (Daniel Rietiker, “The Principle of ‘Effectiveness’ in the Recent Jurisprudence of the European Court of Human Rights: Its Different Dimensions and Its Consistency with Public International Law – No Need for the Concept of Treaty Sui Generis”, Nordic Journal of International Law, vol. 79, no 2 (2010), p. 271). Il convient de noter que, aux termes de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités, « [i]l sera tenu compte, en même temps que du contexte (...) : c) de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties ».

25.  Toutes les tierces parties qui sont intervenues dans la procédure devant la Grande Chambre ont exposé des arguments convaincants, allant dans le sens de l’interprétation par les requérants de l’article 4 du Protocole no 4. La Coordination française pour le droit d’asile « considère que l’arrêt de la chambre s’inscrit dans la logique de la jurisprudence de la Cour (...) et qu’il est conforme à la pratique d’autres organes internationaux » (paragraphe 230 de l’arrêt). Elle ajoute que « [cette obligation] pèserait sur les États même en l’absence d’une demande explicite d’asile. L’expulsion de migrants sans examen rigoureux de leur situation individuelle augmenterait très sensiblement le risque de refoulement vers un pays non sûr » (paragraphe 230 de l’arrêt). Le Centre McGill a observé de manière pertinente qu’il « ressortirait d’un examen de la jurisprudence de la Cour qu’il y a une présomption d’expulsion « collective » en présence d’un éloignement d’étrangers en tant que groupe. Il incomberait ensuite à l’État de prouver qu’il a assuré une procédure équitable et individualisée à chaque individu expulsé, réalisant un examen raisonnable et objectif de sa situation particulière » (paragraphe 233 de l’arrêt). Enfin, le Centre AIRE et l’ECRE ont à juste titre fait les observations suivantes (paragraphe 235 de l’arrêt) :

« (...) la circonstance qu’un État soit classé comme un « pays sûr » ne signifie pas nécessairement que toute personne peut y être refoulée. Une évaluation individuelle devrait être faite avant le renvoi, et le fait que les requérants n’ont pas allégué un risque de violation des articles 2 et/ou 3 de la Convention en cas de refoulement vers la Tunisie serait sans importance. (...) Par ailleurs, le droit d’un migrant à être entendu et à faire connaître son point de vue de manière effective avant l’adoption d’une décision concernant son expulsion aurait été affirmé par la CJUE dans les arrêts Khaled Boudjlida et Sophie Mukarubega, précités (...) ».

26.  On peut conclure de ce qui précède qu’un État, pour satisfaire à l’obligation qui lui incombe en vertu de l’article 4 du Protocole no 4, doit avant tout lui donner effet par la procédure d’entretien individuel.

C.  Sur le point de savoir si l’obligation procédurale de conduire des entretiens individuels en vertu de l’article 4 du Protocole no 4 a en fait été respectée

27.  Quant aux faits, la majorité accepte la déclaration du Gouvernement selon laquelle des entretiens individuels ont été conduits avec les requérants en présence d’un interprète ou d’un médiateur culturel, et dont les retranscriptions auraient été cependant détruites par le feu lors d’une émeute, et rejette l’affirmation des requérants selon laquelle ils n’ont bénéficié d’aucun entretien individuel. Avec tout le respect que je lui dois, la majorité fait ce constat sans prendre en considération le fait que la charge de la preuve relative à l’existence d’un entretien individuel pesait sur le Gouvernement, qui n’a produit aucun élément à cet égard devant la Cour, et sans tenir compte de la conclusion de la chambre sur ce point en faveur des requérants, conclusion que le Gouvernement n’a pas contestée dans sa demande de renvoi.

28.  La majorité juge plausible l’explication donnée par le Gouvernement selon laquelle les fiches d’information concernant les requérants ont été détruites par le feu, et estime raisonnable de présumer que, étant donné que plusieurs spécialistes travaillaient au centre d’accueil initial et d’hébergement (CSPA), ces personnes doivent être intervenues pour faciliter la communication et la compréhension mutuelle entre les migrants et les autorités italiennes.

29.  Supposons que l’allégation du Gouvernement selon laquelle les documents en question ont disparu dans l’incendie du 20 septembre 2011 soit vraie : dès lors que les requérants sont restés en Italie au moins une semaine de plus, les autorités italiennes auraient dû conduire un autre entretien et aurait dû établir un nouveau rapport – une obligation qu’ils n’ont manifestement pas remplie. Au contraire, la deuxième identification avant le départ des requérants a été menée par un représentant d’un État tiers, et non par les autorités italiennes (paragraphe 250 de l’arrêt). Le Gouvernement n’a donné aucune explication quant à la raison pour laquelle ces autorités n’ont pas organisé un deuxième entretien puisque les retranscriptions du premier avaient été détruites par le feu. À supposer que les autorités eussent été confrontées avec certaines difficultés administratives au moment des faits en raison de la révolte, elles auraient dû suspendre le processus d’expulsion jusqu’à ce qu’elles fussent en mesure d’organiser de nouveaux entretiens individuels.

30.  Dans les décrets de refoulement pertinents (dont le texte figure au paragraphe 19 de l’arrêt), seule une référence à l’identification des requérants apparaît, sans que rien ne soit dit sur un entretien individuel, ce qui constitue une autre indication forte, voire une preuve, démontrant qu’aucun entretien n’a été conduit. La similarité entre les décrets, dont le libellé est par ailleurs identique, reflète généralement le fait que les circonstances personnelles des requérants n’ont pas été prise en compte.

31.  À mon sens, on ne peut tirer aucune conclusion raisonnable en faveur de l’argumentation du Gouvernement du fait que plusieurs spécialistes travaillaient aussi au CSPA, comme l’admet la majorité. S’il y avait eu un entretien organisé avec l’assistance d’un interprète ou d’un médiateur culturel, toutes les personnes impliquées dans l’entretien auraient été nommées par le Gouvernement et aurait pu être mises à disposition pour apporter leur témoignage sur l’entretien et son contexte, mais cela n’a même pas été évoqué. Si le Gouvernement ne se rappelle pas si et en présence de qui un entretien a été conduit, ce qui semble être le cas, il ne peut logiquement pas soutenir de manière convaincante que, parce qu’il y aurait eu des entretiens avec l’ensemble des migrants, cela pourrait aussi avoir été le cas pour les requérants. On ne peut fonder la preuve d’un fait particulier allégué – en l’espèce les entretiens prétendument conduits avec les requérants – sur une hypothèse générale relative à une pratique lorsque, premièrement, celle-ci est vague, incertaine et pas particulièrement crédible, et, deuxièmement, lorsqu’il se peut qu’elle n’ait pas été appliquée dans un cas spécifique pour de nombreuses raisons. Selon les règles de preuve et les principes de la logique, un fait doit être spécifiquement prouvé et ne peut pas être démontré seulement par des généralités et par des affirmations incertaines. Non seulement il faut prouver qu’un entretien a été conduit, mais également, et surtout, il faut démontrer son contexte. Ainsi, à supposer même qu’il faille présumer que les autorités ont posé certaines questions aux requérants, sans qu’on en connaisse les détails, on ne saurait dire avec certitude qu’il s’agissait d’un entretien individuel ; plus important, il serait impossible de savoir quelles était les réponses données aux questions posées. En l’absence de procès-verbal et de détails particuliers, la Cour serait incapable d’exercer son rôle de supervision, puisqu’elle n’aurait pas la possibilité d’examiner si l’obligation procédurale de l’article 4 du Protocole no 4 a été remplie.

