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Cour européenne des droits de l’homme

 

PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE SY c. ITALIE

(Requête no 11791/20)

 

 

ARRÊT

Art 3 (matériel) • Traitement inhumain et dégradant • Détention, durant deux ans, en prison ordinaire d’une personne bipolaire dans de mauvaises conditions et sans stratégie thérapeutique globale de prise en charge de sa pathologie

Art 5 § 1 a) • Condamnation • Requérant à même, au moment de l’exécution de la peine, de comprendre la finalité de réinsertion sociale de la peine et d’en bénéficier

Art 5 § 1 e) • Maintien en détention ordinaire de l’aliéné malgré son placement dans un établissement adapté ordonné par les tribunaux nationaux • Trois conditions de la jurisprudence Winterwerp réunies • Insuffisance des places disponibles n’étant pas une justification valable

Art 5 § 5 • Absence de moyen pour obtenir réparation à un degré suffisant de certitude

Art 6 § 1 (pénal) • Inexécution de l’arrêt ayant ordonné la remise en liberté du requérant et de l’ordonnance ayant ordonné son placement dans un établissement adapté

Art 34 • Retard de 35 jours excessivement long dans l’exécution de la mesure provisoire de la Cour demandant le placement du requérant dans un établissement adapté

 

STRASBOURG

24 janvier 2022

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.



En l’affaire Sy c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :

 Marko Bošnjak, président,

 Péter Paczolay,

 Krzysztof Wojtyczek,

 Alena Poláčková,

 Erik Wennerström,

 Raffaele Sabato,

 Lorraine Schembri Orland, juges,

et de Renata Degener, greffière de section,

Vu :

la requête (no 11791/20) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet État, M. Giacomo Seydou Sy (« le requérant ») a saisi la Cour le 4 mars 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »),

la mesure provisoire indiquée au gouvernement défendeur en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour (« le règlement »),

les observations des parties,

la décision prise par la Cour le 9 mars 2021 de ne pas accepter la déclaration unilatérale du Gouvernement,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 janvier 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  La requête concerne le maintien du requérant en détention ordinaire, malgré notamment les décisions des tribunaux nationaux ordonnant son placement dans une résidence pour l’exécution des mesures de sûreté (residenza per l’esecuzione delle misure di sicurezza ; « REMS »). Le requérant se plaint de son maintien en détention ordinaire, qu’il estime illégal ; de ses conditions de détention, qu’il juge mauvaises faute d’un traitement spécifique pour ses troubles psychiques ; d’une absence de recours internes ; d’un défaut d’exécution de la décision du 20 mai 2019 par laquelle la cour d’appel avait ordonné sa remise en liberté ; et d’un retard dans l’exécution de la mesure indiquée par la Cour en vertu de l’article 39 de son règlement. Les articles 3, 5 § 1, 5 § 5, 6, 13 et 34 de la Convention sont en cause.

EN FAIT

2.  Le requérant est né en 1994 et réside à Mazzano Romano. Il a été représenté par Mes A. Saccucci, G. Borgna, V. Cafaro et G. Di Rosa, avocats à Rome.

3.  Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. D’Ascia.

4.  Le requérant souffre d’un trouble de la personnalité et d’un trouble bipolaire. Son état mental est aggravé par l’abus de substances psychoactives. A la date de l’introduction de la requête, il était détenu dans la prison de Rebibbia Nuovo Complesso (« Rebibbia NC ») à Rome.

  1. LA PREMIÈRE PROCÉDURE PÉNALE

5.  Accusé de harcèlement contre son ex-compagne, de résistance à un agent public et de coups et blessures, le requérant fut assigné à résidence le 15 juillet 2017 par le juge des investigations préliminaires (giudice per le indagini preliminari ; « GIP ») du tribunal de Rome, à titre de mesure de précaution (misura cautelare).

6.  Le 4 septembre 2017, le requérant s’étant éloigné à maintes reprises de son habitation, le GIP remplaça la mesure par la détention provisoire et demanda à la direction sanitaire de la prison d’établir un rapport sur son état de santé et sur la compatibilité de celui-ci avec la détention, afin d’évaluer la capacité du système pénitentiaire à assurer au requérant l’administration des soins nécessaires.

7.  Le 18 septembre 2017, le GIP sollicita une évaluation psychiatrique de l’intéressé afin de déterminer son état psychologique au moment des infractions et sa dangerosité pour la société.

8.  Le 3 octobre 2017, lors d’une audience contradictoire ad hoc devant le GIP aux fins de la production d’une preuve (incidente probatorio), l’expert G.M. déposa son rapport, dont voici les conclusions :

« M. Sy, qui souffre d’un trouble de la personnalité (...) (caractéristiques de personnalité mixtes de type antisocial et borderline), d’un trouble bipolaire et de troubles connexes, d’un trouble lié à l’usage du cannabis, d’un trouble lié à l’usage de stimulants (cocaïne), se trouvait, au moment des faits (...), à cause d’une phase de décompensation grave, dans une condition d’infirmité de nature à exclure sa responsabilité.

M. Sy doit être considéré, au sens psychiatrique du terme, comme socialement dangereux, ce qui nécessite des soins et une réhabilitation thérapeutique en lieu et place de la détention.

M. Sy est apte à participer de manière consciente à son procès. »

9.  Le 6 octobre 2017, le GIP remplaça la détention provisoire par une mesure de sûreté personnelle provisoire de placement dans une résidence pour l’exécution des mesures de sûreté (residenza per l’esecuzione delle misure di sicurezza ; « REMS ») pendant un an (voir paragraphe 49 ci-dessous), mesure à mettre en œuvre dès que possible. Dans l’intervalle, le requérant devait être placé dans un service approprié.

10.  Le même jour, à la demande du parquet, le GIP décida que l’accusé serait jugé selon la procédure immédiate (« giudizio immediato »).

11.  Le 22 novembre 2017, se fondant sur l’expertise psychiatrique déposée le 3 octobre 2017, le GIP acquitta le requérant au motif que, en raison de son infirmité, il était incapable de contrôler ses actions et il ordonna l’application de la mesure de la détention en REMS pour une durée de six mois. Il releva que la mesure de sureté appliquée au requérant le 6 octobre 2017 n’avait pas été exécutée faute de places dans les structures concernées (paragraphe 9 ci-dessus).

12.  Le requérant affirme avoir été remis en liberté, faute de place en REMS, le 23 décembre 2017, puis avoir rejoint spontanément, le 23 janvier 2018, une communauté de soins spécialisée pour y suivre un traitement thérapeutique personnalisé.

13.  Saisi par le parquet, le juge de l’application des peines (« JAP ») (magistrato di sorveglianza) de Rome réexamina la situation du requérant et, par ordonnance du 14 mai 2018, déposée le 13 juin 2018, il déclara que ce dernier représentait toujours un danger pour la société, mais remplaça la détention en REMS par une liberté surveillée, pour une durée d’un an, à exécuter auprès de la communauté spécialisée. Le juge fonda sa décision en particulier sur le rapport du psychiatre du service public pour les dépendances pathologiques (servizio pubblico per le dipendenze patologiche ; « Ser.D. ») de Rome, lequel estimait que le placement en REMS n’était plus la solution appropriée pour le requérant.

14.  Le requérant affirme que le mois suivant, alors qu’il était toujours soumis à la mesure de la liberté surveillée, il a obtenu l’autorisation de quitter temporairement la communauté. Le 29 juin 2018 il eut une nouvelle crise psychotique causée par la consommation de drogues et il fut conduit aux urgences. Il soutient qu’il a été autorisé à sortir le jour même, mais que, faute d’autorisation du juge, la communauté a refusé de l’accueillir, si bien qu’il est resté en liberté.

  1. LA DEUXIÈME PROCÉDURE PÉNALE

15.  Le 2 juillet 2018, le requérant fut arrêté en flagrant délit de vol aggravé et de résistance à un agent public. Le même jour, le tribunal de Tivoli valida l’arrestation et ordonna sa mise en détention provisoire à Rebibbia NC.

16.  À son entrée en prison, le requérant fut examiné par le psychiatre de Rebibbia NC qui préconisa son placement en isolement et à un niveau élevé de surveillance, ainsi qu’un traitement médical approprié. Il ressort du dossier médical de la prison que le requérant continuait à souffrir d’un trouble de la personnalité et d’un trouble bipolaire et que son état de santé mentale était instable et caractérisé par des idées de grandeur et de persécution confinant au délire. Le psychiatre souligna que le requérant n’avait guère conscience qu’il était malade et qu’il devait se faire soigner, et que, au sujet de la thérapie pharmacologique prescrite, il était sujet à des périodes d’alternance entre l’acceptation et le refus. Vers la fin du mois de juillet 2018, le psychiatre autorisa le transfert du requérant en cellule « ordinaire » avec d’autres détenus, notamment parce que l’état de santé de ce dernier s’était légèrement amélioré. Fin août 2018, il observa chez le requérant un degré élevé d’anxiété et un refus de la thérapie pharmacologique.

17.  Le 26 septembre 2018, à l’audience, le tribunal ordonna l’établissement d’une expertise visant à évaluer l’aptitude du requérant à assister aux débats, son état mental au moment des faits reprochés et son éventuelle dangerosité pour la société.

18.  Dans le rapport déposé le 9 novembre 2018, l’expert, G.M., confirma son diagnostic du 3 octobre 2017 quant à la pathologie du requérant (paragraphe 8 ci-dessus). Il précisa en outre que, lorsque ce dernier avait commis les infractions, il se trouvait dans un état d’infirmité de nature à exclure partiellement sa responsabilité. Il confirma également son évaluation sur la dangerosité sociale du requérant. Il souligna que la nécessité de soins médicaux primait l’impératif de détention et il considéra que le requérant était apte à participer au procès. Le requérant n’étant guère conscient de sa maladie et étant exposé à un risque de nouveaux épisodes de décompensation, l’expert estimait nécessaires :

« (...) l’inclusion [du requérant] dans un programme mixte de thérapie et de réadaptation, prévoyant une pharmacothérapie appropriée (...), et un parcours de réinsertion comprenant des activités de rééducation et de resocialisation, en l’absence desquels le risque de nouvelles phases de décompensation aiguë doit être considéré comme très élevé. »

19.  Le 22 novembre 2018, le tribunal, en se fondant sur l’expertise, constata qu’au moment des faits le requérant se trouvait dans un état d’infirmité qui excluait partiellement sa responsabilité, le déclara responsable des infractions dont il était accusé et le condamna à un an et deux mois de réclusion. Il considéra qu’il n’y avait pas lieu d’ordonner une nouvelle mesure de sûreté définitive de même nature que celle appliquée par le JAP de Rome le 15 mai 2018, la peine globale infligée étant suffisante.

20.  Par une autre décision prononcée le même jour, le tribunal remplaça la détention provisoire par l’assignation à résidence, compte tenu des besoins thérapeutiques du requérant constatés par l’expert (paragraphe 18 ci-dessus).

21.  Le 27 novembre 2018, le requérant n’ayant pas respecté les conditions de son assignation, le tribunal rétablit l’ordonnance de détention provisoire et, le 2 décembre 2018, le requérant fut de nouveau incarcéré à Rebibbia NC.

22.  Les 29 et 31 janvier 2019, après avoir tenté de se suicider, le requérant fut examiné par le psychiatre de la prison qui attesta, dans un rapport du 31 janvier 2019, que son état de santé n’était pas compatible avec la détention ordinaire et qu’un transfert dans un service psychiatrique pénitentiaire ou dans un établissement psychiatrique externe à la prison s’imposait.

