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Corte europea dei diritti dell’uomo (Sezione II), 13 novembre 2007

(requête  no 399/02 )

 

AFFAIRE BOCELLARI ET RIZZA c. ITALIE

 

 

DÉFINITIF

02/06/2008

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

En l'affaire Bocellari et Rizza c. Italie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Mme F. Tulkens, présidente, 
MM. A.B. Baka, 
I. Cabral Barreto, 
M. Ugrekhelidze, 
V. Zagrebelsky, 
Mme A. Mularoni, 
M. D. Popović, juges, 
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 octobre 2007,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 399/02) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Gianfranco Bocellari et Mme Wilma Rizza (« les requérants »), ont saisi la Cour le 17 décembre 2001 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés par Me M. de Stefano, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I. M. Braguglia, et par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.

3.  Les requérants alléguaient le manque de publicité de la procédure pour l'application des mesures de prévention au premier requérant, suspecté d'appartenir à une association de type mafieux, ayant entrainé la confiscation de leurs biens.

4.  Par une décision du 16 mars 2006, la Cour a déclaré la requête recevable.

5.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

6.  Les requérants sont nés en 1960 et résident à Milan.

La procédure pénale menée contre le premier requérant

7.  En 1997, des poursuites furent entamées contre le premier requérant, avocat spécialisé en droit pénal, pour association de malfaiteurs visant le trafic de stupéfiants, usure et blanchissement d'argent.

8.  Le 20 mai 1997, le juge des investigations préliminaires de Milan ordonna le placement du requérant en détention provisoire. Le requérant fut arrêté le même jour. Le 4 mars 1998, il fut renvoyé en jugement devant le tribunal de Milan. Par un jugement du 30 septembre 2000, le tribunal de Milan relaxa le requérant quant aux chefs d'accusation d'usure et blanchissement d'argent et le condamna pour le restant des chefs d'accusation à une peine de huit ans et huit mois d'emprisonnement. Le requérant interjeta appel. Par un arrêt du 20 décembre 2001, la cour d'appel de Milan acquitta le requérant car il n'avait pas commis les infractions qui lui étaient reprochées (« per non aver commesso il fatto »). Le 17 septembre 2002, le pourvoi en cassation présenté par le représentant du parquet fut rejeté et l'arrêt du 20 décembre 2001 devint définitif.

La saisie et la confiscation des biens des requérants

9.  Parallèlement, en raison des soupçons qui pesaient sur le requérant et qui donnaient à penser qu'il était membre d'une organisation criminelle visant le trafic de stupéfiants, le 2 mars 1999, le parquet de Milan entama une procédure en vue de l'application des mesures de prévention établies par la loi no 575 de 1965, telle que modifiée par la loi no 646 du 13 septembre 1982. Le parquet demanda également la saisie anticipée de certains biens dont le requérant disposait.

10.  Par une ordonnance du 10 mars 1999, la chambre du tribunal de Milan spécialisée dans l'application des mesures de prévention ordonna la saisie de nombreux biens, notamment plusieurs comptes et titres bancaires, dont les deux requérants étaient titulaires, des voitures de luxe, dont l'une appartenant à la mère du requérant, et trois immeubles appartenant à la requérante, parmi lesquels figurait la maison familiale du couple. Enfin, le tribunal ordonna la saisie d'un livret bancaire dont était titulaire la fille mineure des requérants.

11.  Le tribunal précisa qu'il y avait lieu de fixer une audience à laquelle le requérant avait le droit de participer. En outre, le tribunal invita à intervenir dans la procédure, en tant que tierces personnes touchées par la mesure, la requérante, en son nom propre et pour le compte de sa fille, et la mère du requérant. Les intéressées avaient la faculté de présenter des observations pour défendre leurs intérêts.

12.  Par la suite, la procédure devant la chambre spécialisée dans l'application des mesures de prévention se déroula en chambre du conseil. Les deux requérants, représentés par un avocat de leur choix, participèrent à la procédure.

13.  L'audience fut fixée au 4 juin 1999. Le jour venu, les requérants demandèrent un ajournement afin de prendre connaissance des actes déposés auprès du greffe du parquet et de préparer leur défense. L'audience fut renvoyée au 17 septembre 1999. Le jour venu, les requérants demandèrent à nouveau un ajournement afin d'organiser leur défense. Le tribunal renvoya l'audience au 12 novembre 1999. Par ailleurs, le délai pour déposer les mémoires de défense et les documents pertinents fut fixé au 11 octobre 1999. Le jour venu, les requérants déposèrent un mémoire ainsi que plusieurs documents concernant leurs activités professionnelles, et le parquet déposa les procès-verbaux de certaines interceptions téléphoniques et de l'interrogatoire d'un détenu entendu comme personne ayant connaissance de faits utiles pour les investigations (« persona informata sui fatti »).