32.  Par analogie, selon la jurisprudence constante de la Cour, lorsqu’il n’existe aucun compte rendu officiel de l’arrestation et de la détention ultérieure d’un individu, cette absence ou omission doit soit être considérée comme une très grave lacune. Plus particulièrement, le défaut d’enregistrement d’une détention est considéré comme une négation totale des garanties fondamentales figurant à l’article 5 de la Convention, qui consacre le droit à la liberté et à la sûreté. Cela dénote une violation des plus graves de cette disposition, qui est incompatible avec l’exigence de régularité de la détention et avec l’objectif même de l’article 5 (Fedotov c. Russie, no 5140/02, § 78, 25 octobre 2005, Menecheva c. Russie, no 59261/00, § 87, CEDH 2006‑III, et Kurt c. Turquie, 25 mai 1998, § 125, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III). Le défaut d’enregistrement en bonne et due forme de l’arrestation et de la détention d’un individu suffit donc à la Cour pour conclure à la violation de l’article 5 § 1 (Anguelova c. Bulgarie, no 38361/97, § 157, CEDH 2002‑IV, et Menecheva, précité, §§ 87-89). Si la formalité d’enregistrement officiel est indispensable pour la garantie d’un droit non absolu, comme tel est le cas pour le droit au titre de l’article 5 § 1, on peut se demander pourquoi pareille formalité ne devrait pas être d’autant plus indispensable s’agissant de la garantie d’un droit procédural absolu comme le droit consacré par l’article 4 du Protocole no 4.

33.  Quant à la question de l’entretien individuel pour lequel aucune preuve n’a été produite par le Gouvernement, la Cour aurait dû adopter la même approche pour l’admission des preuves que celles qu’elle a suivie concernant les conditions alléguées de vie sur les bateaux à bord desquels les requérants ont embarqué. Sur cette dernière question, la Cour, à juste titre, a refusé d’admettre les allégations des requérants, puisque, ainsi qu’elle a constaté, ces allégations ne se fondaient « sur aucun élément objectif autre que les dires des intéressés » (paragraphe 204 de l’arrêt).

34.  Dans le présent arrêt, l’accent est mis sur le fait que « les requérants n’ont pas contesté l’affirmation du Gouvernement selon laquelle quatre‑vingt‑dix‑neuf opérateurs sociaux, trois assistants sociaux, trois psychologues, huit interprètes et médiateurs culturels travaillaient au sein du CSPA » (paragraphe 246 de l’arrêt). Cependant, ce fait allégué était hors de propos pour les requérants quant à leur grief tenant à l’absence d’entretien individuel, puisqu’on ne saurait attendre des intéressés qu’ils jugent important de savoir, aux fins de leur contre-argumentation, combien de personnes travaillaient au CSPA à l’époque des faits et ce qu’elles faisaient. Selon la même logique, lorsqu’une personne est victime d’une infraction, peu lui importe combien de policiers étaient en service dans la ville lors de la commission de ce crime. Elle se focaliserait sur le fait qu’elle n’a pas été protégée par la police et que l’auteur du crime n’a pas été appréhendé.

35.  Il est important de préciser que le Gouvernement n’a même pas été en mesure de préciser si un interprète « ou » un médiateur culturel ont véritablement assisté à l’entretien (paragraphe 224 de l’arrêt). Il n’a pas non plus précisé combien de ces huit spécialistes étaient interprètes et combien étaient des médiateurs culturels. Quoiqu’il en soit, il y avait seulement huit de ces spécialistes et la référence à tout autre spécialiste comme les opérateurs sociaux, travailleurs sociaux et psychologues (paragraphe 246 de l’arrêt) était, avec tout le respect que je dois à la majorité, non seulement hors de propos mais également trompeuse, l’allégation du Gouvernement relative à la présence de tiers lors de l’entretien se limitant uniquement aux interprètes ou aux médiateur culturel. De plus, un nombre considérable de ressortissants étrangers se trouvaient au CSPA à l’époque des faits, comme indiqué aux paragraphes 180 et 182 de l’arrêt. Il est donc possible que le nombre d’interprètes ou de médiateurs culturels n’ait pas été suffisant pour satisfaire à tous les besoins requis. En d’autres termes, l’infrastructure administrative nécessaire pour procéder convenablement à autant d’expulsions dans une période aussi courte n’était pas nécessairement adéquate. Personne ne sait, après tout, combien de ces interprètes ou travailleurs culturels travaillaient à la date où les entretiens individuels auraient été tenus. Étant donné que la charge de la preuve démontrant qu’un entretien individuel a bien été conduit pesait sur le Gouvernement, que celui-ci n’a pas pu désigner nommément les personnes ayant conduit les entretiens allégués ou produit devant la Cour un témoignage quant au contenu des entretiens, pareille allégation ne peut qu’être spéculative, sans aucun poids probant, même selon le critère de la plus forte probabilité. Or je pense que la norme de la preuve dans de telles affaires doit être élevée, et particulièrement « au-delà de tout doute raisonnable » puisque le droit procédural garanti par l’article 4 du Protocole no 4 est absolu et l’obligation procédurale de l’État défendeur en vertu de cette disposition impérative. En d’autres termes, un État qui procède à des expulsions de masse d’étrangers doit faire l’objet d’une présomption de violation de l’article 4 du Protocole no 4, sauf s’il peut prouver, au-delà de tout doute raisonnable, qu’il a suivi une procédure en bonne et due forme concernant chacun des étrangers appartenant au groupe, par le biais d’une procédure impliquant des entretiens individuels.

