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Corte europea dei diritti dell’uomo (Grande Camera), 22 dicembre 2009

(requête nos 27996/06 et 34836/06)

 

 

AFFAIRE SEJDIĆ ET FINCI c. BOSNIE-HERZÉGOVINE

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 

En l'affaire Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine,

La Cour européenne des droits de l'homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Jean-Paul Costa, président, 
Christos Rozakis, 
Nicolas Bratza, 
Peer Lorenzen, 
Françoise Tulkens, 
Josep Casadevall, 
Giovanni Bonello, 
Lech Garlicki, 
Khanlar Hajiyev, 
Ljiljana Mijović, 
Egbert Myjer, 
David Thór Björgvinsson, 
George Nicolaou, 
Luis López Guerra, 
Ledi Bianku, 
Ann Power, 
Mihai Poalelungi, juges, 
et de Vincent Berger, jurisconsulte,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 juin et 25 novembre 2009,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouvent deux requêtes (nos 27996/06 et 34836/06) dirigées contre la Bosnie-Herzégovine et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Dervo Sejdić et Jakob Finci (« les requérants »), ont saisi la Cour le 3 juillet et le 18 août 2006 respectivement en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants se plaignent de l'impossibilité qui leur est faite, à raison de leurs origines rom et juive respectivement, de se porter candidats aux élections à la Chambre des peuples et à la présidence de Bosnie-Herzégovine. Ils invoquent les articles 3, 13 et 14 de la Convention, l'article 3 du Protocole no 1 et l'article 1 du Protocole no 12.

3.  Les requêtes ont initialement été attribuées à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 11 mars 2008, une chambre de ladite section a décidé de donner connaissance des requêtes au Gouvernement. Comme le lui permettait l'article 29 § 3 de la Convention, elle a par ailleurs décidé d'en examiner conjointement la recevabilité et le fond. Le 10 février 2009, la chambre, composée de Nicolas Bratza, Lech Garlicki, Giovanni Bonello, Ljiljana Mijović, David Thór Björgvinsson, Ledi Bianku et Mihai Poalelungi, juges, et de Fatoş Aracı, greffière de section adjointe, s'est dessaisie en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties, consultées à cet effet, ne s'étant déclarée opposée à pareille mesure (article 30 de la Convention et article 72 du règlement). La composition de la Grande Chambre a été déterminée conformément aux dispositions de l'article 27 §§ 2 et 3 de la Convention et de l'article 24 du règlement.

4.  Les parties ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond des l'affaires. Des commentaires ont également été reçus de la Commission de Venise, du Centre AIRE et de l'Open Society Justice Initiative, qui s'étaient vu accorder l'autorisation d'intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et article 44 § 2 du règlement).

5.  Une audience a eu lieu en public au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 3 juin 2009 (article 54 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement 
Mmes Z. Ibrahimović,  agente adjointe
 B. Skalonjić,  agente assistante
M. F. Turčinović,  conseiller ;

–  pour les requérants 
M. F.J. Leon Diaz,   
Mme  S.P. Rosenberg,  
M. C. Baldwin,  conseils.

La Cour a entendu Mme Ibrahimović, M. Leon Diaz, Mme Rosenberg et M. Baldwin. Le second requérant était également présent à l'audience.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

A.  Le contexte

6.  La Constitution de Bosnie-Herzégovine (ci-après désignée comme « la Constitution » ou « la Constitution de l'Etat » lorsqu'il est nécessaire de la distinguer des Constitutions des entités) est une annexe à l'Accord cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine (« l'Accord de paix de Dayton »), paraphé à Dayton le 21 novembre 1995 et signé à Paris le 14 décembre 1995. Partie intégrante d'un traité de paix, la Constitution a été rédigée et adoptée sans qu'aient été appliquées les procédures qui auraient pu lui conférer une légitimité démocratique. Négociée et publiée dans une langue étrangère, l'anglais, elle représente l'unique cas de Constitution n'ayant jamais été officiellement publiée dans les langues officielles du pays concerné. La Constitution confirmait le maintien de l'existence juridique de la Bosnie-Herzégovine en tant qu'Etat, tout en modifiant sa structure interne. En vertu de la Constitution, la Bosnie-Herzégovine se compose de deux entités : la Fédération de Bosnie-Herzégovine et la Republika Srpska. L'Accord de paix de Dayton avait laissé sans réponse la question de la ligne de séparation des entités dans la région de Brčko, mais les parties s'étaient mises d'accord pour soumettre cette question à un arbitrage contraignant (article V de l'annexe 2 à l'Accord de paix de Dayton). Une sentence arbitrale du 5 mars 1999 a créé un district de Brčko placé sous la souveraineté exclusive de l'Etat.

7.  Le préambule à la Constitution qualifie les Bosniaques, les Croates et les Serbes de « peuples constituants ». Au niveau de l'Etat, des arrangements de partage du pouvoir ont été introduits qui rendent impossible l'adoption de décisions contre la volonté des représentants de l'un quelconque des « peuples constituants ». Ont ainsi été prévus un veto au nom d'intérêts vitaux, un veto des entités, un système bicaméral (avec une Chambre des peuples composée de cinq Bosniaques et cinq Croates de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et de cinq Serbes de la Republika Srpska) et une présidence collégiale de trois membres, composée de un Bosniaque et un Croate de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et de un Serbe de la Republika Srpska (pour plus de détails, voir les paragraphes 12 et 22 ci-dessous).

B.  La présente espèce

8.  Les requérants sont nés en 1956 et en 1943 respectivement. Ils ont occupé dans le passé et continuent d'occuper des fonctions publiques importantes. M. Sejdić est actuellement le contrôleur rom de la mission de l'OSCE en Bosnie-Herzégovine ; il avait précédemment siégé comme membre du Conseil rom de Bosnie-Herzégovine (l'organe représentatif suprême de la communauté rom locale) et du Conseil consultatif pour les Roms (organe mixte comprenant des représentants de la communauté rom locale et des ministères compétents). M. Finci est actuellement ambassadeur de Bosnie-Herzégovine en Suisse ; il avait auparavant exercé diverses fonctions, et notamment celle de président du Conseil interreligieux de Bosnie-Herzégovine et celle de chef de l'agence de la fonction publique nationale.

9.  Les requérants se disent l'un d'origine rom, l'autre d'origine juive. Dès lors qu'ils ne déclarent d'appartenance à aucun des « peuples constituants », ils n'ont pas qualité pour se porter candidats aux élections à la Chambre des peuples (la deuxième chambre du Parlement de l'Etat) ou à la présidence (collective) de l'Etat. M. Finci a obtenu le 3 janvier 2007 une confirmation officielle de cet état de choses.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUX ET INTERNES PERTINENTS

A.  L'Accord de paix de Dayton

10.  L'Accord de paix de Dayton, paraphé sur la base aérienne de Wright-Patterson, non loin de Dayton (Etats-Unis), le 21 novembre 1995 et signé à Paris (France) le 14 décembre 1995, était l'aboutissement de quelque quarante-quatre mois de négociations intermittentes menées sous les auspices de la Conférence internationale sur l'ex-Yougoslavie et du Groupe de contact. Il est entré en vigueur le 14 décembre 1995 et comporte douze annexes.

1.  L'Annexe 4 (la Constitution de Bosnie-Herzégovine)

11.  La Constitution établit une distinction entre les « peuples constituants » (qui regroupent les personnes déclarant appartenir au groupe des Bosniaques1, à celui des Croates ou à celui des Serbes) et les « autres » (les membres de minorités ethniques et les personnes qui ne déclarent d'appartenance à aucun groupe particulier, par exemple parce qu'elles ont épousé une personne d'une origine ethnique différente de la leur, parce que leurs parents ont chacun une origine ethnique différente, ou pour d'autres raisons encore). Dans l'ex-Yougoslavie, l'appartenance à un groupe ethnique était décidée par les personnes elles-mêmes, en vertu d'un système d'autoclassification. Ainsi, aucun critère objectif, tel la connaissance d'une langue déterminée ou l'appartenance à une religion donnée, n'était requis. Il n'y avait pas non plus d'exigence d'acceptation par les autres membres du groupe ethnique concerné. La Constitution ne comporte aucune disposition concernant la détermination de l'appartenance ethnique des gens. Ses rédacteurs ont apparemment supposé que l'autoclassification traditionnelle suffirait.

12.  Seules les personnes déclarant une appartenance à l'un des peuples constituants peuvent se présenter à la Chambre des peuples (la seconde chambre du Parlement national) et à la présidence (collégiale) de l'Etat. Les dispositions de la Constitution pertinentes pour la présente espèce sont les suivantes :

Article IV

« L'Assemblée parlementaire comprend deux chambres : le Chambre des peuples et la Chambre des représentants.

1.  Chambre des peuples. La Chambre des peuples comprend quinze délégués, deux tiers émanant de la Fédération (cinq Croates et cinq Bosniaques) et un tiers émanant de la Republika Srpska (cinq Serbes).

a)  Les délégués croates et bosniaques désignés par la Fédération sont choisis, respectivement, par les délégués croates et bosniaques à la Chambre des peuples de la Fédération2. Les délégués de la Republika Srpska sont choisis par l'Assemblée nationale de la Republika Srpska3.

b)  Neuf membres de la Chambre des peuples constituent un quorum, sous réserve de la présence effective d'au moins trois délégués bosniaques, trois délégués croates et trois délégués serbes.

2.  Chambre des représentants. La Chambre des représentants comporte quarante-deux membres, dont les deux tiers sont élus par le territoire de la Fédération et un tiers par le territoire de la Republika Srpska.

a)  Les membres de la Chambre des représentants sont élus directement par leur Entité conformément aux dispositions d'une loi électorale que l'Assemblée parlementaire approuvera. Toutefois, la première élection est organisée conformément à l'annexe 3 de l'Accord-cadre général.

b)  La majorité de tous les membres élus pour siéger à la Chambre des représentants constitue le quorum

3.  Procédures

a)  Chacune des deux chambres se réunit à Sarajevo au plus tard trente jours après sa formation ou son élection.

b)  Chaque chambre adopte à la majorité son règlement intérieur et choisit parmi ses membres un Serbe, un Bosniaque et un Croate comme Président et Vice-Présidents, la Présidence revenant à tour de rôle à chacune des trois personnes choisies.

c)  Toute législation nécessite l'approbation des deux chambres.

d)  Toutes les décisions des deux chambres sont prises à la majorité des votants présents en personne. Les délégués et les membres font leur possible pour que la majorité comporte au moins un tiers des suffrages émanant de territoire de chaque Entité. Si la majorité exprimée ne comprend pas un tiers des voix des délégués ou membres du territoire de chaque Entité, le Président et les Vice-présidents se constituent en commission et essaient d'obtenir l'approbation dans les trois jours suivant le scrutin. En cas d'échec, les décisions sont prises à la majorité des présents et votants à condition que les suffrages contraires ne soient pas en nombre égal ou supérieur aux deux tiers du nombre des délégués ou des membres élus par l'une ou l'autre des Entités.

e)  Un projet de décision soumis à l'Assemblée parlementaire peut être déclaré contraire aux intérêts vitaux du peuple bosniaque, croate ou serbe par une majorité des délégués bosniaques, croates ou serbes, selon le cas, désignés conformément aux dispositions de l'alinéa 1 a) ci-dessus. Pour être approuvé par la Chambre des peuples, un tel projet de décision requiert la majorité des délégués bosniaques, des délégués croates et des délégués serbes présents et votants.

f)  Si une majorité de la délégation bosniaque ou croate ou serbe s'oppose à la mise en œuvre des dispositions de l'alinéa e), le Président de la Chambre des peuples réunit immédiatement une Commission mixte composée de trois délégués choisis respectivement par les délégués bosniaques, croates et serbes affin de résoudre le litige. A défaut pour la Commission de régler le problème dans les cinq jours, la question est portée devant la Cour constitutionnelle, qui vérifie la régularité de la procédure parlementaire en appliquant une procédure d'urgence.

g)  La dissolution de la Chambre des peuples peut être prononcée par la Présidence ou par la Chambre elle-même, à condition que la décision de la Chambre soit approuvée par une majorité comprenant la majorité des délégués d'au moins deux des peuples bosniaque, croate ou serbe. Toutefois, la Chambre des peuples élue lors des premières élections après l'entrée en vigueur de la présente Constitution ne peut pas être dissoute.

h)  Les décisions de l'Assemblée parlementaire n'entrent en vigueur qu'après publication.

i)  Les deux chambres publient un compte rendu complet de leurs délibérations et, sauf circonstances exceptionnelles prévues par leurs règlements, leurs délibérations sont publiques.

j)  La responsabilité des délégués et des membres ne peut être recherchée au civil ni au pénal pour les actes accomplis dans le cadre de leurs fonctions auprès de l'Assemblée parlementaire.

4.  Pouvoirs. Les pouvoirs suivants sont exercés par l'Assemblée parlementaire :

a)  Promulguer les lois nécessaires pour mettre en œuvre les décisions de la Présidence ou exercer les responsabilités de l'Assemblée aux termes de la présente Constitution.

b)  Décider des sources et des montants des recettes nécessaires pour le fonctionnement des institutions de la Bosnie-Herzégovine et pour l'exécution de ses obligations internationales.

c)  Approuver le budget des institutions de la Bosnie-Herzégovine.

d)  Consentir ou non à la ratification des traités.

e) Régler toutes autres questions nécessaires pour remplir ses fonctions ou s'acquitter des charges qui lui sont attribuées par consentement mutuel des Entités.

Article V

« La Présidence de la Bosnie-Herzégovine se compose de trois membres, un Bosniaque, un Croate, chacun élu directement par le territoire de la Fédération, et un Serbe élu directement par le territoire de la Republika Srpska.

1.  Election et durée du mandat électif

a)  Les membres de la Présidence sont élus directement dans chaque Entité (chaque électeur votant en vue de pourvoir un siège à la Présidence) conformément aux dispositions d'une loi électorale adoptée par l'Assemblée parlementaire. Toutefois, la première élection se déroule conformément aux dispositions de l'annexe 3 de l'Accord-cadre général. Tout siège vacant à la Présidence est pourvu par l'Entité concernée conformément à une loi que l'Assemblée parlementaire devra adopter.

b)  Les membres de la Présidence élus lors des premières élections restent en poste pour un mandat de deux ans ; le mandat des membres élus ensuite est de quatre ans. Les membres sont rééligibles une fois pour se succéder à eux-mêmes et sont ensuite inéligibles pendant quatre ans

2.  Procédures

a)  La Présidence fixe son propre règlement, qui prévoit un délai de convocation suffisant pour toutes les réunions de la Présidence.

b)  Les membres de la Présidence se choisissent un Président en leur sein. Pour le premier mandat de la Présidence, le Président est celui des membres qui a recueilli le plus grand nombre de voix. Par la suite, l'Assemblée parlementaire définit la méthode d'élection du Président, par tour de rôle ou autrement, sous réserve des dispositions de l'article IV § 3.

c)  La Présidence s'efforce d'adopter par consensus toutes les décisions présidentielles (c'est-à-dire celles concernant les questions qui relèvent de l'article V § 3 a)–c)). Sous réserve des dispositions de l'alinéa d) ci-après, ces décisions peuvent néanmoins être adoptées par deux membres, si tous les efforts en vue d'obtenir un consensus ont échoué.

d)  Un membre dissident de la Présidence peut déclarer qu'une décision présidentielle est contraire à un intérêt vital de l'Entité à laquelle appartient le territoire qui a élu ledit membre, à condition de manifester son oppositions dans les trois jours qui suivent l'adoption de la décision contestée. La décision est immédiatement soumise à l'Assemblée nationale de la Republika Srpska si la déclaration a été faite par le membre représentant le territoire, à la délégation bosniaque à la Chambre des peuples de la Fédération si la déclaration a été faite par le membre bosniaque, ou à la délégation croate de cette même chambre, si la déclaration a été faite par le représentant croate. Dans l'éventualité où la déclaration est confirmée par un vote des deux tiers de ces personnes dans les dix jours de la saisine, la décision présidentielle contestée ne peut être suivie d'effet.

3.  Pouvoirs. La Présidence est investie de la responsabilité

a)  De conduire la politique étrangère de la Bosnie-Herzégovine.

b)  De nommer les ambassadeurs et autres représentants de la Bosnie-Herzégovine dans les relations internationales, deux tiers au maximum de ceux-ci pouvant provenir du territoire de la Fédération.

c)  De représenter la Bosnie-Herzégovine auprès des institutions et organisations européennes et internationales et de solliciter l'adhésion de la Bosnie-Herzégovine auprès des institutions et organisations dont elle n'est pas membre.

d)  De négocier, dénoncer et, avec l'accord de l'Assemblée parlementaire, de ratifier les traités de la Bosnie-Herzégovine.

e)  De mettre à exécution les décisions de l'Assemblée parlementaire.

f)  De proposer, sur recommandation du Conseil des ministres, un budget annuel à l'Assemblée parlementaire.

g)  De rendre compte à l'Assemblée parlementaire des dépenses de la Présidence, sur demande de l'Assemblée mais au moins une fois par an.

h)  D'assurer la coordination nécessaire avec les organisations internationales et non gouvernementales en Bosnie-Herzégovine.

i)  De remplir toutes autres fonctions éventuellement nécessaires pour s'acquitter de ses obligations, de celles qui peuvent lui être confiées par l'Assemblée parlementaire ou de celles dont les Entités peuvent convenir. »

13.  Les arrangements constitutionnels incriminés en l'espèce ne se trouvaient pas inclus dans l'accord de principe qui constituait la trame de ce que contiendrait le futur Accord de paix de Dayton (voir les paragraphes 6.1 et 6.2 du nouvel accord de principe du 26 septembre 1995). Il semblerait que les médiateurs internationaux aient avec réticence accepté ces arrangements à un stade ultérieur, sur l'insistance pressante de certaines des parties au conflit (voir Nystuen4, Achieving Peace or Protecting Human Rights: Conflicts between Norms Regarding Ethnic Discrimination in the Dayton Peace Agreement, éditions Martinus Nijhoff, 2005, p. 192, et O'Brien5, The Dayton Agreement in Bosnia: Durable Cease-Fire, Permanent Negotiation, in Zartman and Kremenyuk (éds), Peace versus Justice: Negotiating Forward- and Backward-Looking Outcomes, éditions Rowman & Littlefield, 2005, p. 105).

14.  Parfaitement conscients que les dispositions constitutionnelles litigieuses étaient selon toute vraisemblance en conflit avec les droits de l'homme, les médiateurs internationaux estimèrent qu'il était spécialement important de faire de la Constitution un instrument dynamique et de prévoir la possibilité d'une disparition progressive des mécanismes constitutionnels en cause. C'est la raison pour laquelle ils insérèrent dans la Constitution l'article II § 2 (voir Nystuen, précité, p. 100). Cette disposition est ainsi libellée :

« Les droits et les libertés définis dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et ses Protocoles s'appliquent directement en Bosnie-Herzégovine. Ils priment tout autre droit. »

Si dans ses décisions U 5/04 du 31 mars 2006 et U 13/05 du 26 mai 2006 la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine a jugé que la Convention européenne des droits de l'homme ne primait pas la Constitution, elle est parvenue à une conclusion différente dans sa décision AP 2678/06 du 29 septembre 2006. Dans l'affaire en question, elle était appelée à connaître d'une plainte pour discrimination concernant l'impossibilité faite au plaignant de se présenter aux élections à la présidence de Bosnie-Herzégovine à raison de son origine ethnique (il s'agissait d'un Bosniaque de la Republika Srpska). La Cour constitutionnelle rejeta le recours sur le fond. La partie pertinente de la décision de la majorité se lit ainsi (le texte qui suit est une traduction de la traduction anglaise fournie par la Cour constitutionnelle) :

« 18.  Les plaignants soutiennent que leurs droits ont été violés, l'article II § 2 de la Constitution de Bosnie-Herzégovine précisant que les droits et les libertés définis dans la Convention européenne et ses Protocoles sont directement applicables en Bosnie-Herzégovine et qu'ils priment tout autre droit. Les intéressés estiment que la candidature à la présidence de Bosnie-Herzégovine de Ilijaz Pilav a été rejetée exclusivement sur la base de son origine nationale/ethnique, en quoi ils voient une violation de l'article 1 du Protocole no 12 à la Convention européenne, qui garantit que la jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée sans discrimination aucune et que nul ne peut faire l'objet, pour quelque motif que ce soit, et notamment pour des motifs d'origine nationale/ethnique, d'une discrimination de la part d'une autorité publique quelle qu'elle soit.

