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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Seconda Sezione)

 

22 giugno 2000

 

 

AFFAIRE COËME ET AUTRES c. BELGIQUE

 

 

(Requêtes nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96)

 

 

DÉFINITIF

 

18/10/2000

 

En l'affaire Coëme et autres c. Belgique,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

          MM.  C.L. Rozakis, président,
                    A.B. Baka,
                   B. Conforti,
         
Mme   F. Tulkens,
          M.     P. Lorenzen,
         
Mme    M. Tsatsa-Nikolovska,
          M.     E. Levits,
juges,

et de M. E. Fribergh, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 mars, 6 avril et 30 mai 2000,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouvent cinq requêtes (nos 32492/96, 32547/96, 32548/96, 33209/96 et 33210/96) dirigées contre le Royaume de Belgique et dont cinq ressortissants de cet Etat avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission »), en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

La première de ces requêtes a été déposée par M. Guy Coëme le 23 juillet 1996 et a été enregistrée le 2 août 1996 sous le numéro de dossier 32492/96. Devant la Cour, le requérant est représenté par Me P. Lambert, avocat au barreau de Bruxelles.

La deuxième requête a été déposée par M. Jean-Louis Mazy le 1er août 1996 et a été enregistrée le 7 août 1996 sous le numéro de dossier 32547/96. Devant la Cour, le requérant est représenté par Me O. Klees, avocat au barreau de Bruxelles.

La troisième requête a été déposée à l'origine par M. Jean-Louis Stalport le 5 août 1996 et a été enregistrée le 7 août 1996 sous le numéro de dossier 32548/96. M. Stalport est décédé le 7 mai 1997. Par une lettre du 4 juillet 1997, son épouse et ses filles – toutes trois de nationalité belge et nées respectivement en 1951, 1976 et 1979, qui sont ses seules héritières – ont exprimé leur intention de poursuivre la procédure et d'être représentées par les conseils choisis par leur mari et père : Mes J. Cruyplants, R. De Baerdemaeker et O. Louppe, avocats au barreau de Bruxelles.

La quatrième requête a été déposée par M. Auguste Merry Hermanus le 8 août 1996 et a été enregistrée le 27 septembre 1996 sous le numéro de dossier 33209/96. Devant la Cour, le requérant est représenté par Mes N. Cahen, F. Maussion et R. de Béco, avocats au barreau de Bruxelles.

La cinquième requête a été déposée par M. Camille Javeau le 31 juillet 1996 et enregistrée le 27 septembre 1996 sous le numéro de dossier 33210/96. Devant la Cour, le requérant est représenté par Mes T. Delahaye, P. Mayence, M.-F. Dubuffet et P. Erkes, avocats au barreau de Bruxelles.

Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, M. C. Debrulle, directeur d'administration au ministère de la Justice.

Sous l'angle des articles 6, 7, 13 et 14 de la Convention, les requérants se plaignent des poursuites pénales engagées contre eux en Belgique. M. Coëme, qui était ministre lorsque les faits en cause furent commis, fut traduit devant la Cour de cassation conformément à l'article 103 de la Constitution, tel que libellé avant la modification constitutionnelle du 12 juin 1998, qui prévoyait que seule la Cour de cassation, chambres réunies, avait le droit de juger les ministres. Les autres requérants furent traduits devant cette juridiction en raison des liens de connexité existant entre les faits qui leur étaient reprochés et ceux reprochés à M. Coëme. Le 5 avril 1996, la Cour de cassation prononça un arrêt de condamnation à l'égard des cinq requérants.

2.  Le 7 avril 1997, la Commission a décidé de porter les requêtes à la connaissance du Gouvernement.

En ce qui concerne la première requête, la Commission a invité le Gouvernement à présenter ses observations sur le grief relatif à l'absence de loi d'application régissant la procédure d'examen par la Cour de cassation, ainsi que sur les griefs fondés sur le fait que cette juridiction, en faisant application de l'article 21 de la loi du 17 avril 1978 tel que modifié par l'article 25 de la loi du 24 décembre 1993, aurait attribué une rétroactivité à l'article 103 de la Constitution tel que modifié le 5 mai 1993 et aurait étendu sa saisine à des faits et préventions qui n'étaient pas visés par la décision de renvoi de la Chambre des représentants. Le Gouvernement a présenté ses observations le 25 septembre 1997 et le requérant y a répondu le 12 novembre 1997.

Dans le cadre de son examen de la deuxième requête, la Commission a invité le Gouvernement à présenter ses observations sur les griefs relatifs au renvoi du requérant devant la Cour de cassation malgré le fait qu'il n'ait jamais exercé les fonctions de ministre et à l'absence de loi d'application régissant la procédure d'examen par la Cour de cassation, ainsi que sur le grief selon lequel le requérant n'aurait pas disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et sur celui fondé sur le refus de soumettre une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage. Le Gouvernement a présenté ses observations le 25 septembre 1997 et le requérant y a répondu le 5 novembre 1997.

Pour la troisième requête, la Commission a invité le Gouvernement à présenter ses observations sur les griefs relatifs au renvoi du requérant devant la Cour de cassation malgré le fait qu'il n'ait jamais exercé les fonctions de ministre et à l'absence de loi d'application régissant la procédure d'examen par la Cour de cassation, ainsi que sur le grief selon lequel le requérant n'aurait pas disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense. Le Gouvernement a également été invité à présenter ses observations sur les griefs selon lesquels la Cour de cassation avait refusé de soumettre une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage et aurait retenu certaines déclarations faites par le requérant lors de son audition du 16 mars 1994 comme constitutives d'un aveu. Le Gouvernement a présenté ses observations le 25 septembre 1997 et les héritières du requérant y ont répondu le 19 décembre 1997.

En ce qui concerne la quatrième requête, la Commission a invité le Gouvernement à présenter ses observations sur les griefs relatifs au renvoi du requérant devant la Cour de cassation malgré le fait qu'il n'ait jamais exercé les fonctions de ministre et à l'absence de loi d'application régissant la procédure d'examen par la Cour de cassation, ainsi que sur ceux fondés sur le fait que cette juridiction a fait application de l'article 21 de la loi du 17 avril 1978 tel que modifié par l'article 25 de la loi du 24 décembre 1993, a refusé de soumettre une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage et ne se serait pas prononcée dans un délai raisonnable. Le Gouvernement a présenté ses observations le 25 septembre 1997 et le requérant y a répondu le 19 décembre 1997.

S'agissant de la cinquième requête, la Commission a invité le Gouvernement à présenter ses observations sur les griefs relatifs au renvoi du requérant devant la Cour de cassation malgré le fait qu'il n'ait jamais exercé les fonctions de ministre et à l'absence de loi d'application régissant la procédure d'examen par la Cour de cassation, ainsi que sur le grief selon lequel le requérant n'aurait pas disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et sur celui fondé sur le refus de soumettre une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage. Le Gouvernement a présenté ses observations le 25 septembre 1997 et le requérant y a répondu le 19 décembre 1997.

3.  A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention le 1er novembre 1998, et conformément à l'article 5 § 2 dudit Protocole, l'affaire est examinée par la Cour.

4.  Conformément à l'article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »), le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l'affaire à la deuxième section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit Mme F. Tulkens, juge élue au titre de la Belgique (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et M. C.L. Rozakis, président de la section (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. B. Conforti, M. P. Lorenzen, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. A.B. Baka et M. E. Levits (article 26 § 1 b) du règlement).

5.  Le 8 décembre 1998, la chambre a décidé de joindre les requêtes (article 43 § 1 du règlement). Elle a ensuite décidé d'inviter les parties à lui présenter oralement au cours d'une audience des observations sur la recevabilité et le fond de certains griefs soulevés dans les requêtes.

6.  Ainsi qu'en avait décidé le président de la chambre, les débats se sont déroulés en public le 2 mars 1999, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.

 

Ont comparu :

     pour le Gouvernement
M.    J. Lathouwers, conseiller juridique adjoint,
               chef de service au ministère de la Justice,                          agent,
Mes   F. Herbert,                                                                                      
         F. de Visscher, avocats au barreau de Bruxelles,              conseils ;

     pour les requérants
(pour M. Coëme)
Me    P. Lambert, avocat au barreau de Bruxelles,                        conseil,
M.    M. Verdussen, professeur à l'Université catholique
               de Louvain,                                                                  conseiller,

       (pour M. Mazy)
Me    O. Klees, avocat au barreau de Bruxelles,                            conseil,

       (pour les héritières de M. Stalport)
Mes   J. Cruyplants,                                                                                 
         R. De Baerdemaeker,                                                                    
         O. Louppe, avocats au barreau de Bruxelles,                        conseils,

       (pour M. Hermanus)
Mes   N. Cahen,                                                                                         
         R. de Béco, avocats au barreau de Bruxelles,                      conseils,

       (pour M. Javeau)
Mes   M.-F. Dubuffet,                                                                               
         P. Erkes, avocats au barreau de Bruxelles,                          conseils.

La Cour a entendu en leurs déclarations Me de Visscher, Me Klees, M. Verdussen, Me Lambert, Me Cahen, Me Erkes, Me Dubuffet et Me Cruyplants.

7.  A l'issue des délibérations qui se sont tenues à la suite de l'audience du 2 mars 1999, la chambre a déclaré les requêtes recevables quant aux griefs relatifs :

–  à l'absence de loi d'application régissant la procédure d'examen du bien-fondé des poursuites dirigées contre les ministres en application de l'article 103 de la Constitution et aux difficultés qui en ont découlé pour l'organisation de la défense des requérants,

–  à l'application de l'article 21 de la loi du 17 avril 1978, tel que modifié par l'article 25 de la loi du 24 décembre 1993,

–  au renvoi devant la Cour de cassation des quatre requérants qui n'ont jamais exercé les fonctions de ministre,

–  au refus opposé par la Cour de cassation à la demande de soumettre à la Cour d'arbitrage des questions préjudicielles relatives à la connexité et à l'allongement du délai de prescription,

–  à la circonstance que la Cour de cassation aurait retenu certaines déclarations faites par M. Stalport lors de son audition du 16 mars 1994, à titre de témoin, comme constitutives d'un aveu,

–  à la durée prétendument excessive des poursuites dirigées contre M. Hermanus,

–  au fait que la Cour de cassation serait structurellement et traditionnellement soumise à l'influence de son ministère public.

8.  Le 24 mars 1999, le texte de la décision sur la recevabilité[1] a été notifié aux parties. Celles-ci ont également été invitées à présenter leurs observations sur le grief selon lequel la Cour de cassation serait structurellement et traditionnellement soumise à l'influence de son ministère public, soulevé dans les requêtes nos 32547/96 et 32548/96. Elles ont aussi été informées de la possibilité de soumettre d'autres observations sur le fond de l'affaire. Les requérants ont en outre été invités à fournir des précisions au sujet de leurs demandes de satisfaction équitable (article 60 § 2 du règlement).

9.  Les requérants ont présenté leurs observations sur le fond de l'affaire le 4 mai 1999 et le Gouvernement a présenté les siennes le 21 mai 1999. Les requérants ont présenté des observations complémentaires le 9 juillet 1999. Des notes relatives à la satisfaction équitable ont été déposées le 11 mai 1999 (requête no 32492/96), le 21 mai 1999 (requêtes nos 32547/96, 32548/96 et 33209/96) et le 25 mai 1999 (requête no 33210/96). Le Gouvernement y a répondu le 29 juillet 1999.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

10.  Ressortissant belge né en 1948, M. Coëme est ancien membre de la Chambre des représentants et ancien ministre.

M. Mazy, ressortissant belge né en 1955, est économiste.

La requête no 32548/96 a été introduite à l'origine par M. Stalport, ressortissant belge né en 1950, qui exerçait alors les fonctions d'administrateur général de la Radio-Télévision belge. A la suite du décès de M. Stalport le 7 mai 1997, son épouse et ses filles ont exprimé leur intention de poursuivre la procédure par lettre du 4 juillet 1997.

M. Hermanus est un ressortissant belge, né en 1944. Fonctionnaire public, il a été, de 1983 à 1986, échevin de la commune de Jette et, de 1989 à 1996, président de la Société de développement régional pour l'arrondissement de Bruxelles-capitale (SDRB).

M. Javeau, ressortissant belge né en 1943, est psychologue.

11.  En 1984, M. Javeau, employé de l'association « I », en fut nommé directeur. L'objet social de cette association consistait dans la réalisation d'études de marché et de sondages d'opinion, ainsi que dans la création et le développement de logiciels informatiques. Les études de marché étaient notamment commandées et payées par des tiers issus tant du secteur privé que du secteur public (Etat, établissements publics, partis politiques, etc.). L'association réalisait également des études de marché et des sondages d'opinion de sa propre initiative. Le 22 août 1989, M. Javeau fut licencié pour faute grave, alors qu'il se trouvait aux Etats-Unis.

12.  Le 25 août 1989, un juge d'instruction au tribunal de première instance de Bruxelles fut chargé d'une instruction relative à certaines activités de l'association « I ».

13.  Le 26 août 1989, M. Javeau fut placé en détention préventive, à son retour des Etats-Unis. On le soupçonnait d'avoir, par des faux en écritures, surfacturé le prix de conventions de recherche conclues par l'association « I », notamment avec l'Etat belge, la Région wallonne et la communauté française. Il aurait profité personnellement et aurait permis à des tiers de profiter des suppléments de prix ainsi versés à l'association. Parmi les personnes qui auraient bénéficié de ces opérations, se trouvaient des personnalités politiques.

14.  En octobre 1989, V., l'administrateur délégué de l'association « I », fut également mis en détention préventive et fut remis en liberté en novembre 1989, comme M. Javeau.

15.  Le 28 août 1989, M. Hermanus déposa une plainte contre X à propos « de rumeurs calomnieuses qui se [répandaient à son] sujet, en rapport avec le licenciement de M. C. Javeau ». Dans cette plainte, il donnait des explications circonstanciées à propos de deux études qu'il avait confiées à l'association « I », en sa qualité de secrétaire général du ministère de la Communauté française de Belgique. Ces études, dont l'une n'aurait pas été réalisée, furent confiées à l'association « I » sur la base de deux conventions datant respectivement des 16 et 27 novembre 1987 et dont les factures furent payées les 20 janvier et 29 février 1988 par la Communauté française.

16.  Dans le cadre des poursuites engagées notamment contre M. Javeau, le juge d'instruction désigna un expert judiciaire, aux fins de mettre à jour le mécanisme mis en place et de déterminer ses responsables ainsi que ses bénéficiaires. L'expert fut notamment chargé de décrire l'état de la comptabilité de l'association, d'étudier ses comptes annuels, de déterminer dans quelle mesure celle-ci aurait ou non une activité d'ordre commercial, d'individualiser les pièces à arguer de faux et de relever tous éléments de caractère frauduleux dans les limites des réquisitions de mise à l'instruction et d'éventuelles réquisitions complémentaires.

17.  L'expert déposa un rapport préliminaire en décembre 1989.

18.  A la suite de réquisitoires, des rapports d'expertises complémentaires furent demandés par le juge d'instruction. L'un de ceux-ci fut déposé en 1990.

19.  Le 28 août 1991, des perquisitions furent effectuées au domicile de M. Hermanus et à ses bureaux d'échevin à Jette.

20.  Le 10 juin 1992, le Comité supérieur de contrôle (un organisme indépendant chargé de rechercher les fraudes ou infractions commises à l'occasion du fonctionnement de services publics, d'effectuer des contrôles concernant les marchés publics et de procéder à des vérifications concernant les subventions publiques) entendit M. Hermanus. Un procès-verbal no 2337 fut établi à cette occasion. M. Hermanus fut encore entendu à plusieurs reprises par le comité en 1992 et 1993.

21.  Le 8 juin 1993, un enquêteur du Comité supérieur de contrôle interrogea M. Javeau à propos de certains contrats conclus par l'association « I » et notamment trois conventions de 1 200 000 francs belges (BEF), chacune signée par le ministre M. et concernant les entreprises bruxelloises :

–  à vocation d'exportation,

–  à vocation de sous-traitance,

–  qui reçoivent une aide de la Région bruxelloise (sous dossiers IN B/40, B/50 et B/60).

Il lui fut notamment demandé si on n'avait pas « effectivement vidé les fonds de tiroir » avant que le ministre M. ne quitte la Région bruxelloise et si on n'avait pas scindé une pré-étude en trois conventions, de manière à éluder le contrôle de l'inspecteur des Finances.

 

Selon le procès-verbal d'audition, M. Javeau y répondit en ces termes :

« Oui, effectivement on a passé ces contrats à la fin du mandat du ministre M. à la région bruxelloise comme je viens de vous l'expliquer, mais en ce qui concerne la scission du marché en trois contrats, je pense que c'était simplement pour gagner du temps. En effet, il fallait installer le nouveau ministre-président et une autre procédure aurait entraîné des délais supplémentaires. Si on n'avait pas scindé le contrat il aurait effectivement fallu passer par l'avis de l'inspecteur des finances, et, en cas d'avis défavorable, aller jusqu'au conseil des ministres, pour une convention que M. avait la volonté de faire accepter à quel niveau de la procédure que cela soit. »

22.  Le rapport final des expertises comporte six tomes qui furent déposés entre décembre 1993 et mars 1994.

23.  Des rapports concernant les demandes d'expertises complémentaires furent encore déposés en janvier et février 1995.

24.  Le 2 février 1994, le juge d'instruction inculpa M. Hermanus d'abus de confiance, escroquerie, faux en écritures et usage de faux, ainsi que de corruption de fonctionnaire.

25.              L'instruction paraissant révéler des indices d'infraction à charge de personnalités protégées par des immunités ministérielles ou parlementaires à l'égard desquelles des actes de poursuite ou d'instruction ne pouvaient être accomplis que dans les conditions prévues par l'article 59 (membre de la Chambre des représentants ou du Sénat), 103 (ministres) ou 120 (membres des conseils des communautés et régions) de la Constitution, le magistrat instructeur communiqua, dans l'intervalle, son dossier au parquet de la cour d'appel de Bruxelles le 7 février 1994.

26.  Le procureur général près la cour d'appel de Bruxelles considéra qu'effectivement des indices d'infraction semblaient pouvoir être mis à charge de onze personnalités politiques protégées par des immunités ministérielles ou parlementaires, dont M. Coëme et le ministre M.

27.  Le 16 mars 1994, M. Stalport fut entendu, en qualité d'ancien chef de cabinet du ministre M., par deux fonctionnaires du service d'enquête du Comité supérieur de contrôle, agissant en exécution de devoirs prescrits par le juge d'instruction chargé des poursuites engagées contre M. Javeau. Cette audition fut consacrée essentiellement aux relations entre M. Javeau et le cabinet du ministre M. et au fonctionnement du cabinet. Elle porta notamment sur trois conventions datées du 15 juin 1989 conclues entre la Région bruxelloise et l'association « I ». Le procès-verbal de cette audition relate cet aspect de l'audition en ces termes :

« Q [Question] :  Le 17/05/89, Javeau a fait parvenir au cabinet un projet de convention relatif à une pré-étude à réaliser auprès des PME bruxelloises pour un montant de 4 800 000 BEF HTVA. L'étude devait permettre d'établir la liste des entreprises :

–  à vocation à l'exportation

–  à vocation de sous-traitance

–  qui reçoivent une aide de la Région bruxelloise ;

quelques jours plus tard, vous signaliez à Javeau que son projet de convention avait été transmis pour examen à l'administration (annexes 116 à 122 du même rapport). Aviez-vous des instructions pour agir dans ce sens ? Vous êtes-vous renseigné sur les possibilités d'appel à la concurrence pour la réalisation d'une telle banque de données ?

R [Réponse] :  Je n'avais aucune instruction en ce sens. Quant aux renseignements à prendre au niveau d'appel à la concurrence, j'ai laissé ce soin à l'administration, pour les raisons que j'ai déjà évoquées antérieurement.

(...)

Q :  Quelle est la procédure à suivre en cas d'avis défavorable de l'Inspecteur des Finances concernant un projet ?

R :  Je sais aujourd'hui qu'il était possible de s'adresser au Conseil des Ministres régionaux pour arbitrage ; à l'époque, j'ignorais cette procédure et personne ne m'en a parlé. Il faut savoir que ma volonté était de faire avancer les dossiers et que l'avis de l'Inspection des Finances, en l'occurrence de L., avait un caractère fort réglementaire et peu tourné vers la rentabilité. En substance, j'étais agacé par la lourdeur et l'immobilisme de l'Inspection des Finances. Au sein de mon cabinet, il m'a été conseillé d'agir autrement, à savoir de scinder le contrat en trois, afin que les montants soient inférieurs au montant de 1 250 000 BEF seuil d'intervention obligatoire de l'Inspecteur des Finances. Je tiens à préciser que malgré cette façon d'opérer, j'ai à nouveau soumis le projet scindé à l'Inspecteur des Finances qui, cette fois, a rendu un avis favorable.