36.  Les requérants soutiennent qu’il n’existait aucun enregistrement de leur entretien individuel, non pas parce que ceux-ci avaient été détruits par le feu, mais tout simplement parce qu’il n’y avait eu aucun entretien individuel à enregistrer. Pourquoi devrait-on accepter la position du Gouvernement qui, alors qu’il avait l’obligation de conduire des entretiens individuels, n’a produit devant la Cour aucune preuve à cet égard, et pourquoi devrait-on refuser d’accepter les affirmations des trois requérants selon laquelle aucun entretien individuel n’a eu lieu et les autorités ont failli de manière flagrante à remplir leur obligation procédurale en vertu de l’article 4 du Protocole no 4 ?

37.  Non seulement il n’existe aucun enregistrement disponible démontrant qu’un entretien individuel a été conduit, mais il existe encore moins des enregistrements démontrant qu’une possibilité a été donnée aux requérants de présenter aux autorités les raisons justifiant qu’ils restent en Italie ou expliquant pourquoi il ne fallait pas les renvoyer. Quant à la possibilité prétendument offerte aux requérants de présenter une demande d’asile s’ils le souhaitaient, de nouveau l’allégation du Gouvernement était par nature générale, ainsi qu’il ressort du paragraphe 225 de l’arrêt :

« De l’avis du Gouvernement, les requérants, comme tous les autres migrants, ont bien été informés de la possibilité de formuler une demande d’asile. Ils auraient simplement décidé de ne pas se prévaloir de cette faculté. »

En conséquence, la position de la majorité, qui admet comme convaincante une telle allégation générale du Gouvernement, n’est rien de plus qu’une supposition, ainsi qu’il ressort du paragraphe 247 de l’arrêt :

« Il n’en demeure pas moins que dans le cadre d’une procédure d’expulsion, la possibilité d’introduire une demande d’asile est une garantie primordiale, et que rien ne permet de penser que les autorités italiennes, qui ont été à l’écoute des migrants souhaitant invoquer le principe de non-refoulement, seraient restées passives face à la présentation d’autres obstacles légitimes et légalement défendables au renvoi des intéressés. »

38.  La majorité, acceptant l’allégation du Gouvernement, dit que « les requérants ont eu l’occasion d’alerter les autorités quant à d’éventuelles raisons justifiant leur séjour en Italie ou s’opposant à leur renvoi » (paragraphe 247 de l’arrêt). Premièrement, le Gouvernement n’a pas allégué avoir conservé une trace écrite de l’information qu’il aurait donnée aux requérants sur leurs droits, ni n’a fourni des éléments démontrant que pareil trace écrite ait jamais existé. Mais comment l’allégation du Gouvernement concernant l’information qu’il aurait donnée aux requérants peut-elle être convaincante ou valable, dès lors qu’aucune preuve documentaires n’a été produite pour l’étayer ? À supposer même qu’il n’y eût aucune preuve documentaire parce que celle-ci aurait été détruite, les autorités avaient une obligation positive d’offrir aux requérants une nouvelle possibilité de présenter toute demande qu’ils entendaient leur soumettre et de les enregistrer en conséquence. En l’absence d’enregistrement, on ne peut savoir si les autorités ont informé les requérants de leurs droits et si les requérants ont donné des éléments pertinents aux autorités. Pourquoi faudrait-il accepter l’allégation du Gouvernement selon laquelle ils ont informé les requérants de la possibilité de présenter une demande d’asile, dès lors que les autorités suivaient la procédure sommaire prévue par les accords bilatéraux pour expulser les intéressés ?

39.  Il est énoncé au paragraphe 249 de l’arrêt que :

« [m]ême en tenant compte des difficultés objectives qu’ils ont pu rencontrer au sein du CSPA ou à bord des navires (...), la Cour estime que pendant ce laps de temps non négligeable les intéressés ont eu la possibilité d’attirer l’attention des autorités nationales sur toute circonstance pouvant affecter leur statut et leur droit de séjourner en Italie. »

Dès lors que, selon la majorité, le laps de temps pendant lequel les requérants ont séjourné en Italie n’était pas négligeable, et leur donnait le temps d’attirer l’attention des autorités sur quelque demande qu’ils auraient pu avoir, cette période aurait pu aussi, et surotu, être mise à profit par les autorités pour réitérer les entretiens individuels allégués, si l’on tient pour vraie l’allégation du Gouvernement selon laquelle les enregistrements des entretiens avaient été détruits par le feu. Eu égard aux faits de la cause, et malgré la situation vulnérable et difficile des requérants, ceux-ci, à mon avis, ne sont pas vu offrir la possibilité par les autorités d’avoir un entretien individuel ou de soulever des demandes ou d’obtenir une assistance juridique. Par ailleurs, il est vrai que les expulsions collectives d’étrangers sans aucune garantie procédurale créent parmi ceux-ci des sentiments d’incertitude.

40.  La Cour a conclu à l’unanimité que le gouvernement défendeur avait violé l’article 5 § 2 de la Convention, qui dispose que « [t]oute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle ». Il me semble que cette conclusion est plus conforme à ma thèse selon laquelle les autorités ont montré un échec similaire et un manque de diligence et de prudence concernant la question des entretiens individuels en vertu de l’article 4 du Protocole no 4 qu’avec la position du Gouvernement qui prétend s’être conformé tant aux dispositions de l’article 5 § 2 que de l’article 4 du Protocole no 4. Pourquoi devrions-nous attendre des autorités qu’elles informent le requérant sur leurs droits alors qu’elles ne les ont pas informés des raisons de leur arrestation ? Après tout, ainsi qu’on l’a dit ci-dessus, les accords bilatéraux simplifiés entre l’Italie et la Tunisie ont été appliqués pour le retour des requérants, en l’absence de tout représentant des autorités italiennes dans la procédure de réadmission.

41.  Avec tout le respect que je dois à la majorité, l’argument qu’elle tire du fait allégué que soixante-douze migrants présents au CSPA de Lampedusa avaient manifesté leur intention de présenter une demande d’asile (paragraphe 247 de l’arrêt) n’est pas très pertinent, premièrement parce que la présente affaire n’a pas donné lieu à un examen des circonstances de ces autres migrants – qui ont peut-être, ou peut-être pas, bénéficié d’un entretien individuel – en vue de les comparer avec les circonstances des requérants, et, deuxièmement, parce que qu’il n’existe aucun enregistrement prouvant ce qui s’est réellement passé ou ce qui avait été dit ou allégué, comme on l’a dit plus haut, si tant est que ces entretiens ont bien eu lieu. Quoiqu’il en soit, pourquoi devrait-on prendre en compte ce qui s’est produit pour ces soixante-douze migrants, à propos desquels la Cour n’a aucune information, et ne pas prendre en compte les conclusions de la chambre lorsqu’elle énonce « qu’un grand nombre de personnes de même origine avait connu, à l’époque des faits incriminés, le même sort des requérants », que « l’accord italo-tunisien – non public – d’avril 2011, prévoyait le renvoi des migrants irréguliers tunisiens par le biais de procédures simplifiées, sur la base de la simple identification de la personne concernée de la part des autorités consulaires tunisiennes » (paragraphe 213 de l’arrêt de la chambre) et, finalement, que « ces éléments étaient suffisants pour conclure au caractère collectif de l’expulsion, et donc à la violation de l’article 4 du Protocole no 4 » (ibidem) ?