(...)

22.  Nul ne conteste que le texte de l'article V de la Constitution de Bosnie-Herzégovine et le texte de l'article 8 de la loi électorale de 2001 sont de nature restrictive dès lors qu'ils restreignent les droits civiques, et plus précisément le droit de se porter candidat aux élections à la présidence de Bosnie-Herzégovine, des Bosniaques et des Croates du territoire de la Republika Srpska et des Serbes du territoire de la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Cela étant, le but des dispositions en cause est de renforcer la position des peuples constituants de manière à garantir que la présidence se compose de représentants de chacun de ces trois peuples constituants. Eu égard à la situation qui règne actuellement en Bosnie-Herzégovine, la restriction imposée par la Constitution et par la loi électorale de 2001, en vertu de laquelle les candidatures des requérants ne sont pas traitées de la même façon que celles de Serbes qui sont directement élus à partir du territoire de la Republika Srpska, est légitime aujourd'hui car il existe une justification raisonnable au traitement en cause. Par conséquent, eu égard à la situation qui prévaut aujourd'hui en Bosnie-Herzégovine et à la nature spécifique de l'ordre constitutionnel de cet Etat, et compte tenu des dispositifs constitutionnels et législatifs en vigueur, les décisions incriminées de la Cour de Bosnie-Herzégovine et de la Commission électorale centrale n'ont pas violé les droits des plaignants découlant de l'article 1 du Protocole no 12 à la Convention européenne et de l'article 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, dès lors que les décisions mentionnées ne sont pas arbitraires et qu'elles sont fondées sur le droit. Cela signifie qu'elles servent un but légitime, qu'elles reposent sur des motifs raisonnables et qu'elles ne font pas peser une charge excessive sur les plaignants, les restrictions imposées aux droits de ces derniers étant proportionnées aux objectifs d'utilité publique que constituent la préservation de la paix établie, le maintien du dialogue et, par conséquent, la création des conditions permettant de modifier les dispositions précitées de la Constitution de Bosnie-Herzégovine et de la loi de 2001 relative aux élections. »

15.  En ce qui concerne les amendements à la Constitution, l'article 10 de celle-ci est ainsi libellé :

« 1.  Procédure. La présente Constitution peut être révisée par décision de l'Assemblée parlementaire prise à la majorité des deux tiers des votants présents en personne à la Chambre des représentants.

2.  Droits de l'homme et libertés fondamentales. Aucun amendement à la présente Constitution ne peut éliminer ou restreindre les droits ou libertés visés à l'article II de la présente Constitution, ni modifier les dispositions du présent alinéa. »

Le 26 mars 2009, l'Assemblée parlementaire a modifié pour la première fois la Constitution, conformément à la procédure susdécrite. L'amendement en question concernait le statut du district de Brčko.

2.  Annexe 10 (l'Accord relatif aux aspects civils de la mise en œuvre de l'Accord de paix)

16.  L'Accord relatif aux aspects civils de la mise en œuvre de l'Accord de paix définit le mandat du Haut Représentant, l'administrateur international de la Bosnie-Herzégovine, mis en place avec l'autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies par un groupe informel d'Etats qui avaient activement participé au processus de paix (appelé le Conseil de mise en œuvre de la paix) en vertu du chapitre VII de la Charte des nations unies (voir la Résolution 1031 du Conseil de sécurité des Nations unies du 15 décembre 1995).

17.  Il est de notoriété publique que les pouvoirs du Haut Représentant sont étendus (voir Berić et autres c. Bosnie-Herzégovine (déc.) nos 36357/04 et autres, CEDH 2007-XII). Le Haut Représentant a imposé à de nombreuses reprises l'adoption de textes législatifs ordinaires et d'amendements aux Constitutions des entités (les Constitutions des entités, contrairement à la Constitution de l'Etat, ne font pas partie de l'Accord de paix de Dayton). La question de savoir s'il pourrait imposer des amendements à la Constitution de l'Etat est toutefois moins claire. L'Accord de paix de Dayton est muet à cet égard, mais un épisode concernant une erreur de frappe dans la Constitution de l'Etat donne à penser qu'il y a lieu de répondre par la négative à cette question. Plusieurs mois après l'entrée en vigueur de l'Accord de paix de Dayton, certains des juristes internationaux qui avaient assisté aux négociations se rendirent compte qu'un renvoi opéré à l'article V § 2 c) de la Constitution était erroné (le texte renvoyait à l'article III § 1 a)-e), alors qu'il aurait dû renvoyer à l'article V § 3 a)-e)). En novembre 1996, le Haut Représentant, M. Bildt, adressa au Secrétaire d'Etat américain, M. Christopher, une lettre dans laquelle il proposait de corriger l'erreur commise en se fondant sur l'Annexe 10 à l'Accord de paix de Dayton. M. Christopher considéra que l'autorité que M. Bildt exerçait au titre de l'Annexe 10 ne s'étendait pas à la Constitution de l'Etat (voir le texte de leur échange de correspondance dans Nystuen, précité, pp. 80-81). Peu après, l'erreur fut corrigée sans décision formelle : le Haut Représentant informa simplement la présidence de Bosnie-Herzégovine et publia une version corrigée de la Constitution de l'Etat. L'élément pertinent pour les présentes espèces est que la position officielle des Hauts Représentants successifs a toujours été depuis lors que leur pouvoir ne s'étend pas à la Constitution de l'Etat. On en trouve confirmation dans le discours prononcé par Lord Ashdown en sa qualité de Haut Représentant devant la Commission de Venise (voir le rapport de la 60e session plénière de la Commission de Venise, CDL-PV(2004)003 du 3 novembre 2004, p. 18). Le discours en question comportait notamment le passage suivant :

« Si la Bosnie-Herzégovine veut adhérer à l'Union européenne et à l'OTAN, elle doit impérativement démontrer qu'elle est un Etat qui fonctionne. En Bosnie-Herzégovine, les membres de la classe politique commencent déjà à se rendre compte qu'ils sont face à un choix : garder la Constitution actuelle et en payer le prix sur le plan économique, social et politique, ou lui apporter les modifications nécessaires pour que la Bosnie-Herzégovine devienne un pays stable et prospère dont les institutions fonctionnent et pour qu'elle puisse entrer dans l'Union européenne. A mon avis, les habitants de Bosnie-Herzégovine n'accepteront pas que la Constitution soit un obstacle à leur sécurité et à leur prospérité.

Mais nous ne pouvons pas lever cet obstacle à leur place.

Le Conseil de mise en œuvre de la paix et les Hauts Représentants successifs (dont moi-même) ont toujours défendu la même position : si tant est que les parties respectent les accords de Dayton (et à cet égard subsiste le problème de la coopération de la Republika Srpska avec le tribunal de La Haye) la Constitution de la Bosnie-Herzégovine peut être modifiée par l'Assemblée parlementaire de la Bosnie-Herzégovine (et non par la communauté internationale) selon les procédures prévues. En d'autres termes, à condition que les accords de Dayton soient respectés, les pouvoirs du Haut Représentant ne durent que ce que durent ces accords et il appartient à la population de Bosnie-Herzégovine et à ses représentants élus de décider des modifications à apporter à l'ordre constitutionnel prévu par les textes de Dayton. »

B.  La loi électorale de 2001

18.  La loi électorale de 2001 (publiée au Journal officiel de Bosnie-Herzégovine no 23/01 du 19 septembre 2001 ; amendements publiés au Journaux officiels nos 7/02 du 10 avril 2002, 9/02 du 3 mai 2002, 20/02 du 3 août 2002, 25/02 du 10 septembre 2002, 4/04 du 3 mars 2004, 20/04 du 17 mai 2004, 25/05 du 26 avril 2005, 52/05 du 2 août 2005, 65/05 du 20 septembre 2005, 77/05 du 7 novembre 2005, 11/06 du 20 février 2006, 24/06 du 3 avril 2006, 32/07 du 30 avril 2007, 33/08 du 22 avril 2008 et 37/08 du 7 mai 2008) est entrée en vigueur le 27 septembre 2001. Ses dispositions pertinentes en l'espèce sont ainsi libellées :

Article 1.4 § 1

« Tout citoyen de Bosnie-Herzégovine ayant atteint l'âge de dix-huit (18) ans a le droit de voter et d'être élu conformément à la présente loi. »

Article 4.8

« Pour être admis sur la liste des candidats aux élections, un candidat indépendant doit présenter à la Commission électorale centrale une demande de participation aux élections comportant au moins :

1.  mille cinq cents (1 500 signatures) de votants enregistrés pour les élections à la présidence de Bosnie-Herzégovine ;

(...) »

Article 4.19 §§ 5-7

« Chaque liste de candidats comporte les nom et prénoms des personnes qui y figurent, leur numéro d'identification personnelle (numéro JMBG), l'adresse de leur résidence permanente, leur appartenance à l'un des peuples constituants ou au groupe des « autres », le numéro de leur carte d'identité, qui doit être valable, et le lieu où elle a été délivrée, ainsi qu'une signature du président du parti politique [auquel elles appartiennent] ou des présidents des partis politiques de la coalition. Pour chaque candidat, la déclaration d'acceptation de candidature, une déclaration confirmant l'absence d'empêchements au sens de l'article 1.10 § 1(4) de la présente loi et une déclaration indiquant l'état de son patrimoine au sens de l'article 15.7 de la présente loi doivent être annexées à la liste. Ces déclarations doivent être certifiées conformes.

La déclaration d'appartenance à l'un des peuples constituants ou au groupe des « autres » visée au paragraphe précédent sera utilisée aux fins de l'exercice du droit de détenir un poste électif ou administratif pour lequel pareille déclaration est requise dans le cycle électoral pour lequel la liste de candidats a été soumise.

Les candidats ont le droit de ne pas déclarer leur appartenance à l'un des peuples constituants ou au groupe des « autres ». Pareille absence de déclaration sera toutefois considérée comme une renonciation au droit de détenir un poste électif ou administratif pour lequel pareille déclaration est requise. »

Article 8.1

« Les membres de la présidence de Bosnie-Herzégovine directement élus à partir du territoire de la Fédération de Bosnie-Herzégovine – un Bosniaque et un Croate – sont élus par les électeurs inscrits au registre central des électeurs appelés à voter au sein de la Fédération de Bosnie-Herzégovine. Un électeur inscrit au registre central des électeurs appelés à voter au sein de la Fédération de Bosnie-Herzégovine peut voter soit pour le membre bosniaque, soit pour le membre croate de la présidence, mais non pour les deux. Sont élus le membre bosniaque et le membre croate qui recueillent le plus grand nombre de suffrages parmi les candidats du même peuple constituant.

Le membre de la présidence de Bosnie-Herzégovine directement élu dans le territoire de la Republika Srpska – un Serbe – est élu par les électeurs inscrits au registre central des électeurs appelés à voter en Republika Srpska. Est élu le candidat qui recueille le plus grand nombre de suffrages.

Le mandat des membres de la présidence de Bosnie-Herzégovine est de quatre (4) ans. »

Article 9.12 a

« Les délégués croates et bosniaques de la Fédération de Bosnie-Herzégovine à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine sont élus par le groupe des délégués croates ou le groupe des délégués bosniaques, suivant le cas, à la Chambre des peuples de la Fédération de Bosnie-Herzégovine.

Les délégués croates et bosniaques à la Chambre des peuples de la Fédération de Bosnie-Herzégovine élisent les délégués de leurs peuples constituants respectifs.

Les délégués serbes et les délégués du groupe des « autres » à la Chambre des peuples de la Fédération de Bosnie-Herzégovine ne participent pas au processus d'élection des délégués bosniaques et croates de la Fédération de Bosnie-Herzégovine à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine.

Les délégués de la Republika Srpska (cinq Serbes) à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine sont élus par l'Assemblée nationale de la Republika Srpska.

Les délégués bosniaques et croates et les délégués du groupe des « autres » à l'Assemblée nationale de la Republika Srpska participent au processus d'élection des délégués de la Republika Srpska à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine. »

Article 9.12 c

« Les délégués bosniaques et les délégués croates à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine sont élus de telle manière que chaque entité politique représentée dans le groupe des délégués bosniaques ou dans le groupe des délégués croates ou chaque délégué du groupe des délégués bosniaques ou du groupe des délégués croates à la Chambre des peuples de la Fédération de Bosnie-Herzégovine ait le droit de faire figurer une ou plusieurs personnes sur la liste des candidats à l'élection des délégués bosniaques ou croates, selon le cas, à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine.

Chaque liste peut comporter plus de candidats qu'il ne faut élire de délégués à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine. »

Article 9.12 e

« L'élection des délégués de la Republika Srpska à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine est menée de telle manière que chaque parti politique ou chaque délégué à l'Assemblée nationale de la Republika Srpska aient le droit de faire figurer une ou plusieurs personnes sur la liste des candidats à l'élection des délégués serbes à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine.

Chaque liste peut comporter plus de candidats qu'il ne faut élire de délégués à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine. »

C.  Les Nations unies

19.  La Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale adoptée sous les auspices des Nations unies le 21 décembre 1965 est entrée en vigueur à l'égard de la Bosnie-Herzégovine le 16 juillet 1993. La partie pertinente de son article premier est ainsi libellée :

« Dans la présente Convention, l'expression « discrimination raciale » vise toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée sur la race, la couleur, l'ascendance ou l'origine nationale ou ethnique, qui a pour but ou pour effet de détruire ou de compromettre la reconnaissance, la jouissance ou l'exercice, dans des conditions d'égalité, des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social et culturel ou dans tout autre domaine de la vie publique. »

La partie pertinente de l'article 5 est ainsi libellée :

« Conformément aux obligations fondamentales énoncées à l'article 2 de la présente Convention, les Etats parties s'engagent à interdire et à éliminer la discrimination raciale sous toutes ses formes et à garantir le droit de chacun à l'égalité devant la loi sans distinction de race, de couleur ou d'origine nationale ou ethnique, notamment dans la jouissance des droits suivants :

(...)

c)  droits politiques, notamment droit de participer aux élections – de voter et d'être candidat – selon le système du suffrage universel égal, droit de prendre part au gouvernement ainsi qu'à la direction des affaires publiques, à tous les échelons, et droit d'accéder, dans des conditions d'égalité, aux fonctions publiques ;

(...) »

Les « Observations finales » au sujet de la Bosnie-Herzégovine publiées par le Comité pour l'élimination de la discrimination raciale, l'organe indépendant qui surveille la mise en œuvre de ladite Convention, comportait notamment le passage suivant (document CERD/C/BIH/CO/6 du 11 avril 2006, § 11) :

« Le Comité est vivement préoccupé par le fait qu'en vertu des articles IV et V de la Constitution nationale, seules les personnes appartenant à un groupe considéré, en vertu de la loi, comme l'un des peuples constitutifs de la Bosnie-Herzégovine (à savoir les Bosniaques, les Croates et les Serbes) et qui est majoritaire dans l'entité où elles résident (à savoir Bosniaques et Croates dans la Fédération de Bosnie-Herzégovine et Serbes en Republika Srpska) peuvent être élues à la Chambre des peuples et à la présidence tripartite de la Bosnie-Herzégovine. La structure juridique existante exclut donc de la Chambre des peuples et de la présidence toutes les personnes dites « autres », c'est-à-dire les personnes appartenant à des minorités nationales ou à des groupes ethniques autres que les Bosniaques, les Croates ou les Serbes. Bien que la structure tripartite des principales institutions politiques de l'Etat partie ait pu être justifiée, voire nécessaire dans un premier temps pour établir la paix à la suite du conflit armé, le Comité note que les distinctions juridiques qui favorisent certains groupes ethniques en leur accordant des préférences et des privilèges spéciaux ne sont pas compatibles avec les articles 1er et 5 c) de la Convention. Le Comité fait en outre observer que cela est particulièrement vrai lorsque les circonstances au regard desquelles les préférences et privilèges en question avaient été accordés ont cessé d'exister (articles 1 4) et 5 c)).

Le Comité invite instamment l'Etat partie à modifier les dispositions pertinentes de la Constitution nationale et de la loi électorale, afin de garantir à tous les citoyens, quelle que soit leur appartenance ethnique, l'exercice, dans des conditions d'égalité, du droit de voter et d'être candidat. »

20.  Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté sous les auspices des Nations unies le 16 décembre 1966 est entré en vigueur à l'égard de la Bosnie-Herzégovine le 6 mars 1992. Ses dispositions pertinentes en l'espèce sont les suivantes :

Article 2 § 1

« Les Etats parties au présent pacte s'engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte, sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinions politiques ou de toutes autres opinions, d'origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »

Article 25

« Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l'article 2 et sans restrictions déraisonnables :

a)  de prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis ;

b)  de voter et d'être élu, au cours d'élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l'expression libre de la volonté des électeurs ;

c)  d'accéder, dans des conditions générales d'égalité, aux fonctions publiques de son pays.

Article 26

« Toutes les personnes sont égales devant la loi et ont droit sans discrimination à une égale protection de la loi. A cet égard, la loi doit interdire toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection égale et efficace contre toute discrimination, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d'opinions politiques et de toutes autres opinions, d'originale nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation. »

Les « Observations finales » concernant la Bosnie-Herzégovine publiées par le Comité des droits de l'homme, l'organe d'experts indépendants qui surveille la mise en œuvre du Pacte, comportent notamment le passage suivant (document no CCPR/C/BIH/CO/1 du 22 novembre 2006, § 8) :

« Le Comité est préoccupé par le fait qu'à la suite du rejet de l'amendement pertinent à la Constitution le 26 avril 2006, la Constitution et la loi électorale de l'Etat continuent à exclure l'élection des « Autres », c'est-à-dire des personnes qui n'appartiennent pas à l'un des « peuples constitutifs » de l'Etat partie (Bosniaques, Croates et Serbes), à la Chambre des peuples ou à la présidence tripartite de Bosnie-Herzégovine (articles 2, 25 et 26).

L'Etat partie devrait rouvrir les discussions sur la réforme constitutionnelle de manière transparente et sur une base largement participative, en incluant toutes les parties prenantes, en vue d'adopter un système électoral qui garantisse à tous les citoyens, quelle que soit leur origine ethnique, l'égalité de jouissance des droits prévus à l'article 25 du Pacte. »

D.  Le Conseil de l'Europe

21.  En devenant membre du Conseil de l'Europe le 24 avril 2002, la Bosnie-Herzégovine s'est engagée notamment à « revoir la loi électorale dans un délai d'un an, avec l'aide de la Commission pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) et à la lumière des principes du Conseil de l'Europe, aux fins d'amendement, le cas échéant » (voir l'Avis 234 (2002) sur la demande d'adhésion de la Bosnie-Herzégovine au Conseil de l'Europe, adopté par l'Assemblée parlementaire le 22 janvier 2002, § 15 iv) b)). Par la suite, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a régulièrement rappelé à la Bosnie-Herzégovine cette obligation souscrite au moment de l'adhésion et l'a invitée à adopter une nouvelle Constitution avant octobre 2010 afin de « remplacer le dispositif de représentation ethnique par une représentation fondée sur le principe de citoyenneté, notamment en mettant un terme à la discrimination constitutionnelle envers les « autres » » (Résolution 1383 (2004) du 23 juin 2004, § 3 ; Résolution 1513 (2006) du 29 juin 2006, § 20 ; et Résolution 1626 (2008) du 30 septembre 2008, § 8).