Q :  Nous vous soumettons trois conventions conclues le 15/06/89 entre la Région bruxelloise représentée par le ministre M. et l'association « I » représentée par Javeau (cfr annexes 100 à 111 du rapport d'expertise). Chacune de ces conventions a pour objet une pré-étude à réaliser auprès des PME bruxelloises en vue de déterminer celles qui seraient intéressées à figurer dans une banque de données telle que décrite dans le projet initial. Chacune des conventions concerne l'un des trois critères précédemment énoncé. Elles représentent un coût total pour la pré-étude de 3 600 000 BEF HTVA à comparer au projet initial qui représentait un coût de 4 800 000 BEF HTVA. Cette réduction ne résulte-t-elle pas de la nécessité de diviser le projet initial en 3, puisqu'il y avait 3 critères, tout en évitant que chacune des 3 conventions n'excède 1 250 000 BEF HTVA, seuil d'intervention de l'Inspecteur des Finances.

R :  Je tiens à répondre ici que j'ai sollicité à nouveau l'avis de l'Inspection des Finances malgré que l'on se trouvait dans chaque cas en dessous du seuil [de] 1 250 000 francs. Je tiens encore à faire remarquer que la scission en trois projets a amené une réduction significative, soit 25 % du coût du volume global.

Q :  Par ailleurs le fait que Javeau accepte d'effectuer le même travail pour 3 600 000 BEF ne démontre-t-il pas que la convention initiale acceptée par le cabinet et l'administration était surévaluée ?

R :  La réflexion concernant le prix initial n'est pas fausse mais l'accord à 3 600 000 BEF doit probablement résulter d'un accord tri- ou quadripartite entre le cabinet, l'Administration, l'Inspection des Finances et l'association « I ». C'est une supposition car je ne me souviens plus aujourd'hui des détails précis concernant ce dossier.

(...)

Q :  Nous vous soumettons le bulletin d'engagement relatif à l'une des conventions conclues avec l'association « I » le 15 juin 89. Ce document porte la signature pour engagement de l'Inspecteur des Finances, M. L. en date du 30 juin 89. M. L. avait-il la possibilité de s'opposer à la mise en œuvre de ce contrat, son avis semblant n'avoir pas été sollicité avant la conclusion de la convention ?

R :  Je rappelle ici que je n'étais pas obligé de transmettre le dossier à L. compte tenu de son montant. Mais, comme je travaillais plus avec l'Administration qu'avec le Cabinet, celle-ci a transmis automatiquement, pour engagement, le bulletin ad hoc à l'Inspecteur des Finances. A mon avis, M. L. a bien dû recevoir la convention avant sa passation.

Q :  Nous vous signalons qu'à la réception de ces trois conventions, l'Administration n'a attribué qu'un seul numéro d'engagement pour l'une d'entre elles (cfr annexes 130 et 131 du même rapport). Nous vous présentons une série d'autres documents qui indiquent que l'Administration a cru erronément avoir affaire à un seul contrat, à tel point que lorsque l'association « I » lui a adressé 3 factures relatives au payement partiel de chacun des 3 contrats, P. a signalé à Javeau ce qu'il croyait être une erreur de l'association « I ». En effet, il a demandé 3 exemplaires originaux de ce qu'il croyait être une même facture, lesquels ne pouvaient porter 3 numéros différents (cfr annexes 130 à 136 du même rapport). L. n'a donc pu viser pour engagement qu'un seul bulletin relatif à une seule convention ?

R :  Oui, c'est un fait. Mais ce n'est pas de ma responsabilité. La totalité de la gestion des dossiers était du ressort de l'Administration.

(...)

Q :  En ce qui concerne la signature pour engagement de l'Inspection des Finances pour des conventions d'un montant inférieur à son seuil d'intervention, était-il encore possible que l'Inspecteur rende un avis d'opportunité ?

R :  Il est vrai que sur le plan du droit administratif, son visa ne semble pas requis pour de tels engagements. Cependant, en ce qui me concerne, et compte tenu de mon manque d'expérience en matière de technique budgétaire, j'ai préféré, en toutes matières, recourir au visa de l'Inspecteur des Finances considérant qu'il s'agissait ainsi pour moi d'une garantie de légalité provenant du conseiller budgétaire du Ministre. Dès lors, si M. L. avait formellement refusé de signer le bulletin d'engagement, je ne serais pas passé outre. Vous me dites qu'il y a contradiction entre ce que je vous explique et la scission du projet initial refusé par M. L. Je vous réponds qu'on m'a conseillé d'agir ainsi et que j'ai veillé à ce que M. L. vise les trois nouvelles conventions.

Lecture faite, persiste et signe avec nous. »

28.  Par une lettre de soixante-quinze pages datée du 30 juin 1994, le procureur général près la cour d'appel de Bruxelles transmit au président de la Chambre des représentants « un dossier faisant apparaître, à [son] avis des indices d'infraction à charge de M. (...) Guy Coëme (...) ancien ministre ». Cette lettre précisait : « Il s'agit, notamment, de faits de faux en écritures et usage de faux, escroquerie, abus de confiance et corruption, à titre de coauteur, visés par les articles 66, 193, 196, 197, 213, 214, 246, 248, 491 et 496 du code pénal. Ces faits, pouvant d'ailleurs recevoir d'autres qualifications, (...) auraient été commis à des époques où (il exerçait) des fonctions ministérielles (...). Il en résulte que les dispositions de l'article 103 de la Constitution sont susceptibles de trouver application en l'espèce. »

Après une synthèse de l'affaire, le dossier exposait les faits et les indices d'infraction imputés à M. Coëme, la période infractionnelle s'étendant du 30 mars 1981 au 8 décembre 1989. La lettre mettait en cause deux autres ministres ou anciens ministres, ainsi que huit autres parlementaires, le procureur général considérant cependant, en ce qui concerne six d'entre eux, que les faits étaient vraisemblablement prescrits.

Le procureur général exposait également un problème général de prescription de l'action publique. En effet, l'article 25 de la loi-programme du 24 décembre 1993, entrée en vigueur le 31 décembre 1993, avait entraîné un allongement du délai de prescription de trois à cinq ans et, selon le texte de cette disposition, cette modification législative s'appliquait à « toutes les actions nées avant l'entrée en vigueur de la loi, et non encore prescrites à cette date ». Le procureur général estimait donc que : « Dans la présente affaire, tous les faits infractionnels commis avant le 1er janvier 1988 sont, pour le moins, prescrits. Pour les faits postérieurs à cette date commence à courir le premier délai de prescription de trois ans, expirant le 1er janvier 1991. Le premier acte interruptif de prescription se situe en août 1989 et, plus précisément, le 25 août 1989, date des réquisitions aux fins d'en informer adressées au juge d'instruction. »

Le procureur général adressait cette dénonciation au président de la Chambre des représentants pour permettre à celle-ci « d'exercer les prérogatives qui lui sont dévolues par l'article 103 de la Constitution ». A toutes fins utiles, il sollicitait en outre la levée de l'immunité parlementaire des trois ministres mis en cause, dont M. Coëme et le ministre M.

29.  La Chambre des représentants, réunie le 1er juillet 1994 en séance plénière, constitua, selon la règle de la représentation proportionnelle, une commission spéciale. Celle-ci entendit séparément le juge d'instruction, l'expert judiciaire et M. Coëme, assisté de ses avocats.

Par délibérations du 8 juillet 1994, la commission spéciale recommanda à la Chambre des représentants d'ordonner le renvoi de M. Coëme devant la Cour de cassation et de ne pas ordonner celui des deux autres ministres. En ce qui concerne le ministre M., elle s'exprima comme suit :

« La commission spéciale, écartant tous autres moyens de droit invoqués, décide de recommander à la Chambre des Représentants de conclure

–  qu'il n'y a pas lieu de renvoyer [le ministre M.] devant la Cour de cassation dans le cadre des conventions IN B040, 050 et 060, et

–  que pour les autres faits, il n'y a pas lieu pour la Chambre des Représentants de se prononcer dans le cadre de l'article 103 de la Constitution. »

30.  La recommandation fut adoptée exactement dans les mêmes termes par la Chambre des représentants, lors de sa séance du 14 juillet 1994, par cent quarante voix contre trente-neuf, avec deux abstentions.

31.  A la suite de la décision de la Chambre des représentants, le procureur général près la Cour de cassation estima devoir, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, requérir le premier président de la Cour de cassation de désigner d'urgence un conseiller à la Cour, en qualité de magistrat instructeur, avec mission de compléter et de poursuivre l'instruction des faits, en étroite collaboration avec le juge d'instruction saisi.

32.  Par une ordonnance du 21 juillet 1994, le premier président, faisant droit à ces réquisitions, désigna le conseiller F. et le chargea de cette mission.

33.  Le 9 mai 1995, le conseiller F. communiqua les pièces de la procédure au procureur général près la Cour de cassation pour réquisitions.

34.  A la suite des élections tenues en avril 1995, M. Hermanus exerça, à partir du 6 juin 1995, les fonctions de conseiller au sein du Conseil de la région de Bruxelles-capitale.

Le 26 juin 1995, le procureur général près la cour d'appel de Bruxelles demanda par une lettre adressée au Conseil de la région de Bruxelles-capitale, « eu égard aux prescrits des articles 59, al. 3 et 120 de la Constitution », de lui « faire connaître si le Conseil [estimait] devoir requérir la suspension des poursuites entamées alors que M. Hermanus n'était pas encore revêtu des fonctions » de conseiller régional.

Le 10 juillet 1995, le Conseil décida d'« autoriser » les poursuites contre M. Hermanus pour l'instruction de la cause devant une chambre correctionnelle du tribunal de première instance de Bruxelles et de « réserver sa décision quant à toutes autres formes de poursuites jusqu'à plus ample informé, de manière à apprécier leur compatibilité avec l'exercice de son mandat par l'intéressé ».

Le 25 septembre 1995, le procureur général près la Cour de cassation demanda au président du Conseil de la région de Bruxelles-capitale « de bien vouloir prier le Conseil de la région de Bruxelles-capitale de statuer dans le meilleur délai sur la présente demande d'autorisation de poursuites de M. Hermanus devant la Cour de cassation ».

Sur avis de sa commission des poursuites, le Conseil décida, en sa séance du 18 octobre 1995, de donner l'autorisation demandée, estimant que « la connexité [était] constatée par l'ordonnance de la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles du 22 septembre 1995, intervenue après la décision du Conseil du 10 juillet 1995 ». Il estime également que « les questions de la connexité, de la proportionnalité des faits et des conséquences du renvoi devant la Cour de cassation et de la durée raisonnable de l'instruction de la cause, relèvent de l'appréciation du juge du fond et que la commission des poursuites n'a pas à se prononcer ».

35.  Entre-temps, la chambre du conseil du tribunal de première instance de Bruxelles avait en effet pris, par ordonnance non contradictoire du 22 septembre 1995, une décision de dessaisissement du juge d'instruction désigné.

36.  Outre M. Coëme, le ministère public près la Cour de cassation décida de poursuivre devant cette cour sept autres personnes, dont les quatre autres requérants. Il estimait que l'enquête révélait un système de financement illégal d'activités de certains hommes politiques. Il s'agissait de la conclusion, à charge d'autorités publiques, de contrats dont les prix étaient surévalués de manière à permettre au cocontractant de transférer à des tiers une partie du prix pour couvrir les frais de ces activités. Selon lui, les pratiques concernées consistaient à négocier et conclure des contrats pour des études ou sondages divers à réaliser notamment par l'association « I » au « profit » de ministères. Les budgets alloués, dans le cadre de ces contrats, étaient surévalués par rapport au coût réel des études et sondages réalisés et au bénéfice à en escompter. On veillait en outre à éviter la mise en concurrence prévue dans les marchés passés par l'administration qui aurait pu empêcher l'attribution de certains marchés à l'association « I », ainsi que les contrôles internes à l'administration, principalement celui de l'inspection des Finances, qui auraient pu révéler le caractère surévalué de certains prix. Pour ce faire, on veillait à ce que les seuils qui entraînent l'application des réglementations et circulaires en matière de marchés publics et de procédures de contrôle interne à l'administration ne soient pas atteints. Le ministère public reprochait aussi à certains prévenus (dont M. Javeau) le remboursement frauduleux de certaines notes de frais. Il estimait enfin que deux des requérants, MM. Stalport et Mazy, bien qu'ils n'aient pas profité de ces contrats, avaient participé à leur élaboration.

37.  Le 3 novembre 1995 à 11 heures, le procureur général près la Cour de cassation reçut les conseils de cinq des personnes mises en cause par l'enquête, dont MM. Coëme et Javeau, pour les aviser des mesures prises pour l'organisation du procès. Le procureur général remit aux participants à la réunion une copie de la citation qu'il se proposait de faire signifier à leurs clients. Il aurait proposé de tenir une audience début janvier 1996. A la suite des protestations des avocats, il aurait reculé l'ouverture des débats au 5 février 1996, en dépit des réserves formulées verbalement par les avocats quant au trop court délai qui leur était imparti pour préparer la défense de leurs clients respectifs. Il aurait aussi précisé que les débats devant la Cour de cassation suivraient la procédure correctionnelle ordinaire.

M. Stalport ne fut pas invité à cette réunion. Il a expliqué qu'il n'avait, à l'époque, consulté aucun avocat, ne s'estimant pas mis en cause.

38.  Par exploits d'huissier signifiés entre le 8 et le 15 novembre 1995, les huit personnes mises en cause par le ministère public près la Cour de cassation furent citées à comparaître devant cette cour, en date du 5 février 1996, pour y répondre de diverses préventions commises dans le cadre de conclusions de marchés publics confiés à l'association « I », alors que M. Coëme était membre du gouvernement.

Seul M. Coëme était concerné par l'article 103 de la Constitution, les autres inculpés étant invités à comparaître, sur le fondement des articles 226 et 227 du code d'instruction criminelle, en raison de la connexité entre les faits qui leur étaient reprochés et ceux imputés à M. Coëme.

39.  Par exploit d'huissier signifié le 10 novembre 1995, M. Stalport fut invité à comparaître devant la Cour de cassation sous les préventions de faux en écritures, corruption de fonctionnaire et escroquerie commises dans le cadre de conclusions de marchés publics auxquels il avait été associé en  qualité de chef de cabinet du ministre M., lequel n'avait pas été renvoyé devant la Cour de cassation par la Chambre des représentants. Dans la citation, les faits qui lui étaient reprochés étaient précisés comme suit :

« A.  les premier (Coëme), deuxième (Javeau), troisième (V.), quatrième (Hermanus), cinquième (Stalport), sixième (H.) et septième (Mazy)

étant fonctionnaire ou officier public ou coauteur d'un fonctionnaire ou officier public,

avec une intention frauduleuse ou à dessein de nuire, en rédigeant des actes de son ministère, dénaturé leur substance ou leurs circonstances, soit en écrivant des conventions autres que celles qui auraient été tracées ou dictées par les parties, soit en constatant comme vrais des faits qui ne l'étaient pas, pour notamment :

(...)

3)  Les deuxième (Javeau) et cinquième (Stalport)

le cinquième étant chef de cabinet du ministre de la Région bruxelloise, dans l'intention frauduleuse de permettre l'attribution d'un marché en contournant les règles et procédures relatives aux marchés publics et plus spécialement dans l'intention d'éluder le contrôle de l'Inspection des Finances, avoir substitué ou fait substituer à une convention ayant fait l'objet d'un avis défavorable de l'Inspection des Finances, trois conventions datées du 15 juin 1989 chacune d'un montant inférieur au seuil d'intervention de l'Inspection des Finances mais ayant ensemble le même objet que celle qui avait été rejetée, en l'espèce, notamment, une étude portant sur les petites et moyennes entreprises ;

(contrats IN B 040, B 050 et B 060 – voir notamment : RE, T. IV, p. 13 à 19 et annexes 100 à 111 : C 5, f 2 p. 179 : C 12, f 5, p. 2 et 4). »

40.  Le 18 janvier 1996, les conseils de divers prévenus adressèrent à la Cour de cassation une demande de remise de l'affaire à une audience ultérieure, faisant valoir qu'il leur était impossible malgré tous leurs efforts d'assurer correctement la préparation de la défense de leurs clients.

41.  Dès l'ouverture de l'audience du 5 février 1996, le premier président de la Cour de cassation annonça que l'instruction se ferait conformément aux dispositions de l'article 190 du code d'instruction criminelle.

L'audience fut consacrée à une demande de report des débats formulée par plusieurs prévenus afin de disposer du temps nécessaire pour assurer leur défense dans le respect de leurs droits. Ces personnes déposèrent des conclusions à cette fin. Par un arrêt interlocutoire du 6 février 1996, la Cour de cassation estima que ces prévenus avaient disposé du temps nécessaire à la préparation de leur défense aux plans tant pénal que civil.

42.  A l'audience du 6 février 1996, M. Coëme déposa des premières conclusions relatives à l'absence d'une loi d'exécution de l'article 103 de la Constitution, malgré la volonté expresse affichée par le Congrès national. Cette carence législative avait fait perdurer la disposition, conçue comme transitoire, adoptée par le Congrès national en vue de combler le vide juridique : l'article 134, alinéa 1er, de la Constitution devenu ultérieurement la disposition transitoire de l'article 103.

Il releva d'abord que, si la modification constitutionnelle du 5 mai 1993 avait remplacé les mots « en caractérisant le délit et en déterminant la peine » contenus dans la disposition transitoire de l'article 103 de la Constitution par les mots « dans les cas visés par les lois pénales et par application des peines qu'elles prévoient », cette modification constitutionnelle ne pouvait avoir d'effet rétroactif pour les préventions mises à sa charge relatives à des faits se situant entre le 29 mars 1981 et le 30 novembre 1990, à peine de violer notamment l'article 7 § 1 de la Convention.

Il ajouta que si la disposition transitoire donnait à la Cour de cassation un pouvoir discrétionnaire pour juger les ministres accusés par la Chambre des représentants en ce qui concerne leur responsabilité et les peines à infliger, la disposition ne conférait ni à la Cour de cassation ni à la Chambre des représentants un pouvoir analogue concernant le mode de procéder contre eux. En conséquence, la Cour de cassation avait fixé elle-même, d'autorité, les règles de procédure applicables, au mépris du principe de la légalité de la procédure du tribunal.

43.  Lors de l'audience du 6 février 1996, M. Coëme déposa des deuxièmes conclusions relatives à la procédure suivie par la commission spéciale de la Chambre des représentants et à la saisine de la Cour de cassation.

44.  A l'audience du 7 février 1996, M. Stalport déposa des conclusions selon lesquelles aucune disposition de droit belge ne permettait son renvoi direct devant la Cour de cassation. Dans de nouvelles conclusions, il exposait en outre qu'il n'existait aucune connexité entre l'infraction à sa charge et celle à charge de M. Coëme. Il ajoutait que, si la Cour de cassation devait estimer le contraire, elle devrait alors saisir la Cour d'arbitrage d'une question préjudicielle relative à la violation des principes d'égalité et de non-discrimination de dispositions légales déférant à la Cour de cassation un prévenu n'ayant pas la qualité de ministre. Il invitait donc la Cour à se déclarer incompétente pour le juger à défaut de connexité ou, subsidiairement, de poser à la Cour d'arbitrage la question préjudicielle suivante :

« Les articles 226 et 227 du Code d'instruction criminelle en tant qu'ils ont pour effet de déférer à la Cour de cassation, statuant au fond, le jugement d'un prévenu qui n'a pas la qualité de ministre, violent-ils les articles 10 et 11 de la Constitution combinés avec les articles 12, 13 et 147 de la Constitution ? »

45.  A l'audience du 8 février 1996, M. Coëme déposa des troisièmes conclusions dans lesquelles il demandait à la Cour de cassation de surseoir à statuer sur le fondement des réquisitions du ministère public jusqu'à ce que la Cour d'arbitrage ait statué sur la question préjudicielle suivante :

« L'allongement du délai de prescription de l'action publique résultant de l'article 21 de la loi du 17 avril 1978 contenant le titre préliminaire du code de procédure pénale, tel qu'il a été modifié par l'article 25 de la loi du 24 décembre 1993, en tant qu'il s'appliquerait à toutes les actions publiques nées avant son entrée en vigueur et non encore prescrites à cette date, et instaure des délais plus longs, crée-t-il une discrimination contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, par rapport à la situation de ceux qui connaissent, en fonction de la date à laquelle les faits ont été commis, le délai de prescription du susdit article 21 ancien ? »

46.  Au début de l'audience du 12 février 1996, le premier président donna lecture de l'arrêt interlocutoire par lequel la Cour de cassation se déclarait régulièrement saisie et compétente et disait n'y avoir pas lieu à poser à la Cour d'arbitrage les questions préjudicielles proposées par les prévenus à propos de la connexité. La Cour de cassation motiva son arrêt en indiquant que : « la disposition transitoire de l'article 103 de la Constitution est (...) d'application aussi bien pour les faits postérieurs à la modification constitutionnelle du 5 mai 1993 que pour les faits antérieurs à celle-ci. » La Cour de cassation ajouta que le pouvoir discrétionnaire qui lui était reconnu était limité puisqu'elle était obligée de suivre certaines normes de procédure et elle ajouta ces attendus :

« Attendu que, tenue de juger, la Cour doit se conformer quant au mode de procéder, aux dispositions d'application directe dans l'ordre juridique interne, contenues dans la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales et dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, à la Constitution, aux règles du Code judiciaire, aux dispositions communes applicables à toutes les procédures pénales et aux principes généraux du droit ;

Attendu qu'en donnant à la Cour le pouvoir de juger les ministres « dans les cas visés par les lois pénales », le Constituant s'est référé nécessairement, quant au mode de procédure, à celui qui est prévu par le législateur pour ces cas, à savoir au Code d'instruction criminelle, pour autant qu'il soit compatible avec les dispositions réglant la procédure devant la Cour de cassation siégeant chambres réunies.