42.  En conclusion, j’estime qu’il n’est pas prouvé que les requérants ont bénéficié d’entretiens individuels aux fins de l’article 4 du Protocole no 4 et que les autorités italiennes ont manqué de manière flagrante à leurs obligations procédurales.

D.  Sur le point de savoir si l’adjectif « collectives » figurant à l’article 4 du Protocole no 4 renvoie aux « mesures » ou aux « procédures » conduisant à des expulsions d’étrangers, ou si ce terme est par nature quantitatif

43.  La question se pose de savoir quelle est la véritable signification de l’adjectif « collectives » figurant à l’article 4 du Protocole no 4, qui revêt une importance centrale pour la détermination de la notion d’« expulsions collectives ».

44.  Si la majorité, au paragraphe 244 de l’arrêt, se pose la question de savoir si l’expulsion des requérants était « collective » par nature, elle ne dit rien sur la nécessité d’une exigence quantitative quant à la signification de l’expression « expulsions collectives » au sens de l’article 4 du Protocole no 4. Cependant, dans l’arrêt, on part du principe, même si ce n’est pas expressément énoncé, que la requête, si elle ne l’avait pas été pour les autres motifs donnés dans l’arrêt, n’aurait pas été rejetée sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 4 au motif que les requérants étaient seulement au nombre de trois, et ne respectaient pas un seuil numérique en vertu de ladite disposition, comme c’était l’avis de deux des juges dans la chambre, les juges Sajó et Vučinić, dans leur opinion commune en partie dissidente. Selon ces deux juges, qui ont interprété l’article 4 du Protocole no 4 à la lumière de son historique (paragraphes 9 et 18 de leur opinion), il n’y a pas eu une « expulsion collective » en l’espèce, étant donné que l’expulsion n’était pas dirigée contre un « groupe entier », ce qui impliquerait une expulsion d’étrangers à grande échelle.

45.  L’adjectif « collectives » figurant à l’article 4 du Protocole no 4, qui renvoie à l’expression « expulsions d’étrangers », pouvait très logiquement indiquer les mesures ou les procédures prévues pour encadrer l’expulsion d’étrangers en tant que groupe, et non le nombre d’étrangers impliqués dans une expulsion groupée. Sinon, des adjectifs tels que « massives » ou « substantielles » auraient été employés à la place. La jurisprudence de la Cour (voir les références figurant au paragraphe 237 de l’arrêt), lorsqu’elle utilise l’adjectif « collective » pour qualifier une expulsion, renvoie à un groupe (« en tant que groupe »), sans faire de distinction entre les groupes en fonction du nombre de leurs membres. L’article 4 du Protocole no 4 et la jurisprudence de la Cour n’établissant aucune distinction fondée sur un critère numérique, il ne faudrait pas introduire une telle distinction, conformément à la maxime latine ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus (7 Coke’s Reports, 5).

46.  Un argument en faveur de l’idée que l’adjectif « collectives » figurant à l’article 4 du Protocole no 4 renvoie à des « mesures » ou « procédures » plutôt qu’à un nombre quantitatif ou numérique peut être déduit du libellé de l’article précédent du même Protocole, à savoir l’article 3 § 1, qui prévoit l’interdiction pour un État d’expulser un de ses ressortissants. Cette disposition se lit ainsi :

« 1.  Nul ne peut être expulsé, par voie de mesure individuelle ou collective, du territoire de l’État dont il est le ressortissant. »

Les mots dans cette disposition qui viennent à l’appui de la présente idée sont les suivants : les adjectifs « individuelle » et « collective », qui sont utilisés de manière disjonctive, et probablement en tant qu’antonymes ; l’expression « par voie de » ; et le nom « mesure », auquel se réfère les adjectifs « individuelle » et « collective ».

47.  Il ressort donc clairement de l’analyse ci-dessus que le même adjectif, à savoir « collective », qui est utilisé dans les deux dispositions, l’article 3 et l’article 4 du Protocole no 4, a ou devrait avoir la même signification, et donc renvoyer aux « mesures » ou aux « procédures » relatives aux expulsions de personnes en tant que groupe. Une règle saine d’interprétation, qui, à mon sens, s’applique également aux dispositions de la Convention, consiste à donner la même signification aux mêmes termes ou expressions apparaissant dans des parties différentes d’un instrument juridique, sauf si le contraire est expressément mentionné (F.A.R. Bennion, Bennion on Statutory Interpretation: a Code, 5e édition, Londres, 2008, pp. 1160 et 1217, ainsi que la jurisprudence de common law y citée). Conformément à une interprétation systémique et au principe selon lequel la Convention doit être interprétée de manière globale et ses différentes parties doivent être lues noscitur a sociis, les articles 3 et 4 du Protocole no 4 devraient être lus à la lumière l’une de l’autre, et l’expression « expulsion collective » devrait être interprétée en association avec les autres termes de l’article 3 § 1 dans leur contexte et en interprétant le Protocole no 4 de manière globale. Pareille interprétation est conforme à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, ainsi libellé : « Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ». Cette disposition traduit la règle selon laquelle les mêmes termes doivent avoir la même signification, si une signification ordinaire doit être donnée aux mêmes termes dans un traité. Dans l’arrêt Hirsi Jamaa et autres (précité, §§ 170–171), la Cour, traitant d’une autre question relevant également de l’article 4 du Protocole no 4, s’est clairement référée au principe d’interprétation ci-dessus consacré par la Convention de Vienne :

« 170.  Pour interpréter les dispositions conventionnelles, la Cour s’inspire des articles 31 à 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités (voir, par exemple, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 65, CEDH 2008, Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, § 62, CEDH 2008).