22.  La Commission de Venise, l'organe consultatif du Conseil de l'Europe pour les questions constitutionnelles, a de son côté émis un certain nombre d'avis à ce sujet.

Celui sur la situation constitutionnelle en Bosnie-Herzégovine et les pouvoirs du Haut Représentant (document CDL-AD(2005)004 du 11 mars 2005) comporte notamment le passage suivant :

« 1.  Le 23 juin 2004, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a adopté sa Résolution 1384 sur le “Renforcement des institutions démocratiques en Bosnie- Herzégovine”. Le paragraphe 13 de cette Résolution demande à la Commission de Venise d'examiner plusieurs questions constitutionnelles en Bosnie-Herzégovine.

(...)

29.  La [Bosnie-Herzégovine] est un pays en transition qui doit faire face à de graves problèmes économiques et souhaite participer à l'intégration européenne. Le pays ne pourra relever les nombreux défis qui découlent de cette situation que s'il dispose d'un gouvernement fort et efficace. Or, les règles constitutionnelles régissant le fonctionnement des organes de l'Etat n'ont pas été conçues pour produire un gouvernement fort, mais pour empêcher la majorité de prendre des décisions nuisibles pour les autres groupes. On peut comprendre que, dans une situation d'après conflit, il n'y ait pas eu (et qu'il n'y a toujours pas) suffisamment de confiance entre les groupes ethniques pour que l'Etat puisse fonctionner sur la base du seul principe majoritaire. Dans une telle situation, il importe de trouver des garanties spécifiques qui permettent à tous les groupes principaux, à savoir, en [BOSNIE-HERZÉGOVINE], les peuples constituants, d'accepter les règles constitutionnelles et de se sentir protégés par elles. Il s'ensuit que la Constitution de la [Bosnie-Herzégovine] assure la protection des intérêts des peuples constituants par le biais non seulement de dispositions territoriales qui correspondent à leurs intérêts, mais de la composition des organes de l'Etat et des règles régissant leur fonctionnement. Il faut bel et bien, en pareil cas, réaliser un équilibre satisfaisant entre la nécessité, d'une part, de protéger les intérêts de tous les peuples constituants et celle, d'autre part, de disposer d'un gouvernement efficace. Toutefois, la Constitution de la [Bosnie-Herzégovine] contient de nombreuses dispositions garantissant la protection des intérêts des peuples constituants : le veto au nom d'intérêts vitaux à l'Assemblée parlementaire, le système bicaméral et la Présidence collective sur la base de l'appartenance ethnique. L'effet combiné de ces dispositions rend la tâche d'un gouvernement qui se voudrait efficace extrêmement difficile, sinon impossible. Jusqu'à présent, le système a plus ou moins fonctionné en raison du rôle crucial assumé par le Haut Représentant. Or, ce rôle n'est pas inscrit dans la durée.

Le veto au nom d'intérêts vitaux

30.  Le plus important mécanisme mis en place pour éviter qu'aucune décision n'aille à l'encontre des intérêts d'un peuple constituant quel qu'il soit est le veto au nom d'intérêts vitaux. Si la majorité des représentants bosniaques, croates ou serbes de la Chambre des peuples déclarent un projet de décision soumis à l'Assemblée parlementaire contraire aux intérêts vitaux de leur peuple, la majorité des représentants bosniaques, serbes et croates doivent voter pour la décision pour que celle-ci soit adoptée. Une majorité des représentants d'un autre peuple peut s'opposer à la mise en œuvre de cette clause, auquel cas une procédure de conciliation est prévue et la Cour constitutionnelle se prononce en dernier ressort sur la régularité de la procédure de mise en œuvre. Il est intéressant de constater que la Constitution ne définit pas la notion de veto au nom d'intérêts vitaux, à la différence des Constitutions des Entités, qui énoncent une définition (trop générale[10]).

31.  Il est évident, et cela a été confirmé par un grand nombre d'interlocuteurs, que cette procédure comporte un sérieux risque de blocage du processus décisionnel. D'autres ont fait valoir que ce risque ne devait pas être surestimé car la procédure avait été rarement employée et, dans un arrêt rendu le 25 juin 2004[11], la Cour constitutionnelle a commencé à interpréter la notion. En fait, l'arrêt montre que la Cour ne considère pas que les intérêts vitaux sont une notion purement subjective laissée à l'appréciation de chaque membre du parlement et qui ne serait pas assujettie au contrôle de la Cour. Au contraire, la Cour a examiné les arguments avancés pour justifier le recours au veto au nom d'intérêts vitaux, a confirmé la validité d'un argument et en a écarté un autre.

32.  La Commission n'en estime pas moins nécessaire d'inscrire dans la Constitution une définition précise et rigoureuse des intérêts vitaux. Le principal problème posé par le droit de veto n'est pas son utilisation, mais son effet préventif. Étant donné que tous les hommes politiques concernés sont pleinement conscients de l'existence de la possibilité qu'un veto soit exprimé, une question sur laquelle on peut s'attendre à voir apposé un veto ne sera même pas mise aux voix. Du fait de l'existence du veto, une délégation qui adopterait une position particulièrement intransigeante et refuserait tout compromis serait en position de force. Certes, la jurisprudence ultérieure de la Cour constitutionnelle pourrait fournir une définition des intérêts vitaux et réduire les risques inhérents au mécanisme. Mais cela pourrait prendre beaucoup de temps et il semble au surplus inapproprié de confier une telle tâche ayant des incidences politiques majeures à la seule Cour sans lui indiquer la voie à suivre dans le texte de la Constitution.

33.  Dans la situation actuelle de la [Bosnie-Herzégovine], il semble peu réaliste de demande la suppression pure et simple du veto au nom d'intérêts vitaux. La Commission n'en juge pas moins important d'insérer d'urgence une définition précise des intérêts vitaux dans le texte de la Constitution. Cette définition devra être arrêtée par les représentants des trois peuples constituants, mais ne devrait pas reproduire la définition qui se trouve actuellement dans les Constitutions des Entités, laquelle permet de désigner comme intérêt vital pratiquement n'importe quoi. Elle ne devrait pas être trop large, mais être axée sur les droits qui revêtent une importance particulière pour les peuples respectifs, essentiellement dans des domaines tels que la langue, l'éducation et la culture[12].

Veto des entités

34.  En sus du veto au nom d'intérêts vitaux, l'art. IV.3.d) de la Constitution prévoit un veto des deux tiers des membres de la délégation de l'une ou de l'autre des Entités. Ce veto, qui, en pratique, ne semble revêtir un intérêt potentiel que dans le cas de la RS[13], semble être rendu inutile par l'existence du veto au nom d'intérêts vitaux.

Système bicaméral

35.  L'art. IV de la Constitution institue un système bicaméral composé d'une Chambre des représentants et d'une Chambre des peuples, qui sont dotées des mêmes pouvoirs. Les systèmes bicaméraux étant caractéristiques des Etats fédéraux, il n'est pas surprenant que la Constitution de la [Bosnie-Herzégovine] opte pour deux chambres. Toutefois, dans les Etats fédéraux, la seconde chambre a habituellement pour finalité d'assurer une représentation plus forte des entités plus petites. L'une des chambres est constituée sur la base des chiffres de population tandis que dans l'autre, soit toutes les entités ont le même nombre de sièges (Etats-Unis et Suisse), soit, au moins, les entités plus petites sont surreprésentées (Allemagne). La situation est toute différente en [BOSNIE-HERZÉGOVINE] : dans les deux chambres, les deux tiers des membres émanent de la F[BOSNIE-HERZÉGOVINE], la différence étant que dans la Chambre des peuples, seuls les Bosniaques et les Croates de la Fédération et les Serbes de la RS sont représentés[14]. La Chambre des peuples ne traduit donc pas le caractère fédéral de l'Etat, mais est un mécanisme supplémentaire destiné à défendre les intérêts des peuples constituants. La principale fonction de la Chambre des peuples aux termes de la Constitution est donc celle d'une chambre où est exercé le veto au nom d'intérêts vitaux.

36.  Le défaut de cette disposition est que la Chambre des représentants devient la chambre où le travail législatif est accompli et les compromis nécessaires négociés afin de dégager une majorité. La Chambre des peuples n'a que le rôle négatif d'une chambre dont les membres exercent leur droit de veto car ils considèrent que leur tâche consiste exclusivement à défendre les intérêts de leur peuple sans qu'ils se sentent concernés par l'aboutissement du processus législatif. Il semblerait donc préférable de transférer l'exercice du droit de veto au nom d'intérêts vitaux à la Chambre des représentants et de supprimer la Chambre des peuples. Cela permettrait de rationaliser les procédures et faciliterait l'adoption des lois sans compromettre les intérêts légitimes d'un peuple quel qu'il soit. Cela réglerait également le problème de la composition discriminatoire de la Chambre des peuples.

La Présidence collective

37.  L'article V de la Constitution institue une Présidence collective composée d'un membre bosniaque, d'un membre serbe et d'un membre croate, ainsi qu'une présidence tournante. La Présidence s'efforce d'adopter ses décisions par consensus [art. V.2.c)]. Dans le cas d'une décision adopté à la majorité, le membre minoritaire peut exercer son droit de veto au nom d'intérêts vitaux.

38.  Une Présidence collective est une institution tout à fait inhabituelle. Il est plus facile pour une seule personne de s'acquitter des fonctions de représentation du chef de l'Etat. L'exécutif est déjà coiffé par un organe collégial, le Conseil des ministres. Le fait d'ajouter un second organe collégial ne semble pas favoriser le processus décisionnel. Cela crée un risque de répétition des processus décisionnels et il devient difficile de distinguer les pouvoirs du Conseil des ministres et ceux de la Présidence. Qui plus est, la Présidence soit n'a pas les connaissances techniques requises qui existent au sein des ministères, soit doit se doter d'un personnel important, créant alors un échelon bureaucratique supplémentaire.

39.  Une Présidence collective ne semble donc ni fonctionnelle ni efficace. Dans le contexte de la [Bosnie-Herzégovine], son existence semble là encore motivée par la nécessité d'assurer la participation de représentants de tous les peuples constituants à la prise de toutes les décisions importantes. De fait, il semble difficile d'envisager pour la [Bosnie-Herzégovine] un Président unique doté de pouvoirs importants.

40.  La meilleure solution serait donc de concentrer le pouvoir exécutif au niveau du Conseil des ministres en tant qu'organe collégial dans lequel tous les peuples constituants sont représentés. Dans ce cas, un Président unique chef de l'Etat devrait être acceptable. Eu égard au caractère pluriethnique du pays, une élection indirecte du Président par l'Assemblée parlementaire à une majorité garantissant que le Président jouit de la confiance générale parmi tous les peuples semblerait préférable à une élection directe. On pourrait ajouter une règle relative au roulement, selon laquelle un Président nouvellement élu ne peut pas appartenir au même peuple constituant que son prédécesseur.

(...)

74.  En l'occurrence, la répartition des postes dans les organes de l'Etat entre les peuples constituants était un élément central de l'Accord de Dayton qui a permis de rétablir la paix en [BOSNIE-HERZÉGOVINE]. Dans une telle situation, il est difficile de nier la légitimité de normes qui peuvent faire problème du point de vue de la non-discrimination, mais qui sont nécessaires pour réaliser la paix et la stabilité et éviter de nouvelles pertes en vies humaines. L'incorporation de ces règles dans le texte de la Constitution a l'époque n'est donc pas critiquable même si elles vont à l'encontre de la dynamique générale de la Constitution qui vise à prévenir la discrimination.

75.  Encore faudrait-il pondérer cette justification compte tenu de l'évolution de la [Bosnie-Herzégovine] depuis l'entrée en vigueur de la Constitution. La [Bosnie-Herzégovine] est devenue membre du Conseil de l'Europe; le pays doit donc être jugé à l'aune des normes européennes communes. Elle a ratifié la CEDH et son Protocole no 12. Comme on l'a vu plus haut, la situation en [BOSNIE-HERZÉGOVINE] a évolué dans le bon sens, mais il subsiste des éléments exigeant un système politique qui ne soit pas simplement l'expression du gouvernement par la majorité, mais qui garantisse un partage du pouvoir et des postes entre les groupes ethniques. Il reste donc légitime de s'employer à concevoir des règles électorales qui assurent une représentation appropriée des différents groupes.

76.  Toutefois, on peut y parvenir sans contrevenir aux normes internationales. Ce n'est pas le système de démocratie consensuelle en lui-même qui fait problème, mais le mélange des critères territorial et ethnique et le déni manifeste de certains droits politiques à ceux qui sont particulièrement vulnérables. Il semble possible de refondre les règles régissant la Présidence de façon à les rendre compatibles avec les normes internationales tout en maintenant l'équilibre politique du pays.

77.  Il est possible de garantir une composition pluriethnique d'une façon non discriminatoire, par exemple en disposant qu'un membre au maximum de la Présidence peut appartenir à un peuple donné ou aux «Autres» et en instituant en même temps un système électoral garantissant la représentation des deux Entités. Ou bien, comme on l'a proposé plus haut à titre de solution plus radicale que la Commission juge préférable, on pourrait supprimer la Présidence collective et la remplacer par un Président indirectement élu et doté de pouvoirs très limités.

(...)

80.  La Chambre des peuples est une chambre dotée des pleins pouvoirs législatifs. De ce fait, l'article 3 du (premier) Protocole à la CEDH est applicable et toute discrimination fondée sur l'appartenance ethnique est donc interdite par l'art. 14 de la CEDH. En ce qui concerne une justification éventuelle, les mêmes éléments d'appréciation qu'au sujet de la Présidence s'appliquent. Il est légitime de s'employer à assurer un équilibre ethnique au sein du Parlement dans l'intérêt de la paix et de la stabilité, mais cet objectif ne peut justifier la discrimination ethnique qu'en l'absence de tout autre moyen de le réaliser et si les droits des minorités sont dûment respectés. Pour la Chambre des peuples, on pourrait, par exemple, instituer un nombre maximal de sièges à pourvoir par des représentants de chaque peuple constituant. Ou bien, comme on l'a fait valoir plus haut, une solution plus radicale, qui aurait la préférence de la Commission, pourrait être retenue et la Chambre des peuples purement et simplement supprimée, le mécanisme relatif aux intérêts nationaux vitaux étant appliqué au sein de la Chambre des représentants. »

L'Avis sur différentes propositions pour l'élection de la présidence de Bosnie-Herzégovine (document CDL-AD(2006)004 du 20 mars 2006), qui comporte notamment les passages suivants :

« 1.  Par une lettre du 2 mars 2006, M. Sulejman Tihić, Président de la Présidence collégiale de Bosnie-Herzégovine, a demandé à la Commission de Venise d'émettre un avis sur trois propositions différentes pour l'élection de la Présidence de son pays. Cette demande intervient dans le cadre des négociations sur la réforme constitutionnelle engagées entre les principaux partis politiques de Bosnie-Herzégovine. La question de l'élection de la Présidence reste encore à trancher pour parvenir à un accord sur un train de réformes complet.

(...)

Observations sur la proposition I

8.  La Proposition I maintient les règles actuelles régissant l'élection et la composition de la Présidence, selon lesquelles un membre bosniaque et un membre croate sont élus directement par le territoire de la Fédération, et un membre serbe est élu directement par le territoire de la Republika Srpska. Dans son Avis, la Commission a évoqué l'inquiétude que suscitent ces règles quant à leur compatibilité avec le Protocole No.12 de la Convention européenne des droits de l'homme dans la mesure où elles dénient formellement aux « Autres » ainsi qu'aux Bosniaques et Croates de la Republika Srpska et aux Serbes de la Fédération, la possibilité d'être élus à la Présidence. Le maintien de cette règle en l'état ne peut donc être envisagé et il convient de rejeter la Proposition I.

Observations sur la proposition II

9.  La Proposition II, qui n'est pas rédigée sous la forme d'un texte à inclure dans la Constitution mais en tant que résumé d'un éventuel contenu constitutionnel, maintient le système selon lequel deux membres de la Présidence sont directement élus par la Fédération et un par la Republika Srpska, sans toutefois faire état de critère ethnique pour les candidats. La discrimination de jure dénoncée dans l'Avis de la Commission de Venise serait ainsi levée et l'adoption de cette proposition pourrait constituer un pas en avant. Celle ci inclut également un système de roulement du Président de la Présidence tous les 16 mois. Dans la logique d'une Présidence collégiale, cette mesure semble rationnelle.

10.  Par contre, la proposition manque de clarté quant à la composition pluriethnique de la Présidence. La Présidence collégiale a été introduite, et serait apparemment maintenue, afin de garantir qu'aucun organe étatique unique ne soit dominé par un représentant d'un seul peuple constituant. Selon la proposition actuelle, il serait par exemple possible que deux membres bosniaques soient élus à la Présidence par la Fédération. Sur le plan juridique, il suffirait pour remédier à cet inconvénient de prévoir, dans le cadre de la proposition, une mesure disposant que pas plus d'un seul membre de la Présidence ne peut appartenir à un peuple constituant donné ou au groupe des « Autres ». La Commission croit comprendre que l'inclusion d'une telle disposition dans la Constitution est prévue en cas d'adoption de cette proposition.

11.  Se poserait néanmoins le problème de devoir éventuellement exclure de la Présidence des candidats ayant pourtant obtenu un maximum de voix. Dans la Fédération, il est fort possible que deux Bosniaques arrivent en tête des suffrages. Dans ce cas de figure, un candidat ayant obtenu un nombre supérieur de voix devra être écarté de la Présidence au profit d'un candidat ayant recueilli un nombre moins élevé de voix. Ces questions devraient être clairement réglementées dans le cadre de la Constitution et ne pas relever de la loi ordinaire.

12.  Autre inconvénient : les Bosniaques et les Croates de la Republika Srpska ainsi que les Serbes de la Fédération n'auraient toujours de facto aucune possibilité réaliste d'élire un candidat de leur choix.

13.  Par ailleurs, l'élection du Chef de l'Etat continuerait d'avoir lieu au niveau de l'Entité alors qu'il serait préférable de la transférer au niveau étatique dans le cadre de l'approche globale visant au renforcement de l'Etat,.

14.  Entre autres questions de moindre importance, la proposition permettrait aux membres de la Présidence d'occuper une fonction de direction au sein d'un parti politique. Cette possibilité semble incompatible avec l'objectif global de la réforme constitutionnelle qui est de faire de la Présidence, non plus un organe exécutif mais la plus haute fonction nationale (collégiale).

15.  En résumé, dans la situation constitutionnelle actuelle, la Proposition II marque une nette amélioration. Toutefois, elle présente des inconvénients, notamment le risque de voir élire un candidat qui n'aurait pas recueilli le nombre le plus élevé de voix. Par ailleurs, la proposition ne tend pas vers l'objectif global de la réforme constitutionnelle qui est de transférer des pouvoirs au Conseil des ministres et de renforcer l'Etat.

Proposition III

16.  La Proposition III s'écarte plus nettement de la situation constitutionnelle actuelle dans la mesure où elle introduit une procédure complexe de suffrage indirect pour la Présidence. Comme nous l'indiquions précédemment, la Commission plaide en faveur de l'élection indirecte d'un Président unique doté de pouvoirs limités. Même dans le cas d'une Présidence collégiale, la Commission maintient sa préférence pour des élections indirectes.

17.  Sa position s'appuie avant tout sur le fait que l'un des principaux objectifs de la révision constitutionnelle serait de restreindre les pouvoirs de la Présidence et de concentrer le pouvoir exécutif au niveau du Conseil des ministres. Ce changement serait plus difficile à entreprendre si la Présidence bénéficie de la légitimité d'un suffrage universel direct.