Attendu que, dans cette mesure, la Cour applique les formes prescrites par le Livre II, Titre premier, Chapitre II, du Code d'instruction criminelle intitulé « Des tribunaux correctionnels » ;

Que, légales, accessibles et prévisibles, ces règles garantissent le plein exercice des droits de la défense et un procès équitable ;

Qu'en appliquant des règles existantes, la Cour ne fait pas œuvre de législateur. »

47.  La Cour de cassation se prononça en ces termes sur la connexité et les questions préjudicielles qui s'y rapportaient :

« De la connexité :

Attendu que les dispositions des articles 226 et 227 du code d'instruction criminelle ne sont pas l'expression d'un principe général du droit, mais constituent une règle qui est commune et applicable à toute procédure pénale ;

Attendu que la connexité ne doit pas nécessairement avoir été constatée au préalable par une juridiction d'instruction ;

Que le juge du fond, saisi par un renvoi ou par une citation directe réguliers, apprécie lui-même l'existence de la connexité et, partant, l'étendue de sa saisine et de sa compétence quant aux infractions connexes ;

Attendu que la connexité a pour effet que tous les coauteurs ou complices d'infractions connexes sont jugés ensemble par la même juridiction ; qu'il s'ensuit que lorsqu'il y a connexité entre des faits délictueux reprochés à un ministre et des faits mis à charge d'autres justiciables, la compétence attribuée par la Constitution à la Cour de cassation emporte l'attribution de toute la poursuite à cette juridiction qui est de l'ordre le plus élevé ;

Attendu que l'article 147 de la Constitution délimite les pouvoirs de la Cour quand celle-ci statue sur les pourvois en cassation ;

Que les pouvoirs de la Cour pour juger les ministres emportent, par l'effet de la connexité, ceux de juger d'autres justiciables dont elle est, en cette circonstance, à l'exclusion de tout autre, le juge que la loi leur assigne conformément à l'article 13 de la Constitution ;

Attendu que les règles de la connexité, qui sont d'application générale, n'entraînent pas de distinction arbitraire dans le traitement des personnes poursuivies, au sens de l'article 14 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

Attendu que, pour le surplus, la Cour aura à apprécier, lors de l'examen du fond, s'il existe un lien de connexité entre les infractions mentionnées dans la citation, qu'il convient à cet égard de lier l'incident au fond ;

(...)

De la discrimination et des questions préjudicielles :

Attendu que les prévenus allèguent que dans la mesure où ils seraient attraits devant la Cour en vertu des règles de la connexité, cette situation créerait une discrimination prohibée par les articles 10 et 11 de la Constitution ;

Qu'ils demandent que soient posées à la Cour d'arbitrage des questions préjudicielles tendant à ce qu'elle dise si les articles 226 et 227 du Code d'instruction criminelle, en tant qu'ils ont pour effet de déférer à la cour de cassation statuant au fond le jugement d'un prévenu qui n'a pas la qualité de ministre, violent les articles 10 et 11 de la Constitution ; que le prévenu Stalport formule la même question en se référant aux mêmes articles de la Constitution combinés avec les articles 12, 13 et 147 de celle-ci ;

Qu'en outre, le prévenu Javeau demande que soit posée à la Cour d'arbitrage la question relative à un conflit entre les articles 10 et 11 de la Constitution et les articles 226, 227, 479 et 501, alinéa 2, du Code d'instruction criminelle, tandis que les prévenus V., Hermanus et Mazy demandent que soit posée la question relative au conflit entre les articles 10 et 11 précités et les articles 226, 227, 307, 501, alinéa 2, 526, 540 du Code d'instruction criminelle, et 30, 31, 566, 753, 856, 1053, 1084 et 1135 du Code judiciaire « en tant qu'ils consacreraient des principes généraux du droit qui permettraient à la Cour de cassation de connaître des poursuites » ;

Attendu qu'à supposer que la privation de la possibilité de se défendre devant les juridictions d'instruction, et la privation d'un double degré de juridiction, ainsi que d'un recours en cassation constituent une violation des articles 10 et 11 de la Constitution, ceux-ci seraient violés, non par les articles visés dans les conclusions, mais par l'article 103 de la Constitution, conférant compétence à la Cour de cassation pour juger les ministres dans les conditions que cette disposition constitutionnelle détermine ;

Attendu que l'article 26 § 1er, 3°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d'arbitrage dispose que cette Cour statue, à titre préjudiciel, par voie d'arrêt, sur les questions relatives à la violation par une loi, un décret ou une règle visés à l'article 134 de la Constitution, des articles 10, 11 et 24 de celle-ci ;

Attendu que les demandes des prévenus ne rentrent pas dans le champ d'application dudit article 26. »

48.  Après le prononcé de cet arrêt, un des conseils des prévenus, s'exprimant au nom de l'ensemble de la défense, fit remarquer que la Cour de cassation fixait elle-même les règles de procédure applicables et exprima ses plus nettes réserves en se référant à l'article 6 de la Convention. Il demanda également si elle envisageait de faire procéder, conformément à l'alinéa 2 de l'article 190 du code d'instruction criminelle, à la lecture par le greffier des 30 000 pages qui constituaient le dossier, en expliquant que si l'on faisait référence aux usages du tribunal correctionnel, il ne convenait pas d'en appliquer certains points et pas d'autres. La Cour de cassation ne donna pas suite à cette demande.

49.  Au cours de l'audience du 12 février 1996, le procureur général présenta ensuite un exposé de l'affaire, qui se poursuivit le 13 février 1996. Au début de son exposé, il s'exprima notamment en ces termes :

« J'examinerai les faits mis à charge de M. Coëme ainsi que les faits et préventions mis à charge de M. Javeau et de V. mais, en ce qui concerne ces deux derniers prévenus, dans la mesure uniquement où ces faits et préventions sont étroitement liés à ceux qui sont reprochés à M. Coëme.

M. le premier avocat général quant à lui vous entretiendra des autres faits et préventions mis à charge de M. Javeau et de V. ainsi que ceux reprochés à M. Hermanus. »

50.  Selon MM. Javeau et Stalport, le premier président de la Cour de cassation aurait, à un moment donné, interrompu l'exposé du premier avocat général en lui rappelant qu'il ne s'agissait pas, à ce stade des débats, d'un réquisitoire.

51.  Le 16 février 1996, la Cour de cassation commença l'interrogatoire des accusés et prévenus. Elle entendit également les parties quant à l'établissement d'un calendrier pour la poursuite de ses travaux et l'ordre du déroulement des débats. A cette occasion, le ministère public proposa d'entendre la défense avant le réquisitoire. Après délibérations, le premier président déclara que la Cour de cassation avait fixé

« la poursuite des débats dans l'ordre ci-après :

1.  poursuite de l'interrogatoire des accusés et prévenus,

2.  plaidoirie de la partie civile,

3.  réquisitoire du ministère public,

4.  intervention de la défense,

5.  répliques éventuelles ».

52.  Le 20 février 1996, M. Stalport fut entendu, en même temps que M. Javeau, à propos des faits qui lui étaient reprochés.

Le procès-verbal de l'audience du 20 février porte les mentions suivantes :

« A l'audience publique du 20 février 1996 de la Cour de cassation, siégeant chambres réunies, en la salle de ses audiences solennelles, où étaient présents et siégeaient :

Le premier président Stranard, le président D'Haenens, le président de section Marchal, les conseillers Ghislain, Rappe et Charlier, le président de section Baeté-Swinnen, les conseillers Willems, Lahousse, Jeanmart, Verheyden, Verougstraete, Forrier, Boes, D'Hont, Waûters, Dhaeyer, Bourgeois et Huybrechts ; le procureur général baron J. Velu, le premier avocat général du Jardin, le greffier en chef Vander Zwalmen, assisté du greffier Sluys et du greffier délégué Van Geem,

(...)

 

Le prévenu Stalport déclare : J'ai été entendu pour la première et dernière fois le 16 mars 1994, dans le cadre d'une procédure mettant en cause [le ministre] M. ; on m'a dit que j'étais entendu comme témoin, et que je ne devais pas être confronté ; à aucun moment, je n'ai eu l'occasion de faire valoir mes moyens. Je confirme les déclarations que j'ai faites à l'occasion de cette audition.

(...)

Question à Stalport :

Est-il exact qu'à la réception de ce projet vous avez transmis sans autre formalité le projet à l'administration pour examen et qu'après avis favorable de celle-ci vous avez soumis le dossier à l'inspecteur des finances le 23 mai 1989 ?

Réponse de Stalport :

Oui, le projet faisait partie d'un ensemble soumis à l'administration qui portait sur une somme globale de 20 millions. C'est ce moment [montant] qui a causé l'avis défavorable, aussi en raison des divergences entre les avis de l'administration et l'inspection des finances.

(...)

Question à Stalport :

Quel est, selon vous, le motif pour lequel ont été signées le 15 juin 1989, en dépit de l'avis négatif de l'inspection des finances, trois conventions qui font l'objet de la prévention et qui ont exactement, pour l'ensemble, le même objet, chacune étant toutefois limitée au montant de 1 200 000 francs ?

Réponse de Stalport :

Après le refus j'ai interrogé le ministre. Il m'a confirmé l'opportunité politique de poursuivre. J'ai cherché une solution moins chère. Quelques semaines plus tard mes collaborateurs m'ont présenté un nouveau projet.

Question à Javeau :

Cela ne démontre-t-il pas que le [prix] de départ de 4 800 000 frs était surévalué ?

Réponse de Javeau :

Non, Stalport a bien répondu, on a modifié le projet.

Question à Stalport :

La procédure en vigueur, n'imposait-elle pas au ministre en présence du refus de visa de l'inspecteur des finances de recourir à l'arbitrage du ministre du budget et dans l'hypothèse où celui-ci aurait également émis un avis négatif d'user de la possibilité de porter l'affaire devant le Conseil des ministres qui aurait tranché en dernier ressort ?

Réponse de Stalport :

M. était également ministre du budget. On a voulu se lancer dans un projet beaucoup plus limité, on a fait une pré-étude. J'estime que la solution du saucissonnage n'a pas été adoptée pour échapper au contrôle des finances. Si on avait suivi les procédures administratives, le projet n'aurait pas pu être initié. Ma fonction de chef de cabinet m'imposait de faire en sorte que les choses aillent vite. Si on n'a pas suivi la procédure classique, il y a toutefois eu un contrôle des finances.

(...)

Question à Stalport :

Qui a décidé au niveau du cabinet de passer outre à l'avis négatif de l'inspecteur des finances et de scinder la convention de manière à ne pas être lié par l'avis en question ?

Réponse de Stalport :

La décision de poursuivre a été prise par le ministre, la solution ayant consisté à réduire la portée du projet initial. Quel que soit le montant engagé, l'inspection des finances avait un pouvoir de contrôle et d'avis. Même si la convention était limitée au point de vue financier, elle restait correcte au niveau de la transparence.

(...)

Question à Stalport :

Vous avez déclaré en substance (p. 9540) que vous étiez agacé par la lourdeur et l'immobilisme de l'inspection des finances et qu'au sein de votre cabinet, il vous a été conseillé d'agir autrement à savoir de scinder le contrat en trois afin que les montants soient inférieurs au montant de 1 250 000 francs, seuil d'intervention obligatoire de l'inspecteur des finances et vous avez ajouté que malgré cette façon d'opérer vous aviez à nouveau soumis le projet scindé à l'inspecteur des finances qui cette fois a rendu un avis favorable et que la scission en trois du projet avait amené une réduction significative de 25 % du coût du volume global. Confirmez-vous cette appréciation de votre comportement ?

Réponse de Stalport :

Oui, car la procédure de l'inspection des finances durait un certain temps ; on voulait travailler vite et on est revenu à une autre procédure, ayant toutefois un visa de l'inspection des finances, plus rapide, mais qui maintenait le contrôle ; je disposais de peu de temps et il fallait trouver une solution en ayant recours à une procédure plus rapide, celle du visa sur le bulletin d'ordonnancement. Je savais qu'il fallait rendre compte au ministre : j'ai insisté pour que l'inspection des finances appose sa signature dans chaque dossier et cela a été fait même pour ceux où ce n'était pas obligatoire.

 

 

Question à Stalport :

Avez-vous eu connaissance de la note adressée à C. ministre de l'Exécutif de la Région de Bruxelles Capitale le 11 septembre 1989 par L., Inspecteur général des finances (p. 9270) et concluant au caractère tout à fait contestable de la poursuite de l'exécution des trois conventions et au blocage des paiements de toutes factures par la Région même en présence de factures régulièrement établies d'un point de vue formel ?

Réponse de Stalport :

J'ai eu connaissance a posteriori des reproches de L. Je ne sais pas si L. ne connaissait qu'une seule convention. Dans les reproches, je pense qu'il fait référence à trois conventions de 1,5 million. Il était donc au courant qu'il y avait trois conventions.

Sur interpellation Javeau déclare : le saucissonnage répondait à des contingences réelles.

S.I. du premier avocat général : L'administration a réceptionné trois conventions et n'a effectué qu'un seul engagement croyant qu'il s'agissait de trois exemplaires d'une seule convention. Stalport se souvient-il de cette équivoque qui s'est répétée pour les trois conventions ?

Réponse de Stalport :

On m'aurait signalé l'erreur mais je n'étais plus là depuis le 18 juin 1989. »

53.  Le 4 mars 1996, M. Stalport déposa de nouvelles conclusions selon lesquelles il n'existait aucune connexité entre les faits retenus à sa charge et ceux à charge de M. Coëme et qu'il y avait donc lieu de le renvoyer devant son juge naturel, le tribunal correctionnel.

54.  Au cours des débats, M. Hermanus demanda, pour sa part, à la Cour de cassation de poser une question préjudicielle à la Cour d'arbitrage concernant la prescription de l'action publique. Il demandait qu'à défaut la Cour de cassation constatât la prescription de l'action publique à son égard. Il souleva en outre qu'il n'existait aucun lien de connexité entre les faits qui lui étaient reprochés et ceux reprochés à M. Coëme. Il fit aussi valoir un dépassement du « délai raisonnable » pour l'examen de sa cause. Sur le fond, il soutenait qu'il avait agi sans intention délictueuse.

55.  La Cour de cassation rendit son arrêt le 5 avril 1996. Elle décida d'abord qu'il existait un lien de connexité avec les faits reprochés à M. Coëme et ceux imputés aux autres prévenus en se prononçant comme suit :

« Attendu qu'au sens des articles 226 et 227 du Code d'instruction criminelle, la connexité est le lien qui existe entre deux ou plusieurs infractions et dont la nature est telle qu'il commande, en vue d'une bonne administration de la justice et sous réserve du respect des droits de la défense, que les causes soient jugées ensemble et par le même juge, celui-ci pouvant ainsi apprécier la matérialité des faits sous tous leurs aspects, la régularité des preuves et la culpabilité de chacune des personnes poursuivies ;

Attendu que l'accusé et les prévenus sont poursuivis simultanément pour des faits qui ont été révélés par la même instruction ; que ces faits font partie d'un système géré par Camille Javeau, plaçant l'association « I » à la conjonction des intérêts financiers de la recherche scientifique et des intérêts personnels de ses dirigeants et de tiers ; que de l'aveu de Camille Javeau, ce système consistait à rechercher la conclusion de conventions avec les pouvoirs publics portant sur des études à réaliser par l'association « I. » ou par l'institut [...], en accompagnant les contrats d'avantages destinés à des hommes politiques dont le pouvoir de décision, l'influence ou l'avenir présumé devaient assurer l'efficacité et la continuité dudit système ;

Que tous les faits mis à charge de l'accusé et des prévenus s'inscrivent dans ce système en manière telle qu'il existe entre ces faits un lien justifiant l'application des articles 226 et 227 du Code d'instruction criminelle ;

Attendu qu'à supposer que cette application ait pu entraîner, en l'espèce, tous les inconvénients et désavantages dont les prévenus se plaignent, elle n'a pas entravé le plein exercice de leur droit de contester la recevabilité des poursuites et le bien-fondé des préventions mises à leur charge, de faire valoir tous leurs moyens de défense et de présenter à la Cour toutes demandes qu'ils auraient estimées utiles au jugement de leur cause. »

56.  La Cour de cassation refusa en outre de poser à la Cour d'arbitrage une question préjudicielle concernant la prescription en exposant :

« Attendu que Guy Coëme soutient en conclusions que l'allongement du délai de prescription « en tant qu'il s'appliquerait à toutes les actions publiques nées avant son entrée en vigueur et non encore prescrites à cette date, et instaure des délais plus longs, crée une discrimination contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution, par rapport à la situation de ceux qui connaissent, en fonction de la date à laquelle les faits ont été commis, le délai de prescription de l'article 21 ancien » ;

Que Jean-Louis Mazy soutient que la loi établissant le nouveau délai de prescription s'applique à toute action née avant sa date d'entrée en vigueur et non encore prescrite à cette date, et que, partant, l'extinction de l'action publique par prescription dépend de la date des actes interruptifs ; qu'il en déduit qu'en l'espèce l'application des articles 25 et 26 de la loi-programme du 24 décembre 1993 crée une discrimination prohibée par les articles 10 et 11 de la Constitution ;

Que Merry Hermanus soutient également que « seule la date des actes interruptifs de prescription dicte en ce qui le concerne l'application de la loi nouvelle ou le maintien de l'application de la loi ancienne » ;

Attendu que l'accusé et les prévenus précités demandent, dans le dispositif de leurs conclusions, que la Cour pose à la cour d'arbitrage une question préjudicielle relative à un conflit existant, selon eux, entre les articles 10 et 11 de la Constitution et l'article 25 de la loi du 24 décembre 1993 allongeant les délais de prescription ;

 

Qu'il appert de ces conclusions que l'inégalité de traitement dont ils se plaignent résulte, selon les intéressés eux-mêmes, uniquement de la date à laquelle des actes d'instruction ou de poursuite ont été accomplis et de l'effet de tels actes sur le cours de la prescription, mais non des dispositions de l'article 25 de la loi du 24 décembre 1993 ;

Qu'ainsi ils critiquent non une distinction que créerait cette loi, mais les effets découlant nécessairement de toute application de la loi de procédure pénale dans le temps ;

Attendu que les questions soulevées ne rentrent pas dans le champ d'application de l'article 26 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la cour d'arbitrage et qu'il n'y a, dès lors, pas lieu de les poser ; »

57.  La Cour de cassation constata par ailleurs que l'action publique n'était pas prescrite à l'égard de MM. Coëme et Hermanus, en s'expliquant comme suit :

« Attendu qu'une loi nouvelle a, en matière de procédure pénale, un effet immédiat de sorte qu'elle s'applique à toutes les actions publiques nées avant la date de son entrée en vigueur et non encore prescrites à cette date en vertu de la loi ancienne ;

Que les délits non prescrits le 31 décembre 1993 le seront, sauf cause de suspension de la prescription, à l'expiration d'un délai de cinq ans à partir des faits, éventuellement prolongé d'un nouveau délai de cinq ans à partir d'un acte interruptif régulièrement accompli avant l'expiration du premier délai de cinq ans ;

Attendu que la prescription de l'action publique, étant l'extinction par l'écoulement d'un certain temps du pouvoir de poursuivre un prévenu, dictée par l'intérêt de la société, les lois de prescription ne touchent pas au fond du droit ; que lorsqu'elles allongent le délai de prescription, elles n'ont pas pour effet d'aggraver la peine applicable au moment où l'infraction a été perpétrée ni de réprimer une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, n'était pas punissable ; que les articles 7 de la Convention de Sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales et 15 du Pacte International relatif aux droits civils et politiques ne leur sont pas applicables ;

Attendu que c'est à la date du jugement qu'il y a lieu de se placer pour apprécier en définitive la prescription de l'action publique et que la nature de l'infraction se détermine non d'après la peine applicable, mais d'après la peine appliquée ; que dès l'origine la prescription de l'action publique relative à un fait constituant en principe un crime peut être influencée par la peine appliquée ; que dans l'hypothèse où la Cour, après avoir déclaré établis les faits de faux et d'usage de faux, admettrait des circonstances atténuantes, dénaturant ainsi ces crimes et leur imprimant le caractère de délit, le délai de prescription de ces infractions serait celui des délits, c'est-à-dire de cinq ans ;

Attendu que, si plusieurs faits délictueux sont l'exécution successive d'une même résolution criminelle et ne constituent ainsi qu'un seul délit, celui-ci n'est entièrement consommé et la prescription de l'action publique ne commence à courir, à l'égard de l'ensemble des faits qu'à partir du dernier de ceux-ci, à condition, toutefois, que chaque fait délictueux antérieur ne soit pas séparé du fait délictueux ultérieur par un laps de temps plus long que le délai de prescription applicable, sauf interruption ou suspension de la prescription ;

(...)