14.  Lors de l'audience du 12 novembre 1999, le parquet déposa quatre chemises de documents concernant la procédure pénale contre le premier requérant. Les requérants s'y opposèrent. Le tribunal rejeta l'opposition des requérants, au motif qu'une grande partie des documents avait déjà été versée au dossier par la défense des requérants et était déjà connue de ces derniers.

15.  Par une ordonnance du même jour, la chambre du tribunal de Milan spécialisée dans l'application des mesures de prévention décida de soumettre le premier requérant à la mesure de la liberté sous contrôle de police et ordonna son assignation à résidence dans la commune de Milan pour une durée de cinq ans. La chambre ordonna en outre la confiscation des biens des requérants précédemment saisis.

16.  Le tribunal estima nécessaire d'examiner les faits faisant l'objet de la procédure pénale en cours contre le requérant, afin d'établir l'existence d'indices sérieux de son appartenance à une association de type mafieux pouvant justifier l'application de mesures de prévention. Il affirma que, à la lumière des nombreux indices à la charge du requérant, il y avait lieu de constater la participation du requérant aux activités de l'association de malfaiteurs et le danger social qu'il présentait.

17.  Le tribunal souligna que le requérant avait des moyens financiers disproportionnés par rapport à ses activités professionnelles et aux revenus déclarés.

18.  Il observa qu'il était difficile de reconstituer la chronologie des différentes activités professionnelles menées par le requérant et son épouse. En tout état de cause, il affirma qu'une « interposition de personne » (« interposizione fittizia ») avait eu lieu et que la requérante n'était que titulaire apparente des immeubles et des comptes bancaires saisis, ces biens appartenant en réalité au requérant.

19.  Le requérant interjeta appel contre l'ordonnance du 12 novembre 1999. Il allégua que le tribunal n'avait pas dûment établi la provenance illégitime des biens confisqués, qu'il avait commis des erreurs de fait et que la dangerosité sociale n'était pas prouvée.

20.  Par une ordonnance du 23 octobre 2000, prononcée en chambre du conseil en présence des deux requérants, la chambre compétente de la cour d'appel de Milan modifia partiellement l'ordonnance du 12 novembre 1999. En particulier, elle réduisit à quatre ans la mesure de la liberté sous contrôle de police et de l'assignation à résidence dans la commune de Milan du premier requérant et révoqua la confiscation du livret bancaire appartenant à la fille des requérants et de la maison familiale, celle-ci ayant été acquise avant la commission du délit d'association de malfaiteurs.

21.  La cour d'appel confirma la décision de première instance pour le reste. Elle observa notamment que la chambre spécialisée du tribunal de Milan avait conclu que le requérant présentait un danger social en raison des rapports privilégiés qu'il entretenait avec ses clients, membres d'une association de malfaiteurs visant le trafic de stupéfiants. De plus, faute de documentation précise concernant ses moyens financiers, il s'avérait impossible d'évaluer les profits réels que le requérant avait tirés de certaines consultations en tant qu'avocat. Elle observa que l'article 2 ter § 3 de la loi no 575 de 1965 donnait au tribunal le droit d'ordonner la confiscation des biens saisis si leur provenance légale n'avait pas été démontrée.

22.  La juridiction d'appel estima que la disproportion existant entre la valeur des biens saisis et les activités légales exercées prouvait l'origine illicite des fonds employés. Les intéressés n'ayant pas fourni d'éléments susceptibles de prouver le contraire, la cour d'appel considéra que l'allégation selon laquelle les sommes versées pour l'achat des immeubles provenaient de l'activité de la deuxième requérante et de l'activité d'avocat du premier requérant, ne se fondait sur aucun fait objectif et était peu crédible. Elle ajouta également que le 20 septembre 2000, le tribunal de Milan avait condamné le requérant à une peine de huit ans et huit mois d'emprisonnement. Tout en soulignant que cette condamnation n'avait pas acquis l'autorité de la chose jugée, la cour d'appel considéra qu'elle prouvait l'importance des indices à la charge du requérant.

23.  Le requérant se pourvut en cassation. Il contesta l'interprétation que la cour d'appel avait donnée au paragraphe 2 ter § 3 de la loi no 575 de 1965 et allégua que la confiscation avait frappé sans distinction tous ses biens immobiliers et ceux de son épouse. Il allégua enfin que la cour d'appel n'avait pas prouvé la réalité de sa dangerosité.