18.  Par ailleurs, il est plus facile dans le cadre d'élections indirectes d'élaborer des mécanismes garantissant la composition pluriethnique souhaitée de la Présidence. Elles ouvrent davantage la voie à une coopération interethnique et aux compromis tandis que des élections directes sur la base de critères de facto ethniques incitent à voter pour le candidat considéré comme le meilleur défenseur du peuple constituant respectif et non pour celui le mieux à même de défendre les intérêts du pays tout entier.

19.  Enfin, la proposition confie l'élection au Parlement de l'Etat. Il est en effet souhaitable et conforme à la volonté de renforcer l'Etat que les élections du Chef de l'Etat se tiennent à cet échelon.

20.  Dans la perspective de l'approche globale, la Proposition III semble préférable. Elle présente néanmoins certains défauts.

21.  Pour commencer, la proposition paraît compliquée compte tenu des trop nombreuses étapes et des possibilités de conduire à une impasse. Les nominations peuvent être suggérées par des membres de la Chambre des Représentants ou de la Chambre des Peuples, la sélection des candidats est faite par les trois « caucus » distincts de la Chambre des Peuples, la liste devant par la suite être approuvée à la fois par les trois « caucus » au sein de la Chambre des Peuples et par la Chambre des Représentants.

22.  Dans les limites de la proposition, il semblerait préférable d'opter pour une procédure simplifiée qui mettrait davantage l'accent sur la Chambre des Représentants en tant qu'organe investi d'une légitimité démocratique directe conférée par le peuple dans son ensemble. La possibilité de nommer les candidats devrait être réservée aux membres de la Chambre des Représentants. La sélection parmi ces candidats pourrait intervenir dans les trois « caucus » distincts de la Chambre des Peuples afin de garantir le respect des intérêts des trois peuples constituants. Par ailleurs, la liste des candidats devrait être entérinée par la majorité de la Chambre des Représentants afin d'assurer que les trois membres bénéficient d'une légitimité en tant que représentants du peuple de Bosnie-Herzégovine dans son ensemble.

23.  De surcroît, il conviendrait de clarifier la répartition des responsabilités entre le Président et les Vice-présidents. La Proposition III actuelle laisse implicitement le soin aux trois « caucus » de prendre cette importante décision dans la mesure où une liste désignant le Président et les Vice-présidents doit être soumise à la Chambre des Représentants sans pour autant définir les modalités de ce choix. Cette solution est à priori la moins indiquée et susceptible d'engendrer un blocage. Le système de roulement envisagé dans la Proposition II semble une solution plus réalisable.

24.  D'autres aspects de la Proposition III vont à l'encontre de la position de la Commission de Venise. Dans son Avis susmentionné, la Commission plaidait en faveur de la suppression de la Chambre des Peuples. Lui confier un rôle prépondérant dans la sélection de la Présidence ne peut par conséquent être considéré comme une mesure positive. Le rôle attribué aux « caucus » rend très improbable l'élection de candidats n'appartenant pas à un peuple constituant. Cet état de fait n'est toutefois pas lié à cette proposition, il reflète la situation politique. La Proposition III garantit au moins la participation au vote des représentants des « Autres » à la Chambre des Représentants et gomme le désavantage subi par les Serbes de la Fédération et les Bosniaques et Croates de la Republika Srpska. En effet, leurs représentants au Parlement d'Etat seront désormais en mesure d'élire les candidats de leur choix.

25.   Même dans le cadre d'une Présidence collégiale, il serait possible d'imaginer de meilleures solutions pour instaurer des élections indirectes. A titre d'exemple, au sein de la Chambre des Représentants, des listes de trois candidats n'appartenant pas au même peuple constituant ou au groupe des « Autres » pourraient être dressées, le vote intervenant entre ces listes. Il s'agirait néanmoins d'une proposition distincte et non d'un amendement apporté à la Proposition III.

26.  En résumé, la Proposition III marque une nette amélioration par rapport à la situation actuelle. A condition de l'aménager tel que suggéré aux paragraphes 22 et 23, elle serait une solution satisfaisante (même si elle n'est pas idéale) pour la première phase de la révision constitutionnelle.

Conclusions

27.  En conclusion, la Commission se félicite que les partis politiques de Bosnie-Herzégovine aient eu le courage de s'attaquer à une réforme complète de la Constitution avant les prochaines élections d'octobre 2006. Elle reconnaît que, pour l'instant, son adoption n'aurait qu'un caractère provisoire et marquerait une étape vers la réforme d'ensemble dont le pays a de toute évidence besoin.

28.  S'agissant des trois propositions soumises à la Commission, l'adoption de la première constituerait un échec de la révision constitutionnelle en matière d'élection et de composition de la Présidence et est par conséquent à écarter. Par contre, les Propositions II et III méritent, sous réserve de quelques compléments et amendements, d'être considérées au stade actuel comme des étapes importantes, mais en aucun cas comme des solutions idéales.

29.  Entre la Proposition II et la Proposition III, la Commission – non sans hésitations - donnerait sa préférence à la Proposition III, sous réserve des aménagements suggérés ci-avant. Un suffrage indirect conforme à l'objectif de la réforme constitutionnelle, qui est de limiter les pouvoirs de la Présidence, permettrait de garantir plus aisément une composition équilibrée de la Présidence et répondrait ainsi mieux à la raison d'être de cette institution inhabituelle. La proposition transfère également l'élection au niveau de l'Etat, conformément à l'objectif d'ensemble de renforcer l'Etat de Bosnie-Herzégovine. Néanmoins, il convient de ne pas perdre de vue le but ultime de la réforme constitutionnelle dans ce domaine : avoir à l'avenir un Président unique élu d'une manière garantissant qu'il jouit de la confiance générale de tous les peuples et pas seulement de celui dont il est issu.

L'Avis sur le projet d'amendements à la Constitution de Bosnie-Herzégovine (CDL-AD(2006)019 du 12 juin 2006) comportait quant à lui les passages suivants :

« 1.  Par lettre datée du 21 mars 2006, M. Sulejman Tihić, Président de la Présidence de la Bosnie-Herzégovine, a demandé à la Commission de Venise d'émettre un avis sur l'accord concernant les modalités de la première phase de la réforme constitutionnelle que les chefs des partis politiques de Bosnie-Herzégovine ont conclu le 18 mars 2006. La réforme constitutionnelle devant être adoptée d'urgence pour être prise en compte lors des élections législatives prévues pour octobre 2006, il a dit souhaiter recevoir l'avis de la Commission de Venise « sous peu ».

Amendement II à l'article IV de la Constitution sur l'Assemblée parlementaire

22.  La finalité principale de l'amendement est de passer d'un bicamérisme à deux chambres égales à un nouveau système dans lequel la Chambre des peuples (ci-après désignée CdP) n'aurait que des pouvoirs limités, l'accent étant mis sur le veto en cas de menace pour « l'intérêt vital » national. La nouvelle économie de l'article, qui donne systématiquement la priorité à la Chambre des représentants (ci-après désignée CdR), traduit cet objectif. La réforme serait un pas dans la direction recommandée par la Commission de Venise, consistant à supprimer la CdP et à rationaliser la prise de décisions au sein des institutions de l'Etat.

(...)

24.  Le paragraphe d) ferait passer le nombre des membres de la CdP de 15 à 21. La raison de cette augmentation est moins évidente dans le cas de cette Chambre dans la mesure où ses pouvoirs sont nettement diminués. Néanmoins, il s'agit d'une question qui relève entièrement du pouvoir d'appréciation des autorités nationales. Si elles estiment que cette augmentation est nécessaire pour que la Chambre représente comme il convient l'éventail politique, cette mesure peut se justifier.

25.  Le fait que la qualité de membre de cette Chambre demeure limitée, en vertu du paragraphe d), aux personnes appartenant à l'un des trois peuples constitutifs pose davantage de problèmes. Dans son Avis, la Commission de Venise a noté que la composition précédente de cette Chambre selon le même principe semblait incompatible avec l'art. 14 de la CEDH considéré en parallèle avec l'article 3 du Premier Protocole à la CEDH.

26.  A la suite de la réforme, toutefois, la CdP ne serait plus une chambre législative à part entière, mais un organe chargé essentiellement des questions relatives au veto en cas de menace pour un intérêt vital national. On peut donc se demander si l'article 3 du Premier Protocole et, partant, l'article 14 de la CEDH continueraient de s'appliquer. Le problème de la compatibilité de cette disposition avec le Protocole no 12 à la CEDH n'en subsiste pas moins. En l'absence de toute jurisprudence relative à ce Protocole, on ne peut l'interpréter qu'avec prudence (...)

27.  En l'occurrence, on pourrait considérer que le but légitime tient au rôle essentiel de cette chambre en tant qu'organe où s'exerce le veto en cas de menace pour un intérêt vital national. La Constitution de la BiH réserve le droit d'exercice de ce veto aux trois peuples constitutifs sans le conférer aux autres nationalités. Dans cette optique, la représentation des autres nationalités dans cette Chambre ne semblerait pas être une obligation. Les autres responsabilités de cette Chambre, à savoir la participation à l'élection de la Présidence et l'approbation des amendements à la Constitution – que l'on peut critiquer – n'ont pas d'effets différents. Elles montrent que la CdP fonctionne en tant que dispositif correcteur en veillant à ce que l'application du principe démocratique trouvant son expression dans la composition de la CdR ne remette pas en cause l'équilibre existant entre les trois peuples constitutifs. Étant donné que le besoin d'un tel dispositif continue de se faire sentir en BiH, il semble possible de considérer ce besoin comme un but légitime justifiant un traitement inégal des autres nationalités du point de vue de la représentation à la CdP.

Amendement III modifiant l'article V de la Constitution sur la présidence

43.  Ces amendements ont pour principal objectif de renforcer les pouvoirs du Conseil des Ministres et d'accroître son efficacité, et de diminuer le rôle de la Présidence, ce qui va tout à fait dans le sens de l'Avis de la Commission de Venise. Celle-ci aurait préféré, de surcroît, avoir un Président unique au lieu d'une Présidence collective, mais cela semble politiquement impossible en l'état actuel des choses. Quoi qu'il en soit, l'amendement III fait un premier pas dans cette direction.

46.  À sa dernière session, la Commission de Venise a adopté un Avis sur trois propositions différentes pour l'élection de la Présidence (CDL-AD(2006)004). Il est inutile de rouvrir ce débat ici. Toutefois, l'absence de dispositif permettant de sortir de l'impasse créée en cas de refus de la CdR de confirmer la proposition de la CdP est un sujet de préoccupation.

(...) »

23.  Dans sa recommandation no 7, adoptée le 13 décembre 2002, la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI), qui est l'organe du Conseil de l'Europe chargé de surveiller de manière indépendante le respect des droits de l'homme dans le domaine particulier de la lutte contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie, l'antisémitisme et l'intolérance, a défini le racisme comme « la croyance qu'un motif tel que la race6, la couleur, la langue, la religion, la nationalité ou l'origine nationale ou ethnique justifie le mépris envers une personne ou un groupe de personnes ou l'idée de supériorité d'une personne ou d'un groupe de personnes ».

E.  L'organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE)

24.  Dans un rapport consacré aux élections législatives tenues en 2006, le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme de l'OSCE (BIDDH), l'agence phare en Europe pour l'observation des élections, s'est exprimé comme suit :

« Le 1er octobre ont eu lieu en Bosnie-Herzégovine les premières élections générales à être entièrement organisées par les autorités de Bosnie-Herzégovine depuis l'Accord de Dayton de 1995. D'une manière générale, ces élections ont été menées en conformité avec les standards internationaux en matière de démocratie élective, même si des efforts supplémentaires demeurent requis, notamment pour le dépouillement des votes. Globalement, les élections ont donc représenté un nouveau progrès dans la consolidation de la démocratie et de l'état de droit. Il est toutefois regrettable qu'en raison des restrictions liées à l'origine ethnique dont le droit de se porter candidat était assorti les élections doivent une nouvelle fois être jugées non conformes au Protocole no 12 à la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) et aux engagements souscrits par la Bosnie-Herzégovine envers le Conseil de l'Europe, ainsi qu'à l'article 7.3 du Document de Copenhague, signé sous les auspices de l'OSCE en 1990. »

F.  L'Union européenne

25.  En 2008, la Bosnie-Herzégovine a signé et ratifié un Accord de stabilisation et d'association (ASA) avec l'Union européenne, s'engageant ainsi à traiter les priorités d'un partenariat avec l'Europe. L'une des priorités clés pour la Bosnie-Herzégovine, dont l'échéance était fixée à un à deux ans, était de « modifier la législation électorale en ce qui concerne les membres de la présidence de Bosnie-Herzégovine et les députés de la Chambre des peuples, de manière à se conformer pleinement à la Convention européenne des droits de l'homme et aux engagements consécutifs à l'adhésion au Conseil de l'Europe » (voir l'annexe à la décision du Conseil 2008/211/CE du 18 février 2008 relative aux principes, aux priorités et aux conditions figurant dans le partenariat européen avec la Bosnie-Herzégovine et abrogeant la décision 2006/55/CE, Journal officiel de l'Union européenne L80/21 (2008)).

Le 14 octobre 2009, la Commission européenne a adopté son document annuel de stratégie, expliquant sa politique en matière d'élargissement. A cette même date ont également été publiés les rapports de suivi 2009, dans lesquels les services de la Commission évaluent les avancées de chaque candidat et candidat potentiel (comme la Bosnie-Herzégovine) au cours de l'année précédente.

EN DROIT

I.  LES GRIEFS principaux dES REQUÉRANTS

26.  Les requérants se plaignent de l'impossibilité qui leur est faite, et dans laquelle ils voient une discrimination raciale, de se porter candidats aux élections à la Chambre des peuples et à la présidence de Bosnie-Herzégovine au motif qu'ils sont respectivement d'origine rom et d'origine juive. Ils invoquent l'article 14 de la Convention, l'article 3 du Protocole no 1 et l'article 1 du Protocole no 12.

L'article 14 de la Convention est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

L'article 3 du Protocole no 1 à la Convention dispose :

« Les Hautes Parties contractantes s'engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif. »

L'article 1 du Protocole no 12 à la Convention énonce :

« 1.  La jouissance de tout droit prévu par la loi doit être assurée, sans discrimination aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.

2.  Nul ne peut faire l'objet d'une discrimination de la part d'une autorité publique quelle qu'elle soit fondée notamment sur les motifs mentionnés au paragraphe 1. »

A.  Recevabilité

27.  L'Etat défendeur n'a pas soulevé d'objections quant à la compétence ratione personae de la Cour, mais cette question appelle un examen d'office de la part de la Cour.

1.  Sur la question de savoir si les requérants peuvent se prétendre « victimes »

28.  La Cour rappelle que pour pouvoir introduire une requête en vertu de l'article 34 de la Convention, une personne physique, une organisation non gouvernementale ou un groupe de particuliers doit pouvoir se prétendre victime d'une violation des droits reconnus dans la Convention. Pour pouvoir se prétendre victime d'une violation, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. Ainsi, la Convention n'envisage pas la possibilité d'engager une actio popularis aux fins de l'interprétation des droits reconnus dans la Convention ; elle n'autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d'une disposition de droit interne simplement parce qu'il leur semble, sans qu'ils en aient directement subi les effets, qu'elle enfreint la Convention. Un particulier peut toutefois soutenir qu'une loi viole ses droits en l'absence d'actes individuels d'exécution s'il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s'il fait partie d'une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation en cause (voir Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, §§ 33-34, 29 avril 2008, avec les références qui s'y trouvent citées).

29.  En l'espèce, eu égard à leur participation active à la vie publique, il serait tout à fait naturel que les requérants envisagent réellement de se présenter aux élections à la Chambre des peuples ou à la présidence de l'Etat. Ils peuvent dès lors se prétendre victimes de la discrimination qu'ils allèguent. Le fait que la présente espèce soulève la question de la compatibilité de la Constitution nationale avec la Convention est dépourvu de pertinence à cet égard (voir, par analogie, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, CEDH 1999-III).

2.  Sur la question de savoir si la Bosnie-Herzégovine peut voir sa responsabilité engagée

30.  La Cour relève que la Constitution de Bosnie-Herzégovine est une annexe à l'Accord de paix de Dayton, qui est lui-même un traité international (voir Jeličić c. Bosnie-Herzégovine (déc.), no 41183/02, CEDH 2005-XII). Le pouvoir de la modifier a toutefois été confié à l'Assemblée parlementaire de Bosnie-Herzégovine, qui est clairement un organe interne (paragraphe 15 ci-dessus). De surcroît, il ressort de la pratique décrite au paragraphe 17 ci-dessus que les pouvoirs de l'administrateur international de la Bosnie-Herzégovine (le Haut Représentant) ne s'étendent pas à la Constitution de l'Etat. Dans ces conditions, laissant de côté la question de savoir si l'Etat défendeur peut voir sa responsabilité engagée pour avoir mis en place les dispositions constitutionnelles incriminées (paragraphe 13 ci-dessus), la Cour considère qu'il peut en tout état de cause voir sa responsabilité engagée pour les avoir maintenues.

3.  Conclusion

31.  La Cour déclare recevables les griefs principaux des requérants.

B.  Fond

1.  Thèse défendue par les requérants

32.  Les requérants se plaignent que, bien qu'étant citoyens de Bosnie-Herzégovine, ils sont privés par la Constitution du droit de se présenter aux élections à la Chambre des peuples et à la présidence de l'Etat à raison de leur origine raciale/ethnique et relèvent que la discrimination fondée sur l'origine ethnique a été jugée par la Cour constituer une forme de discrimination raciale dans l'affaire Timichev c. Russie, nos 55762/00 et 55974/00, § 56, CEDH 2005-XII. Ils soutiennent qu'une différence de traitement fondée explicitement sur la race ou l'origine ethnique ne peut être justifiée et s'analyse en une discrimination directe. Ils renvoient sur ce point à la jurisprudence de la Cour (notamment aux arrêts Timichev, précité, § 58, et D.H. et autres c. République tchèque [GC], no 57325/00, § 176, CEDH 2007-...) et à la législation de l'Union européenne (notamment à la directive du Conseil 2000/43/CE du 29 juin 2000 – la « directive Race » – relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d'origine ethnique, qui, dans son article 2, inclurait explicitement dans sa définition de la discrimination indirecte la possibilité d'une justification objective du traitement considéré mais ne prévoirait pas semblable possibilité dans sa définition de la discrimination directe). Ils estiment par ailleurs que cette impossibilité de justifier pareille différence de traitement est particulièrement importante dans une affaire concernant le droit de se porter candidat à des élections (ils renvoient sur ce point à l'arrêt Aziz c. Chypre, no 69949/01, § 28, CEDH 2004-V).

33.  Les requérants ajoutent qu'à supposer même qu'une justification fût possible, le gouvernement défendeur aurait beaucoup de mal à en établir une objective et raisonnable, compte tenu à la fois du fondement du grief (discrimination raciale et ethnique directe) et du contexte dans lequel elle s'inscrit (participation politique et représentation au plus haut niveau de l'Etat). De surcroît, la longueur de la période de maintien de l'exclusion rendrait plus difficile encore pour le gouvernement défendeur la tâche de justifier celle-ci (les intéressés se réfèrent sur ce point à une décision rendue par le Comité des droits de l'homme des Nations unies le 8 avril 1981 dans l'affaire Silva et autres c. Uruguay, § 8.4). Et les requérants de conclure que le gouvernement défendeur est resté en défaut de justifier la différence de traitement incriminée en l'espèce.