23.  Le 4 février 2019, par une ordonnance prise sur la base de l’alinéa 5 de l’article 111 du décret présidentiel no 230 du 30 juin 2000 (voir paragraphe 53 ci-dessous), le tribunal constata la détérioration de l’état de santé psychique du requérant et, le parquet n’ayant pas demandé l’application de mesures de sureté provisoires, il ordonna le placement sans délai du requérant dans un service pénitentiaire pour patients psychiatriques.

24.  Par une décision du 7 février 2019, le département de l’administration pénitentiaire (dipartimento dell’amministrazione penitenziaria ; « le DAP ») ordonna le transfert du requérant dans le service de santé mentale de la prison de Rebibbia NC. Le 21 février 2019, cette décision fut notifiée au tribunal. Le requérant soutient que ce transfert n’a jamais eu lieu.

25.  Par un arrêt no 6998 du 20 mai 2019, déposé le 10 juin 2019, la cour d’appel de Rome, saisie par le requérant, réduisit la peine à onze mois d’emprisonnement, révoqua la mesure de détention provisoire et ordonna la libération du requérant.

26.  Le requérant demeura en détention à Rebibbia NC.

  1. PROCÉDURE DEVANT LE JUGE DE L’APPLICATION DES PEINES DE ROME ET APPLICATION DE L’ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR

27.  Entretemps, par une ordonnance du 21 janvier 2019, déposée le lendemain, le JAP de Rome avait constaté que le requérant, bien que soumis à une mesure de liberté surveillée auprès d’une communauté thérapeutique accordée dans le cadre de la première procédure pénale (voir paragraphe 13 ci-dessus), avait été placé, le 2 juillet 2018, en détention provisoire (voir paragraphe 15 ci-dessus) puis n’avait pas respecté les conditions de l’assignation à résidence ordonnée par le tribunal de Tivoli (voir paragraphe 19 et 21 ci-dessus). En conséquence, il remplaça la mesure de la liberté surveillée par l’application immédiate de la détention en REMS pour une durée d’un an, estimant que cette mesure était la seule adéquate compte tenu de la dangerosité sociale du requérant.

28.  À partir du 5 février 2019, le DAP demanda à plusieurs REMS situées dans la région du Latium d’accueillir le requérant. Lesdites structures répondirent toutefois par la négative, faute de place.

29.  Le 2 septembre 2019, le JAP de Rome demanda alors au DAP de vérifier les disponibilités au sein des REMS situées hors de la région, en soulignant l’urgence d’exécuter la mesure de sûreté et de la prise en charge médicale du requérant toujours détenu à Rebibbia NC. Aucune des REMS sollicitées par le DAP ne put accueillir le requérant, faute de place, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la région.

30.  Le 18 novembre 2019, le requérant demanda au JAP de Rome la réévaluation de sa dangerosité sociale et la possibilité de suivre un parcours thérapeutique dans une structure plus adaptée à son état de santé.

31.  Afin de statuer sur la demande du requérant, le juge pria le service médical de la prison de Rebibbia NC et le centre de santé mentale du service sanitaire local de lui remettre des rapports actualisés sur l’état de santé de l’intéressé et sur les solutions thérapeutiques envisageables. Le rapport du service psychiatrique de Rebibbia NC, en date du 29 décembre 2019, attestait que le requérant était en bonne santé physique et qu’il était constamment suivi par les médecins spécialistes de la prison. Le rapport du centre de santé mentale, en date du 26 février 2020, soulignait la nécessité d’un parcours thérapeutique de type résidentiel et de l’insertion en communauté en lieu et place d’une REMS.

32.  Le 2 mars 2020, estimant insuffisants et contradictoires les éléments qui ressortaient des deux rapports susmentionnés, le JAP désigna un expert psychiatre pour un nouvel examen du requérant.

33.  Le 3 mars 2020, ce dernier demanda à la Cour, en vertu de l’article 39 du règlement, d’indiquer au Gouvernement des mesures aptes à mettre fin à sa détention en prison. Le 26 mars 2020, le Gouvernement produisit un rapport du service de psychiatrie de Rebibbia NC, en date du même jour, qui attestait que le requérant était régulièrement suivi par des spécialistes et qu’il avait atteint un certain équilibre mental.

34.  Le 7 avril 2020, la Cour indiqua au Gouvernement, aux termes de l’article 39 du règlement, d’assurer le transfert du requérant dans une REMS ou autre structure pouvant assurer la prise en charge adéquate, sur le plan thérapeutique, de la pathologie psychique du requérant.

35.  Le 10 avril 2020, à la demande du DAP, le service psychiatrique de Rebibbia NC rédigea un rapport faisant état des soins dispensés en prison au requérant. Ce rapport attestait que ce dernier, à partir du mois d’octobre 2019, parce qu’il se prêtait de bonne grâce aux soins administrés, avait atteint un certain équilibre mental. Le rapport indiquait en outre que le projet thérapeutique et de réadaptation dressé pour le requérant comprenait des visites régulières du psychiatre traitant aux fins du suivi de la thérapie pharmacologique, des rencontres avec le psychologue du service pour les dépendances pathologiques et la participation à des activités sportives. Dans le rapport, il était précisé que le 28 octobre 2019 et le 26 février 2020 les référents des services sanitaires locaux s’étaient réunis afin d’établir un projet thérapeutique et d’identifier une structure d’accueil externe à la prison.

36.  Le 15 avril 2020, le représentant du requérant informa la Cour de ce que son client était détenu en prison et que la lettre qu’il avait adressée aux autorités italiennes pour demander le transfert en communauté thérapeutique disponible à l’accueillir (Santa Maria del Centro Italiano di Solidarietà – CeIS) était restée sans réponse.

37.  Le 27 avril 2020, le Gouvernement indiqua à la Cour qu’il avait informé le JAP de Rome de la mesure provisoire indiquée par la Cour, en précisant que le pouvoir de modifier la mesure du placement en REMS par l’application d’une autre mesure de sûreté moins lourde relevait de la compétence exclusive de l’autorité judiciaire. Quant au transfert, il dit que, nonobstant des demandes répétées, aucune place en REMS ne s’était encore libérée.

38.  Le 30 avril 2020, en réponse aux observations du Gouvernement, le requérant affirma que le transfert pouvait avoir lieu puisqu’il avait déjà trouvé un établissement approprié prêt à l’accueillir. Selon lui, à raison du retard dans l’exécution de la mesure, l’État avait manqué à son obligation au titre de l’article 34 de la Convention.

39.  Le 4 mai 2020, le JAP de Rome reçut l’expertise psychiatrique demandée (voir paragraphe 32 ci-dessus). Cette expertise attestait que le requérant représentait un danger pour la société, quoique dans une moindre mesure parce qu’il avait davantage conscience de sa maladie. L’expert confirma la nécessité pour le requérant d’entreprendre un programme de réadaptation thérapeutique de type résidentiel et indiqua que le placement en communauté spécialisée, telle que la communauté Santa Maria del Centro Italiano di Solidarietà – CeIS, qui avait fait part de disponibilités à partir du 30 avril 2020, apparaissait la solution la plus appropriée.

Les conclusions de l’expertise se lisent comme suit :

« 1. A la date de l’évaluation, l’état mental de M. Sy, qui souffre de trouble bipolaire I et de trouble de personnalité borderline et anti-sociale, conjugués à l’abus de substances psychotropes, apparaissait compensé, sans délires ni hallucinations, (...), par un comportement adéquat et par une bonne adaptation au contexte. La perception de la maladie était suffisamment présente, y compris la nécessité d’être soigné. La dangerosité du point de vue psychiatrique de M. Sy est atténuée par rapport au niveau relevé lors des expertises précédentes, avec une prévalence des besoins de soins et de réadaptation thérapeutique sur l’impératif de détention.

2. Il est nécessaire que le requérant poursuive les soins dans un contexte résidentiel psychiatrique qui permette d’assurer un suivi continu de son état mental, l’administration régulière des traitements pharmacologiques, la non-utilisation de drogues, et des programmes de réadaptation et de réinsertion individualisés, en l’absence desquels le risque de nouvelles phases de décompensation doit être considéré comme très élevé.

3. La structure résidentielle plus appropriée au traitement spécialisé de M. Sy et à la limitation du degré actuel de dangerosité sociale est une communauté à double diagnostic identifiée en accord avec les services locaux (...). Une telle structure s’avère être la plus adaptée aux exigences de soins et aussi de protection de la société (...). La communauté à double diagnostic Santa Maria del CeIS s’est dite disponible pour accueillir M. Sy, lequel a plusieurs fois manifesté son accord et son intention d’y entamer un parcours (...) »

40.  Le 8 mai 2020, le Gouvernement informa la Cour de la disponibilité d’une place au sein de la communauté thérapeutique Santa Maria del Centro Italiano di Solidarietà – CeIS et de ce que les démarches pour y transférer le requérant avaient été entreprises. Le 4 mai 2020, le JAP avait d’ailleurs autorisé le transfert du requérant.

41.  Le 11 mai 2020, le JAP de Rome déclara que la dangerosité du requérant s’était atténuée, révoqua l’ordonnance de détention en REMS et la remplaça par la mesure de sûreté de la liberté surveillée auprès de ladite communauté où le requérant aurait dû suivre un traitement thérapeutique individualisé.

42.  Le 12 mai 2020, le requérant fut transféré en communauté. Il s’enfuit le jour suivant.

43.  Le 5 juin 2020, les Carabinieri signalèrent aux autorités judiciaires que le requérant était introuvable (irreperibile).

44.  Le 8 juin 2020, le JAP de Rome déclara que la dangerosité du requérant s’était aggravée et prononça à nouveau l’application de la mesure de sûreté de la détention en REMS pour une durée d’au moins un an.

45.  Le 11 juin 2020, le parquet ordonna à la police d’arrêter le requérant et de le conduire dans la REMS indiquée par le DAP.

46.  Le 1er juillet 2020, la REMS « Castore » de Subiaco (Rome) indiqua aux autorités qu’une place pour le requérant était disponible à partir du 6 juillet 2020. Le requérant y fut transféré le 27 juillet 2020.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

  1. LE DROIT INTERNE PERTINENT
    1. Les mesures de sureté

47.  Les mesures de sûreté sont réglementées par les articles 199 à 240 du code pénal. Aux termes de l’article 202 § 1, ces mesures « peuvent être appliquées aux seules personnes socialement dangereuses qui ont commis un fait érigé en infraction pénale par la loi ». Est considéré comme étant socialement dangereux l’auteur d’un tel fait « s’il est probable qu’il commette des nouveaux faits érigés en infractions pénales par la loi » (article 203 § 1).

48.  Les mesures de sûreté (imposées par le juge pénal dans son jugement sur le fond, ou dans une décision y faisant suite, en cas de condamnation, lors de l’exécution de la peine ou lorsque le condamné se soustrait volontairement à l’exécution de la peine – article 205) ne peuvent être révoquées que si leur destinataire a cessé d’être socialement dangereux (article 207 § 1). Après l’écoulement du délai minimal fixé par la loi pour chaque mesure, le juge doit réexaminer la personne qui y est soumise, afin de déterminer si elle est encore socialement dangereuse. Dans l’affirmative, il doit fixer la date de l’examen suivant. Il peut toutefois avancer cette date s’il y a des raisons de croire que le danger a cessé (article 208).

49.  Les mesures de sûreté sont d’ordre soit personnel soit patrimonial. Parmi les premières figurent l’internement en établissement de soins et de détention (casa di cura e di custodia), pour les personnes condamnées à une peine réduite en raison d’une maladie mentale ou d’une intoxication chronique par l’alcool ou par les stupéfiants (article 219), ainsi que l’internement en hôpital psychiatrique judiciaire (ospedale psichiatrico giudiziario) pour les personnes acquittées pour les mêmes raisons (article 222) et la liberté surveillée (article 228).