Attendu que les faits reprochés à l'accusé et au prévenu se situent :

–  pour G. Coëme entre le 29 mars 1981 et le 1er décembre 1989, le dernier fait datant du 30 novembre 1989 ;

(...)

–  pour M. Hermanus entre le 1er décembre 1987 et le 1er mars 1988, le dernier fait datant du 29 février 1988 ;

(...)

Attendu que ces faits, à les supposer établis, constituent l'exécution d'une même résolution délictueuse ; que, pour chacun des intéressés, la prescription de l'action publique ne commence à courir, à l'égard de l'ensemble des faits qui les concernent, qu'à partir du dernier de ceux-ci, qui en l'espèce n'est pas séparé des autres par un laps de temps plus long que le délai de prescription en vigueur ;

Attendu que la loi du 24 décembre 1993 portant de trois à cinq ans le délai de prescription de l'action publique relatif aux délits et, par conséquent, aux crimes correctionnalisés, est applicable à l'accusé et aux prévenus, la prescription de trois ans n'étant pas atteinte lors de l'entrée en vigueur de ladite loi et ayant été valablement interrompue en ce qui concerne l'accusé et les prévenus, le 22 février 1991 par le procès-verbal no 480 (p. 14690) du Comité supérieur de contrôle, acte d'instruction accompli pendant l'ancien délai de trois ans ;

(...)

Qu'en conséquence, le délai originaire de prescription de cinq ans a pris cours :

–  à l'égard de G. Coëme le 30 novembre 1989 ;

(...)

–  à l'égard de M. Hermanus le 29 février 1988 ;

Attendu que ce délai a été valablement interrompu le 10 juin 1992 par le procès-verbal no 2337 du Comité supérieur de contrôle ;

Qu'il s'ensuit que l'action publique n'est prescrite pour aucun des faits visés par la citation. »

58.  La Cour de cassation déclara établis la plupart des faits reprochés à M. Coëme et condamna ce requérant à une peine d'emprisonnement de deux ans, avec sursis à l'exécution pendant une période de cinq ans, et à une amende de 1 000 BEF, portée à 60 000 BEF. Elle lui interdit également d'exercer tous les droits énumérés à l'article 31 du code pénal pour un terme de cinq ans et le condamna solidairement avec un autre prévenu à payer à la partie civile, l'association « I », les sommes de 476 000 BEF, 31 970 BEF et 42 070 BEF.

59.  La Cour de cassation déclara établies les préventions retenues à charge de M. Mazy et le condamna à une peine d'emprisonnement de neuf mois, avec sursis à l'exécution pendant une période de trois ans, et à une amende de 500 BEF, portée à 30 000 BEF.

60.  La Cour de cassation condamna M. Stalport à une peine d'emprisonnement de six mois, avec sursis à l'exécution pendant une période d'un an, et à une amende de 26 BEF, portée à 1 560 BEF, après avoir déclaré établie la prévention retenue à sa charge en se fondant sur les constatations suivantes :

« Attendu que le 30 mai 1989, l'inspection des Finances a émis un avis défavorable (p. 18684) sur un projet de convention par laquelle l'association « I » s'engageait à effectuer, pour la Région bruxelloise « une pré-étude auprès de toutes les entreprises bruxelloises », le coût global de l'étude s'élevant à 4 800 000 francs hors TVA (p. 18689 à 18694) ;

Attendu que le 15 juin 1989 ont été signées par M. représentant la Région bruxelloise et Camille Javeau représentant l'association « I », trois conventions, chacune d'un coût forfaitaire de 1 200 000 francs (p. 18699 à 18710) ;

Que par ces conventions, l'association « I » s'engageait à effectuer une « pré-étude » :

a)  « auprès des PME à vocation de sous-traitance » (1ère convention)

b)  « auprès de toutes les entreprises aidées par la Région bruxelloise » (2ème convention)

c)  « auprès des PME à vocation à l'exportation » (3ème convention)

Que le 15 juin 1989, jour de la conclusion des conventions, celles-ci ont été transmises, sous la signature du ministre, à l'administration (p. 18681) ; que le 30 juin 1989, l'inspection des Finances a visé le bulletin d'engagement pour une des trois conventions sans émettre d'observation (p. 18680) ;

Attendu qu'il ressort de la comparaison du projet de convention initiale et des trois conventions nouvelles que la circonstance que l'objet et le prix de la convention initiale ont été réduits dans les trois conventions nouvelles n'empêche qu'il s'agit toujours du même concept et but initial, c'est-à-dire du même marché ;

Attendu qu'il ressort des déclarations de Jean-Louis Stalport (p. 9540)[2] et de Camille Javeau (p. 2905)[3] que le but de la scission était d'éluder l'avis obligatoire de l'inspecteur des Finances ;

Que l'avis de l'inspecteur des Finances auquel Jean-Louis Stalport fait allusion est la signature pour visa requise pour l'engagement de la dépense, apposée le 30 juin 1989, postérieure à la passation du marché et ne révèle rien quant à la volonté de transparence alléguée par le prévenu (p. 1304) ;

Attendu que ni la circonstance que, si le marché n'avait pas été scindé, sa passation aurait de toute façon été autorisée, ni celle que les trois conventions auraient été soumises à l'avis non obligatoire de l'inspecteur des Finances, ne sauraient justifier la scission artificielle du marché ;

Attendu que l'intention frauduleuse que la prévention requiert ne doit exister que dans le chef de l'auteur de l'infraction ;

Qu'à l'égard des coauteurs, il suffit qu'ils aient apporté à son exécution une aide nécessaire ou qu'ils l'aient directement provoquée, qu'ils aient eu une connaissance positive des éléments constituant le fait principal et qu'ils aient eu la volonté de s'associer de la façon prévue par la loi à la réalisation de l'infraction ;

Que dans l'intention frauduleuse de satisfaire la sollicitation de Camille Javeau, agréée par le ministre M. Jean-Louis Stalport a apporté l'aide nécessaire à la réalisation du but poursuivi dans le temps imparti ; (...) »

 

61.  La Cour de cassation déclara ensuite établies les préventions retenues à charge de M. Hermanus et le condamna à une peine d'emprisonnement d'un an, avec sursis à l'exécution pendant une période de cinq ans, et à une amende de 500 BEF, portée à 30 000 BEF. Elle lui interdit également d'exercer tous les droits énumérés à l'article 31 du code pénal pour un terme de cinq ans.

62.  La Cour de cassation estima que M. Hermanus avait été jugé dans un délai raisonnable, en se fondant sur les considérations suivantes :

« Attendu qu'il ressort du dossier :

–  que le 7 août 1989, le comité supérieur de contrôle a transmis le procès-verbal initial au procureur du Roi à Bruxelles (p. 1120 à 1094) ;

–  que le réquisitoire de mise à l'instruction à charge de Camille Javeau et de qui il appartiendra a été tracé le 25 août 1989 (p. 1085) ;

–  que de très nombreux procès-verbaux ont dû être dressés en raison des multiples auditions et devoirs rendus nécessaires par la nature des faits reprochés aux prévenus ;

–  que la nature des faits a exigé la désignation, le 20 octobre 1989, d'un expert judiciaire (p. 283) avec une mission impliquant le dépouillement et l'analyse de milliers de pièces et de données informatiques ; qu'à cet égard, il convient d'observer qu'il existait entre les écritures comptables de l'association « I » et de l'institut [...] une interpénétration compliquant la tâche de l'expert ; qu'après avoir déposé une note préliminaire le 26 décembre 1989 (p. 358 à 337), une analyse des comptes bancaires de Camille Javeau le 26 novembre 1990 (p. 373 à 367), une note de réponse aux observations de Camille Javeau le 6 décembre 1990 (p. 460 à 440), une note sur la convention Communauté française D/100 du 24 septembre 1991 (p. 664 à 659), l'expert a déposé successivement les différentes parties de son rapport les 29 décembre 1993, 7 janvier 1994, 21 janvier 1994, 4 février 1994, 3 mars 1994 et 22 mars 1994 (p. 18.256 à 18.157, 17.939 à 17.769, 19.406 à 19.156, 18.909 à 18.811, 17.285 à 17.228, 20.576 à 20.464) ;

–  que pendant le temps durant lequel l'expert remplissait sa mission et postérieurement, l'instruction s'est poursuivie sans désemparer, ainsi qu'il ressort des procès-verbaux et des inventaires ;

–  que les devoirs ainsi réalisés révèlent que l'enchevêtrement des faits exigeait la vérification des déclarations des nombreuses personnes concernées et la confrontation des éléments recueillis, avant que le ministère public soit en mesure de prendre ses réquisitions ;

–  que dès le 30 juin 1994, le dossier a été communiqué au président de la Chambre des Représentants par le procureur général près la cour d'appel de Bruxelles du fait que paraissaient résulter du dossier des indices d'infractions notamment à charge de Guy Coëme, P. M. et W. C., commises alors qu'ils exerçaient des fonctions ministérielles et que le dernier était encore ministre à la date d'envoi du dossier (p. 26.645 à 26.572) ;

Qu'en sa séance plénière du 14 juillet 1994, la Chambre des Représentants a mis Guy Coëme en accusation et l'a renvoyé devant la Cour de cassation ;

Que dès le 21 juillet 1994, sur les réquisitions du procureur général, le premier président de la Cour a désigné le conseiller F. en qualité de magistrat instructeur en la présente cause avec mission de compléter et de poursuivre l'instruction des faits en étroite collaboration avec le juge d'instruction V.E. qui, en l'état, restait saisi des mêmes faits en tant qu'auraient existé des indices d'infractions à charge de personnes autres que Guy Coëme ;

Que le 9 mai 1995, le conseiller instructeur a communiqué son dossier au procureur général près la Cour de cassation ;

Qu'à la demande formulée le 15 juin 1995 par le procureur général près la cour d'appel de Bruxelles, le Conseil de la Région de Bruxelles-capitale, en sa séance du 10 juillet 1995, a autorisé les poursuites contre le conseiller régional Merry Hermanus « par l'instruction de la cause devant une chambre correctionnelle du tribunal de première instance de Bruxelles » ; que le juge d'instruction V. E. ayant été dessaisi par ordonnance du 22 septembre 1995 de la chambre du conseil, le Conseil de la Région de Bruxelles-capitale, en sa séance du 18 octobre 1995, a décidé, sur la demande du 25 septembre 1995 du procureur général près la Cour de cassation, d'autoriser les poursuites à charge de Merry Hermanus devant cette Cour ;

Que le réquisitoire aux fins de citer à l'audience du 5 février 1996 a été signé le 8 novembre 1995 ;

Attendu qu'en raison du lien de connexité pouvant exister entre les faits reprochés à l'accusé et aux prévenus, le sort de chacun ne pouvait, au regard du règlement de la procédure, être dissocié de celui des autres ;

Attendu que la Cour ne constate aucune lenteur dans l'exercice des poursuites ; (...) »

63.  M. Javeau fut condamné à une peine d'emprisonnement de deux ans, avec sursis à l'exécution pour la moitié de cette peine, et à une amende de 500 BEF, portée à 30 000 BEF.

64.  A la suite de sa condamnation, M. Stalport a dû démissionner des fonctions d'administrateur qu'il exerçait dans diverses sociétés anonymes de droit belge, en application de l'article 1er de l'arrêté royal du 24 octobre 1996. La décision d'interdiction d'exercer les droits énumérés à l'article 31 du code pénal privait, pour sa part, M. Hermanus de toutes ses fonctions, à savoir celles de conseiller régional, d'échevin, de secrétaire général du ministère de la Communauté française et de président de la SDRB.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  La Constitution

65.  Les dispositions pertinentes de la Constitution coordonnée du 17 février 1994 sont les suivantes :

Article 12

« La liberté individuelle est garantie. Nul ne peut être poursuivi que dans les cas prévus par la loi, et dans la forme qu'elle prescrit. (...) »

Article 13

« Nul ne peut être distrait, contre son gré, du juge que la loi lui assigne. »

Article 59

« Sauf le cas de flagrant délit, aucun membre de l'une ou de l'autre Chambre ne peut, pendant la durée de la session, en matière répressive, être renvoyé ou cité directement devant une cour ou un tribunal, ni être arrêté, qu'avec l'autorisation de la Chambre dont il fait partie.

(...)

La détention d'un membre de l'une ou de l'autre Chambre ou sa poursuite devant une cour ou un tribunal est suspendue pendant la session si la Chambre dont il fait partie le requiert. »

Article 120

« Tout membre d'un Conseil [régional ou communautaire], bénéficie des immunités prévues aux articles 58 et 59. »

Article 147

« Il y a pour la Belgique une Cour de cassation.

Cette Cour ne connaît pas du fond des affaires, sauf le jugement des ministres et des membres des Gouvernements de communauté et de région. »

B.  Les dispositions constitutionnelles applicables au moment des    faits, mais depuis lors modifiées

66.  L'article 103, alinéa 1er, de la Constitution coordonnée du 17 février 1994 (ancien article 90 de la Constitution du 7 février 1831), disposait :

« La Chambre des représentants a le droit d'accuser les ministres et de les traduire devant la Cour de cassation, qui seule a le droit de les juger, chambres réunies, sauf ce qui sera statué par la loi, quant à l'exercice de l'action civile par la partie lésée et aux crimes et délits que les ministres auraient commis hors l'exercice de leurs fonctions. »

67.  L'article 103, alinéa 2, de la Constitution coordonnée du 17 février 1994 (ancien article 134 de la Constitution du 7 février 1831) précisait quant à lui :

« La loi détermine les cas de responsabilité, les peines à infliger aux ministres et le mode de procéder contre eux, soit sur l'accusation admise par la Chambre des Représentants, soit sur la poursuite des parties lésées. »

La Constitution du 7 février 1831 comportait un article 139 qui prévoyait, notamment, qu'il était « nécessaire de pourvoir par des lois séparées, et dans le plus court délai possible, aux objets suivants : (...) 5° La responsabilité des ministres et autres agents du pouvoir ». Cet article fut abrogé le 14 juin 1971.

68.  La loi du 12 juin 1998 portant modification de la Constitution a remplacé l'article 103 de la Constitution par une disposition nouvelle qui énonce que « les ministres sont jugés exclusivement par la cour d'appel », aussi bien « pour les infractions qu'ils auraient commises dans l'exercice de leurs fonctions » que « pour les infractions qu'ils auraient commises en dehors de l'exercice de leurs fonctions et pour lesquelles ils sont jugés pendant l'exercice de leurs fonctions » (article 103, alinéa 1er).

Par ailleurs, le nouveau texte précise aussi que « la loi détermine le mode de procéder contre eux, tant lors des poursuites que lors du jugement » (article 103, alinéa 2).

69.  Il s'agit désormais de la loi spéciale du 25 juin 1998 réglant la responsabilité pénale des ministres (ainsi que de la loi spéciale du 25 juin 1998 réglant la responsabilité pénale des membres des gouvernements de communautés ou de régions). « La cour d'appel de Bruxelles est seule compétente pour juger un ministre pour des infractions qu'il aurait commises dans l'exercice de ses fonctions », tandis que « pour le jugement d'un ministre pendant l'exercice de ses fonctions, pour des infractions qu'il aurait commises en dehors de l'exercice de ses fonctions, les cours d'appel du lieu de l'infraction, celle de la résidence du prévenu ou celle du lieu où il a été trouvé, sont également compétentes » (article 1er). La loi règle le déroulement des poursuites et de l'instruction, la procédure devant la cour d'appel et les modalités du pourvoi en cassation. Le titre VI de la loi prévoit deux dispositions particulières parmi lesquelles l'article 29 qui dispose expressément :

« Les coauteurs et les complices de l'infraction pour laquelle le ministre est poursuivi et les auteurs d'infractions connexes sont poursuivis et jugés en même temps que le ministre. »

C.  La disposition transitoire

70.  Dans l'attente d'une loi de procédure et pour éviter que la justice pénale ne soit paralysée à l'égard des ministres pendant le temps nécessaire à l'adoption de la loi, le Congrès national avait adopté, en 1831, une disposition transitoire afin de régler les compétences de la Chambre des représentants et de la Cour de cassation.

Dans sa version originaire, l'ancien article 134 de la Constitution, qui est devenu ultérieurement la disposition transitoire de l'article 103, était formulé dans les termes suivants :

« Jusqu'à ce qu'il y soit pourvu par la loi, la Chambre des Représentants aura un pouvoir discrétionnaire pour accuser un ministre, et la Cour de cassation pour le juger, en caractérisant le délit et en déterminant la peine. »

71.  Dans le tome II des Novelles de 1935 consacré aux « Lois politiques et administratives », il est exposé que cette disposition visait, d'une part, la responsabilité ordinaire des ministres et, d'autre part, une responsabilité particulière à leur fonction. On pouvait notamment y lire (nos 723 à 725, p. 236) :

« Lorsqu'il s'agit de faits prévus par le Code pénal, les peines de ce code sont applicables. Lorsqu'au contraire, il s'agit de faits sur lesquels le Code pénal garde le silence, provisoirement et en attendant qu'il y soit pourvu par une loi, la Chambre des Représentants a un pouvoir discrétionnaire pour accuser les ministres et la Cour de cassation pour les juger en caractérisant le délit et en déterminant la peine. »

72.  Dans sa mercuriale du 1er septembre 1976 (Journal des Tribunaux, 1976, spécialement pp. 653-654, nos 4 et 5, ainsi que pp. 658-659, no 19), M. le procureur général Delange soulignait qu'en vertu de la disposition transitoire de l'article 103 (à l'époque 90) de la Constitution, la responsabilité pénale des ministres se trouvait engagée pour toutes les infractions prévues par la loi pénale, la Cour de cassation n'ayant aucun pouvoir discrétionnaire sur ce point (tout au plus pouvait-elle ajouter des incriminations et des peines mais aucunement retrancher quoi que ce soit à la responsabilité pénale ordinaire des ministres). Il y relevait également que « quant à la procédure devant la Cour de cassation, il semble bien qu'à défaut de loi, les règles du droit commun en matière criminelle devraient s'appliquer par analogie » (p. 669).

73.  Lors de la modification constitutionnelle du 5 mai 1993, la disposition transitoire de l'article 103 de la Constitution a été modifiée comme suit :

« Jusqu'à ce qu'il y soit pourvu par la loi visée à l'alinéa 2, la Chambre des Représentants aura un pouvoir discrétionnaire pour accuser un ministre, et la Cour de cassation pour le juger dans les cas visés par les lois pénales et par application des peines qu'elles prévoient. »

74.  Le législateur n'étant cependant jamais intervenu autrement que par voie temporaire, cette disposition transitoire fut en vigueur jusqu'à la modification constitutionnelle de 1998 (paragraphe 68 ci-dessus).

D.  Les lois d'application de l'ancien article 103 de la Constitution

75.  Différentes lois d'application de l'ancien article 103 de la Constitution ont été adoptées. Il s'agissait de lois de circonstance et temporaires.

76.  La première de ces lois a été adoptée à la suite d'un duel qui opposa, en 1865, un membre de la Chambre des représentants et le ministre de la Guerre. L'un et l'autre avaient fait usage de leur arme. Comme ces faits étaient constitutifs d'une infraction pénale, le procureur général près la Cour de cassation entendait engager des poursuites. L'un des deux antagonistes étant ministre, il revenait à la Chambre des représentants de le mettre en accusation et une demande fut formulée en ce sens. Cependant la Chambre des représentants n'a accédé à cette demande que moyennant l'adoption préalable d'une loi.

77.  Dans le rapport fait au nom de la commission spéciale nommée par la Chambre pour examiner les questions de droit constitutionnel soulevées par ce duel, M. Delcour commenta notamment en ces termes le projet de loi déposé :

« Notre commission, messieurs, a été également d'avis que la Cour de cassation est compétente pour statuer sur les faits de complicité ou les délits connexes qui pourraient être imputés à d'autres personnes qu'au ministre poursuivi. Elle s'est référée aux principes généraux du droit.

En effet, il ne serait pas rationnel, dit M. Dalloz, que le tribunal d'exception qui, par le grand nombre de juges dont il est composé, par son rang dans la hiérarchie judiciaire, par la solennité de ses formes, présente aux accusés plus de garanties que les tribunaux ordinaires, ne fût pas compétent pour statuer sur les faits de complicité ou sur les délits connexes. C'est ce qui a lieu déjà dans le cas de l'article 479 du code d'instruction criminelle. Lorsque le magistrat inculpé a des complices dans lesquels ne se rencontre pas le même caractère public, ce n'est pas le magistrat qui les suit devant le tribunal correctionnel, ce sont les complices qui suivent le magistrat devant la juridiction supérieure.

(...)

