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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Camera)

 

 

 

 

 

AFFAIRE

 

Austin et autres c. Rouyame Uni

 

 

 

(Requêtes n. 39692/09,40713/09,41008/09 )

 

 

 

ARRÊT

 

 

STRASBOURG

 

 

15 mars 2012

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 

 En l’affaire Austin et autres c. Royaume-Uni,

La Cour européenne des droits de l’homme (Grande Chambre), siégeant en une Grande Chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente, 
 Nicolas Bratza,

Jean-Paul Costa, 
 Josep Casadevall, 
 Nina Vajić, 
 Dean Spielmann,

Lech Garlicki,

Ineta Ziemele, 
 Päivi Hirvelä, 
 Giorgio Malinverni, 
 Luis López Guerra, 
 Ledi Bianku, 
 Kristina Pardalos, 
 Ganna Yudkivska, 
 Vincent A. de Gaetano, 
 Angelika Nußberger, 
 Erik Møse, juges, 
ainsi que de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 septembre 2011 et le 15 février 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouvent trois requêtes dirigées contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et soumises à la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») : la première (no 39692/09), introduite le 17 juillet 2009 par une ressortissante britannique, Mme Lois Amelia Austin (« la première requérante »), la deuxième (no 40713/09), introduite le 27 juillet 2009 par M. George Black « (le deuxième requérant »), qui possède les nationalités grecque et britannique, et la troisième (no 41008/09), introduite le 27 juillet 2009 par Mme Browyn Lowenthal (« la troisième requérante »), qui possède les nationalités britannique et australienne, et par un ressortissant britannique, M. Peter O’Shea (« le quatrième requérant »).

2.  La première requérante a été représentée par Mmes Louise Christian, Katharine Craig, Heather Williams QC et Philippa Kaufmann. Le deuxième requérant a été représenté par M. James Welch. Les troisième et quatrième requérants ont été représentés par MM. Ben Emmerson QC, Michael Fordham QC, Alex Bailin et John Halford. Le gouvernement britannique (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. John Grainger, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.

3.  Les requérants dénonçaient leur confinement, lors d’une manifestation dans le centre de Londres, à l’intérieur d’un cordon de police (une mesure désignée par le terme de « kettling » – « enchaudronnement ») pendant une durée ayant pu aller jusqu’à sept heures ; ils y voyaient une privation de liberté contraire à l’article 5 § 1 de la Convention.

4.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 21 septembre 2010, celle-ci a décidé de joindre les requêtes et de les communiquer au Gouvernement. Elle a en outre décidé de se prononcer en même temps sur la recevabilité et le fond des griefs (article 29 § 1 de la Convention). Le 12 avril 2011, la chambre a décidé de se dessaisir en faveur de la Grande Chambre.

5.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

6.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond des requêtes.

7.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 14 septembre 2011 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement 
MM.  J. Grainger,  agent
  D. Pannick QC,  
  J. Segan,  conseils
  C. Papaleontiou, 
Mme   M. Purdasy, conseillers ;

–  pour les requérants 
M.  B. Emmerson QC,  
Mmes  P. Kaufmann QC,  
  A. Macdonald, 
M.  I. Steele,  conseils
Mme  K. Craig, 
MM.  J. Halford, 
  J. Welch, conseillers
Mme  L.A. Austin, 
M.  G. Black, 
Mme  B. Lowenthal, requérants.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Pannick, Mme Kaufmann et M. Emmerson.

EN FAIT

8.  La première requérante est née en 1969 et réside à Basildon ; le deuxième requérant est né en 1949 et vit à Melbourne ; la troisième requérante est née en 1972 et habite à Londres ; le quatrième requérant est né en 1963 et réside à Wembley.

9.  Les faits de la cause peuvent se résumer comme suit.

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  Les récits des requérants concernant ce qu’ils ont vécu le 1er mai 2001

10.  Le 1er mai 2001, lors d’une manifestation dans le centre de Londres, les requérants furent retenus à l’intérieur d’un cordon de police à Oxford Circus (au croisement de Regent Street et de Oxford Street).

11.  La première requérante, Mme Lois Austin, est membre du parti socialiste. Elle avait déjà participé à de nombreuses manifestations, notamment à l’occasion de précédentes fêtes du travail. Le 1er mai 2001, elle laissa sa fille de 11 ans à la crèche, prévoyant d’aller la rechercher à 16 h 30, et se rendit du comté d’Essex au centre de Londres avec son partenaire. Tous deux participèrent à un rassemblement antimondialisation devant le bâtiment de la Banque mondiale, avant de se rendre à pied avec d’autres manifestants à Oxford Circus, où ils arrivèrent vers 14 heures. Vers 15 h 45, Mme Austin voulut quitter la manifestation pour aller chercher sa fille à la crèche. Elle expliqua sa situation à deux des policiers qui formaient le cordon, mais s’entendit répondre qu’elle ne pouvait pas partir et qu’il était impossible de prévoir combien de temps elle devrait rester sur place. Mme Austin prit des dispositions pour qu’une amie aille chercher son enfant à la crèche. Elle fut finalement autorisée à partir vers 21 h 30.