2.  Thèse défendue par le Gouvernement

34.  Le Gouvernement renvoie à l'affaire Ždanoka c. Lettonie ([GC], no 58278/00, CEDH 2006-IV), dans laquelle la Cour aurait réaffirmé que les Parties contractantes disposent d'une latitude considérable pour établir dans leur ordre constitutionnel les règles régissant les élections parlementaires et la composition du Parlement et que les critères pertinents peuvent varier en fonction des facteurs historiques et politiques propres à chaque Etat. La structure constitutionnelle actuelle de la Bosnie-Herzégovine résulterait d'un accord de paix conclu à la suite de l'un des conflits les plus destructeurs de l'histoire récente de l'Europe. Son but ultime aurait été l'établissement de la paix et du dialogue entre les trois principaux groupes ethniques concernés – les « peuples constituants ». Les dispositions constitutionnelles incriminées excluant de la Chambre des peuples et de la présidence de l'Etat les personnes ne déclarant d'appartenance à aucun des « peuples constituants » devraient être appréciées à l'aune de ce contexte. Le temps ne serait pas encore mûr pour l'introduction d'un système politique qui serait un simple reflet de la règle majoritaire, compte tenu notamment de la place importante occupée par certains partis politiques mono-ethniques et du maintien de l'administration internationale de la Bosnie-Herzégovine.

35.  Le Gouvernement invite la Cour à distinguer la présente espèce de l'affaire Aziz (précitée) : tandis que les Chypriotes turcs vivant dans la zone de Chypre contrôlée par le gouvernement chypriote étaient empêchés de voter aux élections parlementaires, les citoyens de Bosnie-Herzégovine appartenant au groupe des « autres » (comme les requérants en l'espèce) auraient le droit de se porter candidats aux élections à la Chambre des représentants de Bosnie-Herzégovine et aux assemblées législatives des entités. La différence incriminée en l'espèce serait donc justifiée au regard du contexte particulier de la Bosnie-Herzégovine.

3.  Observations des parties intervenantes

36.  Dans ses observations du 22 octobre 2008, la Commission de Venise défend l'idée que les dispositions constitutionnelles incriminées en l'espèce emportent violation de l'interdiction de discrimination. Les observations en question sont dans le droit fil des avis cités au paragraphe 22 ci-dessus.

37.  Dans leurs observations du 15 août 2008, le Centre AIRE et l'Open Society Justice Initiative formulent des arguments analogues. Se fondant sur une analyse des systèmes juridiques des Parties contractantes, le Centre AIRE conclut qu'il semble y avoir au niveau européen un consensus pour estimer qu'un individu ne doit être privé de son droit de se porter candidat à des élections que lorsque sa conduite justifie pareille mesure, et non en raison de caractéristiques innées ou inaliénables. L'Open Society Justice Initiative souligne quant à elle que la participation politique représente l'un des droits et responsabilités qui maintiennent le lien juridique entre un citoyen et un Etat. Dans la plupart des ordres juridiques, les droits de voter, d'être élu et de se porter candidat aux élections seraient ce qui distingue le plus clairement un citoyen d'un étranger. Dès lors, non seulement les restrictions à ces droits, notamment celles fondées sur des motifs aussi suspects que la race ou l'origine ethnique, seraient discriminatoires, mais elles porteraient en outre atteinte au sens même de la citoyenneté. Au-delà de son importance en tant que droit lié à la citoyenneté, la participation politique serait particulièrement importante pour les minorités ethniques et capitale pour éviter leur marginalisation et favoriser leur intégration. Ce serait particulièrement vrai à la suite d'un conflit ethnique, où l'établissement de distinctions juridiques fondées sur l'origine ethnique serait propre à exacerber les tensions plutôt qu'à favoriser les relations constructives et durables entre toutes les ethnies, essentielles à la viabilité d'un Etat multi-ethnique.

4.  Appréciation de la Cour

a)  Quant à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine

38.  Les requérants invoquent l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 du Protocole no 1, l'article 3 du Protocole no 1 pris isolément et l'article 1 du Protocole no 12. La Cour considère que le grief doit être examiné d'abord sous l'angle de l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 du Protocole no 1.

i.  Applicabilité de l'article 14 combiné avec l'article 3 du Protocole no 1

39.  La Cour rappelle que l'article 14 complète les autres dispositions normatives de la Convention et de ses Protocoles. Il n'a pas d'existence indépendante, puisqu'il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu'elles garantissent. Certes, il peut entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s'appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l'empire de l'une au moins desdites clauses (voir, parmi beaucoup d'autres précédents, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 71, série A no 94, Petrovic c. Autriche, 27 mars 1998, § 22, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, et Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003-VIII). L'interdiction de la discrimination que consacre l'article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque Etat de garantir. Elle s'applique également aux droits additionnels, pour autant qu'ils relèvent du champ d'application général de l'un des articles de la Convention, que l'Etat a volontairement décidé de protéger. Ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence de la Cour (voir l'affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique » c. Belgique (fond, 23 juillet 1968, § 9, série A no 6 ; Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40, CEDH 2005-X ; et E.B. c. France [GC], no 43546/02, § 48, CEDH 2008-...).

40.  La Cour doit donc décider si les élections à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine relèvent du « champ d'application » de l'article 3 du Protocole no 1. A cet égard, la Cour rappelle que la disposition en cause s'applique seulement à l'élection du « corps législatif », ou du moins à l'une de ses chambres s'il en compte deux ou plus. Cela étant, les mots « corps législatif » doivent être interprétés en fonction de la structure constitutionnelle de l'Etat en cause (voir Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 40, CEDH 1999-I), et en particulier de ses traditions constitutionnelles et de l'ampleur des pouvoirs législatifs de la ou des chambres en question. Il ressort par ailleurs des travaux préparatoires (volume VIII, pp. 46, 50 et 52) que les Parties contractantes ont pris en compte la position particulière de certains parlements qui comportaient des chambres non électives. C'est ainsi que l'article 3 du Protocole no 1 fut soigneusement rédigé de manière à éviter des termes susceptibles d'être interprétés comme une obligation absolue d'organiser des élections pour les deux chambres dans l'ensemble des systèmes bicaméraux (voir Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 53, série A no 113). Il est clair, cela dit, que l'article 3 du Protocole no 1 s'applique à chaque chambre directement élue d'un Parlement.

41.  En ce qui concerne la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine, la Cour relève que sa composition est le fruit d'élections indirectes, ses membres étant désignés par les parlements des entités. Elle observe de surcroît que l'ampleur des pouvoirs législatifs dont jouit l'organe en question constitue en l'espèce un facteur décisif. La Chambre des peuples possède en effet de larges pouvoirs lui permettant de contrôler l'adoption des lois : l'article IV § 3 c) de la Constitution prévoit explicitement que toute législation nécessite l'approbation des deux chambres. Par ailleurs, la Chambre des peuples, conjointement avec la Chambre des représentants, décide des sources et des montants des recettes nécessaires pour le fonctionnement des institutions de l'Etat et pour l'exécution de ses obligations internationales, et elle approuve le budget des institutions de l'Etat (article IV § 4 b)-c) de la Constitution). Enfin, son consentement est nécessaire à la ratification de tout traité (article IV § 4 d) et V § 3 d) de la Constitution). Dans ces conditions, les élections à la Chambre des peuples entrent dans le champ d'application de l'article 3 du Protocole no 1.

Par conséquent, l'article 14 de la Convention combiné avec l'article 3 du Protocole no 1 est applicable.

ii.  Observation de l'article 14 combiné avec l'article 3 du Protocole no 1

42.  La Cour rappelle que la discrimination consiste à traiter de manière différente sans justification objective et raisonnable des personnes placées dans des situations comparables. Un traitement différencié est dépourvu de « justification objective et raisonnable » lorsqu'il ne poursuit pas un « but légitime » ou qu'il n'existe pas un « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, parmi beaucoup d'autres précédents, l'arrêt Andrejeva c. Lettonie [GC], no 55707/00, § 81, 18 février 2009). L'étendue de la marge d'appréciation dont les Parties contractantes jouissent à cet égard varie selon les circonstances, les domaines et le contexte (ibidem, § 82).

43.  L'origine ethnique et la race sont des concepts apparentés. Tandis que la notion de race prend racine dans l'idée d'une classification biologique des êtres humains en sous-espèces sur la base de caractéristiques morphologiques, telles que la couleur de la peau ou les traits faciaux, l'origine ethnique procède de l'idée que les groupes sociétaux sont marqués notamment par une communauté de nationalité, de foi religieuse, de langue, d'origine culturelle et traditionnelle et de milieu de vie. La discrimination fondée sur l'origine ethnique d'une personne constitue une forme de discrimination raciale (voir la définition, citée au paragraphe 19 ci-dessus, adoptée par la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, et celle, citée au paragraphe 23 ci-dessus, adoptée par la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance). La discrimination raciale constitue une forme de discrimination particulièrement odieuse qui, compte tenu de la dangerosité de ses conséquences, exige une vigilance spéciale et une réaction vigoureuse de la part des autorités. Celles-ci doivent recourir à tous les moyens dont elles disposent pour combattre le racisme, renforçant ainsi la conception démocratique de la société, dans laquelle la diversité  est perçue non pas comme une menace, mais comme une richesse (voir Natchova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 145, CEDH 2005-VII, et Timichev, précité, § 56).

44.  Dans ce contexte, lorsqu'une différence de traitement est fondée sur la race, la couleur ou l'origine ethnique, la notion de justification objective et raisonnable doit être interprétée de manière aussi stricte que possible (D.H. et autres, précité, § 196). La Cour a par ailleurs considéré que dans une société démocratique contemporaine basée sur les principes de pluralisme et de respect pour les différentes cultures, aucune différence de traitement fondée exclusivement ou dans une mesure déterminante sur l'origine ethnique d'une personne ne peut être objectivement justifiée (ibidem, § 176). Cela étant, l'article 14 de la Convention n'interdit pas aux Parties contractantes de traiter des groupes de manière différenciée pour corriger des « inégalités factuelles » entre eux ; de fait, dans certaines circonstances, c'est l'absence d'un traitement différencié pour corriger une inégalité qui peut, en l'absence d'une justification objective et raisonnable, emporter violation de la disposition en cause (affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l'enseignement en Belgique », précitée, § 10 ; Thlimmenos c. Grèce [GC], no 34369/97, § 44, CEDH 2000-IV ; et D.H. et autres, précité, § 175).

45.  Se tournant vers la présente espèce, la Cour observe que pour pouvoir se porter candidat aux élections à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine il faut déclarer une appartenance à l'un des « peuples constituants ». Les requérants, qui se disent respectivement d'origine rom et d'origine juive et qui ne déclarent d'appartenance à aucun « peuple constituant », n'ont donc pas cette possibilité (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour note que cette règle d'exclusion poursuivait au moins un but globalement compatible avec les objectifs généraux de la Convention tels qu'ils se trouvent reflétés dans son Préambule, à savoir le rétablissement de la paix. Lorsque les dispositions constitutionnelles litigieuses furent mises en place, un cessez-le-feu très fragile régnait sur le terrain. Les dispositions en cause visaient à faire cesser un conflit brutal marqué par des faits de génocide et d'« épuration ethnique ». La nature du conflit était telle que l'approbation des « peuples constituants » (à savoir les Bosniaques, les Croates et les Serbes) était nécessaire pour assurer la paix. Cela peut expliquer, sans forcément la justifier, l'absence de représentants des autres communautés (notamment les communautés rom et juive locales) aux négociations de paix et le souci des négociateurs de veiller à une égalité effective entre les « peuples constituants » dans la société post-conflictuelle.

46.  Il n'en reste pas moins que la Cour n'est compétente ratione temporis que pour examiner la période postérieure à la ratification par la Bosnie-Herzégovine de la Convention et du Protocole no 1. La Cour estime à cet égard qu'il ne lui est pas nécessaire de décider si l'on peut considérer que le maintien des dispositions constitutionnelles litigieuses après la ratification de la Convention poursuivait un « but légitime », dès lors qu'en tout état de cause, pour les raisons énoncées ci-dessous, la conservation du système ne satisfait pas à l'exigence de proportionnalité.

47.  La Cour observe d'abord que des développements positifs importants sont intervenus en Bosnie-Herzégovine depuis l'Accord de paix de Dayton. Certes, les progrès accomplis peuvent n'avoir pas toujours avoir été cohérents et il reste des défis à relever (voir, par exemple, le dernier rapport de suivi concernant la Bosnie-Herzégovine en tant que candidate potentielle à l'adhésion à l'Union européenne établi par la Commission européenne et publié le 14 octobre 2009, SEC/2009/1338). Il n'en reste pas moins qu'en 2005 les parties naguère en conflit ont abandonné leur contrôle sur les forces armées, transformant celles-ci en une petite force professionnelle, qu'en 2006 la Bosnie-Herzégovine a rejoint le partenariat pour la paix de l'OTAN, qu'en 2008 elle a signé et ratifié un accord de stabilisation et d'association avec l'Union européenne, qu'en mars 2009 elle a mené à bien le premier amendement à la Constitution de l'Etat et qu'elle a récemment été élue membre du Conseil de sécurité des Nations unies pour un mandat de deux ans qui débutera le 1er janvier 2010. De surcroît, si le maintien d'une administration internationale comme mesure d'exécution au titre du chapitre VII de la Charte des Nations unies implique que la situation dans la région représente toujours une « menace pour la paix et la sécurité internationales », il semble que l'on se prépare à mettre fin à cette administration (voir le rapport suivant, établi par M. Javier Solana, Haut Représentant de l'Union européenne pour la Communauté et la politique étrangère et de sécurité commune, et M. Olli Rehn, Commissaire européen chargé de l'élargissement, le 10 novembre 2008 : EU's Policy in Bosnia and Herzegovina : The Way Ahead, et le rapport suivant, établi par l'International Crisis Group le 9 mars 2009 : Bosnia's Incomplete Transition : Between Dayton and Europe).

48.  De surcroît, si la Cour souscrit à la thèse du Gouvernement consistant à dire qu'il ne se dégage pas de la Convention une exigence en vertu de laquelle il y aurait lieu d'abandonner totalement les mécanismes de partage du pouvoir propres à la Bosnie-Herzégovine et que le temps n'est peut-être pas encore mûr pour un système politique qui serait un simple reflet de la règle majoritaire, les avis de la Commission de Venise (paragraphe 22 ci-dessus) montrent clairement que des mécanismes de partage du pouvoir sont envisageables qui ne conduisent pas automatiquement à l'exclusion totale des représentants des autres communautés. La Cour rappelle à cet égard que la possibilité de trouver d'autres voies permettant d'atteindre le même objectif constitue un facteur important en la matière (voir Glor c. Suisse, no 13444/04, § 94, 30 avril 2009).

49.  Enfin, en devenant membre du Conseil de l'Europe en 2002 et en ratifiant la Convention et ses Protocoles sans réserves, l'Etat défendeur a librement accepté de respecter les standards pertinents. Il s'est engagé notamment à « revoir la loi électorale dans un délai de un an, avec l'aide de la Commission pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) et à la lumière des principes du Conseil de l'Europe, aux fins d'amendement, le cas échéant » (paragraphe 21 ci-dessus). De même, en ratifiant un accord de stabilisation et d'association avec l'Union européenne en 2008, l'Etat défendeur s'est engagé à modifier la législation électorale en ce qui concerne les membres de la présidence de Bosnie-Herzégovine et les députés de la Chambre des peuples, de manière à se conformer pleinement à la Convention européenne des droits de l'homme et aux engagements consécutifs à l'adhésion au Conseil de l'Europe » dans un délai de un à deux ans (paragraphe 25 ci-dessus).

50.  Aussi la Cour conclut-elle que le maintien de l'impossibilité faite aux requérants de se porter candidats aux élections à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine ne repose pas sur une justification objective et raisonnable et est donc contraire à l'article 14 combiné avec l'article 3 du Protocole no 1.

iii.  Les griefs fondés sur l'article 3 du Protocole no 1 pris isolément et sur l'article 1 du Protocole no 12

51.  Eu égard à la conclusion formulée par elle au paragraphe précédent, la Cour considère qu'il ne s'impose pas d'examiner séparément le point de savoir s'il y a eu également violation de l'article 3 du Protocole no 1 pris isolément ou de l'article 1 du Protocole no 12 relativement à la Chambre des peuples.

b)  Quant à la présidence de Bosnie-Herzégovine

52.  Les requérants invoquent ici seulement l'article 1 du Protocole no 12.

i.  Applicabilité de l'article 1 du Protocole no 12

53.  La Cour note que si l'article 14 de la Convention prohibe la discrimination dans l'assurance de la jouissance des « droits et libertés reconnus dans la (...) Convention », l'article 1 du Protocole no 12 étend le champ de la protection à « tout droit prévu par la loi ». Il introduit donc une interdiction générale de la discrimination.

54.  Les requérants contestent les dispositions constitutionnelles en vertu desquelles ils ne peuvent se porter candidats aux élections à la présidence de Bosnie-Herzégovine. Par conséquent, que ces élections relèvent ou non du champ d'application de l'article 3 du Protocole no 1 (voir Boškoski c. « l'ex-République yougoslave de Macédoine » (déc.), no 11676/04, CEDH 2004-VI), ce grief concerne un « droit prévu par la loi » (voir les articles 1.4 et 4.19 de la loi électorale de 2001, reproduits au paragraphe 18 ci-dessus), ce qui rend l'article 1 du Protocole no 12 applicable. Cela n'a du reste pas été contesté devant la Cour.

ii.  Observation de l'article 1 du Protocole no 12

55.  La notion de discrimination fait l'objet d'une interprétation constante dans la jurisprudence de la Cour concernant l'article 14 de la Convention. Il ressort en particulier de cette jurisprudence que par « discrimination » il y a lieu d'entendre un traitement différencié, sans justification objective et raisonnable, de personnes placées dans des situations analogues (voir les paragraphes 41-43 ci-dessus et les précédents qui s'y trouvent cités). Les auteurs du Protocole no 12 ont utilisé le même terme de discrimination dans l'article 1 de cet instrument. Nonobstant la différence de portée qu'il y a entre les deux dispositions, le sens du mot inscrit à l'article 1 du Protocole no 12 est censé être identique à celui du terme figurant à l'article 14 (voir le rapport explicatif du Protocole no 12, § 18). Aussi la Cour n'aperçoit-elle aucune raison de s'écarter, dans le contexte de l'article 1 du Protocole no 12, de l'interprétation bien établie de la notion de « discrimination » mentionnée ci-dessus (en ce qui concerne la jurisprudence du Comité des droits de l'homme des Nations unies relative à l'article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, disposition comparable – quoique non identique – à l'article 1 du Protocole no 12 à la Convention, voir Nowak, CCPR Commentary, Editions N.P. Engel, 2005, pp. 597-634).

56.  La non-déclaration par les requérants en l'espèce d'une appartenance à l'un des « peuples constituants » les rend également juridiquement inaptes à se présenter aux élections à la présidence. Une condition constitutionnelle préalable du même type a déjà été jugée s'analyser en une différence de traitement discriminatoire contraire à l'article 14 relativement à la Chambre des peuples (paragraphe 49 ci-dessus), et, par ailleurs, la notion de discrimination doit être interprétée de la même manière dans le cadre de l'article 14 et dans celui de l'article 1 du Protocole no 12 (voir le paragraphe précédent). Il s'ensuit que les dispositions constitutionnelles en vertu desquelles les requérants ne peuvent se porter candidats aux élections à la présidence doivent elles aussi être considérées comme discriminatoires et comme emportant violation de l'article 1 du Protocole no 12, la Cour estimant qu'à cet égard aucune distinction pertinente ne peut être établie entre la Chambre des peuples et la présidence de Bosnie-Herzégovine.

En conséquence, et pour les motifs exposés de manière détaillée dans le contexte de l'article 14 aux paragraphes 46-48 ci-dessus, la Cour estime que la condition préalable litigieuse à la candidature aux élections présidentielles s'analyse en une violation de l'article 1 du Protocole no 12.