Il est sans doute de l'intérêt général que le ministre coupable d'un crime ou délit soit livré aux tribunaux, car, comme je l'ai dit plus haut, personne ne peut prétendre à l'impunité en Belgique. Mais, à côté de cet intérêt général vient se placer un autre intérêt public non moins respectable, celui de la complète liberté du ministre pour l'administration de la chose publique à un moment donné. C'est la Chambre des Représentants qui est juge de ce dernier intérêt, devant lequel le premier paraît devoir céder dans certaines circonstances. Je suppose que le ministre de la Guerre ait commis un délit : la situation du pays est critique, lui seul peut pourvoir convenablement à sa défense. Ne faut-il pas, dans une situation aussi grave, que la Chambre des Représentants puisse faire céder l'intérêt de la justice devant cet autre intérêt public plus puissant encore, l'intérêt de la défense de l'Etat et du salut public ?

(...)

Quant à la Cour de cassation, elle observera les formes prescrites par le code d'instruction, selon le caractère de l'infraction qui lui sera déférée : s'agit-il d'un délit, elle se conformera aux dispositions existantes en matière de délits ; s'agit-il d'un crime, aux dispositions du code qui régissent les cours d'assises ; dans ce dernier cas, la cour jugeant sans intervention du jury, il est clair que les dispositions du code d'instruction criminelle relatives à cette partie de la procédure ne pourront recevoir d'application. »

78.  La loi intitulée « Loi relative aux délits commis par les ministres hors de l'exercice de leurs fonctions » fut adoptée le 19 juin 1865. Elle disposait notamment :

Article premier

« Les crimes et délits commis par un ministre hors de l'exercice de ses fonctions sont déférés à la Cour de cassation, chambres réunies. (...) »

Article 7

« La Cour de cassation observe les formes prescrites par le code d'instruction criminelle. (...) »

Article 9

« Les contraventions commises par les ministres sont jugées par les tribunaux et dans les formes ordinaires. »

Article 10

« La présente loi sera obligatoire le lendemain de sa publication et n'aura d'effet que pour le terme d'une année (...) »

79.  C'est conformément aux dispositions de cette loi que le ministre de la Guerre et le membre de la Chambre des représentants furent traduits devant la Cour de cassation, jugés et condamnés par celle-ci. Les parties pertinentes de l'arrêt du 12 juillet 1865 se lisent comme suit :

« Considérant que l'indivisibilité de la procédure est une conséquence nécessaire de l'indivisibilité du délit et qu'elle emporte l'attribution de toute la poursuite au juge de l'ordre le plus élevé, compétent à l'égard de l'un des prévenus ;

Considérant que ce principe d'ordre public, universellement admis en jurisprudence, avait été consacré par une loi publiée en Belgique, celle du 24 messidor an IV, réglant le mode de procéder contre les complices, soit d'un représentant du peuple, soit d'un membre du directoire exécutif, accusé par le pouvoir législatif et traduit devant la haute cour de justice ; que depuis il a été de nouveau confirmé législativement par l'application que le code d'instruction criminelle en a faite en son art. 501 ;

Considérant que le lieutenant général baron C., ministre de la Guerre, devant, en exécution de la loi du 19 juin dernier, être jugé par la Cour de cassation, celle-ci se trouve, d'après ce qui est reconnu ci-dessus, légalement saisie de la poursuite dirigée  simultanément contre le représentant D., coprévenu ;

(...)

Par ces motifs, déclare les deux prévenus coupables du délit de duel sans blessures et le premier prévenu coupable du délit de provocation de ce duel. »

80.  Le 3 avril 1995, le législateur fédéral a voté une deuxième loi portant exécution temporaire et partielle de l'article 103 de la Constitution. Cette loi portait uniquement sur les actes d'instruction qui pouvaient être ordonnés par la Chambre des représentants et sa durée était limitée à neuf semaines.

Dans son avis rendu le 23 mars 1995 sur le projet de loi qui devait aboutir à cette loi, la section de législation du Conseil d'Etat se prononça comme suit :

« La loi proposée utilise de façon très partielle cette large habilitation qui doit pourtant conduire le législateur à déterminer tant les infractions que peuvent commettre les ministres que les sanctions qui peuvent leur être infligées ou encore la procédure qui peut être mise en œuvre à leur encontre, tant en amont qu'en aval de l'acte d'accusation proprement dit. Cette manière de légiférer est de nature à susciter des difficultés en raison de l'incertitude qu'elle peut, par exemple, laisser planer sur la suite qui serait donnée aux procédures engagées dans de telles conditions. »

81.  Le 17 décembre 1996, le législateur a adopté une troisième loi portant exécution temporaire et partielle de l'article 103 de la Constitution et qui concernait les ministres fédéraux. Elle autorisait la Chambre des représentants à ordonner que des actes d'instruction soient accomplis à l'égard d'un ministre et elle en déterminait les conditions ainsi que les modalités d'exécution. La loi spéciale du 28 février 1997 concernait les ministres communautaires et régionaux. Ces deux lois resteront en vigueur jusqu'au 1er janvier 1998.

E.  Les questions préjudicielles à la Cour d'arbitrage

82.  En vertu de l'article 26 § 1 de la loi spéciale du 6 janvier 1989, la Cour d'arbitrage statue, à titre préjudiciel, par voie d'arrêt, sur les questions relatives, d'une part, à la violation par une loi, un décret ou une règle visés à l'article 26 bis (134) de la Constitution, des règles qui sont établies par la Constitution ou en vertu de celle-ci pour déterminer les compétences respectives de l'Etat, des communautés et des régions, d'autre part, à tout conflit entre décrets ou entre règles visés à l'article 26 bis (134) de la Constitution émanant de législateurs distincts et, enfin, à la violation par une loi, un décret ou une règle visés à l'article 26 bis de la Constitution, des articles 6, 6 bis et 17 de la Constitution. Les articles 6 et 6 bis de la Constitution, devenus les articles 10 et 11 en vertu de la modification du 17 février 1994, sont ceux qui reconnaissent le principe de l'égalité des Belges devant la loi ainsi que la jouissance sans discrimination des droits et libertés reconnus.

83.  En vertu de l'article 26 § 2 de la même loi, lorsqu'une question préjudicielle est soulevée devant une juridiction, celle-ci doit en principe demander à la Cour d'arbitrage de statuer sur cette question. Toutefois, la juridiction n'y est pas tenue lorsque l'action est irrecevable pour des motifs de procédure tirés de normes ne faisant pas elles-mêmes l'objet de la demande de question préjudicielle. De même, n'y est pas tenue non plus la juridiction dont la décision est susceptible, selon le cas, d'appel, d'opposition, de pourvoi en cassation ou encore de recours en annulation devant le Conseil d'Etat soit lorsque la Cour d'arbitrage a déjà statué sur une question ou un recours qui a le même objet, soit lorsqu'elle estime que la réponse à la question préjudicielle n'est pas indispensable pour rendre sa décision, soit encore si la loi, le décret ou la règle visés à l'article 26 bis (134) ne viole manifestement pas une règle ou un article de la Constitution visés à son paragraphe 1.

84.  Dans les travaux préparatoires de la loi spéciale du 6 janvier 1989, le ministre de la Justice a justifié le caractère obligatoire de la question préjudicielle par la nécessité d'éviter tout risque d'arbitraire dans les appréciations que les juridictions pourraient porter à cet égard.

F.  Le code d'instruction criminelle

85.  L'article 21, alinéa 1er, de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du code de procédure pénale prévoyait que :

« L'action publique sera prescrite après dix ans, trois ans ou six mois à compter du jour où l'infraction a été commise, selon que cette infraction constitue un crime, un délit, ou une contravention. »

86.  L'article 25 de la loi-programme du 24 décembre 1993 a modifié cette disposition qui se lit actuellement comme suit :

« L'action publique sera prescrite après dix ans, cinq ans ou six mois à compter du jour où l'infraction a été commise, selon que cette infraction constitue un crime, un délit, ou une contravention. »

87.  Dans les travaux préparatoires de la loi-programme, on peut lire, à propos de l'article 25 :

« Le nouveau délai s'applique à un délai en cours, sans aucune rétroactivité. Tel est également l'avis du ministre.

(...)

3ème cas : les faits ont été commis le 1er janvier 1992 et un acte interruptif est intervenu le 15 décembre 1993. Etant donné que l'article 22 n'a jamais été modifié, on peut se poser la question de savoir si les faits seront prescrits au 15 décembre 1996 ou au 15 décembre 1998. (...)

Le rapporteur considère que le délai de trois ans qui a commencé le 15 décembre 1993 devient au 1er janvier 1994, cinq ans. La prescription intervient dès lors le 15 décembre 1998 au lieu du 15 décembre 1996. Le nouveau délai s'applique à un délai en cours sans aucune rétroactivité. Telle est également l'opinion du ministre. (Doc. Parl. Ch., S.O. 1993-1994, no 1211/8, p. 11). »

88.  La circulaire no 2/94 du 10 janvier 1994 du procureur général près la cour d'appel de Mons, portant sur ce point, comporte notamment ces mots :

« Il s'ensuit que, dans l'hypothèse où un acte interruptif intervient avant que la prescription de l'action publique ne soit atteinte, le délai de prescription est prorogé de cinq ans à partir du dernier acte interruptif utile. »

89.  L'article 22 de la loi du 17 avril 1878 contenant le titre préliminaire du code de procédure pénale, qui n'a pas été modifié par la loi du 24 décembre 1993, est rédigé comme suit :

« La prescription de l'action publique ne sera interrompue que par les actes d'instruction ou de poursuite faits dans le délai déterminé par l'article précédent.

Ces actes font courir un nouveau délai d'égale durée, même à l'égard des personnes qui n'y sont pas impliquées. »

90.  L'article 190, alinéa 2, du code d'instruction criminelle dispose ce qui suit en ce qui concerne le déroulement de l'instruction d'audience devant le tribunal correctionnel :

« Le Procureur du Roi, la partie civile ou son défenseur, exposeront l'affaire ; les procès-verbaux ou rapports, s'il en a été dressé, seront lus par le greffier ; les témoins pour et contre seront entendus, s'il y a lieu et les reproches proposés et jugés ; les pièces pouvant servir à conviction ou à décharge seront représentées aux témoins et aux parties ; le prévenu sera interrogé ; le prévenu et les personnes civilement responsables proposeront leur défense ; le procureur du Roi résumera l'affaire et donnera ses conclusions ; le prévenu et les personnes civilement responsables du délit pourront répliquer. »

91.  La connexité trouve son fondement dans les articles 226 et 227 du code d'instruction criminelle.

L'article 226 dispose que la cour d'appel « statuera, par un seul et même arrêt, sur les délits connexes dont les pièces se trouveront en même temps produites devant elle ».

Pour sa part, l'article 227 se lit ainsi :

« Les délits sont connexes, soit lorsqu'ils ont été commis en même temps par plusieurs personnes réunies, soit lorsqu'ils ont été commis par différentes personnes, même en différents temps et en divers lieux, mais par suite d'un concert formé à l'avance entre elles, soit lorsque les coupables ont commis les uns pour se procurer les moyens de commettre les autres, pour en faciliter, pour en consommer l'exécution ou pour en assurer l'impunité. »

EN DROIT

I.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLÉMENT ET COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 13 ET 14

92.  Invoquant l'article 6 de la Convention les requérants prétendent avoir subi à maints égards, pendant les poursuites pénales engagées contre eux, un déni de procès équitable et des atteintes aux droits de la défense. Ceux-ci auraient aussi porté atteinte aux articles 13 et 14 de la Convention.

Les dispositions pertinentes de l'article 6 de la Convention se lisent ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

2.  Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...) 

b)  disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

(...) » 

93.  Les exigences des paragraphes 2 et 3 b) de l'article 6 représentent des éléments de la notion générale de procès équitable consacrée par le paragraphe 1 (voir, parmi d'autres, les arrêts Van Geyseghem c. Belgique [GC], no 26103/95, § 27, CEDH 1999-I, et Poitrimol c. France du 23 novembre 1993, série A no 277-A, p. 13, § 29). La Cour estime qu'il est approprié d'examiner les griefs à la lumière du paragraphe 1 de l'article 6, en le combinant au besoin avec ses autres paragraphes et les autres dispositions de la Convention qui se lisent comme suit :

Article 13 – Droit à un recours effectif

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l'octroi d'un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l'exercice de leurs fonctions officielles. »

Article 14 – Interdiction de discrimination

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A.  L'absence de loi d'application

94.  Les requérants soutiennent que leur jugement par la Cour de cassation, en l'absence d'une loi d'application de l'article 103 de la Constitution, a porté atteinte à l'article 6 §§ 1, 2 et 3 b) de la Convention.

MM. Mazy, Stalport, Hermanus et Javeau ajoutent que la décision de joindre les poursuites en raison de l'existence d'un lien de connexité constitue une violation de l'article 6 § 1 de la Convention et une discrimination contraire à l'article 14.

95.  La Cour examinera successivement la situation de M. Coëme et celle des autres requérants.

1.  La situation de M. Coëme

96.  Comme les autres requérants, M. Coëme relève que les règles régissant la procédure qui devait être suivie par la Cour de cassation n'étaient prévues ni par la loi ni par la Constitution. Il en déduit que la Cour de cassation a dès lors été en même temps législateur et juge, au mépris de l'article 6 § 1 de la Convention. Il explique que toute autorité juridictionnelle doit être soumise à des formes destinées à garantir aux justiciables la haute valeur de la sentence du juge et à assurer les droits de la défense, ce que la Chambre des représentants avait bien compris en 1865. L'absence de loi réglant la procédure a amené, en l'espèce, la Cour de cassation à créer une procédure ad hoc, comblant les lacunes du législateur. En édictant elle-même les règles de procédure applicables, fût-ce par référence, la Cour de cassation a manifestement méconnu le principe de la séparation des pouvoirs de création et d'application de la loi pénale. Même si, par exclusion, la procédure suivie par la Cour de cassation ne pouvait être que celle prévue en matière correctionnelle, cette circonstance ne suffit pas à rencontrer l'exigence d'une procédure accessible et prévisible.

Selon M. Coëme, cette circonstance a aussi porté atteinte à l'article 6 § 2 de la Convention, dans la mesure où cette disposition prévoirait le principe « nullum judicium sine lege ».

97.  Le Gouvernement expose que l'on ne saurait déduire que la procédure devant la Cour de cassation n'était pas définie par le droit national du seul fait que la procédure à suivre pour le jugement des ministres n'était prévue ni par la Constitution ni par une loi d'application. La procédure à suivre était celle existant pour la procédure correctionnelle ordinaire, ce qui était parfaitement prévisible compte tenu des enseignements de la jurisprudence et de la doctrine, ainsi que de la circonstance que les trois autres procédures – celles prévues respectivement pour la cour d'assises, les juridictions de la jeunesse et les juridictions militaires – n'étaient à l'évidence pas applicables. La Cour de cassation n'a donc ni fait œuvre de législateur ad hoc ni dépassé les limites d'une interprétation raisonnable du droit existant en appliquant la procédure correctionnelle ordinaire, moyennant quelques adaptations rendues nécessaires par l'exigence de la Constitution de voir cette cour siéger chambres réunies.

98.  La Cour rappelle, tout d'abord, que le but de la Convention « consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs ; la remarque vaut spécialement pour [les droits] de la défense eu égard au rôle éminent que le droit à un procès équitable, dont ils dérivent, joue dans une société démocratique » (arrêt Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 15-16, § 33). Selon la jurisprudence, l'introduction du terme « établi par la loi » dans l'article 6 de la Convention « a pour objet d'éviter que l'organisation du système judiciaire (...) ne soit laissée à la discrétion de l'Exécutif et de faire en sorte que cette matière soit régie par une loi du Parlement » (Zand c. Autriche, requête no 7360/76, rapport de la Commission du 12 octobre 1978, Décisions et rapports (DR) 15, pp. 70, 97). Dans des pays de droit codifié, l'organisation du système judiciaire ne saurait pas davantage être laissée à la discrétion des autorités judiciaires, ce qui n'exclut cependant pas de leur reconnaître un certain pouvoir d'interprétation de la législation nationale en la matière.

99.  Un tribunal « se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit et à l'issue d'une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence » (arrêt Belilos c. Suisse du 29 avril 1988, série A no 132, p. 29, § 64). Il doit aussi remplir un ensemble d'autres conditions telles que l'indépendance et la durée du mandat de ses membres, ainsi que l'impartialité et l'existence de garanties offertes par la procédure. Il ne fait nul doute que la Cour de cassation, qui était en droit belge la seule juridiction compétente pour juger M. Coëme, constituait un « tribunal établi par la loi » (voir, mutatis mutandis, Prosa et autres c. Danemark, requête no 20005/92, décision de la Commission du 27 juin 1996, non publiée).

100.  La Cour relève qu'aucune loi d'application de l'article 103 de la Constitution n'était en vigueur le jour où les requérants furent appelés à se présenter devant la Cour de cassation pour répondre des infractions qui leur étaient reprochées (paragraphes 75, 80 et 81 ci-dessus). Or le paragraphe 2 de l'article 103 invitait le législateur à régler les modalités de la procédure devant la Cour de cassation et l'article 139 de la Constitution du 7 février 1831 insistait sur la nécessité de le faire dans le plus court délai. Cependant, M. Coëme, assisté des conseils de ses avocats, ne se trouvait pas dans une situation d'ignorance absolue des règles de procédure qui trouveraient application dans ce procès. Il ne pouvait ignorer que la procédure correctionnelle ordinaire serait probablement suivie, sur le fondement de l'examen de la doctrine et de la jurisprudence, même si cette dernière était limitée à l'arrêt de la Cour de cassation du 12 juillet 1865 (paragraphe 79 ci-dessus). Il pouvait aussi avoir égard à l'article 7 de la loi du 19 juin 1865, même s'il ne s'agissait que d'une loi de circonstance. Telle est d'ailleurs la conclusion à laquelle le procureur général de la Cour de cassation serait lui-même arrivé et qu'il aurait communiquée aux conseils de certains des requérants lors de l'entretien du 3 novembre 1995. Dès l'ouverture de l'audience du 5 février 1996 (paragraphe 41 ci-dessus), le premier président de la Cour de cassation a lui-même confirmé que la procédure correctionnelle ordinaire serait suivie, en précisant que l'instruction se ferait conformément aux prescriptions de l'article 190 du code d'instruction criminelle.

101.  Le Gouvernement a cependant reconnu que la procédure correctionnelle ordinaire ne pouvait être adoptée telle quelle par la Cour de cassation siégeant chambres réunies. En effet, dans son arrêt interlocutoire du 12 février 1996 (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour de cassation estima que les règles régissant la procédure correctionnelle ordinaire ne seraient appliquées que pour autant qu'elles soient compatibles « avec les dispositions réglant la procédure devant la Cour de cassation siégeant chambres réunies ». Il en résulte que les parties n'ont pas pu connaître à l'avance toutes les modalités de la procédure qui serait suivie. Elles ne pouvaient pas prévoir de quelle manière la Cour de cassation serait amenée à amender ou à modifier les dispositions qui organisent le déroulement normal d'un procès criminel, telles qu'elles sont établies par le législateur belge.

En ce faisant, la Cour de cassation a introduit un élément d'incertitude en ne spécifiant pas quelles étaient les règles visées par la restriction adoptée. Même dans l'hypothèse où la Cour de cassation n'aurait pas fait usage de la possibilité qu'elle s'était ménagée d'apporter certaines modifications aux règles régissant la procédure correctionnelle ordinaire, la tâche de la défense devenait singulièrement difficile faute de savoir, au préalable, si une règle donnée allait ou non trouver application dans le cours du procès.

102.  La Cour rappelle que le principe de la légalité du droit de la procédure pénale est un principe général de droit. Il fait pendant à la légalité du droit pénal et est consacré par l'adage « nullum judicium sine lege ». Ce principe impose, sur le plan substantiel, certaines exigences relatives au déroulement de la procédure, en vue d'assurer la garantie du procès équitable qui implique le respect de l'égalité des armes. Celle-ci comporte l'obligation d'offrir à chaque partie une possibilité raisonnable de présenter sa cause dans des conditions qui ne la placent pas dans une situation de net désavantage par rapport à son adversaire (voir, parmi d'autres, l'arrêt De Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 238, § 53). Elle rappelle aussi que la réglementation de la procédure vise, d'abord, à protéger la personne poursuivie contre des risques d'abus de pouvoir et que c'est donc la défense qui est la plus susceptible de pâtir des lacunes et imprécisions de pareille réglementation.

103.  Par conséquent, la Cour estime que l'incertitude qui a existé en raison de l'absence de règles de procédure préalablement établies plaçait le requérant dans une situation de net désavantage par rapport au ministère public, ce qui a privé M. Coëme d'un procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

104.  Dans ces conditions, la Cour n'estime pas nécessaire de statuer sur la violation alléguée des paragraphes 2 et 3 b) de cette disposition, les arguments avancés sur ce point coïncidant, en substance, avec ceux examinés sous le paragraphe 1.

2.  La situation des autres requérants

105.  MM. Mazy, Stalport, Hermanus et Javeau allèguent, en outre, que la décision de joindre les poursuites en raison de l'existence d'un lien de connexité les a distraits, contre leur gré, du juge que la loi leur assigne, au mépris de l'article 6 § 1 de la Convention, ce qui constitue une discrimination contraire à l'article 14 de la Convention combiné avec son article 6 § 1.