50.  En ce qui concerne l’internement, depuis le 1er avril 2015, les mesures d’internement en établissement de soins et de détention et en hôpital psychiatrique judiciaire sont exécutées dans les REMS, conformément aux décrets-lois no 211 du 22 décembre 2011 et no 52 du 31 mars 2014. Le juge ordonne l’application de la mesure d’internement lorsqu’il existe des éléments attestant qu’aucune autre mesure ne serait apte à assurer à l’intéressé des soins adéquats et à faire face à sa dangerosité. Le 11 mai 2020 le juge des investigations préliminaires de Tivoli a soulevé une question de légitimité constitutionnelle devant la Cour constitutionnelle concernant notamment les normes instituant les REMS et l’absence de compétence du ministère de la Justice en la matière. Par ordonnance no 131 du 24 juin 2021, la Cour constitutionnelle a ouvert une instruction afin d’acquérir des informations quant au fonctionnement des REMS.

51.  En ce qui concerne la liberté surveillée, la personne soumise à cette mesure est « confiée à l’autorité de sûreté publique » pour une durée minimale d’un an ; le juge lui impose les obligations qu’il estime aptes à prévenir la commission de nouvelles infractions. La surveillance doit être exercée de manière à favoriser, par l’intermédiaire du travail, la réadaptation de l’intéressé à la vie sociale (article 228). Si, pendant la liberté surveillée, la personne souffrant d’une maladie mentale se montre à nouveau dangereuse, cette mesure est remplacée par l’internement en établissement de soins et de détention (article 231).

52.  Les mesures de sûreté cumulées à une peine privative de liberté sont appliquées une fois la peine purgée ou éteinte (article 211). L’ordonnance d’hospitalisation dans un établissement de soins et de détention est exécutée une fois la peine de restriction de la liberté personnelle purgée ou éteinte. Néanmoins, le juge, compte tenu de l’état particulier de la maladie mentale du condamné, peut ordonner son hospitalisation avant que l’exécution de la peine restrictive de liberté personnelle ait commencé ou ne se termine (article 220).

53.  L’alinéa 5 de l’article 111 du décret présidentiel du 30 juin 2000 no 230 prévoit que les personnes accusées ou condamnés, lorsqu’apparaît chez elles, au cours de leur séjour en prison, une maladie psychique qui n’appelle pas l’application provisoire de la mesure de sureté ni le placement dans un hôpital psychiatrique judiciaire ou dans un établissement de soins et de détention, sont assignées à un institut ou à une section spéciale pour les malades mentaux.

  1. Autres dispositions légales pertinentes

54.  La validité d’un jugement de condamnation peut être contestée en soulevant un incident d’exécution, comme le prévoit l’article 670 § 1 du code de procédure pénale, lequel dispose, dans ses parties pertinentes :

« Lorsqu’il établit que l’acte n’est pas valide ou qu’il n’est pas devenu exécutoire, [après avoir] évalué aussi sur le fond [nel merito] le respect des garanties prévues pour le cas où le condamné serait introuvable, (...) le juge de l’exécution suspend l’exécution et ordonne si nécessaire la libération de l’intéressé et le renouvellement de la notification irrégulière. Dans ce cas, le délai d’appel recommence à courir. »

55.  L’article 2043 du code civil est ainsi libellé :

« Tout fait illicite qui cause à autrui un dommage oblige celui qui en est l’auteur à le réparer. »

  1. LES RAPPORTS NATIONAUX SUR LA SITUATION CARCÉRALE

56.  Le rapport de l’association Antigone « pour les droits et les garanties dans le système pénal » (Antigone, associazione “per i diritti e le garanzie nel sistema penale”) relatif à la visite de la prison de Rebibbia NC du 16 avril 2019, décrit une situation de surpeuplement (avec 400 détenus en plus par rapport à la capacité réglementaire). D’autres éléments problématiques qui ressortent du rapport sont les conditions précaires des locaux et l’absence d’un service spécialisé pour les détenus souffrant de pathologies psychiques.

57.  Le rapport du Garant des personnes détenues de la région Latium (Garante delle persone sottoposte a misure restrittive della libertà personale della regione Lazio) sur l’activité et les résultats des organes régionaux, relatif à l’année 2018, fait état, entre autres, des mauvaises conditions structurelles dans presque toutes les prisons, de difficultés dans la gestion des pathologies psychiatriques, ainsi que du maintien en détention ordinaire de personnes faisant l’objet d’une mesure de placement en REMS.

58.  Le problème du surpeuplement et des mauvaises conditions des structures ressort également du rapport au Parlement pour l’année 2019 du Garant national des droits des personnes détenues (Garante Nazionale dei diritti delle persone detenute o private della libertà personale).

EN DROIT

  1. SUR LA RECEVABILITÉ
    1. Non-épuisement des voies de recours internes

59.  Le Gouvernement excipe d’un non-épuisement des voies de recours internes au motif que le requérant a omis de contester, devant le juge de l’exécution, sur le fondement des articles 670 et 666 du code de procédure pénale, la légalité de son maintien en détention nonobstant la décision de la cour d’appel du 20 mai 2019 ordonnant sa remise en liberté.

60.  Le requérant soutient que l’incident d’exécution ne permet que de soulever des questions se rapportant à l’existence, à la portée ou à la légitimité, sur le fond et sur la forme, du titre exécutoire sur la base duquel le condamné est détenu. En l’espèce, le Gouvernement n’aurait précisé ni le titre exécutoire à attaquer, ni la cause de nullité ou d’inexistence de ce dernier, selon le requérant parce qu’aucun titre exécutoire ne justifiait sa détention en prison. En outre, le Gouvernement n’aurait pas démontré que l’utilisation de ce recours aurait permis de remédier aux violations alléguées.

61.  La Cour a déjà considéré, au titre de divers articles de la Convention, que, dès lors qu’un requérant a obtenu une décision judiciaire contre l’État, il n’a pas à entamer ultérieurement une procédure pour en obtenir l’exécution.

62.  En particulier, sous l’angle de l’article 5 de la Convention, la Cour a fait observer qu’il est inconcevable que dans un État de droit un individu demeure privé de sa liberté malgré l’existence d’une décision de justice ordonnant sa libération (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 173, CEDH 2004‑II). En effet, il appartient aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs services d’application des lois puissent satisfaire à l’obligation d’éviter toute privation de liberté injustifiée (Ruslan Yakovenko c. Ukraine, no 5425/11, § 68, CEDH 2015).

63.  Quant au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour a dit qu’il serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un État contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. L’exécution d’un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 25, 27 mai 2004, et Assanidzé, précité, §§ 181 et 182). La Cour a souligné, en outre, qu’une personne qui a obtenu un jugement contre l’État n’a normalement pas à ouvrir une procédure distincte pour en obtenir l’exécution forcée (Metaxas, précité, § 19). C’est au premier chef aux autorités de l’État qu’il incombe de garantir l’exécution d’une décision de justice rendue contre celui-ci, et ce dès la date à laquelle cette décision devient obligatoire et exécutoire (Bourdov c. Russie (no 2), no 33509/04, § 69, in fine, CEDH 2009).

64.  En l’espèce, la Cour observe que, le 20 mai 2019, la cour d’appel de Rome a révoqué la détention provisoire et ordonné la libération du requérant, lequel est pourtant resté placé en détention. Les autorités n’ont pas non plus veillé à son transfert dans une REMS, contrairement à ce que prévoyait l’ordonnance du 21 janvier 2019 rendue par le juge de l’application des peines de Rome (paragraphes 25 et 27 ci-dessus). La Cour estime que le principe établi dans l’arrêt Metaxas, précité, s’applique également aux jugements concernant le régime de privation de liberté. Il est de la responsabilité de l’État d’exécuter les décisions de justice sans que la personne intéressée n’ait à engager une procédure ultérieure pour en obtenir l’exécution. Il s’ensuit qu’en l’espèce, compte tenu de l’existence de deux décisions de justice ordonnant, respectivement, le placement en REMS et la cessation de la détention provisoire, le requérant n’était pas dans l’obligation d’introduire un « incident d’exécution » pour faire valoir que la poursuite de sa détention en prison était illégale (voir, mutatis mutandisMetaxas, précité, § 19).

65.  Par conséquent, l’exception de non-épuisement des voies de recours internes doit être rejetée.

  1. Non-respect du délai de six mois

66.  Le Gouvernement excipe d’une tardivité de la requête au motif qu’elle a été introduite le 3 mars 2020, soit bien plus que six mois après la décision de la cour d’appel de Rome du 20 mai 2019 par laquelle la libération du requérant avait été ordonnée (paragraphe 25 ci-dessus).

67.  Le requérant voit dans les violations qu’il allègue une situation continue, puisqu’à la date de l’introduction de la requête il était détenu à Rebibbia NC.

68.  La Cour rappelle que, lorsque la violation alléguée constitue une situation continue contre laquelle il n’existe aucun recours en droit interne, ce n’est que lorsque la situation cesse qu’un délai de six mois commence réellement à courir (Svinarenko et Slyadnev c. Russie [GC], nos 32541/08 et 43441/08, § 86, CEDH 2014 (extraits), et Seleznev c. Russie, no 15591/03, § 34, 26 juin 2008). En particulier, lorsqu’un requérant est détenu, la détention doit être considérée comme une « situation continue » tant que celui-ci est restreint dans le même type de centre de détention, dans des conditions substantiellement similaires. De courtes périodes d’absence, par exemple si l’intéressé a été extrait de l’établissement pour être interrogé ou pour d’autres actes de procédure, n’ont pas d’incidence sur le caractère continu de la détention. En revanche, la remise en liberté de l’intéressé ou son changement de régime de détention, que ce soit au sein ou en dehors de l’établissement en question, est de nature à mettre fin à la « situation continue ». Une plainte relative aux conditions de détention doit donc être déposée dans un délai de six mois à compter de la cessation de la situation incriminée ou, s’il y avait un recours interne effectif à exercer, à compter de la décision définitive intervenue dans le cadre du processus d’épuisement des voies de recours internes (Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, §§ 75-78, 10 janvier 2012, Shishanov c. République de Moldova, no 11353/06, § 65, 15 septembre 2015, et Petrescu c. Portugal, no 23190/17, § 92, 3 décembre 2019).

69.  Examinant la situation du requérant à la lumière des principes ci-dessus, la Cour relève qu’il a été détenu à Rebibbia NC à deux reprises, du 2 juillet 2018 au 22 novembre 2018 et puis du 2 décembre 2018 au 12 mai 2020 (paragraphes 15, 20, 21 et 42 ci-dessus). Étant donné que, dans l’intervalle, le requérant a été assigné à résidence, sa détention ne saurait passer pour une « situation continue » dans sa globalité (Grichine c. Russie, no 30983/02, § 83, 15 novembre 2007, et Dvoynykh c. Ukraine, no 72277/01, § 46, 12 octobre 2006). Cependant, la détention a été continue au cours des deux périodes indiquées.

70.  Il en résulte que l’exception du Gouvernement ne doit être accueillie qu’en ce qui concerne la première période de détention.

71.  La Cour estime que, pour autant qu’ils concernent la seconde période de détention à Rebibbia NC, les griefs ne sont pas tardifs étant donné qu’à la date de l’introduction de la requête le requérant s’y trouvait encore détenu (Strazimiri c. Albanie, no 34602/16, § 94, 21 janvier 2020). Elle limitera donc la portée de son examen à la seconde période de détention.