24.  Par un arrêt du 28 juin 2001, dont le texte fut déposé au greffe le 5 septembre 2001, la Cour de cassation, estimant que la cour d'appel de Milan avait motivé d'une façon logique et correcte tous les points controversés, débouta le requérant de son pourvoi.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

25.  La loi no 1423 du 27 décembre 1956 prévoit l'application de mesures de prévention à l'encontre de « personnes dangereuses pour la sécurité et pour la moralité publiques ». Au sens de l'article 4 de ladite loi, le tribunal décide en chambre du conseil après avoir entendu le ministère public et l'intéressé, ce dernier pouvant présenter des mémoires et se faire représenter par un avocat.

26.  La loi no 575 du 31 mai 1965 a complété la loi de 1956 par des dispositions dirigées contre les personnes soupçonnées d'appartenir à des associations de type mafieux. Conformément à l'article 2ter de cette loi, au cours de la procédure pour l'application des mesures de prévention établies par la loi no 1423,

« le tribunal, même d'office, ordonne par décision motivée la saisie des biens dont la personne contre laquelle la procédure a été engagée dispose directement ou indirectement, quand il y a lieu d'estimer, sur la base d'indices suffisants, tels que la disproportion considérable entre le train de vie et les revenus apparents ou déclarés, que ces biens constituent le profit d'activités illicites ou son remploi. Avec l'application de la mesure de prévention, le tribunal ordonne la confiscation des biens saisis dont la provenance légitime n'a pas été démontrée. (...) La saisie est révoquée par le tribunal lorsque la demande d'application de la mesure de prévention est rejetée ou lorsque la provenance légitime des biens est démontrée.

S'il ressort que les biens saisis appartiennent à des tiers, ces derniers sont invités par le tribunal à intervenir dans la procédure et peuvent, même avec l'assistance d'un avocat, présenter en chambre du conseil leurs observations et demander à verser au dossier tout élément utile aux fins de la décision de confiscation.  »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

27.  Les requérants se plaignent du manque de publicité de la procédure devant les chambres du tribunal et de la cour d'appel spécialisées dans l'application des mesures de prévention. Ils invoquent l'article 6 § 1 de la Convention qui, dans ses parties pertinentes, se lit comme suit :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...). Le jugement doit être rendu publiquement, mais l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice ».

1.  Arguments des parties

28.  Les requérants soutiennent que l'absence d'une audience publique n'était pas justifiée en l'espèce. Ils font valoir tout d'abord qu'aucune exigence liée au respect de la vie privée de tierces personnes ne subsistait en l'espèce, puisqu'aucun témoin n'avait été invité à comparaître dans la procédure. Quant à eux, ils n'ont jamais invoqué la protection de leur vie privée devant les autorités compétentes.

29.  En outre, ils soutiennent que, contrairement à ce que la Cour avait relevé dans l'affaire Varela Assalino (Varela Assalino c. Portugal (déc.), no 64336/01, 25 avril 2002), les faits de la cause n'étaient guère établis en l'espèce, et l'affaire n'était pas consacrée exclusivement à des questions de droit. Bien au contraire, pendant les débats litigieux, la défense des requérants a été confrontée aux mêmes éléments à charge qui faisaient l'objet du procès pénal mené parallèlement devant le tribunal de Milan et sur lesquels l'autorité judiciaire appuya la condamnation du premier requérant pour le délit d'association de malfaiteurs.

30.  Le Gouvernement souligne que le droit invoqué par les requérants n'est pas un droit absolu au sens de la Convention et fait référence aux dérogations à la publicité des débats prévues par la deuxième phrase de l'article 6 § 1 de la Convention et précisées par la jurisprudence de la Cour en la matière (Schuler-Zgraggen c. Suisse, arrêt du 24 juin 1993, série A no 263, § 58).

31.  Il affirme que l'absence d'audience publique est justifiée en l'espèce par la nature des questions à trancher. Il insiste sur la nature hautement technique des procédures pour l'application des mesures de prévention patrimoniales, basées essentiellement sur des documents et dans lesquelles le public ne peut exercer aucun contrôle. En effet, ces procédures consistent notamment en des enquêtes financières approfondies, menées, par le biais d'expertises comptables complexes auprès de banques et d'autres établissements de crédit, dans le but de reconstituer le patrimoine du prévenu et déterminer ainsi l'éventuelle origine illégale des biens.