Les requérants rappellent que ni la Constitution ni la loi ne donnent compétence à la Cour de cassation pour connaître des poursuites contre des personnes autres qu'un ministre. Leur juge naturel était le tribunal correctionnel, ce qui ressort tant du texte même de l'article 103 de la Constitution que de celui de son article 13, lu isolément ou combiné avec son article 147. La décision de la Cour de cassation portant sur la prétendue connexité, insuffisamment motivée, constitue un traitement exorbitant du droit commun et a porté atteinte à leurs droits de la défense en les privant, sans justification raisonnable, d'un ensemble de garanties substantielles dont aurait bénéficié tout autre prévenu et dont M. Coëme, jugé en même temps qu'eux, aurait partiellement bénéficié dans le cadre de l'examen par la Chambre des représentants.

106.  En ce qui concerne la connexité, le Gouvernement souligne que les règles de la connexité énoncées par les articles 226 et 227 du code d'instruction criminelle sont applicables en toutes matières répressives. La doctrine et la jurisprudence sont unanimes et constantes à cet égard. Or MM. Coëme et Javeau étaient poursuivis comme coauteurs ou complices de certaines infractions et les autres requérants pour diverses infractions commises dans le cadre des activités de l'association « I ». Même si la jonction ne s'imposait pas au juge, elle était, dans la présente affaire, soit amplement justifiée pour éviter le risque de décisions contradictoires, soit souhaitable pour des raisons de cohérence, d'économie de procès, bref de bonne administration de la justice. Il s'agissait d'un choix on ne peut plus raisonnable et rationnel, permettant de mieux mesurer et cerner le comportement délictueux des différents inculpés, et les requérants ne sauraient se plaindre de ce que la compétence de la Cour de cassation pour les juger n'aurait pas été prévue par la loi ni prévisible.

107.  Rappelant que l'organisation du système judiciaire ainsi que la compétence en matière répressive ne peuvent être laissées à l'appréciation du pouvoir judiciaire, la Cour constate que c'est l'article 103 de la Constitution qui prévoyait, jusqu'à la réforme de 1998 (paragraphes 68 et 69 ci-dessus), à titre exceptionnel, le jugement des ministres par la Cour de cassation. Aucune disposition, cependant, ne prévoyait la possibilité d'étendre la juridiction de cette dernière à des inculpés autres que des ministres pour des infractions connexes à celles pour lesquelles les ministres étaient poursuivis (voir, a contrario, Crociani et autres c. Italie, requêtes nos 8603/79, 8722/79, 8723/79 et 8729/79 (jointes), décision de la Commission du 18 décembre 1980, DR 22, pp. 147, 178-179). La nécessité de l'existence de pareille disposition apparaît d'autant plus que, aujourd'hui, la question semble désormais tranchée par l'article 29, alinéa 1er, de la loi spéciale du 25 juin 1998 réglant la responsabilité pénale des ministres qui dispose que « les coauteurs et les complices de l'infraction pour laquelle le ministre est poursuivi et les auteurs d'infractions connexes sont poursuivis et jugés en même temps que le ministre » (paragraphe 69 ci-dessus).

Il est vrai, comme le soutient le Gouvernement, que l'application des règles de la connexité, prévue en Belgique par les articles 226 et 227 du code d'instruction criminelle, pouvait être envisagée eu égard aux enseignements de la doctrine et de la jurisprudence et, en particulier, de l'arrêt de la Cour de cassation du 12 juillet 1865, encore que ce dernier soit intervenu en matière de duel et que l'arrêt précise que « le duel est un fait complexe indivisible » et que « l'indivisibilité de la procédure est une conséquence nécessaire de l'indivisibilité du délit » (paragraphe 79 ci‑dessus). Ces indications ne permettent pas de considérer, en l'espèce, que la connexité était « prévue par la loi », d'autant que la Cour de cassation, autorité jurisprudentielle suprême en Belgique, a elle-même décidé, à défaut de saisir la Cour d'arbitrage, que le fait d'inviter à comparaître devant elle des personnes qui n'avaient jamais exercé de fonctions ministérielles résultait de l'article 103 de la Constitution plutôt que des dispositions du code d'instruction criminelle ou du code judiciaire (paragraphe 47 ci‑dessus).

108.  Dans la mesure où la connexité n'était pas prévue par la loi, la Cour estime que la Cour de cassation n'était pas un tribunal « établi par la loi » au sens de l'article 6 pour examiner les poursuites contre ces quatre autres requérants. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime inutile de statuer sur la violation alléguée de l'article 14, les arguments avancés sur ce point coïncidant, en substance, avec ceux examinés sous l'article 6.

109.  En ce qui concerne le grief de ces quatre requérants tiré de l'absence de loi de procédure et de l'incertitude qui en est résultée, la Cour, compte tenu de la conclusion adoptée ci-avant, n'estime pas nécessaire de se prononcer sur ce point.

110.  En conclusion, la Cour constate qu'il y a eu, dans le chef de M. Coëme et des autres requérants, violation de l'article 6 § 1.

B.  Les questions préjudicielles à la Cour d'arbitrage

111.  MM. Mazy, Stalport, Hermanus et Javeau soutiennent que le refus de la Cour de cassation de poser à la Cour d'arbitrage des questions préjudicielles sur la connexité et l'allongement du délai de prescription est entaché d'arbitraire et porte atteinte aux articles 6 § 1 et 13 de la Convention. Le grief formulé en substance par M. Coëme se limite à la question préjudicielle portant sur la prescription.

112.  Pour les requérants, l'article 26 § 2 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 obligeait la Cour de cassation à poser à la Cour d'arbitrage les questions préjudicielles proposées, dont le caractère sérieux ne pouvait être mis en cause. Cette obligation tend expressément à garantir le monopole dont dispose la Cour d'arbitrage en matière d'interprétation constitutionnelle et à éviter tout risque d'arbitraire dans les appréciations que la juridiction saisie pourrait porter à cet égard. Le caractère arbitraire du refus de poser les questions préjudicielles ressort également des contradictions flagrantes qui apparaissent dans les arrêts de la Cour de cassation et les écrits de son procureur général sur lesquels cette cour s'est fondée. Les requérants ajoutent que leurs demandes constituaient manifestement l'exercice d'un recours au sens de l'article 13 de la Convention puisqu'elles visaient précisément à soumettre à une instance qualifiée à cet effet l'examen de violations de droits et libertés reconnus par la Convention (articles 6 et 14), ainsi que par la Constitution belge.

113.  Le Gouvernement explique pour sa part que lorsque le droit national prévoit un système de questions préjudicielles, il est raisonnable et logique que le juge saisi d'une demande en ce sens examine s'il est tenu de poser la question proposée. Il est conforme au fonctionnement de tous les mécanismes de question préjudicielle que le juge vérifie s'il peut ou doit poser une telle question. Dans le système belge, le juge vérifiera notamment si la violation alléguée des articles 10 et 11 de la Constitution résulte bien d'une norme qui peut être soumise à l'examen de la Cour d'arbitrage en vertu de la loi spéciale du 6 janvier 1989. Les griefs des requérants portent sur l'interprétation à donner à l'article 26 § 2 de la loi spéciale sur la Cour d'arbitrage. Ce faisant, ils demandent à la Cour de réexaminer un point qui ne relève que du droit national, ce qui n'est pas de sa compétence. Or, même si elle fut contestée, la décision de la Cour de cassation de ne pas poser les questions préjudicielles demandées est raisonnable et ne traduit aucun arbitraire, de sorte qu'elle ne saurait porter atteinte à l'article 6 de la Convention. Elle ne saurait pas non plus porter atteinte à son article 13, le mécanisme des questions préjudicielles ne pouvant être considéré comme une voie de recours.

114.  La Cour observe, tout d'abord, que la Convention ne garantit pas, comme tel, un droit à ce qu'une affaire soit renvoyée, à titre préjudiciel, par une juridiction nationale devant une autre instance nationale ou internationale. Elle rappelle aussi sa jurisprudence selon laquelle un « droit à un tribunal », dont le droit d'accès constitue un aspect particulier, n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d'un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l'Etat, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation (voir, parmi d'autres, l'arrêt Brualla Gómez de la Torre c. Espagne du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2955, § 33). Le droit de saisir un tribunal par voie de question préjudicielle ne peut pas non plus être absolu, même lorsqu'une législation réserve un domaine juridique à la seule appréciation d'un tribunal et prévoit pour les autres juridictions l'obligation de lui soumettre, sans réserve, toutes les questions qui s'y rapportent. Comme le soutient le Gouvernement, il est conforme au fonctionnement de pareil mécanisme que le juge vérifie s'il peut ou doit poser une question préjudicielle, en s'assurant que celle-ci doit être résolue pour permettre de trancher le litige dont il est appelé à connaître. Cela étant, il n'est pas exclu que, dans certaines circonstances, le refus opposé par une juridiction nationale, appelée à se prononcer en dernière instance, puisse porter atteinte au principe de l'équité de la procédure, tel qu'énoncé à l'article 6 § 1 de la Convention, en particulier lorsqu'un tel refus apparaît comme entaché d'arbitraire (Dotta c. Italie (déc.), no 38399/97, 7 septembre 1999, non publiée ; Predil Anstalt S.A. c. Italie (déc.), no 31993/96, 8 juin 1999, non publiée).

115.  La Cour estime que tel n'est pas le cas dans la présente affaire. En effet, la Cour de cassation a pris en compte les griefs des requérants relatifs à l'application des règles de la connexité et de la loi du 24 décembre 1993 ainsi que leur demande de voir poser des questions préjudicielles à la Cour d'arbitrage. Elle s'est ensuite prononcée par des décisions suffisamment motivées et qui n'apparaissent pas entachées d'arbitraire. La Cour rappelle, en outre, que l'interprétation de la législation interne incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux (voir arrêts Brualla Gómez de la Torre précité, p. 2955, § 31, et Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 290, § 33).

116.  En conclusion, la Cour estime que le refus de poser des questions préjudicielles n'a pas porté atteinte à l'article 6 § 1.

117.  Vu cette décision relative à l'article 6 § 1, la Cour juge inutile d'examiner l'affaire sous l'angle de l'article 13 de la Convention. Les exigences de cette disposition sont en effet moins strictes que celles de l'article 6 § 1 et elles sont, en l'espèce, absorbées par celles-ci (voir, entre autres, l'arrêt Pudas c. Suède du 27 octobre 1987, série A no 125-A, p. 17, § 43, et l'arrêt Hentrich c. France du 22 septembre 1994, série A no 296-A, p. 24, § 65).

C.  Un tribunal indépendant et impartial

118.  MM. Mazy et Stalport soutiennent que la Cour de cassation ne saurait être considérée comme un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1 de la Convention, en se référant notamment au rôle habituellement dévolu au ministère public près la Cour de cassation et à son rôle dans la conduite de la présente affaire. Ils constatent, tout d'abord, que le procureur général près la Cour de cassation a tenu une réunion le 3 novembre 1995. Au cours de cette réunion, il a notamment porté à la connaissance des participants que la procédure se déroulerait selon les règles ordinaires du code d'instruction criminelle, ce qui fut confirmé lors de la première audience tenue par la Cour de cassation. Cela signifie que le procureur général avait, au préalable, tout au moins été mis au courant du choix de la procédure par la Cour de cassation. Rappelant, ensuite, la mission traditionnellement dévolue au ministère public près la Cour de cassation – que la Cour a pu apprécier lors de son examen des affaires Delcourt, Borgers, Vermeulen et Van Orshoven (arrêts Delcourt c. Belgique du 17 janvier 1970, série A no 11 ; Borgers c. Belgique du 30 octobre 1991, série A no 214-B ; Vermeulen c. Belgique du 20 février 1996, Recueil 1996‑I, et Van Orshoven c. Belgique du 25 juin 1997, Recueil 1997-III) – et notamment la pratique traditionnelle de participation du parquet à la rédaction des arrêts de la cour, ils relèvent que la confusion des rôles respectivement dévolus à la Cour de cassation et à son parquet est particulièrement frappante. Le Gouvernement serait bien en peine de justifier que des mesures quelconques ont été prises afin d'établir une nécessaire distance entre la Cour de cassation et son ministère public qui agissait, en l'espèce, comme partie poursuivante. Ils relèvent au contraire que les représentants du ministère public avaient, lors des audiences, pris place sur l'estrade au même niveau que la cour et qu'ils entraient dans la salle d'audience et la quittaient en compagnie des conseillers de la Cour de cassation. Ils estiment également symptomatique le fait que les noms des personnes composant cette haute juridiction et les représentants de son parquet étaient repris dans un même paragraphe dans les procès-verbaux d'audience (paragraphe 52 ci-dessus) et que l'arrêt de cette cour constitue quasiment une reproduction du réquisitoire.

119.  En ce qui concerne l'indépendance et l'impartialité de la Cour de cassation, le Gouvernement soutient que les requérants n'apportent aucune preuve d'éléments ou d'événements concrets à l'appui de leur thèse. Celle-ci se réfère à une « pratique traditionnelle » de participation du parquet à la rédaction des arrêts de la Cour de cassation qui a pris fin le jour même des arrêts Borgers (en matière pénale) et Vermeulen (en matière civile). Le Gouvernement relève, tout d'abord, que la Cour de cassation n'était pas encore constituée le 3 novembre 1995 : les dix-neuf magistrats (quinze effectifs et quatre suppléants) n'ont été désignés que quelques semaines avant la première audience du 5 février 1996. Il était donc matériellement impossible que le ministère public soit informé de la procédure choisie par une juridiction non encore constituée. Il est toutefois évident que la procédure mentionnée par le procureur général était la seule possible et prévisible. Le Gouvernement signale également que les deux magistrats du parquet ne siégeaient pas au même banc que la Cour de cassation elle-même, mais avaient un siège distinct, qui faisait face à celui des deux greffiers et qui était plus proche de la barre des avocats que du banc de la cour. Tout au long des débats et du délibéré, ces deux magistrats se sont d'ailleurs abstenus de tout contact avec la cour en dehors des audiences. Enfin, la Cour de cassation a manifesté à plusieurs reprises son indépendance vis-à-vis du parquet. Le 12 février 1996, elle a notamment invité celui-ci, selon MM. Javeau et Stalport eux-mêmes, à ramener ses propos à un exposé de l'affaire sans en faire un réquisitoire (paragraphe 50 ci-dessus) et elle n'a pas suivi la suggestion du parquet d'entendre la défense avant le réquisitoire (paragraphe 51 ci-dessus). La convergence de l'arrêt avec les réquisitions ne saurait créer un doute légitime quant à l'impartialité de la Cour de cassation.

120.  La Cour rappelle que, pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l'article 6 § 1, il faut notamment prendre en compte l'existence d'une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s'il y a apparence ou non d'indépendance (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 281, § 73, et Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1571, § 65). La Cour relève à cet égard que les constatations de l'arrêt Delcourt au sujet de l'indépendance de la Cour de cassation et de son parquet conservent leur entière validité (arrêt Delcourt précité, pp. 17-19, §§ 32-38).

121.  L'impartialité au sens de l'article 6 § 1 s'apprécie, quant à elle, selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel juge, en telle occasion ; la seconde amène à s'assurer qu'il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime (voir entre autres, mutatis mutandis, l'arrêt Gautrin et autres c. France du 20 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1030-1031, § 58). Seule la seconde démarche est pertinente en l'espèce. Toutefois, en la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux, dans une société démocratique, se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer, au pénal, par les prévenus (voir, entre autres, les arrêts Hauschildt c. Danemark du 24 mai 1989, série A no 154, p. 21, § 48, et Pullar c. Royaume-Uni du 10 juin 1996, Recueil 1996-III, p. 794, § 38). Pour se prononcer sur l'existence d'une raison légitime de craindre dans le chef d'une juridiction un défaut d'indépendance ou d'impartialité, le point de vue de l'accusé entre en ligne de compte mais sans pour autant jouer un rôle décisif. L'élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de l'intéressé peuvent passer pour objectivement justifiées (voir, mutatis mutandis, les arrêts précités Hauschildt et Gautrin et autres, ibidem).

122.  La Cour a donc pour tâche d'examiner si les requérants avaient objectivement un motif légitime de craindre un manque d'indépendance et d'impartialité de la part de la cour qui les jugeait. A cet égard, la Cour n'aperçoit pas de circonstance de nature à justifier les appréhensions que les intéressés fondent sur le fait que le procureur général aurait, lors de la réunion du 3 novembre 1995, précisé la procédure qui serait suivie. Il apparaît effectivement que cette information aurait été fournie à un moment où les magistrats qui furent appelés à siéger dans l'affaire n'avaient pas encore été désignés et n'avaient pas encore pu se pencher sur la question qui se posait à cet égard du fait de la carence du législateur. Par ailleurs, aucune circonstance ne justifie les appréhensions de l'existence de certains liens de sujétion ou de dépendance de la Cour de cassation à son ministère public que les requérants déduisent des autres éléments qu'ils ont mentionnés. De l'avis de la Cour, les deux circonstances présentées par le Gouvernement à l'appui de sa thèse de l'autonomie de la Cour de cassation à l'égard du parquet, et, en particulier, l'assertion de MM. Javeau et Stalport relative à l'intervention du premier président lors de l'exposé de l'affaire par le ministère public, sont de nature à ôter tout fondement légitime aux doutes que les requérants ont pu éprouver à cet égard.

123.  En conclusion, les requérants ne pouvaient légitimement éprouver des doutes quant à l'indépendance et l'impartialité de la Cour de cassation.

D.  L'audition de M. Stalport, le 16 mars 1994

124.  M. Stalport s'est aussi plaint d'avoir été condamné sur le fondement de ses déclarations du 16 mars 1994, ce qui l'aurait privé des garanties d'un procès équitable. Il expose n'avoir été entendu sur les faits qui lui furent reprochés que lors de son audition du 16 mars 1994, intervenue dans le cadre de la procédure qui devait être instruite à charge du ministre M. Entendu en qualité de témoin, il ne fut pas informé qu'il avait le droit de ne pas répondre aux questions qui lui étaient posées. Il ne fut jamais entendu en qualité d'inculpé après que le procureur général près la Cour de cassation eut engagé des poursuites à sa charge. Enfin, la Cour de cassation a expressément retenu certaines de ses déclarations faites le 16 mars 1994 comme étant constitutives d'un aveu, en s'exprimant notamment comme suit lors de son examen de la prévention mise à sa charge : « Attendu qu'il ressort des déclarations de Jean-Louis Stalport (...) que le but de la scission était d'éluder l'avis obligatoire de l'inspecteur des Finances. » Il rappelle que dans l'affaire John Murray (arrêt John Murray c. Royaume-Uni du 8 février 1996, Recueil 1996-I, p. 49, § 45), la Cour a considéré que « le droit de se taire lors d'un interrogatoire de police et le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination sont des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable consacrée par l'article 6 ».

125.  Selon le Gouvernement, rien n'établit que M. Stalport ait, à un quelconque moment, été contraint – ou ait pu croire être contraint – de participer à sa propre incrimination. C'est un officier de police qui a procédé à son audition, le 16 mars 1994, et celle-ci s'est effectuée sans prestation de serment. M. Stalport, dont la condamnation ne repose pas uniquement sur ses déclarations, n'a donc pas été empêché de faire usage de son droit au silence, de se défendre utilement ou de demander des devoirs complémentaires d'instruction, ce que M. Javeau a obtenu de la Cour de cassation. De l'avis du Gouvernement, la véritable portée du principe dit de « non-auto-incrimination » est d'empêcher que quelqu'un soit obligé de dire la vérité sous serment, en tant que participant à l'œuvre de la justice et sous peine de sanction en cas de fausse déclaration, pour voir utiliser ensuite contre lui ses propres déclarations et se voir accuser d'infraction.

126.  La Cour rappelle que le droit de ne pas témoigner contre soi-même, c'est-à-dire le droit de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination, est au cœur de la notion de procès équitable (arrêts John Murray, loc. cit., et Funke c. France du 25 février 1993, série A no 256-A, p. 22, § 44 ; voir aussi Saunders c. Royaume-Uni du 17 décembre 1996, Recueil 1996-VI, pp. 2064-2065, §§ 68 et 71).

127.  La Cour relève que le grief de M. Stalport porte essentiellement sur l'usage, dans la procédure pénale dirigée contre lui, de ses déclarations recueillies le 16 mars 1994. La Cour doit donc rechercher si l'emploi que l'accusation a fait de celles-ci a porté une atteinte injustifiable au droit de ne pas s'incriminer soi-même. Elle doit examiner cette question à la lumière de toutes les circonstances de la cause.