72.  Eu égard à ce qui précède, la Cour juge que, par rapport à cette dernière période, la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Constatant par ailleurs que le requête ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle la déclare recevable quant à la période de détention allant du 2 décembre 2018 au 12 mai 2020.

  1. SUR LE FOND
    1. Sur la violation de l’article 3

73.  Le requérant soutient que son maintien en détention en milieu pénitentiaire ordinaire, malgré l’avis contraire des psychiatres traitant, l’a empêché de bénéficier d’une prise en charge thérapeutique adéquate pour son état de santé mental, ce qui aurait aggravé celui-ci et ainsi constitué un traitement inhumain et dégradant prohibé par l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

  1. Thèses des parties

74.  Le requérant soutient que les soins médicaux qui lui ont été dispensés à Rebibbia NC n’étaient pas adéquats, en l’absence d’une stratégie thérapeutique visant à soigner sa pathologie ou à en prévenir l’aggravation. Il fait valoir que tous les psychiatres qui l’ont examiné ont attesté que son état de santé était incompatible avec la détention en prison et qu’une prise en charge dans un établissement sanitaire était nécessaire mais qu’il n’a jamais été transféré dans une REMS ou dans toute autre structure sanitaire adaptée à cause d’une absence chronique de places. Il allègue, en outre, qu’il a été placé en milieu carcéral ordinaire et, se référant aux rapports établis par l’association Antigone et par le Garant national et le Garant de la région Latium des droits des personnes détenues, que ses conditions de détention étaient mauvaises (paragraphes 56 et 57 ci-dessus).

75.  Se référant aux rapports médicaux du service psychiatrique de Rebibbia NC, datés du 26 mars et du 10 avril 2020 (voir paragraphes 33 et 35 ci-dessus), le Gouvernement soutient que le requérant a fait l’objet d’un suivi médical constant et d’un projet thérapeutique individualisé comprenant des visites régulières de la part de psychologues et psychiatres, la prescription de médicaments et des activités de groupe. Selon lui, il n’y a donc pas eu violation de l’article 3.

  1. Appréciation de la Cour

a)     Principes applicables

76.  La Cour rappelle que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs les plus fondamentales des sociétés démocratiques. Il prohibe en termes absolus la torture et les peines ou traitements inhumains ou dégradants, quels que soient les circonstances et le comportement de la victime. Pour tomber sous le coup de cette disposition, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la durée du traitement, de ses conséquences physiques ou psychologiques, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Rooman c. Belgique [GC], no 18052/11, § 141, 31 janvier 2019, et les affaires qui y sont citées).

77.  Cette disposition impose à l’État de s’assurer que tout prisonnier est détenu dans des conditions compatibles avec le respect de la dignité humaine, que les modalités d’exécution de la mesure ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention et que, eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement, la santé et le bien-être du prisonnier sont assurés de manière adéquate, notamment par l’administration des soins médicaux requis (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 204, CEDH 2012, et Rooman, précité, § 143).

78.  La Cour a jugé à maintes reprises que la détention d’une personne malade peut poser des problèmes sur le terrain de l’article 3 de la Convention (Matencio c. France, no 58749/00, § 76, 15 janvier 2004, et Mouisel c. France, no 67263/01, § 38, CEDH 2002‑IX) et qu’une telle détention dans des conditions matérielles et médicales inappropriées peut constituer un traitement contraire à l’article 3 (Sławomir Musiał c. Pologne, no 28300/06, § 87, 20 janvier 2009, et Rooman, précité, § 144).

79.  Pour déterminer si la détention d’une personne malade est conforme à l’article 3 de la Convention, la Cour prend en considération la santé de l’intéressé et l’effet des modalités d’exécution de sa détention sur son évolution. Elle a dit que les conditions de détention ne doivent en aucun cas soumettre la personne privée de liberté à des sentiments de peur, d’angoisse et d’infériorité propres à humilier, avilir et briser éventuellement sa résistance physique et morale. Elle a reconnu à ce sujet que les détenus atteints de troubles mentaux sont plus vulnérables que les détenus ordinaires, et que certaines exigences de la vie carcérale les exposent davantage à un danger pour leur santé, renforcent le risque qu’ils se sentent en situation d’infériorité, et sont forcément source de stress et d’angoisse. Une telle situation entraîne la nécessité d’une vigilance accrue dans le contrôle du respect de la Convention (W.D. c. Belgique, no 73548/13, §§ 114 et 115, 6 septembre 2016, et Rooman, précité, § 145). L’appréciation de la situation des individus en cause doit tenir compte de leur vulnérabilité et, dans certains cas, de leur incapacité à se plaindre de manière cohérente, voire à se plaindre tout court, du traitement qui leur est réservé et de ses effets sur eux (Murray c. Pays-Bas [GC], 2016, § 106, Herczegfalvy c. Autriche, 24 septembre 1992, § 82, série A no 244, et Aerts c. Belgique, 30 juillet 1998, § 66, Recueil des arrêts et décisions 1998‑V).

80.  La Cour tient également compte du caractère adéquat ou non des soins et traitements médicaux dispensés en détention. Cette question est la plus difficile à trancher. La Cour rappelle que le simple fait qu’un détenu ait été examiné par un médecin et qu’il se soit vu prescrire tel ou tel traitement ne saurait faire conclure automatiquement au caractère approprié des soins administrés. En outre, les autorités doivent s’assurer que les informations relatives à l’état de santé du détenu et aux soins reçus par lui en détention sont consignées de manière exhaustive, que le détenu bénéficie promptement d’un diagnostic précis et d’une prise en charge adaptée, et qu’il fasse l’objet, lorsque la maladie dont il est atteint l’exige, d’une surveillance régulière et systématique associée à une stratégie thérapeutique globale visant à porter remède à ses problèmes de santé ou à prévenir leur aggravation plutôt qu’à traiter leurs symptômes. Par ailleurs, il incombe aux autorités de démontrer qu’elles ont créé les conditions nécessaires pour que le traitement prescrit soit effectivement suivi (Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, § 137, 23 mars 2016, et Rooman, précité, § 147). La Cour en a conclu que l’absence d’une stratégie thérapeutique globale pour la prise en charge d’un détenu atteint de troubles mentaux peut s’analyser en un « abandon thérapeutique » contraire à l’article 3 (Strazimiri, précité, §§ 108-112).

81.  Dans l’hypothèse où la prise en charge ne serait pas possible sur le lieu de détention, il faut que le détenu puisse être hospitalisé ou transféré dans un service spécialisé (Rooman, précité, § 148).

b)    Application en l’espèce des principes susmentionnés

82.  La Cour constate que nul ne conteste l’existence des problèmes de santé du requérant, notamment son trouble de la personnalité et son trouble bipolaire, aggravés par l’usage de substances psychoactives. L’intéressé souffre de crises psychotiques récurrentes et a tenté de se suicider lorsqu’il était détenu en janvier 2019 (paragraphes 8 et 22 ci-dessus).

83.  La Cour note que le requérant se plaint de l’absence de soins médicaux adéquats et de ses conditions de détention lors de son séjour à Rebibbia NC. Eu égard à ses constats sur la recevabilité (paragraphe 69 ci-dessus), elle prendra en considération la période de détention qui va du 2 décembre 2018 au 12 mai 2020.

84.  La Cour observe que le Gouvernement ne conteste pas que le requérant n’a pas été transféré dans un service pénitentiaire psychiatrique, malgré l’ordonnance rendue par le tribunal de Tivoli le 4 février 2019 et la décision de transfert rendue par le DAP le 7 février 2019 (voir paragraphes 23 et 24 ci-dessus).

85.  La Cour doit donc rechercher si l’état de santé du requérant était compatible avec sa détention en prison, notamment en milieu ordinaire, et examiner si les soins médicaux qui lui ont été dispensés étaient suffisants et appropriés.

86.  Elle relève, tout d’abord, que déjà au cours de la détention à Regina Coeli, le GIP du tribunal de Rome, sur la base des conclusions de l’expertise psychiatrique qui attestait la nécessité d’une prise en charge thérapeutique globale de la pathologie grave du requérant, avait remplacé la détention provisoire par le placement en REMS (paragraphe 9 ci-dessus).

87.  En ce qui concerne la détention à Rebibbia NC, la Cour note que, en novembre 2018, l’expert désigné par le tribunal de Tivoli a dit qu’une prise en charge thérapeutique globale du requérant était nécessaire et devait primer l’impératif de détention (paragraphe 18 ci-dessus). Par la suite, le 21 janvier 2019, le JAP de Rome a ordonné le transfert immédiat du requérant en REMS (paragraphe 27 ci-dessus). Quelques jours après, le psychiatre de la prison a attesté que le requérant était inapte à la détention ordinaire (paragraphe 22 ci-dessus). Le 4 février 2019, le tribunal de Tivoli a ordonné son placement immédiat dans un établissement approprié ou dans un service pénitentiaire pour patients psychiatriques (paragraphe 23 ci-dessus). Par conséquent, la Cour relève – et le Gouvernement ne le conteste pas – que l’état de santé mentale du requérant était incompatible avec la détention en milieu pénitentiaire ordinaire et que, malgré les indications claires et univoques, l’intéressé est resté incarcéré en milieu pénitentiaire ordinaire pendant près de deux ans. Elle ne saurait remettre en question les conclusions auxquelles les spécialistes et les autorités judiciaires internes sont parvenus dans cette affaire et elle estime que le maintien du requérant en milieu pénitentiaire ordinaire était incompatible avec l’article 3 de la Convention (voir, mutatis mutandisContrada c. Italie (no 2), no 7509/08, § 85, 11 février 2014).

88.  Au demeurant, il ressort des documents versés au dossier par les parties que le requérant n’a bénéficié d’aucune stratégie thérapeutique globale de prise en charge de sa pathologie visant à porter remède à ses problèmes de santé ou à prévenir leur aggravation (Blokhin, précité, § 137, Rooman précité, § 147, et Strazimiri, précité, § 108), et ce dans un contexte caractérisé par de mauvaises conditions de détention (Sławomir Musiał, précité, § 95).

89.  Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 1

90.  Le requérant allègue que sa détention était illégale et invoque l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a)  s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

(...)

c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle‑ci ;

(...)

e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

(...) »

  1. Thèses des parties

a)     Le requérant

91.  Le requérant fait valoir d’emblée qu’à partir du 20 mai 2019, date à laquelle la cour d’appel de Rome a ordonné sa libération (paragraphe 25 ci-dessus) et jusqu’au 12 mai 2020, date de son transfert dans une communauté thérapeutique (paragraphe 42 ci-dessus), sa privation de liberté était dépourvue de base légale. Selon lui, l’ordonnance du 21 janvier 2019 par laquelle le JAP de Rome a prononcé son placement dans une REMS, ne pouvait justifier sa détention en prison jusqu’à ce qu’une place se libère (paragraphe 27 ci-dessus). Même à supposer que le placement en REMS eût fondé sa détention à partir du 20 mai 2020, il aurait de toute façon pris fin le 22 janvier 2020, au bout d’un an. Le requérant affirme ensuite que, dès le début, sa détention à Rebibbia NC était irrégulière car elle s’est déroulée en milieu pénitentiaire dans des conditions inadéquates pour une personne souffrant de troubles mentaux et sans qu’il ait reçu un traitement médical approprié et individualisé. Le tribunal de Tivoli aurait d’ailleurs reconnu, le 4 février 2019, l’incompatibilité de ses conditions de santé avec la détention ordinaire et ordonné son placement sans délai dans un service pénitentiaire pour patients psychiatriques (paragraphe 23 ci-dessus).

b)    Le Gouvernement

92.  Le Gouvernement allègue que les autorités ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour transférer le requérant dans une REMS, mais que le placement n’a pas été possible faute de place. Il souligne que les juridictions saisies avaient constaté que le requérant était dangereux et que, pour cette raison il ne pouvait tout simplement pas être libéré. Il observe, à cet égard, que la mesure de sûreté que constitue le placement en REMS est de toute façon une mesure privative de liberté qui est exécutée dans un établissement de soins.