II.  LES AUTRES GRIEFS DES REQUÉRANTS

A.  Article 3 de la Convention

57.  Le premier requérant soutient que l'impossibilité qui lui est faite de se porter candidat aux élections à la Chambre des peuples et à la présidence de Bosnie-Herzégovine au motif qu'il est d'origine rom le rabaisse en réalité, lui et les autres membres de la communauté rom locale, comme du reste les membres des autres minorités nationales de Bosnie-Herzégovine, au statut de citoyen de deuxième classe. Il y voit un affront particulier à sa dignité humaine et une violation de l'article 3 de la Convention, ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

58.  Il a été considéré dans des affaires antérieures que la discrimination raciale peut dans certaines circonstances s'analyser en un traitement dégradant au sens de l'article 3 de la Convention (voir Asiatiques d'Afrique orientale c. Royaume-Uni, nos 4403/70 et autres, rapport de la Commission du 14 décembre 1973, § 208, Décisions et rapports 78, et Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 310, CEDH 2001-IV). En l'espèce, toutefois, la Cour observe que la différence de traitement incriminée ne révèle aucun mépris ou manque de respect pour la personnalité des requérants et qu'elle n'avait pas pour but et n'a du reste pas eu pour conséquence d'humilier ou d'avilir les intéressés, mais visait uniquement à atteindre l'objectif mentionné au paragraphe 44 ci-dessus.

Ce grief est dès lors manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention, et il doit donc être rejeté, en application de l'article 35 § 4.

B.  Article 13 de la Convention

59.  Se plaçant sur le terrain de l'article 13 de la Convention, les requérants se plaignent par ailleurs de ne pas disposer en droit interne d'un recours effectif pour faire valoir leurs griefs de discrimination. L'article 13 est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

60.  La Cour rappelle que l'article 13 de la Convention ne va pas jusqu'à exiger un recours par lequel on puisse dénoncer devant une autorité nationale les lois d'un Etat comme contraires en tant que telles à la Convention (voir A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 135, 19 février 2009). Dès lors que la présente espèce concerne le contenu de dispositions constitutionnelles et non une mesure individuelle d'application, ce grief est manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention, et il doit donc être rejeté, en application de l'article 35 § 4.

III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

61.  L'article 41 de la Convention est ainsi libellé :

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

62.  Les requérants ne demandent rien pour dommage matériel. Ils allèguent en revanche avoir subi un dommage moral pour lequel le premier requérant réclame 20 000 euros (EUR) et le second requérant 12 000 EUR. Le Gouvernement considère que ces prétentions sont injustifiées.

63.  La Cour estime que le constat d'une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérants.

B.  Frais et dépens

64.  Le premier requérant, qui a été représenté pro bono, ne sollicite que 1 000 EUR pour la comparution de son avocat à l'audience devant la Cour le 3 juin 2009. Le second requérant demande 33 321 EUR pour l'intégralité de sa cause. Ce chiffre comprend 270 heures de travail de ses deux avocats et d'un autre membre de l'équipe juridique, Mme Cynthia Morel, du Minority Rights Group International, au taux horaire de 82,45 EUR, pour la rédaction de la requête, des observations et de la demande de satisfaction équitable devant la chambre et la Grande Chambre, divers débours relatifs, notamment, à un rapport d'expert obtenu de M. Zoran Pajić, de la société Expert Consultancy International Ltd, et à des réunions entre l'équipe juridique et le requérant à New-York et à Sarajevo, ainsi que les frais relatifs à la comparution à l'audience devant la Grande Chambre. Le requérant explique que le recours à un troisième juriste, Mme Cynthia Morel, a été rendu nécessaire par l'ampleur et la complexité des questions à traiter.

65.  Le Gouvernement soutient quant à lui que les frais dont le remboursement est réclamé ont été exposés sans nécessité et estime qu'ils sont en tout état de cause excessifs. Il conteste en particulier qu'il fût nécessaire pour le second requérant d'avoir recours à des avocats établis à l'étranger, dont les honoraires seraient incomparablement plus élevés que ceux des avocats locaux et dont la désignation aurait eu pour conséquence de faire grossir les frais de déplacement et de communication.

66.  La Cour ne partage pas l'avis du Gouvernement selon lequel les requérants doivent choisir pour leur représentation devant la Cour des avocats établis localement, quand bien même ceux-ci seraient à même d'offrir (comme en l'espèce) des services aussi bons que ceux que peuvent fournir des avocats établis à l'étranger. En conséquence, la disparité entre les montants réclamés en l'espèce ne constitue pas en soi un élément suffisant pour faire conclure au caractère non nécessaire et déraisonnable des plus élevés d'entre eux. Cela dit, la Cour juge excessif le montant sollicité par le second requérant et alloue à l'intéressé 20 000 EUR de ce chef. Elle considère en revanche que la somme réclamée par le premier requérant doit lui être allouée en entier.

C.  Intérêts moratoires

67.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Décide, à l'unanimité, de joindre les requêtes ;

2.  Déclare recevables, à la majorité, les griefs principaux relatifs à l'impossibilité faite aux requérants de se porter candidats aux élections à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine ;

3.  Déclare recevables, à l'unanimité, les griefs principaux relatifs à l'impossibilité faite aux requérants de se porter candidats aux élections à la présidence de Bosnie-Herzégovine ;

4.  Déclare, à l'unanimité, les requêtes irrecevables pour le surplus ;

5.  Dit, par quatorze voix contre trois, qu'il y a eu violation de l'article 14 combiné avec l'article 3 du Protocole no 1 relativement à l'impossibilité faite aux requérants de se porter candidats aux élections à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine ;

6.  Dit, à l'unanimité, qu'il ne s'impose pas d'examiner le même grief sous l'angle de l'article 3 du Protocole no 1 considéré isolément ou de l'article 1 du Protocole no 12 ;

7.  Dit, par seize voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 1 du Protocole no 12 relativement à l'impossibilité faite aux requérants de se porter candidats aux élections à la présidence de Bosnie-Herzégovine ;

8.  Dit, à l'unanimité, que le constat d'une violation représente en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérants ;

9.  Dit

a)  par seize voix contre une, que l'Etat défendeur doit verser au premier requérant, dans les trois mois, 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens, somme à convertir en marks convertibles au taux applicable à la date du règlement et à majorer de tout montant pouvant être dû par l'intéressé à titre d'impôt ;

b)  par quinze voix contre deux, que l'Etat défendeur doit verser au second requérant, dans les trois mois, 20 000 EUR (vingt mille euros) pour frais et dépens, somme à convertir en marks convertibles au taux applicable à la date du règlement et à majorer de tout montant pouvant être dû par l'intéressé à titre d'impôt ;

c)  à l'unanimité, qu'à compter de l'expiration dudit délai de trois mois et jusqu'au règlement, les montants précités seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

10.  Rejette, à l'unanimité, pour le surplus la demande de satisfaction équitable du second requérant.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l'homme, à Strasbourg, le 22 décembre 2009.

Vincent Berger Jean-Paul Costa 
 Jurisconsulte Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion partiellement concordante et partiellement dissidente de la juge Mijović, à laquelle se rallie le juge Hajiyev ;

–  opinion dissidente du juge Bonello.

J.-P. C. 
V. B.

 

OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE ET PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE LA JUGE MIJOVIĆ, 
À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE HAJIYEV

(Traduction)

I.  REMARQUES GÉNÉRALES

Dans son arrêt, la Grande Chambre a conclu à la violation de l'article 14 combiné avec l'article 3 du Protocole no 1 relativement aux dispositions constitutionnelles de la Bosnie-Herzégovine concernant la Chambre des peuples et de l'article 1 du Protocole no 12 relativement aux dispositions constitutionnelles concernant la présidence de l'Etat.

Nonobstant quelques objections quant au raisonnement suivi par la Grande Chambre sur le second point, je n'ai pas éprouvé de difficultés à partager l'avis de la majorité selon lequel les dispositions constitutionnelles relatives à la structure de la présidence de l'Etat s'analysent en une violation de l'interdiction de discrimination. En revanche, et je le regrette, mon opinion sur le premier point diffère sensiblement de la conclusion de la majorité.

Comme il s'agissait de la toute première affaire concernant l'interdiction générale de la discrimination consacrée par l'article 1 du Protocole no 12 et que s'y trouvait critiquée l'essence même de la structure étatique de la Bosnie-Herzégovine, les attentes du public étaient considérables. Le fait que cette affaire allait être la toute première de cette nature dans la jurisprudence de la Cour et qu'elle était propre à engendrer de sérieux bouleversements et réaménagements constitutionnels dans l'un des Etats membres du Conseil de l'Europe a encore augmenté l'intérêt qui y était porté.

L'importance de l'affaire s'est également trouvée accrue du fait des particularités qui ont marqué non seulement la création de la Bosnie-Herzégovine, mais aussi son adhésion au Conseil de l'Europe. On peut dire que la présente espèce a fait apparaître au grand jour tous les points faibles de la structure étatique de la Bosnie-Herzégovine qui étaient visibles mais ont été ignorés au moment de son adhésion au Conseil de l'Europe.

Mes remarques générales ont trait premièrement au fait que la Grande Chambre, comme l'a souligné à juste titre le juge Bonello dans son opinion dissidente, est restée en défaut d'analyser le contexte historique et les circonstances de l'imposition de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine. Il me semble que la Cour a ainsi abandonné sa jurisprudence antérieure, où elle examinait l'ensemble des facteurs pertinents avant de livrer son opinion définitive. Or j'estime que les circonstances susvisées étaient très importantes en l'espèce, car c'est elles qui conduisirent à la structure étatique actuelle de la Bosnie-Herzégovine.

II.  LE CONTEXTE FACTUEL

La première question que je me suis posée concernant cette affaire, c'est celle de savoir si la Bosnie-Herzégovine s'était parfaitement rendu compte à l'époque des conséquences possibles de la ratification par elle de tous les protocoles de la Convention.

En effet, la Bosnie-Herzégovine est l'un des dix-sept Etats membres du Conseil de l'Europe qui ont ratifié le Protocole no 12, trente autres Etats ayant décidé de ne pas ratifier ce protocole, ce qui témoigne de différences d'approche relativement au Protocole no 12 et aux questions dont il traite.

Les deux requêtes de la présente espèce concernent le cœur même de la structure post-conflictuelle de l'Etat mise en place par la Constitution de 1995, qui, d'un point de vue technique, faisait partie, ou plus exactement constituait une annexe, d'un accord de paix international : l'Accord de paix de Dayton. Lorsque les maîtres de la guerre décidèrent de devenir les maîtres de la paix, à l'issue de négociations longues et difficiles entre les représentants politiques des Bosniaques, des Croates et des Serbes, sous la supervision de la communauté internationale, ils créèrent un Etat dont l'architecture est, sur le plan international et du point de vue du droit constitutionnel, sans précédent et sans équivalent.

L'Accord de paix de Dayton a institué une Bosnie-Herzégovine composée de deux entités, le préambule à la Constitution énonçant que seuls les Bosniaques, les Serbes et les Croates sont des peuples constituants. Les autres groupes ethniques, qui n'avaient pas pris parti dans le conflit, furent simplement laissés de côté. Comme il s'agissait d'une question extrêmement sensible, l'examen de leur statut juridique fut reporté à des temps plus calmes et politiquement moins sensibles.

Conformément au dispositif constitutionnel mis en place par l'Accord de paix de Dayton, les personnes appartenant à des minorités (ethniques) nationales ne peuvent se porter candidates à la présidence de l'Etat et à la Chambre des peuples du Parlement national, quoique ces deux institutions de l'Etat ne soient pas les seules où l'équilibre des pouvoirs entre les trois peuples constituants ait été défini par ledit accord (on peut citer l'exemple de la structure de la Cour constitutionnelle, qui se compose de deux Bosniaques, de deux Croates, de deux Serbes et de trois juges étrangers).

En l'espèce, la répartition des postes entre les peuples constituants dans les organes de l'Etat était un élément capital de l'Accord de paix de Dayton, et il a permis le rétablissement de la paix en Bosnie-Herzégovine. Dans un tel contexte, il me paraît très difficile de dénier toute légitimité à des normes qui peuvent être problématiques du point de vue de la non-discrimination, mais qui étaient nécessaires pour parvenir à la paix et à la stabilité et pour éviter de nouvelles pertes en vies humaines.

C'est là l'aspect principal de la nature sensible des requêtes de l'espèce, car les changements dans la composition d'institutions politiques spécifiques tels ceux demandés par les requérants nécessiteraient en réalité que soit modifié l'équilibre des pouvoirs actuel, ce qui pourrait raviver les graves tensions qui existent toujours en Bosnie-Herzégovine.

Consciente de la nécessité d'une réforme constitutionnelle, la communauté internationale exhorta en 2006 les principaux leaders politiques de Bosnie-Herzégovine à entamer des négociations en vue de l'adoption d'un système électoral qui garantirait l'égalité dans la jouissance des droits politiques à tous les citoyens indépendamment de leur appartenance ethnique, mais ce fut un échec total. Les discussions ont aujourd'hui repris, ce qui signifie en réalité que lorsqu'on traite d'affaires de ce genre on aborde une question ultrasensible, qui a déjà mobilisé une attention énorme du public.

Les requérants en l'espèce sont un Rom et un Juif. Ils se plaignaient de ce que, du simple fait de leur origine ethnique et bien qu'ils pussent s'appuyer sur une expérience comparable à celle des titulaires des plus hautes fonctions électives, ils se trouvaient empêchés par la Constitution de Bosnie-Herzégovine et par la loi électorale de 2001 de se porter candidats à la présidence et à la Chambre des peuples de l'Assemblée parlementaire, en quoi ils voyaient une discrimination contraire à la Convention.

III.  LA STRUCTURE ÉTATIQUE DE LA BOSNIE-HERZÉGOVINE

Comme je l'ai dit plus haut, la Constitution de Bosnie-Herzégovine est le fruit de négociations longues et difficiles entre les représentants des Bosniaques, des Croates et des Serbes, sous la supervision de la communauté internationale. Son dispositif complexe de partage du pouvoir concerne essentiellement les Bosniaques, les Croates et les Serbes, qui étaient directement parties à la guerre de 1992-1995, ce qui explique que les principales institutions politiques aient été conçues pour ménager un équilibre des pouvoirs entre trois peuples constituants. Les autres groupes ethniques n'ont pas été pris en considération à l'époque, parce qu'ils n'avaient pas pris parti dans le conflit. Après la guerre, ces groupes minoritaires devinrent parties à l'ensemble des dispositifs de partage du pouvoir au niveau des entités. La même chose n'a toutefois toujours pas pu se faire au niveau de l'Etat, et c'est la raison pour laquelle les requérants ont introduit leurs requêtes devant la Cour.

Les dispositifs de partage du pouvoir au niveau de l'Etat, notamment ceux concernant la structure de la Chambre des peuples et de la présidence de l'Etat, prévoient que seuls ceux qui déclarent une appartenance à l'un des trois groupes ethniques principaux peuvent postuler à ces deux organes de l'Etat. Il me faut préciser que l'appartenance ethnique dans le contexte de la Bosnie-Herzégovine ne doit pas être prise comme une catégorie juridique, dans la mesure où elle dépend exclusivement d'une autoclassification qui, stricto sensu, s'analyse en un critère subjectif. Cela signifie en réalité que chacun a le droit de déclarer ou de ne pas déclarer une affiliation à un groupe ethnique. Personne n'a l'obligation de le faire. Il n'y a ni obligation juridique de déclarer une appartenance ethnique ni paramètres objectifs permettant d'établir pareille appartenance pour un individu.

Ce n'est que lorsqu'un particulier souhaite entrer dans le jeu politique que la question de l'appartenance ethnique revêt de l'importance. La déclaration d'une appartenance ethnique relève donc non pas d'une catégorie objective et juridique, mais bien d'une catégorie subjective et politique.

IV.  Le constat d'une VIOLATION DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 12

Tout en étant en désaccord avec certains aspects du raisonnement développé par la Grande Chambre pour motiver son constat de violation de l'article 1 du Protocole no 12, je n'ai éprouvé aucune difficulté à partager l'avis de la majorité selon lequel le dispositif constitutionnel de la Bosnie-Herzégovine concernant la structure de la présidence de l'Etat emporte violation de l'interdiction générale de la discrimination.

Ma divergence de vue concernant cette partie de l'arrêt vient du fait que je m'attendais à ce que la Cour utilise cette affaire, qui était la toute première de cette nature, pour fixer des principes, des standards ou des critères de départ spécifiques, qui auraient pu être appliqués aux futures affaires portant sur des faits de discrimination en général. Il apparaît que ces attentes étaient irréalistes, la Cour ayant simplement rappelé à cet égard le raisonnement et la motivation livrés par elle pour le grief qui se rapportait aux dispositions constitutionnelles relatives à la Chambre des peuples, qui avait donné lieu à un constat de violation de l'article 14.

De surcroît, la Cour a traité ce grief comme s'il était moins important, donnant l'impression que l'article 1 du Protocole no 12 était appliqué uniquement parce qu'il n'était pas possible d'appliquer l'article 3 du Protocole no 1. La motivation propre au constat relatif au grief tiré de l'article 1 du Protocole no 12 tient en seulement deux paragraphes, où la Cour arrive à la conclusion qu'« aucune distinction pertinente ne peut être établie entre la Chambre des peuples et la présidence de Bosnie-Herzégovine » concernant le dispositif constitutionnel discriminatoire. J'estime quant à moi qu'il y a plusieurs éléments distinctifs qui auraient dû être discutés.

La structure tripartite de la présidence de l'Etat est, comme beaucoup d'autres institutions étatiques de la Bosnie-Herzégovine, le résultat d'un compromis politique dégagé par l'Accord de paix. Elle tendait à la création d'un mécanisme d'équilibre et à prévenir toute suprématie de l'un des peuples dans le processus décisionnel. La question clé à laquelle il aurait fallu d'après moi apporter une réponse en l'espèce est celle de savoir si la structure tripartite a jamais été justifiée et si elle l'est toujours. Du point de vue de la jurisprudence relative à l'article 1 du Protocole no 12, il eût été non seulement intéressant mais aussi très utile que la Cour fît connaître son opinion sur ce point. Or la Cour s'est contentée de réitérer les arguments se rapportant aux critères appliqués à la partie de l'arrêt relative à l'article 14, ce que je trouve décevant.

Sur un plan purement théorique, c'est-à-dire abstraction faite des atrocités, des massacres et des bains de sang qui ont précédé les accords de paix, j'aurais estimé que même à elle seule l'obligation pour un individu de déclarer son appartenance à un groupe ethnique pour pouvoir faire acte de candidature à un poste public était inacceptable et suffisante pour justifier un constat de violation de l'interdiction de toute discrimination fondée sur l'appartenance ethnique.

Pour revenir à la structure de la présidence de l'Etat, si la Bosnie-Herzégovine était un Etat stable et autonome, l'essence de la discrimination aurait résidé non seulement dans l'inéligibilité des minorités, mais également dans l'inéligibilité de tous ceux qui n'auraient pas pu ou n'auraient pas souhaité déclarer leur appartenance ethnique pour pouvoir se porter candidats à des fonctions publiques. Dès lors toutefois que la Bosnie-Herzégovine a été créée à la suite d'une pression exercée par la communauté internationale et que quatorze ans après elle ne fonctionne toujours pas comme un Etat indépendant et souverain, on ne peut pas dire qu'elle représente un Etat suffisamment stable pour que l'on puisse raisonner de cette façon.

D'un autre côté, si rien n'est fait pour améliorer la situation actuelle, il n'y a aucune chance de voir les choses progresser. L'élimination de la méfiance entre les ethnies est d'après moi un processus qu'il y a lieu de développer de manière très précautionneuse, étape par étape. Si le temps est venu (et je souligne ici une fois de plus que la Cour ne s'est livrée à aucune évaluation à cet égard) de modifier la structure de l'état post-conflictuel, j'ose espérer qu'une modification de la composition de la présidence de l'Etat pourrait constituer la première étape. La présidence de l'Etat est une institution qui représente l'Etat dans son ensemble7, alors que la Chambre des peuples est investie d'un rôle important et sensible de protection des « intérêts vitaux » de chaque peuple constituant.