171.  En application de la Convention de Vienne sur le droit des traités, la Cour doit établir le sens ordinaire à attribuer aux termes dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la disposition dont ils sont tirés. Elle doit tenir compte du fait que la disposition en question fait partie d’un traité pour la protection effective des droits de l’homme, et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005-X). La Cour doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001XI, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005VI ; voir également l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne). La Cour peut aussi faire appel à des moyens complémentaires d’interprétation, notamment aux travaux préparatoires de la Convention, soit pour confirmer un sens déterminé conformément aux méthodes évoquées plus haut, soit pour en clarifier le sens lorsqu’il serait autrement ambigu, obscur ou manifestement absurde et déraisonnable (article 32 de la Convention de Vienne). »

48.  Il ressort également des travaux préparatoires concernant le Protocole no 4, qui constitue un outil d’interprétation additionnel en vertu de l’article 32 de la Convention de Vienne, que la même signification est attachée à l’expression « expulsions collectives » en ce qui concerne les nationaux et les étrangers. Au paragraphe 32 de son rapport, le Comité d’experts sur les droits de l’homme du Comité des Ministres (Recueil des Travaux préparatoires du Protocole no 4, Strasbourg, 1976, p. 669), a formulé les considérations suivantes :

« La présente disposition vise les expulsions collectives frappant les étrangers, en ce compris les apatrides. Quant aux expulsions collectives de nationaux, elles sont interdites en vertu de l’article 3 § 1 ».

49.  De même, au paragraphe 33 du même rapport, le Comité d’expert a ajouté :

« Il a été entendu que l’adoption du présent article [l’article 4 du Protocole no 4] et de l’article 3 § 1 ne pourrait en aucune façon être interprétée comme étant de nature à légitimer les mesures d’expulsion collective prises dans le passé. »

50.  Par ailleurs, la Cour, dans l’arrêt Hirsi Jaama et autres (précité, § 174) a lu de manière combinée les articles 3 et 4 du Protocole no 4, concernant la signification du terme « expulsion » dans les deux articles, ce qui vient encore étayer l’idée d’une signification commune de l’adjectif « collective » :

« Enfin, pour les rédacteurs du Protocole no 4, le mot « expulsion » devait être interprété « dans le sens générique que lui reconnaît le langage courant (chasser hors d’un endroit) ». Bien que cette dernière définition soit contenue dans la section relative à l’article 3 du Protocole no 4, la Cour considère qu’elle peut être appliquée également à l’article 4 du même Protocole. »

51.  Dans l’ouvrage Theory and Practice of the European Convention on Human Rights (P. Van Dijk, F. Van Hoof, A. Van Rijn et L. Zwaak (éd.), 4e édition, Antwerp-Oxford, 2006), plus précisément le chapitre 23 intitulé “Prohibition of Collective Expulsion of Aliens (Article 4 of Protocol No. 4”), révision par J. Schokkenbroek, p. 955), il est élégamment expliqué que le critère déterminant pour l’application de l’article 4 du Protocole no 4 tient à la procédure conduisant à l’expulsion, et pas au nombre de personnes composant le groupe ni au lien entre ses membres :

« Même alors, la question de savoir ce qui distingue exactement l’expulsion d’un groupe d’étrangers de l’expulsion d’un certain nombre d’individus de nationalité étrangère n’a pas encore reçu de réponse. Quelle taille doit avoir un tel groupe ? L’expulsion d’une famille entière doit-elle être considérée comme une expulsion collective ? Et est-ce le cas, par exemple, pour l’expulsion d’un orchestre ou d’une équipe sportive composée d’étrangers ? Dans l’affirmative, en quoi de tels « groupes » méritent-ils plus de protection qu’un étranger qui vit seul ou qu’un seul musicien ou sportif de nationalité étrangère ? Ce problème ne peut être résolu que si l’on utilise comme critère déterminant pour l’application de l’article 4, non pas le nombre des membres du groupe ou le lien entre eux, mais la procédure conduisant à l’expulsion. Si une personne est expulsée en même temps que d’autres personnes sans bénéficier d’un traitement individuel, son expulsion est un cas d’expulsion collective. »

52.  L’article 4 du Protocole no 4 consacre une garantie procédurale de la dignité humaine qui est inhérente à la Convention. Ce que la Cour dit de manière très pertinente dans l’arrêt Bouyid (précité, § 81) concernant l’interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants, c’est-à-dire qu’il s’agit d’« une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine », s’applique également, à mon sens, à l’interdiction des expulsions collectives, en ce sens que l’absence de la garantie procédurale que constitue l’entretien individuel est incompatible avec les valeurs fondamentales d’une société démocratique consacrées par la Convention. Il convient de souligner que les droits au titre des articles 3 et 4 du Protocole no 4 sont tous deux des droits absolus, qui ne souffrent aucune exception. Comme l’a dit très justement le professeur Feldman, la dignité humaine « peut nécessiter d’être prise en compte (...) lorsqu’on interprète les droits issus de la Convention eux-mêmes (...) » (David Feldman, “Human Dignity as a Legal Value” – partie II, Public Law, Spring 2000, p.75). Ainsi, les rédacteurs de la Convention n’ont pas eu l’intention de limiter la garantie procédurale de l’article 4 du Protocole no 4, imprégnée comme elle est de l’idée de dignité humaine, seulement aux affaires où l’expulsion de personnes est numériquement massive, et non également dans le cas d’une expulsion arbitraire de groupes d’étrangers plus petits, sans traiter ces personnes en tant que « groupes » au regard de l’article 4 du Protocole no 4 et sans exiger un examen raisonnable et objectif du cas particulier de chacun des étrangers dans un groupe, au cas par cas, dans une procédure impliquant un entretien individuel. La garantie procédurale contenue dans l’article 4 du Protocole no 4 se fonde sur l’idée que le fait de traiter des êtres humains comme du bétail et de leur faire subir un renvoi collectif et global sape l’individualité et porte atteinte à la personnalité, à l’autonomie et à la dignité humaine. Ainsi, en définitive, c’est la dignité humaine que l’article 4 du Protocole no 4 cherche à protéger. De nouveau, il serait contraire à l’idée de nature humaine et à l’objectif de la Convention que la Cour décide de cette question sur la base de considérations arithmétiques.

53.  Même si, aux fins de la discussion, on oppose deux interprétations également valables ou défendables de l’article 4 du Protocole no 4, il conviendrait de privilégier celle qui favorise l’essence du droit (in dubio in favorem pro libertate) et qui, en même temps, ne limite pas la portée ratione personae de ladite provision, plutôt que l’autre, qui exclurait de la protection de l’article 4 de petits groupes d’étrangers, comme le groupe des requérants en l’espèce.

54.  En conclusion, aux fins de l’article 4 du Protocole no 4, il importe peu que les requérants aient été seulement trois. Par ailleurs, ils ont été expulsés vers leur pays d’origine en tant que groupe, uniquement sur la base de leur nationalité, ce que cette disposition interdit.