  1. Appréciation de la Cour

a)     Principes applicables

93.  La Cour rappelle que l’article 5 de la Convention garantit un droit de très grande importance dans « une société démocratique  » au sens de la Convention, à savoir le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Avec les articles 2, 3 et 4, l’article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes, et en tant que tel il revêt une importance primordiale. Il a essentiellement pour but de protéger l’individu contre toute privation de liberté arbitraire ou injustifiée (Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) [GC], no 14305/17, § 311, 22 décembre 2020, et Denis et Irvine c. Belgique [GC], nos 62819/17 et 63921/17, § 123, 1er juin 2021).

94.  Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté, sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5 de la Convention. Trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : la règle selon laquelle les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l’importante série de justifications prévues par d’autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la privation de liberté, sur laquelle l’accent est mis de façon répétée du point de vue tant de la procédure que du fond et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ; et l’importance de la promptitude ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis (ibidem, § 312).

95.  Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Denis et Irvine, précité, § 124), ou si elle n’est pas prévue par une dérogation faite conformément à l’article 15 de la Convention, qui permet à un État contractant, « [e]n cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation  », de prendre des mesures dérogatoires à ses obligations découlant de l’article 5 « dans la stricte mesure où la situation l’exige » (Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 224, CEDH 2012).

96.  Le fait qu’un motif soit applicable n’empêche pas nécessairement qu’un autre le soit aussi ; une détention peut, selon les circonstances, se justifier sous l’angle de plus d’un alinéa (Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, § 126, 4 décembre 2018).

97.  De plus, seule une interprétation étroite cadre avec le but de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (ibidem, § 126, et Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016).

98.  Toute privation de liberté doit non seulement relever de l’une des exceptions énoncées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 mais aussi être « régulière ». En matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure (Denis et Irvine, précité, § 125).

99.  En exigeant que toute privation de liberté soit effectuée « selon les voies légales », l’article 5 § 1 impose en premier lieu que toute arrestation ou détention ait une base légale en droit interne. Toutefois, ces termes ne se bornent pas à renvoyer au droit interne. Ils concernent aussi la qualité de la loi ; ils la veulent compatible avec la prééminence du droit, notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention. Sur ce dernier point, la Cour souligne qu’en matière de privation de liberté, il est particulièrement important de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Par conséquent, il est essentiel que le droit interne définisse clairement les conditions dans lesquelles une personne peut être privée de liberté et que la loi elle-même soit prévisible dans son application, de façon à remplir le critère de « légalité » fixé par la Convention, en vertu duquel une loi doit être suffisamment précise pour permettre au justiciable – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (Khlaifia et autres, précité, §§ 91‑92, Del Río Prada c. Espagne [GC], no 42750/09, § 125, CEDH 2013, et Denis et Irvine, précité, § 128).

100.  Il ressort de la jurisprudence de la Cour que par « condamnation » (« conviction » en anglais) au sens de l’article 5 § 1 a), il faut entendre, eu égard au texte français, à la fois une déclaration de culpabilité consécutive à l’établissement légal d’une infraction et l’infliction d’une peine ou autre mesure privative de liberté (Del Río Prada, précité, § 123, et RuslanYakovenko, précité, § 49).

101.  Par ailleurs, le mot « après » figurant à l’alinéa a) n’implique pas un simple ordre chronologique de succession entre « condamnation » et « détention » : la seconde doit en outre résulter de la première, se produire « à la suite et par suite » – ou « en vertu » – de celle-ci. En bref, il doit exister entre elles un lien de causalité suffisant. Toutefois, le lien entre la condamnation initiale et la prolongation de la privation de liberté se distend peu à peu avec l’écoulement du temps. Le lien de causalité exigé par l’alinéa a) pourrait finir par se rompre si une décision de non-élargissement ou de réincarcération d’une personne en arrivait à se fonder sur des motifs incompatibles avec les objectifs visés par la décision initiale de la juridiction de jugement, ou sur une appréciation non raisonnable eu égard à ces objectifs. En pareil cas, un emprisonnement régulier à l’origine se muerait en une privation de liberté arbitraire et, dès lors, incompatible avec l’article 5 (Del Río Prada, précité, § 124, et les affaires qui y sont citées).

102.  Un accusé est considéré comme détenu « après condamnation par un tribunal compétent » au sens de l’article 5 § 1 a) une fois que le jugement le condamnant a été rendu en première instance, même si celui-ci n’est pas encore exécutoire et reste susceptible de recours. La Cour a dit à cet égard que l’expression « après condamnation » ne peut être interprétée comme se limitant à l’hypothèse d’une condamnation définitive, car cela exclurait l’arrestation à l’audience de personnes condamnées ayant comparu libres, indépendamment des recours qui leur seraient encore ouverts (Wemhoff c. Allemagne, 27 juin 1968, p. 23, § 9, série A no 7). De plus, une personne condamnée en première instance et incarcérée dans l’attente de l’issue de la procédure d’appel ne saurait être considérée comme détenue en vue d’être conduite devant l’autorité judiciaire compétente du chef de raisons plausibles de la soupçonner d’avoir commis une infraction, au sens de l’article 5 § 1 c) (Solmaz c. Turquie, no 27561/02, § 25, 16 janvier 2007, et Ruslan Yakovenko, précité, § 46).

103.  En ce qui concerne la justification des détentions relevant de l’alinéa e) de l’article 5 § 1, la Cour rappelle que le terme « aliéné » doit se concevoir selon un sens autonome. Il ne se prête pas à une définition précise, son sens ne cessant d’évoluer avec les progrès de la recherche psychiatrique (Denis et Irvine, précité, § 134).

104.  En ce qui concerne la privation de liberté des personnes atteintes de troubles mentaux, un individu ne peut passer pour « aliéné » et subir une privation de liberté que si les trois conditions suivantes au moins se trouvent réunies : premièrement, son aliénation doit avoir été établie de manière probante ; deuxièmement, le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement ; troisièmement, l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble (voir, parmi beaucoup d’autres, Ilnseher, précité, § 127, Rooman, précité, § 192, et Denis et Irvine, précité, § 135).

105.  Il y a lieu de reconnaître aux autorités nationales un certain pouvoir discrétionnaire quand elles se prononcent sur la nécessité d’interner un individu au motif qu’il est « aliéné », car il leur incombe au premier chef d’apprécier les preuves produites devant elles dans un cas donné ; la tâche de la Cour consiste à contrôler leurs décisions sous l’angle de la Convention (Denis et Irvine, précité, § 136).

106.  Au sujet de la première condition à satisfaire pour pouvoir priver une personne de liberté au motif qu’elle est « aliénée », à savoir démontrer devant l’autorité compétente, au moyen d’une expertise médicale objective, l’existence d’un trouble mental réel, la Cour rappelle que bien que les autorités nationales disposent d’un certain pouvoir discrétionnaire, en particulier quand elles se prononcent sur le bien‑fondé de diagnostics cliniques, les motifs admissibles de privation de liberté énumérés à l’article 5 § 1 appellent une interprétation étroite. Un état mental doit présenter une certaine gravité pour être considéré comme un trouble mental « réel » aux fins de l’alinéa e) de l’article 5 § 1, car il doit être sérieux au point de nécessiter un traitement dans un établissement destiné à accueillir des malades mentaux (Ilnseher, précité, § 129, et Denis et Irvine, précité, § 136).

107.  Aucune privation de liberté d’une personne considérée comme aliénée ne peut être jugée conforme à l’article 5 § 1 e) de la Convention si elle a été décidée sans que l’avis d’un médecin expert ait été demandé. Toute autre approche est synonyme de manquement à l’exigence de protection contre l’arbitraire (Kadusic c. Suisse, no 43977/13, § 43, 9 janvier 2018, et les affaires qui y sont citées). À cet égard, la forme et la procédure retenues peuvent dépendre des circonstances. Il est acceptable, dans des cas urgents ou lorsqu’une personne est arrêtée en raison d’un comportement violent, qu’un tel avis soit obtenu immédiatement après l’arrestation. Dans tous les autres cas, une consultation préalable est indispensable. À défaut d’autres possibilités, du fait par exemple du refus de l’intéressé de se présenter à un examen, il faut au moins demander qu’un expert médical se livre à une évaluation sur la base du dossier, sinon on ne peut soutenir que l’aliénation de l’intéressé a été établie de manière probante (Varbanov c. Bulgarie, no 31365/96, § 47, CEDH 2000‑X, et Constancia c. Pays-Bas (déc.), no 73560/12, § 26, 3 mars 2015).

108.  En ce qui concerne la deuxième condition à laquelle doit satisfaire toute privation de liberté pour cause « d’aliénation », à savoir que le trouble mental revête un caractère ou une ampleur légitimant l’internement, la Cour rappelle qu’un trouble mental peut passer pour présenter une telle ampleur s’il est établi que l’internement s’impose au motif que la personne concernée a besoin, d’une thérapie, de médicaments ou de tout autre traitement clinique pour guérir ou pour voir son état s’améliorer, mais également s’il s’avère nécessaire de la surveiller pour l’empêcher, par exemple, de se faire du mal ou de faire du mal à autrui (ibidem, § 133, et Stanev, précité, § 146).

109.  La date pertinente à laquelle l’aliénation d’une personne doit avoir été établie de manière probante au regard des exigences de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 est celle de l’adoption de la mesure la privant de sa liberté en raison de son état. Comme le montre toutefois la troisième condition minimum à respecter pour que la détention d’un aliéné soit justifiée, à savoir que l’internement ne peut se prolonger valablement sans la persistance du trouble mental, toute évolution éventuelle de la santé mentale du détenu postérieurement à l’adoption de l’ordonnance de placement en détention doit être prise en compte (Denis et Irvine, précité, § 137).

110.  La Cour rappelle que dans certaines circonstances le bien-être d’une personne atteinte de troubles mentaux peut constituer un facteur additionnel à prendre en compte, outre les éléments médicaux, lors de l’évaluation de la nécessité de placer cette personne dans une institution. Néanmoins, le besoin objectif d’un logement et d’une assistance sociale ne doit pas conduire automatiquement à l’imposition de mesures privatives de liberté. Aux yeux de la Cour, toute mesure de protection adoptée à l’égard d’une personne capable d’exprimer sa volonté doit autant que possible refléter le souhait de cette personne. La non-sollicitation de l’avis de celle-ci peut donner lieu à des situations d’abus et entraver l’exercice de leurs droits par les personnes vulnérables ; dès lors, toute mesure prise sans consultation préalable de la personne concernée exige en principe un examen rigoureux (N. c. Roumanie, no 59152/08, § 146, 28 novembre 2017, et Stanev, précité, § 153).

111.  Pour que la détention soit « régulière », il faut qu’il existe un certain lien entre, d’une part, le motif de détention autorisé ayant été invoqué et, de l’autre, le lieu et le régime de la détention. En principe, la « détention » d’une personne motivée par ses troubles mentaux n’est « régulière » au regard de l’alinéa e) du paragraphe 1 que si elle se déroule dans un hôpital, une clinique ou un autre établissement approprié (Ilnseher, précité, § 134, Rooman, précité, § 190, et Stanev, précité, § 147). Par ailleurs, la Cour a eu l’occasion de préciser que cette règle s’applique même lorsque la maladie ou le trouble ne peut être guéri ou que la personne concernée n’est pas susceptible de répondre à un traitement (Rooman, précité, § 190).