32.  Le Gouvernement soutient ensuite que des tierces personnes sont souvent impliquées dans ce type de procédure en tant que prête-noms. Ces tiers ne sont pas mis en cause directement dans la procédure et sont invités à comparaître devant l'autorité judiciaire seulement en raison de leur droit de propriété formel sur un ou plusieurs biens.

Or, l'épouse, la fille mineure et la mère du requérant ont été touchées par la confiscation et ont été mêlées, malgré elles, à la procédure. Le Gouvernement considère que le respect de la vie privée de ces personnes constitue une raison valable pour limiter la publicité des débats et soutient que la protection de certaines catégories de personnes, tels que les mineurs, doit être assurée par l'Etat et ne peut faire l'objet de renonciation que dans des situations particulières.

33.  Le Gouvernement souligne enfin que le déroulement en chambre du conseil des procédures pour l'application de la confiscation est expressément prévu par la loi no 1423 de 1956 et ne relève pas d'une décision discrétionnaire du tribunal. Il ajoute qu'une éventuelle demande des requérants tendant à obtenir la publicité des débats aurait été très probablement rejetée au sens de cette même loi.

2.  Appréciation de la Cour

34.  La Cour rappelle que la publicité de la procédure des organes judiciaires visés à l'article 6 § 1 protège les justiciables contre une justice secrète échappant au contrôle du public (voir, Riepan c. Autriche, no 35115/97, § 27, CEDH 2000-XII) ; elle constitue aussi l'un des moyens de préserver la confiance dans les cours et tribunaux. Par la transparence qu'elle donne à l'administration de la justice, elle aide à réaliser le but de l'article 6 § 1 : le procès équitable, dont la garantie compte parmi les principes de toute société démocratique au sens de la Convention (voir parmi de très nombreux autres, Tierce et autres c. Saint-Marin, nos 24954/94, 24971/94 et 24972/94, § 92, CEDH 2000-IX).

35.  L'article 6 § 1 ne fait cependant pas obstacle à ce que les juridictions décident, au vu des particularités de la cause soumise à leur examen, de déroger à ce principe : aux termes mêmes de cette disposition, « (...) l'accès de la salle d'audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l'intérêt de la moralité, de l'ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l'exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice » ; le huis clos, qu'il soit total ou partiel, doit alors être strictement commandé par les circonstances de l'affaire (voir, par exemple, mutatis mutandis, l'arrêt Diennet c. France, du 26 septembre 1995, Série A no 325-A, § 34).

36.  Par ailleurs, la Cour a jugé que des circonstances exceptionnelles, tenant à la nature des questions soumises au juge dans le cadre de la procédure dont il s'agit (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Miller c. Suède du 8 février 2005, no 55853/00, § 29), peuvent justifier de se dispenser d'une audience publique (voir en particulier l'arrêt Göç c. Turquie [GC], n36590/97, CEDH 2002-V, § 47). Elle considère ainsi, par exemple, que le contentieux de la sécurité sociale, hautement technique, se prête souvent mieux à des écritures qu'à des plaidoiries et que, l'organisation systématique de débats pouvant constituer un obstacle à la particulière diligence requise en matière de sécurité sociale, il est compréhensible que dans un tel domaine les autorités nationales tiennent compte d'impératifs d'efficacité et d'économie (voir, par exemple, les arrêts Miller et Schuler-Zgraggen précités). Il y a lieu cependant de souligner que, dans la plupart des affaires concernant une procédure devant des juridictions « civiles » statuant au fond dans lesquelles elle est arrivée à cette conclusion, le requérant avait eu la possibilité de solliciter la tenue d'une audience publique.

37.  Comme la Cour l'a affirmé dans l'affaire Martinie (Martinie c. France [GC], no 58675/00, CEDH 2006-...), la situation est différente lorsque, tant en appel qu'en première instance, une procédure « civile » au fond se déroule à huis clos en vertu d'une règle générale et absolue, sans que le justiciable ait la possibilité de solliciter une audience publique en faisant valoir les particularités de sa cause. Une procédure se déroulant ainsi ne saurait en principe passer pour conforme à l'article 6 § 1 de la Convention : sauf circonstances tout à fait exceptionnelles, le justiciable doit au moins avoir la possibilité de solliciter la tenue de débats publics, le huis clos pouvant alors cependant lui être opposé, au regard des circonstances de la cause et pour les motifs rappelés plus haut (voir Martinie, précité, § 42).