V.  Le constat d'une VIOLATION DE L'ARTICLE 14 COMBINÉ AVEC L'ARTICLE 3 DU PROTOCOLE No 1

A mon grand regret, et pour les raisons énumérées ci-dessous, je ne puis partager l'opinion de la majorité sur la question de l'article 14 combiné avec l'article 3 du Protocole no 1.

Premièrement, la question de l'applicabilité de l'article 3 du Protocole no 1 est ici très sujette à débat. L'article 3 du Protocole no 1 protège le droit à des élections libres, mais il n'existe pas de réponse bien définie et communément admise à la question de savoir si sont ici visées tant les élections directes que les élections indirectes8. Renvoyant à sa jurisprudence, la Cour indique toutefois que l'article 3 du Protocole no 1 fut « soigneusement rédigé de manière à éviter des termes susceptibles d'être interprétés comme une obligation absolue d'organiser des élections pour les deux chambres dans l'ensemble des systèmes bicaméraux » (paragraphe 40 de l'arrêt). En même temps, comme la Grande Chambre le fait observer, il est clair que l'article 3 du Protocole no 1 s'applique à chaque chambre directement élue d'un parlement. A cet égard, il convient de préciser qu'en Bosnie-Herzégovine il n'y a pas d'élections, ni directes ni indirectes, pour les membres de la Chambre des peuples. Ceux-ci sont désignés par les parlements des entités, ce qui signifie en réalité que les plaintes formulées en l'espèce sont de nature purement théorique, dès lors qu'il n'y a ni élections préalables ni obligation pour les parlements des entités de désigner tel ou tel candidat. La composition de la Chambre des peuples n'est pas le résultat d'un processus électoral. Les membres de la Chambre des peuples sont désignés/choisis à la majorité au sein de l'Assemblée nationale de la Republika Srpska et à la majorité dans les groupes bosniaques et croates au sein du Parlement de la Fédération de Bosnie-Herzégovine9. Dès lors que la version originale de la Constitution de Bosnie-Herzégovine a été établie en anglais, même une approche linguistique confirme que l'on n'est pas en présence d'élections mais de désignations. En effet, l'article 4 de la Constitution énonce que la Chambre des peuples « shall comprise 15 delegates » (comprend quinze délégués) et que « the designated delegates shall be selected » (les délégués désignés sont choisis) par les parlements respectifs des entités10.

La notion de droit à des élections libres en Bosnie-Herzégovine n'inclut tout simplement pas en tant que tel le droit de se porter candidat à la Chambre des peuples, dès lors que les membres de cette chambre ne sont pas élus mais désignés/choisis par les parlements des entités.

On pourrait toujours parler d'élections indirectes si les listes de candidats étaient annoncées pendant la campagne électorale ou à un quelconque autre moment avant la désignation des intéressés (et que le processus était ainsi transparent pour le public) ou s'il y avait des critères à remplir pour pouvoir être désigné. Or les noms des candidats ne figurent pas sur des bulletins ou des listes électorales. Un fait qu'a totalement ignoré la Cour, c'est que ni la Constitution de Bosnie-Herzégovine ni la loi électorale ne prévoient que les personnes souhaitant se porter candidates aux élections à la Chambre des peuples doivent satisfaire à certains critères. Aucune disposition du droit interne ne dit à partir de quelle structure, de quel parti politique ou même de quelle option politique les candidats doivent être sélectionnés11. Le choix peut donc en théorie se porter sur n'importe quel individu, quand bien même il ne serait pas engagé dans la vie publique. Ainsi, la procédure de désignation des membres de la Chambre des peuples ne dépend pas de l'appartenance à tel ou tel parti politique ; il n'y a pas de lien formel entre les délégués et les électeurs, et les noms des candidats ne sont pas connus du grand public, pas même des électeurs, avant leur désignation par les membres des parlements des entités. La seule exigence formelle concerne la déclaration d'appartenance ethnique, qui n'est juridiquement pertinente que pour la qualité de membre de la Chambre des peuples. A strictement parler, il est clair que les requérants ne peuvent être « élus », mais cette impossibilité est due non à leur appartenance ethnique mais à l'absence de dispositions prévoyant l'élection des délégués en général, les membres de la chambre en question étant tous désignés. Les individus appartenant à l'un des trois peuples constituants pourraient très bien se plaindre, eux aussi, de l'absence d'élections libres relativement à la Chambre des peuples, la seule manière pour une personne de devenir membre de cette chambre étant d'être désignée par le parlement d'une entité. En conséquence, il n'existe d'une manière générale pour personne un quelconque droit de se porter candidat à des élections à la Chambre des peuples, pareilles élections n'étant simplement pas prévues. En conséquence, si cette procédure doit être qualifiée de discriminatoire, les mêmes critères de discrimination doivent-ils être appliqués aux systèmes parlementaires qui prévoient que les sièges de la seconde chambre sont héréditaires (comme c'est le cas de la Chambre des lords britannique) ou conditionnés par l'exercice d'une fonction publique (comme c'est le cas du Conseil fédéral (Bundesrat) allemand) ? Il me paraît aussi peu approprié de conclure au caractère discriminatoire du processus dans ces systèmes que ce ne l'est dans le cas de la Bosnie-Herzégovine.

Le fait que la seule condition de forme qui doive être remplie par les délégués à la Chambre des peuples se rapporte à leur appartenance ethnique monte que la Chambre des peuples a été conçue pour assurer un certain équilibre ethnique au sein du pouvoir législatif.

C'est un fait bien établi que ce sont des mécanismes de cette nature qui ont permis la restauration de la paix en Bosnie-Herzégovine, et il est tout aussi clair que, quatorze ans après, il n'est toujours pas possible de dégager une approche commune et partagée quant à d'éventuels réaménagements constitutionnels en Bosnie-Herzégovine12.

Mon second point de désaccord avec la décision de la Grande chambre sur la recevabilité concerne la nature juridique de la Chambre des peuples. Celle-ci est appréhendée par la Grande Chambre comme la seconde chambre de l'Assemblée parlementaire de la Bosnie-Herzégovine. Je ne souscris pas à cette analyse.

D'une manière générale, une chambre haute se distingue normalement de la chambre basse sur un (ou plusieurs) des points suivants : elle est dotée de pouvoirs moindres que ceux dont jouit la chambre basse (pour certains textes votés par celle-ci, elle peut ainsi avoir simplement la faculté de formuler des réserves, ou, en cas de réforme constitutionnelle, son pouvoir peut être limité à l'expression ou non de son approbation) ; elle est une chambre consultative ou « de révision », de sorte que ses pouvoirs d'initiative sont souvent réduits d'une manière ou d'une autre ; elle représente les unités administratives ou fédérales ; s'ils sont élus, ses membres ont souvent des mandats plus longs que les membres de la chambre basse (si elle est composée de pairs ou de nobles, ses membres détiennent leur siège à vie) et si elle se compose de membres élus, son renouvellement s'effectue de manière échelonnée et non de manière globale.

Du point de vue de la structure institutionnelle, les sièges d'une chambre haute peuvent être pourvus selon des modalités très diverses : élection directe, élection indirecte, désignation ou encore voie héréditaire, mais un certain mélange de tous ces systèmes peut aussi être appliqué. Comme je l'ai dit ci-dessus, le Conseil fédéral (Bundesrat) allemand est un cas tout à fait unique, dans la mesure où ses membres sont des délégués des gouvernements des Länder qui peuvent être rappelés à tout moment, et il en est de même de la Chambre des lords britannique, où les sièges sont partiellement héréditaires.

On l'a vu ci-dessus, une chambre haute est en général conçue pour représenter les unités administratives ou fédérales, ce qui n'est pas le cas en Bosnie-Herzégovine, dans la mesure où la Chambre des peuples représente non seulement les entités de Bosnie-Herzégovine, mais également les ethnies (c'est-à-dire les peuples constituants). Les deux chambres de l'Assemblée parlementaire sont sur le même pied et elles constituent deux parties qui ne peuvent fonctionner indépendamment l'une de l'autre. Chaque projet doit être discuté et adopté par les deux chambres, le rôle particulier de la Chambre des peuples étant de protéger les « intérêts vitaux » de chaque peuple constituant.

Pour déclarer l'article 3 du Protocole no 1 applicable, la Grande chambre a jugé décisive l'ampleur des pouvoirs législatifs exercés par la Chambre des peuples13. Je ne souscris pas à cette appréciation. En effet, les deux chambres jouissent des mêmes pouvoirs14, dès lors que « toute législation nécessite l'approbation des deux chambres »15, ce qui confirme bien que les deux chambres sont sur le même pied. La représentation ethnique au sein de la Chambre des peuples ne revêt de pertinence que lorsqu'il s'agit des intérêts vitaux des peuples constituants : « un projet de décision soumis à l'Assemblée parlementaire peut être déclaré contraire aux intérêts vitaux du peuple bosniaque, croate ou serbe par une majorité de délégués bosniaques, croates ou serbes désignés conformément aux dispositions de l'alinéa 1 a) (...). Pour être approuvé par la Chambre des peuples, un tel projet de décision requiert la majorité des délégués bosniaques, des délégués croates et des délégués serbes présents et votants »16.

Les dispositions constitutionnelles relatives aux pouvoirs qui ne sont pas partagés entre la Chambre des représentants et la Chambre des peuples (voir la note de bas de page no 2 sur la présente page) illustrent le fait que l'Assemblée parlementaire de Bosnie-Herzégovine a une structure tout à fait unique qui ne rentre dans aucune des catégories des modèles traditionnellement acceptés. De surcroît, l'article X de la Constitution dispose que celle-ci « peut être révisée par décision de l'Assemblée parlementaire », disposition qui doit être interprétée comme signifiant que les deux chambres doivent se prononcer sur ce point. Il serait erroné d'inférer de l'arrêt de la Grande chambre que les requérants en l'espèce, qui sont d'origine rom et d'origine juive respectivement, ne peuvent participer à l'exercice du pouvoir législatif en Bosnie-Herzégovine au motif qu'ils n'ont pas la possibilité de se porter candidats aux élections à la Chambre des peuples, car les deux chambres disposent des mêmes pouvoirs et les requérants ont amplement la possibilité de devenir membre de la Chambre des représentants, où les candidatures sont indépendantes de l'appartenance ethnique17.

La Chambre des peuples est une chambre de veto, dont les membres perçoivent leur tâche comme consistant exclusivement à défendre les intérêts de leur peuple, et c'est précisément ce qui fait de cette chambre un mécanisme sui generis. La question de savoir si, quatorze ans après l'Accord de paix de Dayton, la Bosnie-Herzégovine a toujours besoin de pareil mécanisme est une autre question à laquelle il y a lieu de répondre sur le terrain de la justification si tant est que l'on juge l'article 3 du Protocole no 1 applicable.

En résumé, je considère que l'article 3 du Protocole no 1 n'est pas applicable en l'espèce, dans la mesure où le droit interne ne prévoit tout simplement pas en tant que tel et pour qui que ce soit un droit de se porter candidat aux élections à la Chambre des peuples ; celle-ci est un organe non électif, qui ne possède ni les caractéristiques ni les pouvoirs qui sont typiquement ceux d'une seconde chambre, et sa structure échappe au domaine de l'article 3 du Protocole no 1.

En ce qui concerne le fond du grief, la question principale est celle de savoir si le traitement différencié ici incriminé est ou non discriminatoire. Il ressort de la jurisprudence de la Cour relative à l'article 14 qu'une différence de traitement est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c'est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s'il n'existe pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.

La conclusion de la majorité selon laquelle les dispositions constitutionnelles pertinentes tendaient non pas à établir une domination ethnique comme le soutenaient les requérants, mais à faire cesser un conflit brutal et à assurer une égalité effective entre les parties à la guerre, à savoir les peuples constituants, est correcte, comme l'est la conclusion de la majorité selon laquelle les dispositions en cause ont pour conséquence un traitement différencié en fonction de l'appartenance ethnique. Cela étant, ce dispositif était-il justifié et, dans l'affirmative, les éléments de justification sont-ils toujours présents et significatifs aujourd'hui ? La Grande chambre a préféré ne répondre qu'à moitié à cette question. Il me paraît pourtant qu'une réponse détaillée était en l'occurrence primordiale. Le traitement différencié des individus appartenant au groupe des « autres » est une question qu'il s'agissait de réexaminer une fois que la situation en Bosnie-Herzégovine serait devenue moins sensible et, de ce point de vue, la Cour a admis que la différenciation litigieuse était à l'origine justifiée.

Cela étant, quelle est la situation aujourd'hui, quatorze ans après l'Accord de paix de Dayton ? Si l'on en revient aux faits qui ont initialement motivé l'adoption du dispositif incriminé et si l'on s'en tient aux chiffres des pertes, cent mille habitants de la Bosnie-Herzégovine au moins ont été tués ou ont disparu pendant la guerre. Un million trois cent mille personnes supplémentaires de la population d'avant-guerre (soit vingt-huit pour cent de celle-ci) sont devenues des réfugiés résidant à l'extérieur de la Bosnie-Herzégovine. S'il n'y avait pas eu la guerre, fin 1995 la Bosnie-Herzégovine aurait compté, sur la base des taux habituels de natalité, de mortalité et de migration, 4 millions et demi d'habitants. Or, en réalité, fin 1995 on dénombrait seulement 2,9 millions d'habitants dans le pays. Quatorze années se sont écoulées depuis la fin du conflit armé, mais a-t-on vraiment enregistré, comme l'affirme la Grande chambre, des progrès significatifs ?

Le dernier rapport d'Amnesty International sur la Bosnie-Herzégovine relève que « treize années après la fin de la guerre, treize mille personnes environ sont toujours portées manquantes. L'emploi de la rhétorique nationaliste a augmenté en Bosnie-Herzégovine et le pays continue d'être profondément divisé selon des critères ethniques »18.

D'après le ministère des Droits de l'homme et des réfugiés de Bosnie-Herzégovine, plus de 1,2 million de personnes n'ont toujours pas regagné leur domicile d'avant-guerre. Les personnes qui sont revenues sont souvent confrontées à des difficultés d'accès aux dispositifs de logement et d'emploi. Environ deux mille sept cents familles vivent toujours dans ce qu'on appelle des établissements collectifs de logement. Certaines personnes venues de l'étranger ne peuvent récupérer leurs biens, soit que ceux-ci aient été détruits, soit que les autorités montrent peu d'empressement à les laisser les recouvrer19. La situation politique ne semble pas meilleure. L'Etat est géré par des partis politiques portant des bannières nationalistes et recourant à la rhétorique nationaliste. De nombreuses personnes soupçonnées de crimes de guerre sont toujours en liberté, même si un processus de transfert des affaires de crimes de guerre du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie vers les juridictions internes a débuté. Les autorités judiciaires et de poursuite sont toujours supervisées par des juges et des procureurs internationaux, dont ils reçoivent leurs instructions. Tous ces faits ont en réalité été jugés suffisants par les Nations unies, l'Union européenne et le Conseil de mise en œuvre de la paix pour justifier la prorogation (en novembre 2009) du mandat du Haut représentant. Il existe par ailleurs d'autres signes indiquant que la communauté internationale ne considère pas que des progrès significatifs soient enregistrés en Bosnie-Herzégovine (par exemple, les forces militaires internationales sont toujours présentes, tout comme l'EUPM). Beaucoup d'États, sur leur site web officiel, dissuadent leurs citoyens de se rendre en Bosnie-Herzégovine, invoquant des risques pour leur sécurité. Les élections de 2006 ont montré que la plupart des électeurs préféraient toujours voir les nationalistes au pouvoir, se sentant davantage en sécurité s'ils sont dirigés par « leur propre peuple ». Les enfants dans les écoles sont séparés20, les villes qui avant la guerre avaient une population mélangée sont toujours divisées. En devenant membre du Conseil de l'Europe, la Bosnie-Herzégovine s'était engagée notamment à « revoir la loi électorale dans un délai de un an, avec l'aide de la Commission pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) et à la lumière des principes du Conseil de l'Europe, aux fins d'amendement, le cas échéant ». Le fait que la Bosnie-Herzégovine n'ait toujours pas honoré cet engagement montre qu'en réalité il n'y a pas de consensus entre les principaux partis politiques.

Sachant tout cela, peut-on se dire absolument certain que les dispositifs constitutionnels ici incriminés ne reposent plus aujourd'hui sur aucune justification ? D'un autre côté, s'ils sont toujours justifiés, ces dispositifs peuvent-ils être réputés poursuivre un but légitime ? Ainsi que la Commission de Venise l'a justement fait observer, « la répartition des postes dans les organes de l'Etat entre les peuples constituants était un élément central de l'Accord de Dayton qui a permis de rétablir la paix en Bosnie-Herzégovine. Dans une telle situation, il est difficile de nier la légitimité de normes qui peuvent faire problème du point de vue de la non-discrimination, mais qui sont nécessaires pour réaliser la paix et la stabilité et éviter de nouvelles pertes en vies humaines ». La paix a été rétablie, mais l'élément stabilité demeure problématique. Il se peut que, comme le juge Feldmann de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine l'a déclaré dans une opinion concordante « (...), la justification tirée du besoin de rétablir la paix avait vocation à être seulement temporaire, mais le temps n'est pas encore venu de considérer que l'Etat s'est éloigné pour de bon des besoins spéciaux qui ont dicté l'architecture institutionnelle inhabituelle définie dans l'Accord de paix de Dayton et dans la Constitution de Bosnie-Herzégovine »21. Dans l'affaire Ždanoka c. Lettonie22, la Cour a jugé qu'il n'était « pas surprenant qu'un corps législatif démocratique nouvellement établi se trouvant dans une phase de tourmente politique ait besoin d'un temps de réflexion pour examiner quelles mesures il lui faut envisager pour accomplir sa mission ». Dans le même arrêt, la Cour a déclaré qu'il convenait de laisser aux autorités internes « suffisamment de latitude pour apprécier les besoins de la société s'agissant de construire la confiance dans les nouvelles institutions démocratiques, notamment dans le Parlement national, et pour rechercher si la mesure litigieuse est toujours nécessaire à ces fins (...) »23. Les arrangements constitutionnels particuliers mis en place en Bosnie-Herzégovine peuvent-ils toujours être réputés nécessaires, et la situation actuelle peut-elle être considérée comme justifiée malgré le temps qui s'est écoulé depuis l'Accord de Dayton ? Appartient-il à la Cour européenne de dire que le moment est venu de changer le dispositif ? J'hésiterais à donner une réponse ferme et définitive à ces questions. « L'identité au travers de la citoyenneté » est un changement souhaitable, mais il se dégage de la jurisprudence de la Cour qu'une distinction ethnique doit être jugée non nécessaire et dès lors discriminatoire lorsque le même résultat (but légitime) pourrait être atteint au travers d'une mesure ne s'appuyant pas sur une différenciation raciale ou ethnique ou sur des critères autres que ceux basés sur la naissance24. Cela étant, quelle serait l'autre façon de maintenir l'équilibre ethnique et de construire la confiance dont on a tellement besoin en Bosnie-Herzégovine ? La Cour n'a pas répondu non plus à cette question. Elle s'est contentée de conclure que « le maintien de l'impossibilité faite au requérant de se porter candidat aux élections à la Chambre des peuples de Bosnie-Herzégovine ne repose pas sur une justification objective et raisonnable et est donc contraire à l'article 14 combiné avec l'article 3 du Protocole no 1 » (paragraphe 50 de l'arrêt).