E.  Sur le point de savoir si la régularité de la résidence ou du séjour et l’objectif de l’entrée sur le territoire d’un État sont des critères aux fins de l’application de l’article 4 du Protocole no 4

55.  L’article 4 du Protocole no 4 ne distingue pas entre les groupes d’étrangers selon qu’ils sont entrés régulièrement ou irrégulièrement sur le territoire d’un État. Il ne distingue pas non plus entre différentes catégories de groupes qui sont entrés irrégulièrement sur le territoire d’un État. Ainsi, on ne devrait pas faire une telle distinction, et observer le principe susmentionné ubi lex non distinguit, nec nos distinguere debemus. Sinon, l’interprétation serait restrictive et contraire à l’objet de la disposition.

56.  Le Comité d’experts, qui a finalisé le projet de l’article 4 du Protocole no 4 a dit très clairement (Recueil des Travaux préparatoires du Protocole no 4, précité, p. 505, § 34) quelle interdiction figurant à cette disposition s’applique aux étrangers, qu’ils résident ou non, ou soient domiciliés ou non, sur le territoire de l’État dans lequel ils se trouvent :

« La présente disposition vise les expulsions collectives frappant les étrangers. Par étrangers, il faut entendre ici tous ceux qui n’ont pas un droit actuel de nationalité dans l’État sans distinguer, ni s’ils sont de passage ou s’ils sont résidants ou domiciliés, ni s’ils sont des réfugiés ou s’ils sont entrés dans le pays de leur plein gré, ni s’ils sont apatrides ou s’ils possèdent une nationalité. Quant aux expulsions collectives de nationaux, elles sont interdites en vertu de l’article 3 § 1. »

Outre cette explication limpide du Comité d’experts, l’évolution du projet d’article 4 du Protocole no 4 est intéressante et soutient le point en question, à savoir que cet article ne se limite pas aux étrangers qui résident légalement sur le territoire d’un État. Le projet d’article initial contenait en effet, dans ses deux premiers paragraphes, une disposition similaire à celle qui apparaît à l’article 1 §§ 1 et 2 du Protocole no 7, qui traite expressément de l’expulsion individuelle d’étrangers résidant légalement sur le territoire d’un État. Mais le projet d’article 4 du Protocole no 4, dans son troisième et dernier paragraphe disposait que « les expulsions collectives sont interdites » (ibidem, pp. 447 et 454). Ce dernier paragraphe, au contraire des deux premiers, visait à s’appliquer quelle que soit la nationalité ou la résidence des personnes expulsées (ibidem, pp. 481 et 505). Le Comité d’experts a finalement décidé de ne pas inclure dans l’article 4 du Protocole no 4 une quelconque disposition concernant l’expulsion individuelle d’étrangers résidant légalement sur le territoire d’un État, et il a donc supprimé les deux premiers paragraphes, ne laissant subsister que l’expulsion d’un groupe, en limitant cette disposition aux étrangers seulement, indépendamment, bien entendu, de la régularité ou non de leur résidence (ibidem, pp. 490, 505 et 507). Le Comité a exclu les expulsions collectives de ressortissants nationaux de cette disposition, puisque cette catégorie était couverte par l’article 3 du Protocole no 4. Ce n’est qu’à l’entrée en vigueur du Protocole no 7, environ vingt et un ans après l’entrée en vigueur du Protocole no 4, que les expulsions individuelles des étrangers résidant régulièrement sur le territoire d’un État ont finalement été réglementées. Cependant, il n’existe aucune disposition dans la Convention ou de ses protocoles réglementant spécifiquement les expulsions individuelles d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire d’un État ; cette omission peut, ou non, avoir été intentionnelle.

57.  Certes, lorsque les rédacteurs de la Convention ont voulu réglementer les expulsions d’étrangers « résidant régulièrement sur le territoire d’un État » ou les restrictions à la liberté de circulation de « quiconque se trouvant régulièrement sur le territoire d’un État », ils ont utilisé l’adverbe « régulièrement » de la même façon dans l’article 1 du Protocole no 7 et dans l’article 2 § 1 du Protocole no 4 respectivement. Il s’ensuit que dans l’article 4 du Protocole no 4, dans lequel les rédacteurs n’ont pas utilisé l’adverbe « régulièrement » ou un autre terme similaire, la signification n’est intentionnellement pas limitée aux résidents légaux.

58.  Ainsi, la garantie procédurale de l’article 4 du Protocole no 4 s’applique à tous les étrangers, y compris les apatrides, qu’ils soient ou non entrés régulièrement sur le territoire d’un État, ou qu’ils soient ou non demeurés en situation régulière par la suite, bien que le fait d’être entré « physiquement » sur le territoire de l’État ou d’y résider puisse ne pas être nécessaire (Harris, O’Boyle et Warbrick, Law of the European Convention on Human Rights, 3e édition, Oxford, 2014, p. 961 et note 88).

59.  Ladite disposition s’applique cependant principalement aux affaires d’expulsion de personnes qui ne résident pas régulièrement sur le territoire d’un État, par exemple des groupes de demandeurs d’asile potentiels ou dont la demande a été refusée, des groupes de Roms ou de gitans à la recherche d’un camp, des groupes de travailleurs immigrés à la recherche d’un emploi, des groupes de migrants économiques, etc. Cela peut être compris à la lumière d’un autre protocole à la Convention, à savoir le Protocole no 7, qui, bien qu’il ne concerne pas les expulsions collectives, vise spécifiquement et en détail (article 1) les garanties procédurales relatives à l’expulsion individuelle d’étrangers résidant régulièrement sur le territoire d’un État. Au contraire de l’article 4 du Protocole no 4, qui est applicable, que les requérants résident ou non régulièrement dans le pays, l’article 1 du Protocole no 7 s’applique seulement aux personnes résidant régulièrement sur le territoire d’un État. En conséquence, dans l’affaire Sulejmanovic et Sultanovic c. Italie (no 57574/00, 14 mars 2002), le grief au regard de l’article 1 du Protocole no 7 a été rejeté au motif que les requérants n’étaient pas considérés comme résidant régulièrement en Italie, alors que le grief présenté sous l’angle de l’article 4 du Protocole no 4 a été déclaré recevable.

60.  La Convention est un instrument vivant et son but est d’offrir ses garanties en réponse aux besoins évolutifs de la société moderne, eu égard au fait, par ailleurs, que les mouvements de personnes d’un pays à l’autre sont plus faciles de nos jours que dans le passé, et que les causes et raisons de pareils mouvements peuvent différer par nature et dans le temps. Il est donc hors de propos en l’espèce de déterminer si les requérants étaient des migrants économiques (si tant est que cela soit vrai, étant donné qu’aucun entretien individuel n’a été conduit à l’époque des faits pour s’assurer des véritables motifs des intéressés).