38.  En l'espèce, le déroulement en chambre du conseil des procédures visant l'application des mesures de prévention, tant en première instance qu'en appel, est expressément prévu par l'article 4 de la loi no 1423 de 1956 et les parties n'ont pas la possibilité de demander et d'obtenir une audience publique. D'ailleurs, le Gouvernement lui-même exprime des doutes quant aux chances de succès d'une éventuelle demande de débats publics provenant des parties.

39.  La Cour est sensible au raisonnement du Gouvernement selon lequel des intérêts supérieurs, tels que la protection de la vie privée de mineurs ou de tierces personnes indirectement concernées par le contrôle financier, peuvent parfois entrer en jeu dans ce type de procédure. Par ailleurs, la Cour ne doute pas qu'une procédure tendant pour l'essentiel au contrôle des finances et des mouvements de capitaux puisse présenter un degré élevé de technicité. Cependant, il ne faut pas perdre de vue l'enjeu des procédures de prévention et les effets qu'elles sont susceptibles de produire sur la situation personnelle des personnes impliquées.

40.  La Cour observe que ce genre de procédure vise l'application de la confiscation de biens et de capitaux, ce qui met directement et substantiellement en cause la situation patrimoniale du justiciable. Face à un tel enjeu, on ne saurait affirmer que le contrôle du public ne soit pas une condition nécessaire à la garantie du respect des droits de l'intéressé (voir Martinie, précité, § 43 et, à contrario, Jussila c. Finlande [GC], no 73053/01, § 48, CEDH 2006-...).

41.  En résumé, la Cour juge essentiel que les justiciables impliqués dans une procédure d'application des mesures de prévention se voient pour le moins offrir la possibilité de solliciter une audience publique devant les chambres spécialisées des tribunaux et des cours d'appel.

En l'espèce, les requérants n'ont pas bénéficié de cette possibilité. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

42.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

43.  Les requérants réclament 90 000 EUR pour le dommage moral subi du fait de la confiscation injuste de leurs biens.

Ils affirment ensuite être prêts à renoncer à cette somme si le Gouvernement s'engage à réformer l'article 4 de la loi no 1423 de 1956 en prévoyant la publicité des audiences dans les procédures pour l'application des mesures de prévention.

44.  Le Gouvernement affirme que le constat de violation constitue en soi une réparation suffisante.

45.  En ce qui concerne les mesures générales demandées par les requérants, il appartient en premier lieu à l'Etat en cause, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens à mettre en œuvre dans son ordre juridique interne pour s'acquitter de son obligation au regard de l'article 46 de la Convention (voir, entre autres, Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210, CEDH 2005-IV).

46.  Quant au préjudice moral subi par les requérants, la Cour estime qu'il se trouve suffisamment réparé par le constat de violation de l'article 6 § 1 de la Convention auquel elle parvient (voir, parmi de nombreux autres, les arrêts Remli c. France, du 23 avril 1996, Recueil 1996-II, Mantovanelli c. France, du 18 mars 1997, Recueil no 1997-II, Kress, précité, Meftah et autres c. France, du 26 juillet 2002 [GC], nos 32911/96, 35237/97 et 34595/97, CEDH 2002-VII, Yvon c. France, du 24 avril 2003, no 44962/98, CEDH 2003-V et Martinie, précité).

B.  Frais et dépens

47.  La requérante réclame le remboursement des frais encourus devant les juridictions internes lors de la procédure pour l'application de la confiscation, qu'elle chiffre à 5 000 EUR. En outre, les deux requérants conjointement demandent 5 000 EUR pour les frais de la procédure devant la Cour.

48.  Le Gouvernement affirme que les frais de la procédure nationale n'ont pas été étayés. En outre, il considère excessif le montant des frais et dépens encourus dans la procédure devant la Cour.

49.  La Cour rappelle que, lorsqu'elle conclut à la violation de la Convention, elle peut accorder aux requérants le paiement non seulement des frais et dépens qu'ils ont engagés devant elle, mais aussi de ceux exposés devant les juridictions internes pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir, par exemple, l'arrêt Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Recueil 1998-VI), dès lors que leur nécessité est établie, que les justificatifs requis sont produits et que les sommes réclamées ne sont pas déraisonnables.

50.  Elle considère qu'il n'y a pas lieu de rembourser à la requérante les frais encourus devant les juridictions internes, car ils n'ont pas été exposés pour remédier à la violation constatée. De plus, aucun justificatif n'a été produit par l'intéressée.

51.  Pour ce qui est des frais et dépens se rapportant à la présente procédure, la Cour juge excessive la demande des requérants et, statuant en équité, décide de leur allouer, conjointement, 2 000 EUR à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

52.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

2.  Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;

3.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

3.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2007 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé F. Tulkens
Greffière Présidente