112.  L’administration d’une thérapie adéquate est devenue une exigence dans le cadre de la notion plus large de « régularité » de la privation de liberté. Toute détention de personnes souffrant de maladies psychiques doit poursuivre un but thérapeutique, et plus précisément viser à la guérison ou l’amélioration, autant que possible, de leur trouble mental, y compris, le cas échéant, la réduction ou la maîtrise de leur dangerosité. La Cour a souligné que quel que soit l’endroit où ces personnes se trouvent placées, elles ont droit à un environnement médical adapté à leur état de santé, accompagné de réelles mesures thérapeutiques ayant pour but de les préparer à une éventuelle libération (ibidem, § 208).

113.  L’analyse visant à déterminer si un établissement particulier est « approprié » doit comporter un examen des conditions spécifiques de détention qui y règnent, et notamment du traitement prodigué aux personnes atteintes de pathologies psychiques (ibidem, § 210).

114.  La privation de liberté visée à l’article 5 § 1 e) a une double fonction : d’une part une fonction sociale de protection, d’autre part une fonction thérapeutique liée à l’intérêt individuel pour la personne aliénée de bénéficier d’une thérapie ou d’un parcours de soins appropriés et individualisés. La nécessité d’assurer la première fonction ne devrait pas a priori justifier l’absence de mesures visant à accomplir la seconde. Il s’ensuit que, au regard de l’article 5 § 1 e), une décision refusant de libérer une personne internée peut devenir incompatible avec l’objectif initial de détention préventive contenu dans la décision de condamnation si la personne concernée est privée de liberté parce qu’elle risque de récidiver mais qu’en même temps, elle ne bénéficie pas des mesures – telles qu’une thérapie appropriée – nécessaires pour démontrer qu’elle n’est plus dangereuse (ibidem, § 210).

115.  Pour ce qui est de la portée des soins prodigués, la Cour estime que le niveau de traitement médical requis pour cette catégorie de détenus doit aller au-delà des soins de base. Le simple accès à des professionnels de santé, à des consultations ou à des médicaments ne saurait suffire à ce qu’un traitement donné puisse être jugé approprié et, dès lors, satisfaisant au regard de l’article 5. Le rôle de la Cour n’est cependant pas d’analyser le contenu des soins proposés et administrés. Il importe qu’elle soit en mesure de vérifier l’existence d’un parcours individualisé tenant compte des spécificités de l’état de santé mentale de la personne internée dans l’objectif de préparer celle-ci à une réinsertion éventuelle. Dans ce domaine, la Cour accorde aux autorités une certaine marge de manœuvre à la fois pour la forme et pour le contenu de la prise en charge thérapeutique ou du parcours médical en question (ibidem, § 209).

b)    Application en l’espèce des principes susmentionnés

116.  La Cour est appelée à déterminer, à la lumière des principes susmentionnés, si la détention du requérant à Rebibbia NC (paragraphe 15 et suivants ci-dessus) relevait de l’un des motifs autorisant la privation de liberté énumérés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 et si elle était « régulière » aux fins de cette disposition, et donc conforme à l’article 5 § 1.

117.  La Cour examinera, dans un premier temps, la période de détention du requérant entre le 2 décembre 2018, date à laquelle ce dernier a été incarcéré à Rebibbia NC après avoir violé les conditions d’assignation à résidence, et le 20 mai 2019, date de l’arrêt par lequel la cour d’appel de Rome a ordonné sa remise en liberté puis, dans un second temps, la période de détention qui va du 21 mai 2019 jusqu’au 12 mai 2020, date de la sortie de prison du requérant et de son transfert dans une communauté thérapeutique.

  1. La détention entre le 2 décembre 2018 et le 20 mai 2019

α)       Motifs de privation de liberté

118.  La Cour observe que le motif de privation de liberté du requérant concernant cette période de détention ne prête pas à controverse entre les parties. La Cour, compte tenu des circonstances de l’espèce, estime que cette période relève de l’alinéa a) de l’article 5 § 1.

β)       Détention « selon les voies légales »

119.  La Cour doit maintenant déterminer si la détention du requérant pendant la période en cause a été décidée « selon les voies légales ». La Convention renvoie ici essentiellement au droit national et pose l’obligation pour les autorités internes de se conformer aux règles matérielles et procédurales que celui-ci prévoit (Ilnseher, précité, § 135, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 74, 22 octobre 2018).

120.  À ce propos, la Cour considère que cette détention était conforme au droit interne car elle reposait sur l’arrêt de condamnation à un an et deux mois de réclusion prononcé par le tribunal de Tivoli le 22 novembre 2018 et sur la décision du 27 novembre 2018 par laquelle le même tribunal a rétabli l’ordonnance de détention provisoire (paragraphes 19 et 27 ci-dessus).

γ)       Détention « régulière »

121.  Aux fins de l’article 5 de la Convention, la conformité de la détention au droit interne n’est pas décisive à elle seule. Encore faut-il établir que la détention de l’intéressé pendant la période litigieuse était « régulière » au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. La Cour note que le requérant a été détenu de manière régulière après avoir été condamné par un tribunal compétent, et notamment sur la base de l’arrêt de condamnation à un an et deux mois de réclusion.

122.  En ce qui concerne les traitements médicaux fournis en prison, la Cour observe que la question de savoir si un environnement est approprié en termes de soins médicaux pour une personne souffrant de troubles mentaux s’analyse normalement sur le terrain des articles 3 et 5 § 1 e) de la Convention, et non pas sous l’angle de l’article 5 § 1 a). Toutefois, à propos de la peine d’emprisonnement, la Cour a déjà relevé que, si le châtiment demeure l’une des finalités de l’incarcération, les politiques pénales en Europe accordent une importance croissante à l’objectif de réinsertion que poursuit la détention (Vinter et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 66069/09 et 2 autres, § 115, CEDH 2013 (extraits)). De la même manière, la Cour, tout en soulignant que l’une des fonctions essentielles d’une peine d’emprisonnement est de protéger la société, a reconnu le but légitime d’une politique de réinsertion sociale progressive des personnes condamnées à ladite peine (Maiorano et autres c. Italie, no 28634/06, § 108, 15 décembre 2009, et Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 72, CEDH 2002‑VIII). Eu égard aux constats qui précèdent, elle estime que l’absence de soins adéquats pourrait donc poser un problème sous l’angle de l’alinéa a) de l’article 5 § 1 lorsqu’un requérant détenu régulièrement après condamnation souffre d’une pathologie psychique d’une gravité susceptible de l’empêcher de comprendre l’objectif de réinsertion sociale que poursuit la détention et d’en bénéficier.

123.  En l’espèce, la Cour observe que le requérant se plaint uniquement de l’absence d’un parcours thérapeutique adéquat, sans contester, sous l’angle de l’alinéa a) de l’article 5 § 1, l’incompatibilité de sa détention avec son état mental en raison d’une impossibilité de pouvoir saisir la finalité de réinsertion sociale que poursuit la peine d’emprisonnement (paragraphe 91 ci-dessus). En outre, elle note qu’il ressort du dossier, et en particulier de l’expertise psychiatrique du 9 novembre 2018, que le requérant, à l’époque du procès, était apte à y participer de manière consciente (paragraphe 18 ci-dessus). En l’absence d’autres éléments, elle conclut que le requérant était à même, au moment de l’exécution de la peine, de comprendre la finalité de réinsertion sociale que poursuivait la peine et d’en bénéficier.

124.  La Cour en conclut que la détention litigieuse était conforme aux exigences de l’alinéa a) de l’article 5 § 1 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de cette disposition pour la période de détention du 2 décembre 2018 au 20 mai 2019.

  1. La détention entre le 21 mai 2019 et le 12 mai 2020

α)       Motifs de privation de liberté

125.  La Cour rappelle que le requérant soutient qu’à partir du 20 mai 2019, date à laquelle la cour d’appel de Rome a ordonné sa libération, sa privation de liberté était dépourvue de base légale.

126.  Le Gouvernement argue que le requérant est resté en prison à cause de sa dangerosité et du manque de place en REMS et que l’ordonnance de placement en REMS est de toute façon une mesure privative de liberté.

127.  La Cour rappelle que, le 21 janvier 2019, le JAP de Rome a ordonné le placement immédiat du requérant en REMS pour la période d’un an, au motif que cette mesure était la seule adéquate pour faire face à la dangerosité sociale de ce dernier (paragraphe 27 ci-dessus). Elle examinera donc si la détention pouvait se justifier en tant que détention d’un aliéné au sens de l’article 5 § 1 e).

β)       Détention « selon les voies légales »

128.  La Cour constate que l’ordonnance de placement en REMS susmentionnée n’a jamais été exécutée. En ce qui concerne la thèse du Gouvernement selon laquelle cette ordonnance aurait pu justifier le maintien en prison du requérant puisqu’elle prévoyait une mesure privative de liberté, la Cour note que la détention en milieu pénitentiaire et le placement en REMS sont des mesures différentes quant à leurs conditions d’application, leurs modalités d’exécution et le but qu’elles poursuivent. De toute façon, elle estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si la détention du requérant pendant la période en cause a été décidée selon les voies légales, puisque, pour les raisons exposées ci-dessous, cette période de détention ne satisfaisait pas aux exigences de régularité prévues par l’article 5 § 1 e).

γ)       Détention « régulière »

129.  La Cour observe que les trois conditions de la jurisprudence Winterwerp (paragraphe 104 ci-dessus) sont réunies en l’espèce.

130.  En premier lieu, elle note qu’à la date où le placement en REMS a été ordonné, l’aliénation du requérant avait été démontrée devant l’autorité compétente au moyen d’une expertise médicale objective (Ilnseher, précité, § 127, et Rooman, précité, § 192). En l’espèce, comme il est décrit en détail ci-dessus (paragraphe 8), l’expertise psychiatrique communiquée le 3 octobre 2017 au GIP du tribunal de Rome, a conclu que le requérant était atteint d’un trouble de la personnalité et d’un trouble bipolaire, aggravés par l’usage de substances. L’expert a ajouté que le requérant était dangereux pour la société et il a souligné que les besoins thérapeutiques de ce dernier primaient l’impératif de détention. La Cour note que les mêmes conclusions ont par la suite été confirmées par la seconde expertise, communiquée le 9 novembre 2018 devant le tribunal de Tivoli (paragraphe 18 ci-dessus).

131.  La Cour observe, en deuxième lieu, que le JAP de Rome a considéré à juste titre que le trouble mental du requérant revêtait un caractère légitimant l’internement, étant donné que ce dernier, bien qu’en liberté surveillée, avait gravement violé les conditions de celle-ci, et que le placement en REMS était donc la seule solution capable de satisfaire l’impératif de protection sociale (Ilnseher, précité, § 127, et Rooman, précité, § 192).

132.  En troisième lieu, la validité du maintien en détention du requérant était conditionnée par la persistance de son trouble mental. La dernière évaluation de son état de santé, en date du 30 avril 2020, attestait que le requérant représentait encore un danger pour la société, bien que dans une moindre mesure (paragraphe 39 ci-dessus). Rien dans le dossier n’indique que ce risque avait cessé d’exister pendant la période en cause.

133.  Cela étant, la Cour estime, à la lumière des principes jurisprudentiels rappelés ci-dessus (paragraphe 111 ci-dessus), que l’examen de la régularité impose en outre de rechercher si le lien entre le motif censé justifier la privation de liberté et le lieu et les conditions de la détention a perduré tout au long de la mesure d’internement. Elle rappelle qu’en principe la « détention » d’un aliéné ne peut être considérée comme « régulière » aux fins de l’alinéa e) du paragraphe 1 que si elle s’effectue dans un hôpital, dans une clinique ou dans un autre établissement approprié (Ilnseher, précité, § 134, Rooman, précité, § 190, et Stanev, précité, § 147).