128.  Analysant la prévention relative aux trois conventions signées le 15 juin 1989, la Cour de cassation a estimé, dans son arrêt du 5 avril 1996, qu'il ressortait des déclarations de MM. Stalport et Javeau que le but de la scission de la convention initiale, pour laquelle l'inspection des Finances avait émis un avis défavorable, était d'éluder l'avis obligatoire de l'inspecteur des Finances (paragraphe 60 ci-dessus). A l'examen des déclarations visées par la Cour de cassation, il apparaît que celle-ci a dû fonder cette déduction sur les propos de M. Javeau rapportés dans le procès-verbal de son audition du 8 juin 1993 (paragraphe 21 ci-dessus) et non sur un aveu qui ressortirait du procès-verbal de l'audition du requérant du 16 mars 1994 (paragraphe 27 ci-dessus). Ce dernier a, en effet, toujours affirmé, tant lors de cette audition que lors de son interrogatoire du 20 février 1996 (paragraphe 52 ci-dessus), que la décision de scinder la convention initiale n'avait pas pour but d'échapper au contrôle du ministère des Finances. Dans ces conditions, on ne saurait considérer que la Cour de cassation a recouru, pour établir la culpabilité de M. Stalport, à des éléments de preuve obtenus de sa part au mépris de sa volonté, par la contrainte ou des pressions.

129.  En conséquence, la Cour n'estime pas que le caractère équitable de la procédure ait été compromis par l'utilisation d'éléments de preuve obtenus par la contrainte.

130.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.

E.  Le délai raisonnable

131.  M. Hermanus soutient que sa cause n'a pas été entendue dans un délai raisonnable. Il expose que sa situation a été affectée dès l'arrestation de M. Javeau en 1989, la presse ayant mis en doute sa probité, ce qui l'a amené à déposer plainte pour diffamation entre les mains du juge d'instruction, le 28 août 1989. Or la Cour de cassation, qui siégeait en premier et dernier ressort, ne s'est prononcée que six ans et demi plus tard. Le requérant relève que les faits mis à sa charge, connus du juge d'instruction depuis l'origine, sont à ce point simples et peu complexes que l'arrêt du 5 avril 1996 ne leur consacre qu'une demi-page. En outre, les actes d'instruction le concernant sont peu nombreux. Il en est particulièrement ainsi de l'expertise judiciaire, qui consacre la majeure partie de ses développements à des circonstances de fait qui ne furent pas retenues contre lui. La complexité alléguée des poursuites ne résulte que de la volonté des autorités d'établir un « système » unissant toutes les personnes poursuivies. La connexité n'est justifiée par les nécessités de l'administration de la justice que sous la condition de respecter les droits de la défense. Or un examen séparé des faits mis à sa charge aurait pu intervenir déjà en 1994, sinon avant, et celui-ci n'empêchait nullement de soutenir que les faits le concernant relevait d'un prétendu système.

132.  Le Gouvernement souligne que le requérant ne met pas en cause l'attitude des autorités judiciaires, ce qu'il ne pourrait d'ailleurs faire. En se référant aux considérations développées sur ce point par la Cour de cassation dans son arrêt du 5 avril 1996, il constate que malgré la complexité de l'affaire, les autorités judiciaires ont posé des actes d'instruction sans désemparer, parallèlement à l'accomplissement d'un rapport d'expertise particulièrement ardu. Les reproches du requérant visent essentiellement l'application de la règle de la connexité, qui se justifiait raisonnablement compte tenu de l'implication étroite de M. Hermanus dans le système délictueux mis en place. Or le rôle central de l'association « I » et de M. Javeau dans le système de financement d'activités politiques impliquait nécessairement le regroupement de tous les faits et donc de tous les inculpés qui avaient été en rapport avec ceux-ci.

1.  Période à prendre en considération

133.  De l'avis de la Cour, la période à considérer a débuté le 28 août 1991, date à laquelle une perquisition fut effectuée au domicile de M. Hermanus et à ses bureaux (paragraphe 19 ci-dessus). Elle rappelle qu'en matière pénale le « délai raisonnable » de l'article 6 § 1 commence dès l'instant où une personne se trouve « accusée » ; il peut s'agir d'une date antérieure à la saisine de la juridiction de jugement, celle notamment de l'arrestation, de l'inculpation ou de l'ouverture de l'enquête préliminaire. L'« accusation », au sens de l'article 6 § 1, peut se définir « comme la notification officielle, émanant de l'autorité compétente, du reproche d'avoir accompli une infraction pénale », ce qui renvoie aussi à l'idée de « répercussions importantes sur la situation » du suspect (arrêt Hozee c. Pays-Bas du 22 mai 1998, Recueil 1998-III, p. 1100, § 43 ; arrêt Eckle c. Allemagne du 15 juillet 1982, série A no 51, p. 33, § 73). Si la campagne de presse dont fait état le requérant ne peut être assimilée à pareille « notification », tel est bien le cas des perquisitions effectuées le 28 août 1991 (Neubeck c. Allemagne, requête no 9132/80, rapport de la Commission du 12 décembre 1983, DR 41, p. 13).

134.  Par ailleurs, nul ne conteste que la période à prendre en considération a pris fin le 5 avril 1996, jour du prononcé de l'arrêt de la Cour de cassation (paragraphe 55 ci-dessus).

135.  Elle est donc de quatre ans, sept mois et huit jours.

2.  Caractère raisonnable de la durée de la procédure

136.  Le caractère raisonnable de la durée d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi beaucoup d'autres, les arrêts Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II, et Philis c. Grèce (no 2) du 27 juin 1997, Recueil 1997-IV, p. 1083, § 35).

137.  La Cour constate, tout d'abord, que l'affaire était complexe. Les autorités judiciaires étaient saisies d'une multiplicité de faits matériels. Cette circonstance et la nature même des préventions nécessitaient de la part des personnes qui instruisaient l'affaire un long travail de reconstitution des faits, de rassemblement des preuves et de détermination, pour chacune des personnes paraissant impliquées, des faits et des préventions mis à leur charge. Tout cela explique l'ampleur du dossier, ampleur que MM. Mazy, Stalport et Javeau ont eux-mêmes mise en évidence dans leurs écrits devant la Cour. En outre, l'affaire soulevait de délicates questions de droit qui, avant de se poser aux requérants puis à la Cour de cassation, ont dû recevoir une réponse de la part des autorités judiciaires belges. Enfin, les fonctions exercées par certaines des personnes soupçonnées, dont M. Hermanus lui-même, impliquaient de la part des autorités de poursuite la saisine d'organes du pouvoir législatif aux fins de recevoir « l'autorisation » de poursuivre ou de les voir statuer sur un éventuel renvoi en jugement.

138.  Quant au comportement de M. Hermanus, aucun délai ne lui apparaît imputable.

139.  L'examen de l'affaire à la lumière des observations des parties n'a permis de relever aucune période d'inactivité imputable aux autorités judiciaires nationales. Le requérant ne met d'ailleurs pas en cause la conduite de l'affaire par ces autorités, mais conteste leur décision d'examiner les faits mis à sa charge conjointement avec ceux mis à charge d'autres personnes, invoquant la connexité. Dans l'exercice de leur pouvoir discrétionnaire, les autorités judiciaires prirent sans conteste le risque de retarder le renvoi en jugement de M. Hermanus. Toutefois, la circonstance que les faits reprochés à M. Javeau et aux autres prévenus avaient été révélés par la même instruction et l'interdépendance des accusations, relevées par la Cour de cassation dans son arrêt du 5 avril 1996 (paragraphe 55 ci-dessus), pouvaient raisonnablement imposer de ne pas disjoindre les préventions à charge du requérant du reste du dossier de l'instruction.

140.  L'article 6 « prescrit la célérité des procédures judiciaires, mais il consacre aussi le principe, plus général, d'une bonne administration de la justice » (arrêt Boddaert c. Belgique du 12 octobre 1992, série A no 235-D, pp. 82-83, § 39). Dans les circonstances de la cause, le comportement des autorités judiciaires se révèle compatible avec le juste équilibre à ménager entre les divers aspects de cette exigence fondamentale.

141.  Partant, il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention sur ce point.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

142.  MM. Coëme et Hermanus font valoir que l'application de la loi nouvelle sur la prescription a emporté violation de l'article 7 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise.

2.  Le présent article ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d'une personne coupable d'une action ou d'une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d'après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »

143.  Les requérants affirment que le principe de l'application immédiate de la nouvelle loi sur la prescription et la volonté expresse du législateur imposaient à la Cour de cassation de constater que la prescription de l'action publique, en ce qui les concernait, était acquise le 22 février 1996, soit cinq ans après le fait interruptif survenu le 22 février 1991. Or, par son arrêt du 5 avril 1996, la cour a fait revivre et a prolongé un délai qui était échu, ce qui n'est pas possible, en considérant qu'un délai originaire de cinq ans avait pris cours le 30 novembre 1989 vis-à-vis de M. Coëme et le 29 février 1988 à l'égard de M. Hermanus. Elle a en outre interrompu une deuxième fois le délai de prescription, ce que pourtant l'article 22 du code d'instruction criminelle ne permet pas, en prenant en considération la date du 10 juin 1992. Les requérants en concluent que la Cour de cassation a effectivement appliqué rétroactivement l'article 25 de la loi du 24 décembre 1993. Cela a porté atteinte à l'article 7 de la Convention, dans la mesure où la détermination de la période pendant laquelle un fait peut être puni concourt certainement autant à la notion de « peine » que la mesure infligée en vertu de la loi à titre de sanction. L'article 7 consacre en effet le principe de la prévisibilité de l'infraction et de la peine, ce qui englobe la prévisibilité de la répression.

144.  Le Gouvernement combat ces allégations. Il fait valoir que l'interprétation extensive de l'article 7 faite par les requérants n'est pas compatible avec son texte. L'article 7 comporte certes l'interdiction de la rétroactivité mais cette interdiction ne concerne que les incriminations et les peines, et ne s'applique donc pas aux règles de procédure, notamment à la prescription. Suivre l'interprétation des requérants constituerait un grave obstacle à la possibilité pour les Etats d'assurer les adaptations nécessaires des procédures répressives et de tenir compte des surcharges des juridictions. A titre subsidiaire, le Gouvernement soulève que, même s'il fallait considérer que l'article 7 concerne également la prescription en matière pénale, il aurait pour seule portée d'empêcher que, une fois acquise, la prescription de l'action publique soit remise en question. C'est seulement dans un tel cas qu'il y aurait rétroactivité : la loi nouvelle devrait en effet « remonter dans le temps » par rapport à son entrée en vigueur pour pouvoir mettre à néant une prescription acquise. Or rien de tout cela ne s'est produit en l'espèce. Le 31 décembre 1993, date de l'entrée en vigueur de la loi nouvelle, la prescription n'était pas acquise selon les règles anciennement applicables et la Cour de cassation a appliqué à partir des faits litigieux le nouveau délai de prescription prévu par la loi du 24 décembre 1993. Il faut en effet relever que la prescription concerne non les faits mais la seule action publique. Elle relève des règles de procédure pour lesquelles une nouvelle loi produit immédiatement ses effets sur toutes les procédures en cours.

145.  La Cour rappelle que, conformément à sa jurisprudence, l'article 7 consacre notamment le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege). S'il interdit en particulier d'étendre le champ d'application des infractions existantes à des faits qui, antérieurement, ne constituaient pas des infractions, il commande en outre de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l'accusé, par exemple par analogie. Il s'ensuit que la loi doit définir clairement les infractions et les peines qui les répriment. Cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l'aide de l'interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale.

La notion de « droit » (« law ») utilisée à l'article 7 correspond à celle de « loi » qui figure dans d'autres articles de la Convention ; elle englobe le droit d'origine tant législative que jurisprudentielle et implique des conditions qualitatives, entre autres celles de l'accessibilité et de la prévisibilité (arrêts Cantoni c. France du 15 novembre 1996, Recueil 1996‑V, p. 1627, § 29, et S.W. et C.R. c. Royaume-Uni du 22 novembre 1995, série A no 335-B et 335-C, pp. 41-42, § 35, et pp. 68-69, § 33, respectivement). La tâche qui incombe à la Cour est donc de s'assurer que, au moment où un accusé a commis l'acte qui a donné lieu aux poursuites et à la condamnation, il existait une disposition légale rendant l'acte punissable et que la peine imposée n'a pas excédé les limites fixées par cette disposition (Murphy c. Royaume-Uni, requête no 4681/70, décision de la Commission des 3 et 4 octobre 1972, Recueil de décisions 43, p. 1). La notion de « peine » possédant une portée autonome, la Cour doit, pour rendre efficace la protection offerte par l'article 7, demeurer libre d'aller au-delà des apparences et apprécier elle-même si une mesure particulière s'analyse au fond en une « peine » au sens de cette clause (arrêt Welch c. Royaume-Uni du 9 février 1995, série A no 307-A, p. 13, § 27). Si le texte de la Convention est le point de départ de cette appréciation, la Cour peut être amenée à se fonder sur d'autres éléments dont les travaux préparatoires. Eu égard au but de la Convention qui est de protéger des droits concrets et effectifs, elle pourra aussi prendre en considération le respect d'un équilibre entre l'intérêt général et les droits fondamentaux de l'individu ainsi que les conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques (voir, notamment, l'arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A no 32, pp. 14-16, § 26, et l'arrêt Guzzardi c. Italie du 6 novembre 1980, série A no 39, pp. 34-35, § 95).

146.  La prescription peut se définir comme le droit accordé par la loi à l'auteur d'une infraction de ne plus être poursuivi ni jugé après l'écoulement d'un certain délai depuis la réalisation des faits. Les délais de prescription, qui sont un trait commun aux systèmes juridiques des Etats contractants, ont plusieurs finalités, parmi lesquelles garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et empêcher une atteinte aux droits de la défense qui pourraient être compromis si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur le fondement d'éléments de preuve qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (arrêt Stubbings et autres c. Royaume-Uni du 22 octobre 1996, Recueil 1996-IV, pp. 1502-1503, § 51). 

147.  La Cour constate que, dans son arrêt du 5 avril 1996, la Cour de cassation a notamment déclaré établis, à l'égard de MM. Coëme et Hermanus, des faits de faux et d'usage de faux, qualifiés de crime par le code pénal. En admettant des circonstances atténuantes, elle a toutefois imprimé à ces faits, comme aux autres faits qu'elle a déclarés établis, le caractère de délit. En droit belge, la qualification de l'infraction se détermine non d'après la peine applicable, mais d'après la peine appliquée. C'est donc à la date du jugement qu'il y a lieu de se placer pour fixer, en définitive, le délai de prescription de l'action publique. Dans ces conditions, la Cour de cassation a pris en compte le délai de prescription en matière de délit. Ensuite, en faisant une application immédiate de la loi du 24 décembre 1993, la cour a estimé, après avoir constaté que les faits déclarés établis n'étaient pas prescrits à la date de l'entrée en vigueur de la loi, que le délai de prescription était de cinq ans à partir des faits, éventuellement prolongé d'un nouveau délai de cinq ans à partir d'un acte interruptif régulièrement accompli avant l'expiration du premier délai de cinq ans (paragraphe 57 ci-dessus). 

148.  La Cour note que la solution adoptée par la Cour de cassation se fonde sur sa jurisprudence selon laquelle les lois modifiant les règles de prescription sont désormais considérées, en Belgique, comme des lois de compétence et de procédure. Dès lors, elle s'inspire du principe généralement reconnu selon lequel, sauf dispositions expresses en sens contraire, les lois de procédure s'appliquent immédiatement aux procédures en cours (arrêt Brualla Gómez de la Torre précité, p. 2956, § 35).

149.  La prolongation du délai de prescription introduit par la loi du 24 décembre 1993 et son application immédiate par la Cour de cassation ont, certes, eu pour effet d'étendre le délai durant lequel les faits pouvaient être poursuivis et ont été défavorables pour les requérants, en déjouant notamment leurs attentes. Pareille situation n'entraîne cependant pas une atteinte aux droits garantis par l'article 7 car on ne peut interpréter cette disposition comme empêchant, par l'effet de l'application immédiate d'une loi de procédure, un allongement des délais de prescription lorsque les faits reprochés n'ont jamais été prescrits.

La question d'une éventuelle atteinte à l'article 7 par une disposition qui aurait pour effet de faire renaître la possibilité de sanctionner des faits devenus non punissables par l'effet d'une prescription acquise est étrangère au cas d'espèce et ne doit donc pas être examinée dans la présente affaire, même si, comme le soutient M. Hermanus, la Cour de cassation aurait, en ce qui le concerne, reconnu un effet interruptif à un acte qui n'avait pas cet effet au moment où il avait été posé.

150.  La Cour constate que les requérants, qui ne pouvaient ignorer que les faits reprochés étaient susceptibles d'engager leur responsabilité pénale, ont été condamnés pour des actes pour lesquels l'action publique n'a jamais été éteinte par prescription. Ces actes constituaient des infractions au moment où ils ont été commis et les peines infligées ne sont pas plus fortes que celles qui étaient applicables au moment des faits. Les requérants n'ont pas non plus subi, du fait de la loi du 24 décembre 1993, un préjudice plus grand que celui auquel ils étaient exposés à l'époque où les infractions furent commises (voir, mutatis mutandis, l'arrêt Welch précité, p. 14, § 34).

151.  Partant, les droits des intéressés au titre de l'article 7 de la Convention n'ont pas été enfreints.

III.  sur l'application de l'article 41 de la Convention

152.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

1.  M. Coëme

153.  M. Coëme affirme que le préjudice matériel résultant des violations alléguées de la Convention s'élève à 22 660 749 francs belges (BEF), soit 20 544 024 BEF de pertes de revenus liées à ses activités de député, de bourgmestre et de conseiller communal et à ses mandats au sein de trois sociétés qu'il ne put exercer entre mai 1996 et décembre 1998 ou juin 1999, et 2 116 725 BEF représentant le montant des amendes, confiscations et condamnations civiles prononcées, ainsi que les frais de l'action publique et les frais d'enregistrement. Il demande également à la Cour de prendre en compte certains avantages résultant du mandat de député, sans cependant les chiffrer. Il expose que le lien de causalité entre le dommage et la violation de la Convention est incontestable puisqu'il n'aurait pas pu être condamné si les garanties contenues dans la Convention avaient été respectées. Il ne fait aucune demande au titre du préjudice moral.

154.  Selon le Gouvernement, le requérant n'a pas dûment prouvé l'existence d'un préjudice matériel.

155.  La Cour n'aperçoit pas de lien de causalité entre la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et le dommage matériel. Elle ne peut en effet spéculer sur ce qu'aurait été l'issue d'une procédure conforme à l'article 6 § 1. Partant, elle rejette les prétentions du requérant à ce titre (voir, en dernier lieu, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 73, CEDH 1999-II, et Demir et autres c. Turquie du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI, p. 2660, § 63). Elle estime par ailleurs qu'en l'absence de demande sur ce point, il n'y a pas lieu d'accorder de somme au requérant au titre du dommage moral.

2.  M. Mazy

156.  M. Mazy affirme avoir subi, du fait des violations alléguées de la Convention, un important préjudice matériel et moral. Il précise que son préjudice matériel s'élève à 7 369 768 BEF, soit 6 722 000 BEF de pertes de revenus liées à son mandat d'administrateur-directeur au sein d'une société qu'il ne put poursuivre du fait de sa condamnation et 647 768 BEF représentant le montant des amendes, confiscations et transactions avec les parties civiles à la suite de la condamnation prononcée, ainsi que les frais de l'action publique et les frais d'enregistrement. Il ne détermine par contre pas son préjudice moral.

157.  Le Gouvernement estime que ce requérant n'a pas dûment prouvé l'existence d'un préjudice matériel. Il soutient par ailleurs que le préjudice moral que M. Mazy prétend avoir subi n'est pas suffisamment précisé.

158.  En l'absence de lien de causalité entre la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et le dommage matériel, la Cour rejette les prétentions du requérant à ce titre (paragraphe 155 ci-dessus). En revanche, elle estime que M. Mazy a subi un tort moral certain du fait des violations qu'elle a constatées. Vu son ampleur, le simple constat de ces violations ne saurait le compenser. Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour décide d'octroyer, en équité, la somme de 300 000 BEF à ce titre.

3.  Les héritières de M. Stalport

159.  L'épouse et les filles de M. Stalport estiment que le préjudice matériel subi par leur mari et père s'élève à 68 680 BEF, soit le montant de l'amende et les frais de l'action publique qu'il a dû régler à la suite de sa condamnation. Elles font aussi remarquer qu'il n'a pu poursuivre ses mandats d'administrateur de diverses sociétés, vu la peine qui lui fut infligée. Elles exposent que la comparution du requérant devant la Cour de cassation a été éprouvante, que cette juridiction n'avait pas compétence pour juger l'intéressé et que la procédure suivie n'était pas régulière. En effet, le caractère exceptionnel du procès, qui a duré plus de cinq mois, et sa forte médiatisation ont réduit la confiance qu'avaient en lui ses relations et ont fait obstacle à l'exercice normal et serein de ses activités d'administrateur général, outre les atteintes portées à son honneur et à celui de ses proches. Les épreuves qu'il a traversées et sa condamnation ne sont pas étrangères à la dégradation de son état de santé. L'épouse et les filles de M. Stalport demandent en conséquence l'octroi d'une satisfaction équitable en rapport avec ces dommages matériel et moral. Elles invitent la Cour à la fixer en équité.