Ainsi, le critère de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé n'a pas du tout été appliqué en l'espèce. J'y vois une occasion manquée de fournir des arguments plus décisifs et convaincants ou à tout le moins un élément de comparaison avec les autres Etats membres du Conseil de l'Europe. Le droit de la plupart sinon de tous les Etats membres du Conseil de l'Europe prévoit certaines distinctions fondées sur la nationalité relativement à certains droits, et la jurisprudence de la Cour reconnaît aux autorités nationales une certaine marge d'appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences justifient un traitement juridique différencié25. De surcroît, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la marge d'appréciation varie « selon les circonstances »26. La Cour a par ailleurs déclaré qu'« [i]l existe de nombreuses manières d'organiser et de faire fonctionner les systèmes électoraux et une multitude de différences au sein de l'Europe notamment dans l'évolution historique, la diversité culturelle et la pensée politique, qu'il incombe à chaque Etat contractant d'incorporer dans sa propre vision de la démocratie »27. Sur le plan jurisprudentiel, il aurait été très intéressant de voir jusqu'où serait allée en l'occurrence la marge d'appréciation accordée par la Cour aux Etats en la matière.

VI.  FRAIS ET DÉPENS

Enfin, je suis en désaccord avec la décision de la majorité d'accorder 20 000 EUR au second requérant et seulement 1 000 EUR au premier requérant pour frais et dépens. La Cour justifie cet écart en indiquant que l'équipe de juristes qui représentait le second requérant comportait trois avocats et/ou experts internationaux et que ceux-ci ont dû se réunir à New-York et Sarajevo, tandis que le premier requérant aurait été représenté pro bono et n'aurait réclamé que 1 000 EUR pour la comparution de son avocat à l'audience devant la Cour28. Considérant que les observations déposées par les deux requérants étaient d'une qualité comparable, j'ai tout simplement trouvé injuste d'accorder à l'un et à l'autre des montants radicalement différents.

 

OPINION DISSIDENTE DU JUGE BONELLO

(Traduction)

En principe et dans l'abstrait, je ne puis que partager le raisonnement de la majorité quant à l'importance d'assurer sans discrimination la jouissance des droits électoraux. Non sans d'importantes réserves, j'ai voté en faveur de la recevabilité des deux requêtes. Mais j'ai également voté, avec moins d'hésitations, contre le constat d'une violation de la Convention. Ces deux affaires peuvent apparaître comme les plus simples que la Cour ait jamais eues à traiter, mais en même temps elles sont peut-être parmi les plus insidieuses. Rien de plus évident que de juger condamnables les dispositions qui, dans un système constitutionnel, empêchent les Roms et les Juifs de se porter candidats à des élections. Si l'on s'en tient à cela, on a une affaire de violation manifeste qui ne vaut guère la peine que l'on perde du temps à l'instruire.

Derrière cette invitation à s'occuper d'affaires plus stimulantes se cachent toutefois des questions qui m'ont profondément perturbé et au sujet desquelles, je le confesse, je n'ai entendu aucune réponse satisfaisante de la part de la Cour. Certes, des réponses persuasives peuvent être trouvées si l'on congédie l'histoire. Il me semble que c'est exactement ce qu'a fait le présent arrêt : il a séparé la Bosnie-Herzégovine des réalités de son propre passé récent.

Après les événements extraordinairement violents de 1992, où l'on a assisté à d'horribles bains de sang, à des massacres ethniques et à une vendetta sans frontières, la communauté internationale est intervenue : d'abord dans le but de faire accepter une trêve par les Bosniaques, les Serbes et les Croates, puis dans celui de mettre en place un règlement plus permanent : les accords de paix de Dayton de 1995. Ces derniers sont venus au jour difficilement, après des négociations compliquées et opiniâtres qui visaient à la création d'organes institutionnels basés presque exclusivement sur des systèmes de freins et de contrepoids entre les trois ethnies belligérantes. C'est finalement un équilibre des plus précaires, construit sur une symétrie tripartite fragile née de la méfiance et nourrie du soupçon, qui fut laborieusement atteint.

Ce n'est que le fonctionnement de cette construction en filigrane qui permit l'extinction de cet enfer qu'avait été la Bosnie-Herzégovine. L'architecture n'en est peut-être pas parfaite, mais c'est la seule qui réussit à amener les belligérants à substituer le dialogue à la dynamite. Elle est basée sur une répartition des pouvoirs qui fut fignolée jusque dans les derniers détails quant à la manière dont les trois ethnies étaient censées participer à l'exercice du pouvoir dans les divers organes représentatifs de l'Etat. C'est à l'aide d'une balance d'apothicaire que les accords de Dayton dosèrent les proportions ethniques exactes de la recette de paix.

Et voilà maintenant que la Cour prend sur elle de bouleverser tout l'édifice. Strasbourg dit aux anciens belligérants comme aux bonnes âmes qui ont conçu le plan de paix qu'ils ont eu tout faux. Qu'ils feraient mieux de reprendre tout à zéro. Que la formule de Dayton était inepte et que c'est désormais la non-formule de Strasbourg qui prend sa place. Retour à la planche à dessin.

Les questions que je me pose sont étroitement liées à la fois à la recevabilité et au fond des deux requêtes. D'abord, est-il bien du ressort de la Cour de s'inviter elle-même dans des exercices multilatéraux de maintien de la paix et dans des traités déjà signés, ratifiés et exécutés ? Je serais le premier à demander que la Cour ne se montre pas trop petite pour ses idéaux, mais je serais aussi le dernier à souhaiter qu'elle apparaisse trop grande pour son costume.

Se pose alors une seconde question : la Cour a des pouvoirs quasi illimités lorsqu'il s'agit d'octroyer réparation dans des cas de violation établie de droits de l'homme garantis par la Convention, et il est certainement normal qu'il en soit ainsi. Mais ces pouvoirs quasi illimités vont-ils jusqu'à permettre de défaire un traité international, à fortiori lorsque ce traité a été conçu par des Etats et des organes internationaux dont certains ne sont ni signataires de la Convention ni défendeurs devant la Cour ? Plus particulièrement, la Cour a-t-elle compétence pour renverser au travers de l'octroi d'une satisfaction équitable l'action souveraine de l'Union européenne et des Etats-Unis d'Amérique, qui se partagent la paternité des accords de Dayton, dont la Constitution de Bosnie-Herzégovine mise en cause devant la Cour ne constitue qu'une annexe ? Je n'ai pas de réponses toutes prêtes à ces questions, mais je les trouve suffisamment pertinentes pour estimer que la Cour aurait dû les traiter au préalable et de manière approfondie. Elle ne l'a pas fait.

Je le répète, nul ne peut se dire en désaccord avec la formule – presque une platitude – du préambule de la Convention selon laquelle les droits de l'homme « constituent les assises mêmes de la paix dans le monde ». Cela n'est pas douteux. Mais quid des situations exceptionnellement perverses où la mise en œuvre des droits de l'homme pourrait déclencher la guerre plutôt que favoriser la paix ? Les droits pour les deux requérants de se porter candidats aux élections sont-ils à ce point absolus et contraignants qu'ils peuvent annuler la paix, la sécurité et l'ordre public établis pour l'ensemble de la population, y compris eux-mêmes ? La Cour se rend-elle compte de ce que signifie la réouverture de tout le processus de Dayton aux fins d'alignement du système constitutionnel sur son arrêt ? Et a-t-elle bien conscience de l'énormité des conséquences au cas où la nouvelle aube censée se lever grâce à elle viendrait à ne pas poindre ?

Toute la structure de la Convention est fondée sur une souveraineté primordiale des droits de l'homme mais, hormis pour les droits qui font partie du noyau dur (ce qui n'est certainement pas le cas du droit de se porter candidat à des élections), toujours sous réserve que leur exercice se fasse en conformité avec les droits d'autrui et avec la valeur prépondérante qu'est l'intérêt social. Je ne pense pas que l'on puisse considérer que la Convention exige que les requérants aient la faculté d'exercer leur droit de se porter candidats à des élections quoi qu'il advienne. Candidats aux élections, fût-ce au prix d'Armageddon ?

Je suis tout prêt à clamer combien inestimables sont les valeurs d'égalité et de non-discrimination, mais il me paraît que la paix et la réconciliation nationales sont à placer au moins sur le même pied. Or la Cour a canonisé les premières et bradé les secondes. Avec tout le respect que j'ai pour elle, son arrêt me semble être un exercice de style totalement déconnecté de la réalité et ne tenant pas compte des flots de sang qui ont fertilisé la constitution de Dayton. La Cour a préféré embrasser son propre état de déni aseptisé plutôt que de s'ouvrir à ce monde moins lisse qui existe à l'extérieur. Peut-être cela explique-t-il pourquoi, dans l'exposé des faits, l'arrêt ne rappelle même pas de manière sommaire les tragédies qui ont précédé Dayton et qui n'ont pris fin que grâce à Dayton. La Cour, délibérément ou non, a écarté de sa vision non pas l'écorce mais le cœur de l'histoire des Balkans. Elle s'est sentie obligée de désavouer la Constitution de Dayton, mais elle n'a pas éprouvé la nécessité de la remplacer par quelque chose d'aussi propice à la paix.

Une autre conclusion de la Cour me paraît critiquable : celle qui affirme que la situation en Bosnie-Herzégovine est aujourd'hui différente et que le délicat équilibre tripartite qui s'imposait antérieurement n'est plus indispensable. Cela est bien possible et je ne puis que l'espérer. Mais, d'après moi, une institution judiciaire aussi éloignée du foyer de dissension ne peut guère être la mieux placée pour en juger. Dans le cas d'événements révolutionnaires traumatisants, il n'appartient pas à la Cour d'établir au travers d'un processus de divination quand la période transitoire peut être jugée avoir pris fin et quand un état d'urgence nationale doit être réputé appartenir au passé au motif que les choses se sont normalisées. Je doute que la Cour soit mieux placée que les autorités nationales pour déterminer à partir de quel moment on peut dire que les anciennes fractures se sont consolidées, que les ressentiments historiques se sont apaisés et que les discordes générationnelles se sont harmonisées. Je pense que des prétentions de ce type, qui semblent procéder d'un angélisme aveugle, ne tiennent pas suffisamment compte, voire font totalement abstraction, des ressources inépuisables de la rancœur. La Cour a tort de se montrer hermétique aux histoires où la haine valide la culture.

La Cour ordonne à l'Etat défendeur de passer les accords de Dayton à la moulinette et de se mettre à la recherche d'autre chose. J'estime pour ma part qu'un Etat quel qu'il soit ne doit jamais être placé devant une obligation juridique ou un devoir moral de saboter le système même auquel il doit son existence démocratique. Dans des situations de ce type, la retenue judiciaire apparaît plutôt comme une vertu que comme un vice.

La Cour a maintes fois admis que la jouissance de la plupart des droits fondamentaux – et notamment du droit de se porter candidat à des élections – est soumise à des tempéraments intrinsèques et à des restrictions extrinsèques. Elle peut être écornée pour des considérations objectives et raisonnables. L'exercice des droits fondamentaux peut subir des limitations aux fins de la sécurité et de l'ordre public, pourvu qu'elles soient conformes à l'intérêt général de la communauté. Il peut être contraint de reculer face à des réalités historiques exceptionnelles, telles que le terrorisme et le crime organisé, ou en raison de l'existence d'une situation urgence au plan national.

Au fil des ans, Strasbourg a approuvé sans effort particulier des restrictions aux droits électoraux (celui de voter comme celui de se porter candidat à des élections) fondées sur un éventail extrêmement large de justifications : de la non-maîtrise d'une langue par le candidat29 à son incarcération30 ou à l'existence d'une condamnation antérieurement prononcée contre lui pour une infraction grave31 ; du non-accomplissement de « quatre années de résidence continue »32 au non-respect de conditions de nationalité et de citoyenneté33 ; de l'appartenance au Parlement d'un autre Etat34 à la possession d'une double nationalité35 ; de la non-satisfaction d'une condition d'âge (vingt-cinq ans minimum) pour une candidature à la Chambre des Représentants36 à la non-satisfaction d'une autre condition d'âge (quarante ans minimum) pour une candidature au Sénat37 ; de la constitution d'une menace pour la stabilité de l'ordre démocratique38 au refus de prêter serment dans une langue déterminée39 ; de la situation d'agent public40 à celle de fonctionnaire local41 ; du non-respect d'une condition en vertu de laquelle la candidature d'une personne n'ayant pu recueillir le nombre requis de signatures de soutien ne pouvait être admise42 au refus de prêter un serment d'allégeance au monarque43.

Toutes ces circonstances ont été jugées par Strasbourg suffisamment impérieuses pour justifier le retrait du droit de vote ou du droit de se porter candidat à des élections. A l'inverse, un danger manifeste et actuel de déstabilisation de l'équilibre national ne l'a pas été. La Cour a estimé que le souci d'éviter le risque d'une guerre civile et de nouveaux carnages et celui de maintenir la cohésion territoriale de l'Etat ne revêtaient pas une valeur sociale suffisante pour justifier une certaine limitation des droits des deux requérants.

Je ne me reconnais pas dans cette analyse. Je ne puis adhérer à une Cour qui sème des idéaux et récolte des massacres.

1.  Jusqu’à la guerre de 1992-1995, les Bosniaques étaient désignés par le terme « Musulmans ». Le terme « Bosniaques » (Bošnjaci) ne doit pas être confondu avec le terme « Bosniens » (Bosanci), communément utilisé pour désigner les citoyens de Bosnie-Herzégovine indépendamment de leur origine ethnique.

 

2.  Les membres de la Chambre des peuples de la Fédération de Bosnie-Herzégovine sont désignés par les parlements cantonaux (la Fédération de Bosnie se compose de dix cantons). Les membres des parlements cantonaux sont directement élus.

 

3.  Les membres de l’Assemblée nationale de la Republika Srpska sont directement élus.

 

4.  Mme Nystuen participa aux négociations de Dayton ainsi qu’aux discussions constitutionnelles préalables en tant que conseillère juridique du co-président au titre de l’Union européenne de la Conférence internationale sur l’ex-Yougoslavie, M. Bildt, qui conduisait la délégation de l’Union européenne au sein du Groupe de contact. Par la suite, et ce jusqu’en 1997, elle travailla comme conseillère juridique de M. Bildt en sa qualité de Haut-Représentant pour la Bosnie-Herzégovine.

 

5.  M. O’Brien participa aux négociations de Dayton en qualité de juriste pour le Groupe de contact et il participa également à la plupart des négociations majeures menées au sujet de l’ex-Yougoslavie entre 1994 et 2001.

 

6.  Tous les êtres humains appartenant à la même espèce, l’ECRI rejette les théories fondées sur l’existence de « races différentes ». Cependant, afin d’éviter de laisser sans protection juridique les personnes qui sont généralement et erronément perçues comme appartenant à une « autre race », l’ECRI utilise ce terme dans sa recommandation.

 

7.  Voir les pouvoirs de la présidence de l’Etat tels qu’ils se trouvent décrits à l’article V § 3 de la Constitution.

 

8.  Dans l’arrêt de la majorité, le point de vue selon lequel le droit à des élections libres s’applique tant aux élections directes qu’aux élections indirectes s’appuie uniquement sur un renvoi aux travaux préparatoires du Protocole n° 1 (voir le paragraphe 40 de l’arrêt).

 

9.   Voir l’article IV de la Constitution de la Bosnie-Herzégovine.

 

10.  Il s’agit de distinguer entre les notions « d’élection » et de « sélection » : d’un point de vue linguistique, une « élection » implique un choix illimité tandis qu’une « sélection » implique un choix de préférence/un choix limité.

 

11.  Une seule exception à cela : les membres des chambres des peuples cantonales doivent être désignés parmi les membres des parlements cantonaux.

 

12.  Comme je l’ai indiqué ci-dessus, des discussions en vue d’une réforme constitutionnelle furent entamées en 2006 (« le paquet d’avril »), mais elles échouèrent. Les pourparlers ont maintenant repris (« le paquet Butmir »), mais il apparaît que les représentants politiques campent sur leurs positions antérieures.

 

13.  Voir le paragraphe 41 de l’arrêt.

 

14.  Article IV § 4 de la Constitution de Bosnie-Herzégovine – Pouvoirs

L’Assemblée parlementaire est investie des pouvoirs suivants :

a)  Promulguer les lois nécessaires pour mettre en œuvre les décisions de la présidence ou exercer les responsabilités de l’assemblée aux termes de la présente Constitution.

b)  Décider des ressources et des montants des recettes nécessaires pour le fonctionnement des institutions de la Bosnie-Herzégovine et pour l’exécution de ses obligations internationales.

c)  Approuver le budget des institutions de la Bosnie-Herzégovine.

d)  Consentir ou non à la ratification des traités.

e)  Régler toutes autres questions nécessaires pour remplir ses fonctions ou s’acquitter des charges qui lui sont attribuées par consentement mutuel des entités.

 

15.  Voir l’article IV § 3 c) de la Consititution de la Bosnie-Herzégovine.

 

16.  Ibidem, article IV 3 e).

 

17.  La Constitution de Bosnie-Herzégovine prévoit (article IV 2) que « [l]a Chambre des représentants comporte quarante-deux membres, dont les deux tiers sont élus par le territoire de la Fédération et un tiers par le territoire de la Republika Srpska » et que « [l]es membres de la Chambre des représentants sont élus directement par leur entité conformément aux dispositions d’une loi électorale que l’Assemblée parlementaire approuvera ».

 

18.  Voir : http://www.amnesty.org/en/region/bosnia-herzegovina/report-2009.

 

19.  Voir : http://www.mhrr.gov.ba/izbjeglice/?id=6.

 

20.  Voir le document SG/Inf(2008) établi par les services du Secrétaire général du Conseil de l’Europe.

 

21.  Voir sur le site http://www.ustavnisud.ba/eng/odluke/povuci_pdf.php?pid=67930 l’opinion concordante du juge Feldmann jointe à la décision de la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine AP-2678/06-2006.

 

22.  Arrêt [GC] n° 58278/00, § 131, CEDH 2006-IV.

 

23.  Ibidem, § 134.

 

24.  Voir Inze c. Autriche, 28 octobre 1987, § 44, série A n° 126.

 

25.  Voir Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, série A n° 113, et Yumak et Sadak c. Turquie [GC], n° 10226/03, 8 juillet 2008.

 

26.  Voir Rasmussen c. Danemark, 28 novembre 1984, série A n° 87, § 40.

 

27.  Voir Hirst c. Royaume-Uni (n° 2) [GC], n° 74025/01, § 61, CEDH 2005-IX.

 

28.  Voir le paragraphe 64 de l’arrêt.

 

29.  Clerfayt et autres c. Belgique, n° 27120/95, décision de la Commission du 8 septembre 1997 (DR) 90, p. 35.

 

30.  Hollande c. Irlande, n° 24827/94, décision de la Commission du 14 avril 1998 (DR) 93, p. 15.

 

31.  H. c. Pays-Bas, n° 9914/82, décision de la Commission du 4 juillet 1983 (DR) 33, p. 242.

 

32.  Polacco et Garofalo c. Italie, n° 23450/94, décision de la Commission du 15 septembre 1997, (DR) 90, p. 5.

 

33.  Luksch c. Italie, n° 27614/95, décision de la Commission du 21 mai 1997 (DR) 89 p. 76.

 

34.  M. c. Royaume-Uni, n° 19316/83, décision de la Commission mars 1984 (DR) p. 129.

 

35.  Ganscher c. Belgique, n° 28858/95, décision de la Commission du 21 novembre 1966, (DR) 87, p. 130.

 

36.  W, X, Y et Z c. Belgique, n° 6745 et 6746/74, Annuaire XVIII (1957), p. 236.

 

37.  Ibidem.

 

38.  Zdanoka c. Lettonie, Grande chambre, 16 mars 2006.

 

39.  Fryske Nasjonale Partij et autres c. Pays-Bas, n° 11100/84, décision de la Commission du 12 décembre 1985, (DR) 45, p. 240.

 

40.  Gitonas c. Grèce, arrêt du 1er juillet 1997, paragraphe 40.

 

41.  Ahmed c. Royaume-Uni, arrêt du 2 septembre 1998, paragraphe 75.

 

42.  Asensio Serqueda c. Espagne, n° 23151/94, (DR) 77, p. 122.

 

43.  McGuiness c. Royaume-Uni, n° 39511/98, 8 juin 1999.