F.  Sur le point de savoir si les circonstances entourant la mise en œuvre d’une décision d’expulsion et la décision de mise en œuvre elle-même jouent un rôle dans l’application du Protocole no 4

61.  La question se pose de savoir si, outre la conduite d’un entretien individuel qui, à mon sens, est obligatoire dans tous les cas, les circonstances entourant la mise en œuvre d’une décision d’expulsion, et la décision de mise en œuvre elle-même, jouent un rôle s’agissant de déterminer si l’article 4 du Protocole no 4 a été respecté.

62.  À mon avis, la réponse devrait être affirmative. Le fait de ne pas conduire un examen individuel, qui devrait être obligatoire, a emporté violation en soi de la disposition ci-dessus. Mais la conduite d’un entretien individuel est la garantie procédurale minimale exigée par l’article 4 du Protocole no 4. Cette garantie doit être assurée par l’ensemble des Hautes Parties contractantes à toute personne relevant de leur juridiction, comme le prévoit l’article 1 de la Convention. Si un État, malgré la conduite d’entretiens individuels, méconnaît les circonstances individuelles de chaque étranger appartenant à un même groupe et procède aux expulsions simultanées de tous les membres du groupe simplement sur la base de leur nationalité, de leur religion ou de leur appartenance au groupe, sans considérer les circonstances individuelles de chacun des étrangers, il continue de violer l’article 4 du Protocole no 4 puisque pareille mesure va à l’encontre de cette disposition. Il ne faut pas confondre l’interdiction de l’expulsion collective figurant à l’article 4 du Protocole no 4 sur une base autre que les circonstances personnelles de chacun des étrangers impliqués, qui est une garantie procédurale et, en même temps, le but de la disposition, avec tout droit matériel défendable de rester sur un territoire qu’un étranger peut revendiquer. Ainsi, les circonstances entourant la mise en œuvre de la décision d’expulsion, et la décision de mise en œuvre elle-même, jouent un rôle dans l’application de l’article 4 du Protocole no 4 et doivent être considérées comme une exigence additionnelle de son application.

63.  Cette exigence additionnelle, fondée sur le but même de l’article 4 du Protocole no 4, a été énoncé par la Cour dans l’affaire Čonka c. Belgique (no 51564/99, § 63, CEDH 2002‑I), dont les faits, en même temps que cette exigence, sont évoqués de manière pertinente dans le passage suivant de l’ouvrage Theory and Practice of the European Convention on Human Rights (précité, p. 956) :

« Dans l’affaire Čonka, la Cour a formulé une exigence additionnelle importante. L’affaire concernait un groupe de Tsiganes slovaques qui, dans l’attente de leur recours contre les décisions leur refusant l’asile, furent invités à se rendre au commissariat afin de compléter les dossiers relatifs à leurs demandes d’asile ». Cependant, à leur arrivée au commissariat, des décrets de refoulement leur furent signifiés et, quelques heures plus tard, ils furent incarcérés dans un centre de rétention puis renvoyés en Slovaquie. La Cour a dit que le fait qu’« un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui form[ai]ent le groupe » avait eu lieu, (comme c’était le cas ici) ne signifiait pas que les circonstances entourant la mise en œuvre de décisions d’expulsion ne jouent plus aucun rôle dans l’appréciation du respect de l’article 4 du Protocole no 4. Dans cette affaire particulière, la Cour a exprimé des doutes quant à la base légale des mesures prises par les autorités belges, eu égard également au grand nombre d’individus de la même origine qui étaient concernés. Ces doutes se trouvaient renforcés par un ensemble de circonstances telles que le fait que préalablement à l’opération litigieuse les instances politiques responsables avaient annoncé des opérations de ce genre et donné des instructions à l’administration compétente en vue de leur réalisation; que tous les intéressés avaient été convoqués simultanément au commissariat ; que les ordres de quitter le territoire et d’arrestation qui leur avaient été remis présentaient un libellé identique ; qu’il avait été très difficile pour les intéressés de prendre contact avec un avocat ; enfin, que la procédure d’asile n’était pas encore terminée. La Cour en a conclu qu’« à aucun stade de la période allant de la convocation des intéressés au commissariat à leur expulsion, la procédure suivie n’offrait des garanties suffisantes attestant d’une prise en compte réelle et différenciée de la situation individuelle de chacune des personnes concernées. »

64.  L’interprétation d’une disposition juridique en fonction de son but est particulièrement importante dans une convention telle que la Convention européenne des droits de l’homme et de ses protocoles, qui vise la protection des droits de l’homme de manière pratique et effective. En cela, pareille interprétation, comme celle de l’article 4 du Protocole no 4, devrait être au cœur du droit exigeant une protection, et elle doit donc être large et effective quant à son objet et son but.

65.  L’expulsion collective d’étrangers simplement sur la base de leur nationalité, comme en l’espèce, va également à l’encontre du principe de démocratie, qui est l’un des principes fondamentaux de la Convention, et qui est tout spécialement souligné dans son Préambule. Ce principe n’autorise pas ni ne tolère la discrimination contre les étrangers sur la base de leur nationalité. Comme on l’a dit plus haut, l’interdiction de l’article 4 du Protocole no 4 n’est pas seulement une interdiction de l’arbitraire mais également une interdiction de la discrimination, en d’autres termes une interdiction de l’expulsion d’étrangers simplement en raison de leur appartenance à un certain groupe. Une expulsion collective peut également être discriminatoire en raison de son caractère disproportionné.

66.  En conclusion, les garanties de l’article 4 du Protocole no 4 prennent la forme, premièrement, d’un entretien individuel et, deuxièmement, d’une protection contre une décision d’expulsion et ses modalités de mise en œuvre, qui serait fondée uniquement sur l’appartenance à un groupe, quelles que soient les circonstances personnelles des étrangers en cause ; un double critère doit donc être appliqué.

67.  À mon avis, aucune de ces garanties n’a été respectée en l’espèce, étant donné qu’aucun entretien n’a été conduit et que les requérants ont été expulsés simplement sur la base de leur nationalité, en vertu des accords bilatéraux entre l’Italie et la Tunisie.

68.  En conséquence, j’estime qu’il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4.

G.  Sur le point de savoir s’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4

69.  Je souscris au constat de la chambre (paragraphe 172 de l’arrêt de la chambre) selon lequel il y a également eu violation de l’article 13 de la convention combiné avec l’article 4 du Protocole no 4.

70.  Il est clairement énoncé dans les décrets de refoulement que « l’introduction du recours ne suspend en aucun cas l’exécution (efficacia) du présent décret » (paragraphe 19 de l’arrêt). En conséquence, ledit recours ne remplissait pas les exigences de l’article 13 de la Convention, dans la mesure où il ne satisfaisait pas au critère de l’effet suspensif, comme l’établit la jurisprudence citée au paragraphe 172 de l’arrêt de la chambre.