160.  Le Gouvernement fait valoir que l'existence d'un préjudice matériel dans le chef de ce requérant n'a pas été dûment prouvée. Relevant que seul le préjudice moral subi par M. Stalport peut être pris en compte, le Gouvernement constate d'abord que ce dommage n'a pas été chiffré, ce qui ne lui permettait pas de se défendre utilement. Il soutient par ailleurs que les atteintes à l'honneur et à la vie professionnelle, à supposer que cette dernière soit distincte du préjudice matériel allégué, résultent non des prétendues violations de la Convention, mais de l'existence des poursuites et de la condamnation. Enfin, la médiatisation résulte de la qualité des personnes poursuivies et de la nature des faits reprochés.

161.  En l'absence de lien de causalité entre la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et le dommage matériel, la Cour rejette les prétentions faites à ce titre (paragraphe 155 ci-dessus). En revanche, elle estime que M. Stalport a subi un tort moral certain du fait des violations qu'elle a constatées (paragraphe 158 ci-dessus). Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour décide d'octroyer, en équité, la somme de 300 000 BEF à ce titre.

4.  M. Hermanus

162.  M. Hermanus affirme avoir subi un important préjudice matériel en raison de frais résultant de l'arrêt du 5 avril 1996 lui-même et de la perte de rémunérations liées aux activités professionnelles qu'il n'a pu poursuivre à la suite de l'interdiction d'exercer, pour un terme de cinq ans, les droits énumérés à l'article 31 du code pénal. Il relève que, du fait de cette interdiction, il a perdu l'ensemble des activités qui constituaient sa vie professionnelle (secrétaire général du ministère de la Communauté française, conseiller au Conseil de la région de Bruxelles-capitale, échevin, président de la SDRB et administrateur d'une société) qui lui avaient procuré, en 1995, des revenus annuels de 8 679 619 BEF. Les amendes, frais de l'action publique et frais de photocopie représentent, pour leur part, une somme de 211 240 BEF. Il expose qu'il a en outre subi un préjudice moral considérable résultant de la perte, au moins temporaire, des fonctions qu'il occupait, du fait de la médiatisation intense du procès et d'attaques de ses adversaires politiques.

163.  Le Gouvernement conteste l'existence d'un préjudice matériel dûment prouvée. Il en fait de même du préjudice moral, non chiffré, en se référant aux considérations développées quant à l'atteinte à la vie professionnelle et à la médiatisation à propos du dommage moral prétendument subi par M. Stalport.

164.  En l'absence de lien de causalité entre la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et le dommage matériel, la Cour rejette les prétentions du requérant à ce titre (paragraphe 155 ci-dessus). En revanche, elle estime que celui-ci a subi un tort moral certain, que le simple constat des violations ne saurait compenser (paragraphe 158 ci-dessus). Dans les circonstances de la cause, la Cour décide d'octroyer, en équité, la somme de 300 000 BEF à ce titre.

5.  M. Javeau

165.  M. Javeau chiffre les divers préjudices matériels résultant des violations alléguées de la Convention à 19 000 000 BEF pour les pertes de revenus, 7 613 927 BEF pour les amendes, contributions, indemnités, confiscations, condamnations civiles, frais de l'action publique et frais d'enregistrement pour lesquels il avait au 25 mai 1999 effectivement payé une somme de 1 559 749 BEF, 606 745 BEF pour sa quote-part d'une condamnation civile prononcée à la suite d'une action engagée sur le fondement de l'arrêt de condamnation du 5 avril 1996, 182 307 BEF pour les frais de copie et photocopie du dossier répressif et les frais de citation de témoins, et 421 075 BEF pour des honoraires de comptable et expert fiscal, auxquels s'ajoute un montant de 39 654 441 BEF représentant les sommes dues au 25 mai 1999 du fait d'un redressement fiscal auquel il a été procédé dès l'origine des poursuites. Il fait aussi état d'un préjudice moral incommensurable, dont l'évaluation ne peut être faite qu'ex aequo et bono et dont il laisse l'appréciation à la Cour. Il expose notamment qu'il a été socialement « assassiné » du seul fait de son jugement par la Cour de cassation où il a été jugé dans des conditions médiatiques, psychologiques et publiques inhabituelles.

166.  Le Gouvernement conteste l'existence d'un préjudice matériel et d'un préjudice moral (d'ailleurs non chiffré) dûment prouvée, en se référant notamment aux considérations développées quant à la médiatisation à propos du dommage moral prétendument subi par M. Stalport.

167.  En l'absence de lien de causalité entre la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et le dommage matériel, la Cour rejette les prétentions du requérant à ce titre (paragraphe 155 ci-dessus). En revanche, elle estime que celui-ci a subi un tort moral certain, que le simple constat des violations ne saurait compenser (paragraphe 158 ci-dessus). Dans les circonstances de la cause, la Cour décide d'octroyer, en équité, la somme de 300 000 BEF à ce titre.

B.  Frais et dépens

1.  M. Coëme

168.  L'intéressé sollicite le remboursement de la somme de 1 222 580 BEF pour les frais exposés devant la commission spéciale de la Chambre des représentants et la Cour de cassation, et la somme de 229 510 BEF pour frais et dépens devant la Cour et la Commission, soit un total de 1 452 090 BEF.

169.  Le Gouvernement estime qu'à défaut de démontrer que les montants réclamés pour les frais devant la commission spéciale de la Chambre des représentants et la Cour de cassation auraient été exposés pour prévenir ou corriger les violations alléguées de la Convention, la demande doit être rejetée sur ce point. Il met aussi en cause certains frais et dépens réclamés pour la procédure devant les organes de la Convention et, notamment, des frais réclamés au titre de la comparution à l'audience du 2 mars 1999, atteignant un montant global de 1 381,60 francs français (FRF). A son estime, ces frais sont totalement indépendants des moyens mis en œuvre pour assurer le respect des garanties conférées par la Convention. D'autres frais réclamés à ce titre, plus précisément des montants de 1 200 FRF et 17 250 BEF et les sommes représentant les frais de déplacement, sont exagérés. Quant aux autres sommes réclamées, il s'en remet à la sagesse de la Cour.

170.  Lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle peut accorder à un requérant le paiement non seulement de ses frais et dépens devant les organes de la Convention, mais aussi de ceux qu'il a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci la violation (voir notamment l'arrêt Hertel c. Suisse du 25 août 1998, Recueil 1998-VI, p. 2334, § 63). En l'espèce, la Cour constate que le requérant n'a pas exposé de tels frais et dépens devant la commission spéciale de la Chambre des représentants. Partant, il y a lieu d'écarter la demande sur ce point. En revanche, les incertitudes constatées en ce qui concerne les règles régissant la procédure devant être suivie par la Cour de cassation ont certainement entraîné, pour le requérant, certains frais complémentaires au cours de cette instance. La Cour estime raisonnable de lui octroyer 200 000 BEF à ce titre. M. Coëme est également habilité à demander le paiement des frais et dépens se rapportant aux procédures devant la Commission et la Cour, y compris pour la rédaction d'une note sur le règlement amiable faite sur le fondement de l'article 38 § 1 b) de la Convention. Du chef de ces procédures, la Cour, statuant en équité sur la base des éléments en sa possession, lui accorde 200 000 BEF.

2.  M. Mazy

171.  Ce requérant sollicite le paiement de 460 190 BEF pour ses frais et dépens devant les organes de la Convention et de 1 000 000 BEF pour les frais et honoraires devant la Cour de cassation.

172.  Le Gouvernement reconnaît que certains montants réclamés par le requérant peuvent, à tout le moins partiellement, concerner des moyens mis en œuvre par le requérant pour faire respecter la Convention devant les juridictions nationales. Le requérant est cependant resté en défaut de démontrer pareille relation pour l'essentiel des frais qu'il prétend avoir engagés devant la Cour de cassation. Dans sa note sur la satisfaction équitable du 29 juillet 1999, le Gouvernement a également soutenu que le requérant n'était pas en mesure de demander le remboursement des frais et dépens engagés devant les organes de la Convention faute de prouver qu'il les avait réellement engagés, puisqu'il n'avait fourni qu'une évaluation de ceux-ci.

173.  En se référant aux considérations développées lors de l'examen de la demande de M. Coëme (paragraphe 170 ci-dessus), la Cour estime que le requérant a nécessairement dû supporter certains frais complémentaires au cours de l'instance devant la Cour de cassation au vu des lacunes constatées en ce qui concerne la connexité et les règles régissant la procédure. Statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour lui alloue la somme de 300 000 BEF pour frais et dépens devant la Cour de cassation et la somme de 460 000 BEF pour ses frais de représentation devant la Commission puis la Cour, que le requérant a démontré avoir engagés en produisant une note d'honoraires (voir, notamment, l'arrêt Zimmermann et Steiner c. Suisse du 13 juillet 1983, série A no 66, p. 14, § 36).

3.  Les héritières de M. Stalport

174.  L'épouse et les filles de M. Stalport demandent le paiement de 687 040 BEF pour ses frais et dépens devant les organes de la Convention et de 872 600 BEF pour les frais et honoraires devant la Cour de cassation.

175.  Le Gouvernement reconnaît que certains montants réclamés par le requérant peuvent, à tout le moins partiellement, concerner les moyens mis en œuvre par le requérant pour faire respecter la Convention devant les juridictions nationales. Les héritières de M. Stalport sont cependant restées en défaut de démontrer pareille relation pour une partie substantielle des frais qu'elles prétendent avoir été engagés devant la Cour de cassation. Dans sa note sur la satisfaction équitable du 29 juillet 1999, le Gouvernement a également soutenu qu'elles n'étaient fondées à demander que le remboursement de 400 000 BEF au titre des frais et dépens engagés devant les organes de la Convention faute de prouver qu'il avait effectivement engagé le reste de la somme postulée. Il fait aussi valoir que le manque de précision de la demande et des pièces justificatives ne permet pas d'apprécier tant l'objet que le bien-fondé et le caractère raisonnable des sommes réclamées.

176.  En se référant aux considérations développées lors de l'examen de la demande de M. Mazy (paragraphe 173 ci-dessus) et statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue la somme de 300 000 BEF pour les frais et dépens de M. Stalport devant la Cour de cassation et la somme de 460 000 BEF pour les frais et dépens devant la Commission puis la Cour, pour lesquels une note d'honoraires a été produite.

4.  M. Hermanus

177.  L'intéressé sollicite le remboursement de la somme de 264 480 BEF pour les frais et honoraires exposés pour la procédure devant le Conseil de la région de Bruxelles-capitale, de la somme de 1 250 000 BEF pour l'instance devant la Cour de cassation et la somme de 497 547 BEF pour frais et dépens devant la Cour et la Commission, soit un total de 2 012 027 BEF.

178.  Le Gouvernement estime qu'à défaut de démontrer que les montants réclamés pour les frais devant le Conseil de la région de Bruxelles-capitale et la Cour de cassation auraient été exposés pour prévenir ou corriger les violations alléguées de la Convention, la demande doit être rejetée sur ce point. En ce qui concerne les frais et dépens pour la procédure devant les organes de la Convention, il relève que certaines diligences reprises dans une note d'honoraires du 3 janvier 1997 y sont totalement étrangères. Quant aux autres sommes réclamées, il s'en remet à la sagesse de la Cour.

179.  En se référant aux considérations développées lors de l'examen des demandes de MM. Coëme et Mazy (paragraphes 170 et 173 ci-dessus) et statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour écarte la demande relative à la procédure devant le Conseil de la région de Bruxelles-capitale et alloue à M. Hermanus la somme de 300 000 BEF pour frais et dépens devant la Cour de cassation. Après avoir pris en compte l'argument du Gouvernement selon lequel certains frais seraient étrangers à la procédure devant les organes de la Convention, elle octroie la somme de 460 000 BEF pour ceux engagés devant la Commission puis la Cour.

5.  M. Javeau

180.  M. Javeau demande le remboursement de 1 119 270 BEF pour frais et honoraires devant la Cour de cassation et 573 973 BEF pour frais et dépens devant les organes de la Convention, dont 23 973 BEF représentent les frais de comparution à l'audience du 2 mars 1999.

181.  Le Gouvernement estime qu'à défaut de démontrer que les montants réclamés pour les frais devant la Cour de cassation et les honoraires des quatre conseils l'ayant assisté devant cette juridiction auraient été exposés pour prévenir ou corriger les violations alléguées de la Convention, la demande doit être rejetée sur ce point. Il en va de même des frais et honoraires de ses trois conseils dans la procédure à Strasbourg, dans la mesure où les états et honoraires de ces avocats présentent exclusivement un décompte global, ne précisent nullement les prestations auxquelles ils se rapportent et ne distinguent pas entre les frais et honoraires. En ce qui concerne les frais liés à la comparution du 2 mars 1999, ils ne sont pas contestés.

182.  En se référant aux considérations développées lors de l'examen de la demande de M. Mazy (paragraphe 173 ci-dessus) et statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour alloue à M. Javeau la somme de 300 000 BEF et la somme de 460 000 BEF, pour respectivement les frais et dépens devant la Cour de cassation et ceux engagés pour sa représentation devant la Commission puis la Cour.

C.  Intérêts moratoires

183.  Selon les informations dont la Cour dispose, le taux d'intérêt légal applicable en Belgique à la date d'adoption du présent arrêt est de 7 % l'an.

 

 

Par ces motifs, la Cour

 

1.      Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention à l'égard de M. Coëme, en ce que l'absence de loi d'application régissant la procédure d'examen du bien-fondé des poursuites dirigées contre les ministres en application de l'article 103 de la Constitution l'a privé d'un procès équitable ;

2.      Dit, à l'unanimité, qu'il ne s'impose pas d'examiner les griefs tirés à ce propos des paragraphes 2 et 3 de l'article 6 de la Convention ;

3.      Dit, à l'unanimité, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention dans la mesure où la Cour de cassation n'était pas un tribunal « établi par la loi » au sens de l'article 6 pour examiner les poursuites contre MM. Mazy, Stalport, Hermanus et Javeau ;

4.      Dit, à l'unanimité, qu'il ne s'impose pas d'examiner le grief tiré à ce propos de l'article 14 de la Convention ;

5.      Dit, à l'unanimité, qu'il ne s'impose pas d'examiner le grief de MM. Mazy, Stalport, Hermanus et Javeau tiré de l'absence de loi de procédure prise en application de l'article 103 de la Constitution ;

6.      Dit, par quatre voix contre trois, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait du refus de la Cour de cassation de soumettre à la Cour d'arbitrage les questions préjudicielles relatives à la connexité et à l'allongement du délai de prescription ;

7.      Dit, à l'unanimité, qu'il ne s'impose pas d'examiner le grief tiré de l'article 13 de la Convention à propos du refus de soumettre à la Cour d'arbitrage les questions préjudicielles ;

8.      Dit, par quatre voix contre trois, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne l'allégation que la Cour de cassation ne constituerait pas un tribunal indépendant et impartial ;

9.      Dit, par quatre voix contre trois, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne l'audition de M. Stalport ;

10.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en ce qui concerne la durée de la procédure d'examen des poursuites dirigées contre M. Hermanus ;

11.  Dit, à l'unanimité, qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 de la Convention ;

12.  Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt est devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention 300 000 BEF (trois cent mille francs belges), pour le dommage moral, à M. Mazy, à M. Hermanus et à M. Javeau, ainsi qu'aux héritières de M. Stalport ;

13.  Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser dans le même délai de trois mois, pour frais et dépens, 400 000 BEF (quatre cent mille francs belges) à M. Coëme et 760 000 BEF (sept cent soixante mille francs belges) à M. Mazy, à M. Hermanus et à M. Javeau, ainsi qu'aux héritières de M. Stalport ;

14.  Dit, à l'unanimité, que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 7 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;

15.  Rejette, à l'unanimité, les demandes de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 22 juin 2000.

 

 

 

 

Erik Fribergh                                                                    Christos Rozakis
     Greffier                                                                                    Président

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante de M. Conforti ;

–  opinion en partie concordante et en partie dissidente de M. Baka.

–  opinion en partie dissidente de M. Lorenzen, à laquelle se rallie M. Rozakis ;

 

                                                                                                                          C.L.R.
                                                                                                                              E.F.


Opinion CONCORDAnte DE M. le juge CONFORTI

La seule partie de l'arrêt sur laquelle je ne suis pas d'accord avec la majorité est le raisonnement qui a conduit celle-ci à distinguer la position de M. Coëme de celle des autres requérants.

A mon avis, l'élément essentiel qui emporte violation de l'article 6 de la Convention dans cette affaire, en ce qui concerne tant la procédure appliquée à M. Coëme que l'application du principe de la connexité aux autres requérants, est l'absence, lors du déroulement du procès devant la Cour de cassation, d'une loi d'application de l'article 103 de la Constitution.

Il est vrai que, en ce qui concerne M. Coëme, l'article 103 prévoyait déjà la compétence de la Cour de cassation. Il est vrai aussi que, compte tenu de la doctrine et des communications faites par le procureur général aux conseils de certains des requérants, ceux-ci pouvaient s'attendre à ce que la procédure criminelle ordinaire leur fût appliquée. Toutefois, dans un pays de droit codifié comme la Belgique – où les règles de procédure relèvent essentiellement de la compétence du législateur et où, depuis plus d'un siècle et demi, le Constituant invite le législateur à adopter des règles à suivre pour la mise en accusation et le jugement des ministres – on ne peut conclure que la procédure était prévue par la loi. Dire que, pour M. Coëme, il s'agissait simplement d'une question d'égalité des armes et d'équité de la procédure, c'est banaliser l'aspect le plus important de l'affaire.

Qu'il soit clair que je n'entends pas par là que, en tant que telle, la Cour de cassation de Belgique, à laquelle je porte tout mon respect, n'est pas un tribunal établi par la loi. Il est évident que la condition « établi par la loi », imposée par l'article 6 § 1 de la Convention, n'est pas remplie si, bien que le tribunal soit légalement constitué, les règles de procédure à appliquer dans un cas d'espèce ne sont pas prévues par la loi, comme notre Cour l'a constaté à propos de la connexité.

J'estime pour conclure que, pas plus que les autres requérants jugés en vertu du principe de connexité, M. Coëme n'a été jugé par un tribunal établi par la loi au sens de l'article 6.


OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE BAKA

(Traduction)

 

Je souscris entièrement à l'opinion concordante de M. Conforti selon laquelle les règles procédurales devant être appliquées par la Cour de cassation en Belgique n'étaient pas établies en l'espèce. J'estime aussi que, du fait de ce défaut procédural, M. Coëme n'a pas été jugé par un tribunal établi par la loi au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Sa position à cet égard ne se distinguait pas de celle des autres requérants.

Je fais toutefois également mienne l'opinion dissidente de M. Lorenzen, rejoint par M. Rozakis. Si la Cour juge qu'un tribunal national ne peut être réputé établi par la loi, au sens de l'article 6 § 1, soit parce qu'il n'était pas légalement constitué, soit – comme c'est le cas en l'espèce – parce que sa procédure n'était pas établie, ce constat dispense d'examiner plus avant les autres griefs tirés de l'article 6 § 1. C'est la raison pour laquelle j'ai voté contre la majorité sur les points 6, 8 et 9 du dispositif de l'arrêt.


OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE M. LE JUGE LORENZEN, à LAQUELLE SE RALLIE M. LE JUGE ROZAKIS

(Traduction)

 

Je souscris au constat de la majorité figurant au paragraphe 108 de l'arrêt : la connexité n'étant pas prévue par la loi, la Cour de cassation n'était pas un tribunal « établi par la loi » au sens de l'article 6 de la Convention pour examiner les poursuites contre M. Mazy, M. Stalport, M. Hermanus et M. Javeau.

La Cour a jugé dans un certain nombre d'arrêts que si une violation de l'article 6 § 1 est constatée au motif qu'un tribunal n'était pas indépendant et impartial, il ne s'impose pas d'examiner d'autres griefs tirés de l'article 6 relativement à la procédure suivie devant le tribunal en question (voir, par exemple, les arrêts Findlay c. Royaume-Uni du 25 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, pp. 282-283, § 80, et Incal c. Turquie du 9 juin 1998, Recueil 1998-IV, p. 1573, § 74).

Cette jurisprudence s'applique a fortiori, d'après moi, aux situations où une violation de l'article 6 § 1 est constatée au motif que le tribunal ne remplissait pas les conditions pour être réputé « établi par la loi ». En conséquence, j'estime qu'il n'était pas nécessaire d'examiner les allégations de violation de l'article 6 § 1 figurant sous les sections I. B. (questions préjudicielles à la Cour d'arbitrage), I. C. (question de savoir si la Cour de cassation était un tribunal indépendant et impartial) et I. D. (question de savoir si l'utilisation comme preuve de l'audition de M. Stalport du 16 mars 1994 a enfreint le droit de ce dernier à un procès équitable). Le grief de M. Hermanus relatif à la durée de la procédure soulève d'autre part une question non couverte par le constat selon lequel la Cour de cassation ne pouvait être considérée comme « établie par la loi » en l'espèce. Toutefois, pour les motifs exprimés dans l'arrêt, j'estime également qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 à cet égard.

 

 



[1].  Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.

1.  Voir le procès-verbal d’audition du 16 mars 1994, réponse aux deuxième et troisième questions citées au paragraphe 27 ci-dessus.

2.  Voir le procès-verbal d’audition du 8 juin 1993, paragraphe 21 ci-dessus.