134.  La Cour note que la mesure de détention dans une REMS a pour but non pas seulement de protéger la société, mais aussi d’offrir à l’intéressé les soins nécessaires pour améliorer, autant que possible, son état de santé et rendre possible ainsi la réduction ou la maîtrise de sa dangerosité (voir, mutatis mutandisKlinkenbuß c. Allemagne, no 53157/11, § 53, 25 février 2016, Rooman, précité, § 208). Il était donc essentiel qu’un traitement adapté fût proposé au requérant afin de réduire le danger qu’il représentait pour la société. Or, il ressort du dossier que même après l’arrêt par lequel la cour d’appel de Rome avait ordonné sa libération, le requérant n’a pas été transféré dans une REMS. Il a en revanche continué à être détenu en milieu pénitentiaire ordinaire, dans de mauvaises conditions, et n’a pas bénéficié d’une prise en charge thérapeutique individualisée (voir les conclusions sur le terrain de l’article 3, paragraphe 88 ci-dessus).

135.  La Cour rappelle que l’État est tenu, nonobstant les problèmes logistiques et financiers, d’organiser son système pénitentiaire de façon à assurer aux détenus le respect de leur dignité humaine (Muršić c. Croatie [GC], no 7334/13, § 99, 20 octobre 2016, et Neshkov et autres c. Bulgarie, nos 36925/10 et 5 autres, § 229, 27 janvier 2015). Même si, dans un premier temps, un écart entre la capacité disponible et la capacité nécessaire peut être jugé acceptable (mutatis mutandisMorsink c. Pays-Bas, no 48865/99, § 67, 11 mai 2004), le retard dans l’obtention d’une place ne peut pas durer indéfiniment et il n’est acceptable que s’il est dûment justifié. Les autorités doivent démontrer qu’elles ne sont pas demeurées passives mais que, au contraire, elles ont activement recherché une solution et se sont efforcées de surmonter les obstacles qui s’interposaient à l’application de la mesure. En l’espèce, il ressort du dossier que, à partir de février 2019, le DAP a adressé de nombreuses demandes d’accueil aux REMS de la région Latium et à celles présentes sur le territoire national afin de trouver une place pour le requérant, mais sans succès, faute de places disponibles (paragraphes 28 et suivants ci-dessus). La Cour relève que, face à ces refus, les autorités nationales n’ont pas créé de nouvelles places au sein des REMS ni trouvé une autre solution. Il leur revenait d’assurer au requérant qu’une place en REMS serait disponible ou de trouver une solution adéquate. La Cour ne saurait donc considérer l’absence de places comme une justification valable au maintien du requérant en milieu pénitentiaire.

136.  Par conséquent, la privation de liberté du requérant à partir du 21 mai 2019 ne s’est pas déroulée de façon conforme aux exigences de l’alinéa e) de l’article 5 § 1 (Rooman, précité, §§ 190 et de 208 à 210).

137.  Partant, il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 5

138.  Invoquant l’article 5 § 5, le requérant se plaint aussi de n’avoir disposé d’aucun recours effectif qui lui aurait permis d’obtenir réparation du préjudice qu’il dit avoir subi à raison de sa détention contraire à l’article 5 § 1. Selon l’article 5 § 5 de la Convention :

« Toute personne victime d’une arrestation ou d’une détention dans des conditions contraires aux dispositions de cet article a droit à réparation. »

139.  Le Gouvernement soutient que le requérant aurait dû saisir le tribunal d’une action en dommages-intérêts sur la base de l’article 2043 du code civil italien, qui lui aurait permis de demander réparation des dommages subis pour l’atteinte alléguée à sa liberté personnelle.

140.  Le requérant fait valoir que l’article 2043 du code civil n’est pas un recours effectif parce que, selon lui, la charge de la preuve pesant sur la victime du préjudice est excessive, celle-ci étant censée prouver le dol ou la faute lourde de l’administration publique.

141.  La Cour rappelle que l’article 5 § 5 se trouve respecté dès lors que l’on peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4. Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les organes de la Convention. À cet égard, la jouissance effective du droit à réparation garanti par cette dernière disposition doit se trouver assurée à un degré suffisant de certitude (Stanev, précité, § 182, et N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X).

142.  La Cour estime que lorsque l’on peut prétendre de manière défendable qu’il y a eu violation d’un ou de plusieurs droits consacrés par la Convention, la victime doit disposer d’un mécanisme permettant d’établir la responsabilité des fonctionnaires ou d’organes de l’État quant à ce manquement. En outre, dans les cas qui s’y prêtent, une indemnisation des dommages – matériel aussi bien que moral – découlant de la violation doit en principe être possible et faire partie du régime de réparation mis en place (Roth c. Allemagne, nos 6780/18 et 30776/18, § 92, 22 octobre 2020).

143.  Compte tenu de ces éléments, la Cour a conclu, à plusieurs égards, que, lorsqu’il y a un constat de violation d’un article de la Convention, il existe une forte présomption que celle-ci ait causé un préjudice moral à la personne lésée. Partant, les recours prévus au niveau national doivent respecter cette présomption et ne pas subordonner l’indemnisation pécuniaire à l’établissement d’une faute de l’autorité défenderesse.

144.  En ce qui concerne plus particulièrement les recours compensatoires concernant les conditions de détention, la Cour a dit que la charge de la preuve imposée au requérant ne doit pas être excessive (Neshkov et autres, précité, § 184, et Polgar c. Roumanie, no 39412/19, § 82, 20 juillet 2021). Une indemnisation pécuniaire devrait être accessible à toute personne détenue ou ayant été détenue dans des conditions inhumaines ou dégradantes et ayant fait une demande à cet effet. La Cour a dit, à plusieurs reprises, que le constat de non-satisfaction des conditions de détention aux exigences de l’article 3 de la Convention donne lieu à une forte présomption qu’elles ont causé un préjudice moral à la personne lésée (Neshkov et autres, précité, § 190, et Roth, précité, § 93, Ananyev et autres, précité, § 229). Les règles et pratiques internes régissant le fonctionnement du recours compensatoire doivent refléter l’existence de cette présomption plutôt que de subordonner l’indemnisation à la capacité du requérant à prouver, par des preuves extrinsèques, l’existence d’un préjudice moral sous forme de détresse émotionnelle (Neshkov et autres, précité, § 190, et Polgar, précité, § 85). Dès lors, subordonner l’octroi d’une indemnité à la capacité du requérant à prouver la faute des autorités et l’illégalité de leurs actes peut priver d’effectivité les recours existants (Roth, précité, § 93, et les références qui y sont citées). La Cour a rappelé, à ce sujet, que les mauvaises conditions de détention ne sont pas nécessairement le résultat de défaillances imputables à l’administration pénitentiaire, mais qu’elles ont le plus souvent pour origine des facteurs plus complexes, par exemple des problèmes de politique pénale (Rezmiveș et autres c. Roumanie, nos 61467/12 et 3 autres, § 124, 25 avril 2017).

145.  De la même manière, la Cour a jugé qu’un formalisme excessif quant à la preuve à apporter d’un dommage moral causé par une détention irrégulière avait eu pour résultat de priver l’action en responsabilité de l’État de son effectivité au regard de l’article 5 § 5 (Danev c. Bulgarie, no 9411/05, § 34, 2 septembre 2010 et, mutatis mutandisIovtchev c. Bulgarie, no 41211/98, § 146, 2 février 2006). À cet égard, dans les affaires Picaro c. Italie et Zeciri c. Italie, elle a estimé que l’action civile en réparation pour atteinte à la liberté personnelle, prévue par le système juridique italien, ne constituait pas un moyen de recours effectif pour obtenir réparation des violations des paragraphes 1 et 4 de l’article 5 de la Convention, le Gouvernement n’ayant produit aucun exemple démontrant qu’une telle action avait été intentée avec succès dans des circonstances similaires (Picaro c. Italie, no 42644/02, § 84, 9 juin 2005, et Zeciri c. Italie, no 55764/00, § 50, 4 août 2005).

146.  Enfin, sur le terrain de l’article 6, la Cour a rappelé la présomption très solide, quoique réfragable, selon laquelle un délai excessif dans l’exécution d’un jugement obligatoire et exécutoire engendre un dommage moral. Le fait que la réparation du dommage moral dans les affaires de non-exécution soit subordonnée à l’établissement d’une faute de l’autorité défenderesse est difficilement conciliable avec cette présomption. En effet, les retards d’exécution constatés par la Cour ne sont pas nécessairement le fait d’irrégularités commises par l’administration, mais peuvent être imputables à des déficiences du système à l’échelon national et/ou local (Bourdov, précité, § 111).

147.  La Cour observe, en l’espèce, que l’action civile en réparation des dommages prévue par l’article 2043 du code civil – en lequel le Gouvernement voit un recours effectif – exige que le requérant prouve l’existence du fait illicite, le dol ou la faute de l’administration et les dommages subis. La Cour note que le Gouvernement n’a produit aucun exemple démontrant qu’une telle action a été intentée avec succès dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire (Picaro, précité, § 84, et Zeciri, précité, § 50).

148.  À la lumière de ce qui précède, la Cour estime que le requérant ne disposait d’aucun moyen pour obtenir, à un degré suffisant de certitude, réparation des violations de l’article 5 § 1 de la Convention.

149.  Il y a donc eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1

150.  Le requérant se plaint d’une violation du droit à un procès équitable à raison de l’inexécution de la décision de la cour d’appel de Rome du 20 mai 2019. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

151.  Le requérant rappelle les principes établis par la Cour dans l’arrêt Assanidzé, précité, et soutient que les autorités nationales ont l’obligation d’exécuter d’office les décisions judiciaires.

152.  Le Gouvernement allègue que les autorités ont essayé de trouver le plus rapidement possible une place disponible dans une REMS pour le requérant, rappelant que ce dernier était considéré dangereux pour la société et qu’il ne pouvait pas donc être libéré.

153.  Se référant aux principes évoqués au paragraphe 63 ci-dessus, la Cour rappelle que l’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du procès au sens de l’article 6 § 1 de la Convention et que l’inexécution d’une décision de justice définitive et exécutoire retirerait tout effet utile aux garanties consacrées par cet article.

154.  La Cour observe que l’arrêt du 20 mai 2019 par lequel la cour d’appel de Rome a ordonné la remise en liberté du requérant n’a pas été exécuté (paragraphe 25 ci-dessus). En particulier, à la suite de l’ordonnance rendue par le JAP le 21 janvier 2019 (paragraphe 27 ci-dessus), le requérant aurait dû être placé en REMS, mais il est pourtant demeuré en prison. Elle conclut, partant, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 5 § 1

155.  Invoquant l’article 13 combiné avec les articles 3 et 5 § 1, le requérant soutient qu’il n’a pas disposé d’un recours effectif pour se plaindre de l’absence d’une prise en charge thérapeutique adéquate pendant sa détention et qu’il n’a pas pu faire redresser la violation des droits garantis par l’article 5 § 1 de la Convention. La première de ces dispositions est formulée ainsi :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

156.  Les parties renvoient aux arguments qu’elles ont avancés sous l’angle de l’exception de non-épuisement de voies de recours internes.

157.  La Cour considère, à la lumière de sa conclusion au paragraphe 64 ci-dessus et de ses constats sur le terrain des articles 3 et 5 § 1 (paragraphes 88, 124 et 154 ci-dessus), qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les griefs tirés de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 5 § 1 de la Convention.