71.  De plus, selon la jurisprudence, « l’exigence, découlant de l’article 13, de faire surseoir à l’exécution de la mesure litigieuse ne peut être envisagée de manière accessoire » (ibidem).

72.  Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne peux conclure que l’absence d’effet suspensif d’une décision de renvoi, dans l’attente d’un recours, dans une affaire d’expulsions collectives ne constitue pas en soi une violation de l’article 13 et que le critère de l’effet suspensif d’une ordonnance de renvoi peut dépendre du point de savoir si les requérants allèguent qu’il existe un risque réel de violation des droits garantis par les articles 2 et 3 dans le pays de destination (paragraphes 277 et 281 de l’arrêt). Cela, finalement, reviendrait à dire que l’effet suspensif d’une ordonnance de renvoi dépend du pouvoir discrétionnaire des autorités de l’immigration d’apprécier, par avance et avant qu’une décision de recours ne soit prise, si un étranger a un grief « défendable » selon lequel il ferait face en cas de renvoi à une violation des articles 2 ou 3 de la Convention. Cependant, à supposer même que cette approche ci-dessus soit bonne et que les autorités de l’immigration soient convaincues qu’il existe un risque réel de violation des droits garantis par les articles 2 et 3, les décrets de refoulement, fondés sur les accords bilatéraux entre l’Italie et la Tunisie, n’en seraient probablement pas affectés, et continueraient à interdire la suspension de l’exécution en cas d’introduction d’un recours.

73.  L’approche que je suivrais, qui pour moi est la bonne approche, est confortée par l’obiter dictum suivant que la Cour a énoncé en l’affaire De Souza Ribeiro c. France ([GC], no 22689/07, § 82, CEDH 2012) :

« Enfin, l’exigence d’un recours de plein droit suspensif a été confirmée pour les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka, précité, §§ 81-83, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206). »

Le passage ci-dessus était un obiter dictum et non un ratio decidendi de l’affaire, car la question relativement à laquelle il a été énoncé était une question de respect de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention, et non une question de respect de l’article 13 combiné avec l’article 4 du Protocole no 4. Cela dit, comme tout autre obiter dictum de la Grande Chambre, c’est là une déclaration revêtant une autorité hautement convaincante. La majorité a décidé que cet obiter dictum « ne saurait être lue isolément » mais devait être compris « à la lumière de l’ensemble du paragraphe », qui traitait des obligations découlant des articles 2 et 3 de la Convention. La majorité a également souligné que les deux affaires évoquées dans cet obiter dictum concernaient des questions sous l’angle de l’article 3 et non des situations ayant donné lieu à des allégations par les requérants selon lesquelles leur expulsion était collective par nature.

74.  Avec tout le respect que je dois à la majorité, je ne souscris pas au raisonnement exposé ci-dessus. S’il est vrai que l’obiter dictum en question ne doit pas être lu isolément, on ne saurait cependant le comprendre uniquement à la lumière de l’ensemble du paragraphe où il figure (De Souza Ribeiro, § 82) ; il faut également le lire à la lumière de l’ensemble de la partie dans lequel se trouvait ce paragraphe. Or cette partie est intitulée : « Sur l’observation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 ». En conséquence, ce qui est dit au paragraphe 82 relativement au respect de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention et avec l’article 4 du Protocole no 4 est dit dans un obiter dictum, car la question pertinente à cet endroit était le respect de l’article 13 combiné avec l’article 8. La signification du paragraphe 82, comme je le comprends, est que l’article 13 de la Convention peut s’appliquer en combinaison avec i) l’article 2 de la Convention, ii) l’article 3 de la Convention, iii) l’article 4 du Protocole no 4, indépendamment et séparément, sans que cela dépende de la question de savoir s’il y a également une question concernant l’article 2 ou l’article 3. C’est exactement la signification du terme « enfin » dans ledit passage, qui ne laisse aucun doute en la matière. Dans l’affaire Hirsi Jamaa et autres (précitée, § 207) il est clair que, en ce qui concerne la conformité à l’article 13 combiné avec les articles 3 et 4 du Protocole no 4, la Cour ne subordonne pas la question de l’article 4 du Protocole no 4 à une obligation en vertu de l’article 3, mais traitent les deux questions séparément :

« La Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 de la Convention et 4 du Protocole no 4. »

De plus, l’autre affaire à laquelle se réfère l’obiter dictum, à savoir l’affaire Čonka (précitée), ne semble pas venir à l’appui de la thèse de la majorité, à la lumière, notamment, du libellé du paragraphe 82 de cet arrêt (italique ajouté) :

« D’abord, l’on ne saurait exclure que, dans un système où la suspension est accordée sur demande, au cas par cas, elle puisse être refusée à tort, notamment s’il devait s’avérer ultérieurement que l’instance statuant au fond doive quand même annuler une décision d’expulsion pour non-respect de la Convention, par exemple parce que l’intéressé aurait subi des mauvais traitements dans le pays de destination ou aurait été victime d’une expulsion collective. En pareil cas, le recours exercé par l’intéressé n’aurait pas présenté l’effectivité voulue par l’article 13. »

75.  Je pense que, de nouveau, comme pour l’obligation procédurale au titre de l’article 4 du Protocole no 4, ladite obligation au titre de l’article 13, lorsqu’elle entre en jeu relativement à l’article 4 du Protocole no 4, est impérative et ne peut être nuancée par aucune exception, puisqu’elle constitue la seule garantie contre l’arbitraire. Autrement, si l’article 13 devait ne pas avoir un effet suspensif automatique s’agissant d’exécuter un décret de refoulement pris en vertu de l’article 4 du Protocole no 4, le caractère impératif de l’obligation procédurale de l’article 4 du Protocole no 4 en serait compromis, de même que le principe de l’effectivité des dispositions de la Convention,.

76.  Enfin, le droit procédural garanti par l’article 4 du Protocole no 4 perdrait sa protection indispensable si, en vertu de l’article 13, une ordonnance de renvoi n’avait pas un effet suspensif automatique en cas d’introduction d’un recours.

H.  Octroi d’une indemnité au titre du dommage moral pour les violations de l’article 4 du Protocole no 4, lu isolément et combiné avec l’article 13

77.  Mes conclusions ci-dessus selon lesquelles il y a eu violation de l’article 4 du Protocole no 4, lu isolément et combiné avec l’article 13 de la Convention, aurait dû conduire à une augmentation du montant de l’indemnité octroyée au titre du dommage moral, dont la détermination ne pourrait être cependant que théorique puisque je me situe dans la minorité.