  1. Sur la violation alléguée de l’article 34 de la Convention

158.  Le requérant soutient que l’Italie a manqué aux obligations qui découlent de l’article 34 de la Convention en raison du retard dans l’exécution de la mesure indiquée par la Cour conformément à l’article 39 de son règlement.

L’article 34 de la Convention dispose :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

  1. Thèses des parties

a)     Le requérant

159.  Le requérant rappelle le rôle vital joué par les mesures provisoires dans le système de la Convention et voit dans le non-respect inexplicable et prolongé de la mesure indiquée par la Cour une violation de son droit de recours individuel garanti par l’article 34 de la Convention.

160.  Le requérant critique la justification invoquée par le Gouvernement pour le retard dans l’exécution de la mesure, notamment l’absence de places dans les REMS, en soutenant que c’est exactement la raison pour laquelle il a introduit une demande devant la Cour. Il ajoute que l’État était, et est, le seul responsable du problème structurel du manque de places dans lesdites structures.

b)    Le Gouvernement

161.  Le Gouvernement soutient que les autorités ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour respecter la mesure provisoire et transférer le requérant dans une REMS. L’obstacle était l’absence de places disponibles dans ces structures. Le confinement entre mars et mai 2020 dû à la pandémie de covid-19 aurait également eu des répercussions sur les activités de l’administration pénitentiaire.

162.  Le Gouvernement souligne en outre que les autorités ne pouvaient pas non plus libérer le requérant, car cela aurait entraîné un risque grave et concret pour la sécurité collective, compte tenu des nombreuses décisions des juridictions nationales qui indiquaient que le requérant était dangereux pour la société.

163.  Enfin, le Gouvernement fait valoir qu’il est pleinement conscient de l’importance de la question de l’insuffisance de places dans les REMS et qu’il est en train de prendre les mesures nécessaires pour résoudre le problème. En particulier, il précise que des discussions sur la réforme de l’accord entre l’État et les régions concernant les REMS sont en cours et qu’un projet spécifique a été présenté à cet égard dans le cadre des réformes du système sanitaire financées dans le cadre du « Recovery Fund » de l’Union européenne.

  1. Appréciation de la Cour

a)     Principes applicables

164.  La Cour rappelle que l’obligation énoncée à l’article 34 in fine exige que les États contractants non seulement s’abstiennent d’exercer des pressions sur les requérants mais aussi se gardent de tout acte ou omission qui, en détruisant ou faisant disparaître l’objet d’une requête, rendrait celle‑ci inutile ou empêcherait la Cour de toute autre manière de l’examiner selon sa méthode habituelle (Mamatkoulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, § 102, CEDH 2005‑I). Il ressort clairement de la finalité de cette règle, à savoir garantir l’effectivité du droit de recours individuel, que les intentions ou raisons sous-jacentes à une action ou omission interdite par l’article 34 n’ont que peu de pertinence lorsqu’il s’agit d’apprécier si cette disposition a été ou non respectée. L’important est de déterminer si la situation engendrée par l’action ou l’omission des autorités est conforme à l’article 34. La même remarque vaut en ce qui concerne le respect des mesures provisoires au titre de l’article 39, puisque de telles mesures sont indiquées par la Cour aux fins de garantir l’efficacité du droit de recours individuel. Il s’ensuit qu’il y aura violation de l’article 34 si les autorités d’un État contractant ne prennent pas toutes les mesures qui pouvaient raisonnablement être envisagées pour se conformer à la mesure indiquée par la Cour (Paladi c. Moldova [GC], no 39806/05, §§ 87-88, 10 mars 2009).

165.  À cet égard, la Cour observe qu’elle applique l’article 39 de façon stricte et, en principe, uniquement lorsqu’il y a un risque imminent de dommage irréparable. Bien qu’il n’existe pas de disposition particulière dans la Convention concernant les domaines d’application, les demandes ont trait le plus souvent au droit à la vie (article 2), au droit de ne pas être soumis à la torture et aux traitements inhumains (article 3), et exceptionnellement au droit au respect de la vie privée et familiale (article 8) ou à d’autres droits garantis par la Convention (Mamatkoulov et Askarov, précité, §§ 103-104).

166.  Pour vérifier si l’État défendeur s’est conformé à la mesure provisoire indiquée, il faut partir du libellé même de celle-ci. La Cour doit vérifier si l’État défendeur a respecté la lettre et l’esprit de la mesure provisoire qui lui avait été indiquée. Dans le cadre de l’examen d’un grief au titre de l’article 34 concernant le manquement allégué d’un État contractant à respecter une mesure provisoire, la Cour ne va pas reconsidérer l’opportunité de sa décision d’appliquer la mesure en question. Il incombe au gouvernement défendeur de lui démontrer que la mesure provisoire a été respectée ou, dans des cas exceptionnels, qu’il y a eu un obstacle objectif qui l’a empêché de s’y conformer et qu’il a entrepris toutes les démarches raisonnablement envisageables pour supprimer l’obstacle et pour tenir la Cour informée de la situation (Paladi, précité, §§ 91-92). Un retard important de la part des autorités dans l’exécution de la mesure provisoire, qui a eu pour conséquence de faire courir au requérant le risque de subir le traitement contre lequel la mesure visait à le protéger, constitue un manquement de l’État à ses obligations au titre de l’article 34 de la Convention (M.K. et autres c. Pologne, nos 40503/17 et 2 autres, §§ 237-238, 23 juillet 2020).

b)    Application en l’espèce des principes susmentionnés

167.  La Cour doit, en l’espèce, examiner si les autorités se sont conformées à la mesure provisoire indiquée par la Cour, qui consistait à assurer le transfert du requérant dans une structure (REMS ou autre) permettant d’assurer la prise en charge adéquate, sur le plan thérapeutique, de sa pathologie psychique.

168.  À cet égard, la Cour note que les autorités internes ont transféré le requérant au sein d’une communauté thérapeutique le 12 mai 2020. Elle constate, dès lors, que le Gouvernement s’est conformé à la mesure provisoire indiquée (paragraphes 33 et 42 ci-dessus).

169.  Ensuite, la Cour doit rechercher si le Gouvernement s’est conformé à la mesure provisoire dans un délai raisonnable. À ce propos, elle observe que les autorités italiennes ont transféré le requérant trente-cinq jours après l’adoption de la mesure par la Cour. Elle constate d’emblée qu’un tel délai apparait en lui-même très long et fait douter de sa compatibilité avec l’article 34 de la Convention.

170.  La Cour doit ensuite vérifier si un tel retard dans l’application de la mesure provisoire était justifié par des circonstances exceptionnelles.

171.  La Cour n’est pas convaincue par l’argument tiré de l’absence de places dans les REMS. En effet, elle rappelle que, déjà le 21 janvier 2019, le JAP de Rome avait remplacé la mesure de la liberté surveillée par l’application immédiate de la détention en REMS (paragraphe 25 ci-dessus). Le Gouvernement était donc conscient de l’impératif de trouver une place dans un établissement adéquat pour le requérant bien avant l’adoption de la mesure provisoire de la Cour. Comme la Cour l’a souligné à plusieurs reprises, il incombe à tout gouvernement d’organiser son système pénitentiaire de manière à garantir le respect de la dignité des détenus, indépendamment de toute difficulté financière ou logistique (Muršić, précité, § 99, et Neshkov et autres, précité, § 229). En l’espèce, il revenait donc au gouvernement italien de trouver pour le requérant, au lieu d’une place en REMS, une autre solution adéquate, comme d’ailleurs la Cour l’avait expressément indiqué (paragraphe 34 ci-dessus). La Cour ne saurait donc considérer l’absence de places dans les REMS comme une justification valable au retard dans l’exécution de la mesure provisoire indiquée par elle.

172.  Deuxièmement, en ce qui concerne le confinement de mars 2020 en Italiela Cour comprend que cette situation a pu avoir des répercussions sur le bon fonctionnement de l’administration. Elle n’est cependant pas convaincue par cet argument car le Gouvernement n’a pas expliqué en quoi le confinement aurait rendu plus compliquée l’obtention d’une place en REMS ou dans autre structure ou retardé le transfert du requérant, étant donné aussi que les autorités internes savaient dès le 21 janvier 2019, donc bien avant le début du confinement, qu’il fallait y transférer le requérant (paragraphe 27 ci-dessus). Partant, les mesures provisoires n’étant communiquées que dans des circonstances exceptionnelles, notamment en cas de risque imminent de dommage irréparable pour le requérant (Mamatkoulov et Askarov, précité, §§ 103-104 et 120), la Cour considère que, bien qu’un certain retard dans l’exécution de la mesure provisoire ait été en l’espèce acceptable dans une situation exceptionnelle telle que celle du confinement, trente-cinq jours apparaissent néanmoins excessifs.

173.  En l’absence d’autres justifications, la Cour conclut que le retard dans l’exécution de la mesure provisoire est excessivement long (M.K. et autres, précité, §§ 237-238) et que, dès lors, les autorités italiennes n’ont pas satisfait aux obligations qui leur incombaient en vertu de l’article 34.

174.  Partant, il y a eu violation de l’article 34 de la Convention.

  1. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 ET 46

175.  Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

176.  Aux termes de l’article 46 de la Convention :

« 1.  Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2.  L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

  1. Article 41
    1. Dommage

177.  Le requérant demande 129 187,74 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. Il considère que la satisfaction équitable qui lui est due doit être calculée sur la base de l’indemnité prévue pour chaque jour de détention illégale selon la loi italienne.

178.  Le Gouvernement soutient que le requérant ne peut pas se servir des critères utilisés par la Cour pour quantifier le montant du dommage résultant d’une détention illégale dans le cas d’une personne qui devait être remise en liberté, car le requérant aurait de toute façon fait l’objet d’une privation de liberté, notamment dans une REMS.

179.  La Cour estime que le requérant a subi un préjudice moral certain en raison de son maintien en internement sans prise en charge adéquate de son état de santé, en violation des articles 3 et 5 § 1 de la Convention. Elle lui octroie 36 400 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

  1. Frais et dépens

180.  Le requérant réclame 53 985,98 EUR au titre des frais et dépens qu’il a engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

181.  Le Gouvernement ne dit rien à cet égard.

182.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 10 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

  1. Intérêts moratoires

183.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

  1. Article 46

184.  En se référant aux principes énoncés dans l’affaire Strazimiri, précitée, le requérant demande à la Cour d’ordonner au Gouvernement d’adopter toutes les mesures générales nécessaires pour garantir que les détenus atteints de troubles mentaux, et destinataires de la mesure de sureté de l’hospitalisation en REMS, y soient rapidement transférés, notamment en augmentant considérablement le nombre de places disponibles dans le système des REMS.

185.  La Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général c’est au premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (voir, entre autres, Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I, et Grande Stevens et autres c. Italie, nos 18640/10 et 4 autres, § 233, 4 mars 2014).

186.  En l’état actuel et à la lumière des informations fournies par les parties, la Cour n’estime pas nécessaire d’indiquer des mesures générales que l’État devrait adopter pour l’exécution du présent arrêt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

  1. Déclare la requête irrecevable pour autant qu’elle concerne la période de détention du 2 juillet au 22 novembre 2018 et recevable pour le reste ;
  2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
  3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention pour la période de détention du 2 décembre 2018 au 20 mai 2019 ;
  4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention pour la période de détention du 21 mai 2019 au 12 mai 2020 ;
  5. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
  6. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
  7. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention ;
  8. Dit qu’il y a eu violation de l’article 34 de la Convention ;
  9. Dit

a)   que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

  1. 36 400 EUR (trente-six mille quatre cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
  2. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

  1. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 janvier 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 Renata Degener                                            Marko Bošnjak
 Greffière                                                       Président