12.  Ce même 1er mai 2001, entre 14 heures et 14 h 30, le deuxième requérant tenta de traverser Oxford Circus pour se rendre dans une librairie située dans Oxford Street. Un policier le prévint qu’il était impossible de descendre Oxford Street, barrée par une foule de manifestants qui s’approchait, et lui conseilla de prendre Margaret Street, une rue parallèle au nord. Le requérant suivit ce conseil mais, entre Margaret Street et Regent Street, il se heurta à un mur de policiers antiémeutes équipés de boucliers et de casques qui se dirigeaient vers le sud. Le requérant fut contraint de s’engager dans Oxford Circus vers 14 h 30. Il demanda immédiatement à quitter le cordon et fut informé que les non-manifestants pouvaient partir par le côté de Oxford Circus qui donnait sur Bond Street mais, lorsqu’il s’y rendit, on lui dit qu’il n’y avait pas d’issue. Il ne put sortir du cordon qu’à 21 h 20.

13.  La troisième requérante n’avait aucun rapport avec la manifestation. Elle travaillait non loin d’Oxford Circus et prenait sa pause-déjeuner lorsque, à 14 h 10, une rangée de policiers qui barrait la rue l’empêcha de retourner sur son lieu de travail. Elle fit demi-tour et tenta de prendre une autre direction mais s’aperçut que cette voie aussi était à présent bloquée par des policiers, qui commencèrent à avancer dans sa direction. La requérante fut retenue à l’intérieur du cordon à Oxford Circus jusqu’à 21 h 35. Comme d’autres personnes, elle demanda à plusieurs reprises à quitter le cordon, mais les policiers auxquels elle s’adressa lui expliquèrent qu’ils avaient ordre de n’autoriser personne à passer.

14.  Le quatrième requérant travaillait également près d’Oxford Circus et il fut lui aussi pris dans le cordon alors qu’il traversait le carrefour pendant sa pause-déjeuner. Il put partir vers 20 heures.

B.  Les procédures internes

1.  La High Court

15.  A la suite des événements du 1er mai 2001, quelque 150 personnes qui avaient été retenues à Oxford Circus prirent contact avec plusieurs cabinets de solicitors dans l’intention d’engager des procédures. Les divers requérants potentiels, leurs représentants légaux et les représentants de la police métropolitaine entrèrent en relation afin de trouver un moyen de traiter les demandes efficacement. Il fut convenu que la première requérante et M. Geoffrey Saxby, un passant pris dans le cordon, serviraient de demandeurs « pilotes ». Tous deux saisirent la High Court d’une demande de dommages-intérêts pour séquestration et, sur le fondement de la loi sur les droits de l’homme, pour violation du droit à la liberté garanti par l’article 5 de la Convention. Au départ, la première requérante évoqua également une atteinte à ses droits à la liberté d’expression et de réunion résultant des articles 10 et 11 de la Convention, mais elle ne donna finalement pas suite à ces griefs. La police métropolitaine s’engagea auprès des représentants légaux des autres demandeurs (y compris les deuxième, troisième et quatrième requérants) à ne pas soulever la forclusion si ceux-ci décidaient d’introduire des actions devant les juridictions internes après la décision sur l’affaire pilote.

a)  Les faits tels qu’établis par le juge Tugendhat

16.  Le procès devant la High Court, présidée par le juge Tugendhat, dura trois semaines, dont six jours consacrés à l’audition des témoins. Le juge entendit dix-huit témoins et deux experts, examina les dépositions de 138 autres témoins ainsi que des milliers de pages de documents et visionna des films vidéo enregistrés au moyen de caméscopes et de caméras de surveillance ou depuis les hélicoptères de la police. Dans son jugement du 23 mars 2005 ([2005] EWHC 480 (QB)), il consacra 500 paragraphes à son appréciation des preuves et à ses constatations de fait. Celles-ci peuvent se résumer comme suit.

17.  Les 18 juin et 30 novembre 1999 ainsi que le 1er mai 2000, Londres avait été le théâtre de très graves troubles à l’ordre public qui, selon la police, étaient susceptibles de se reproduire le 1er mai 2001. Les manifestations organisées à ces trois dates avaient pour thème la contestation du système capitaliste et de la mondialisation. Les organisateurs de l’événement du 18 juin 1999 avaient refusé de coopérer avec la police et avaient diffusé des documents similaires à ceux distribués par les organisateurs de la manifestation du 1er mai 2001. L’après-midi du 18 juin 1999, une foule de 3 000 à 5 000 personnes, qui portaient des masques, avaient causé pour deux millions de livres sterling (GPB) de dommages matériels ainsi que des dommages corporels à des particuliers et des policiers, dont onze avaient dû être emmenés à l’hôpital. A la même époque, des manifestations sur les mêmes sujets avaient également donné lieu à de graves atteintes à l’ordre public dans d’autres pays, notamment à Seattle le 30 novembre 1999 (lors d’une réunion de l’Organisation mondiale du Commerce), à Washington DC le 16 avril 2000 (à l’occasion d’une réunion du Fonds monétaire international), à Melbourne du 11 au 13 septembre 2000 (lors d’un sommet Asie-Pacifique du Forum économique mondial), à Prague le 26 septembre 2000 (à l’occasion d’une autre réunion du Fonds monétaire international) et à Québec le 22 avril 2001 (lors d’une réunion du Sommet des Amériques). Au moment de planifier les opérations pour le 1er mai 2001, il avait été tenu compte des enseignements tirés de ces manifestations et d’autres manifestations antérieures, organisées notamment à Londres, et des recommandations qui avaient été formulées à la suite de ces différents événements.

18.  Pour le 1er mai 2001, la police avait été avertie que deux événements, à savoir un défilé organisé par les syndicats pour la fête du travail et une manifestation des jeunes étudiants socialistes, devaient se dérouler dans plusieurs endroits à Londres. En outre, les renseignements dont elle disposait indiquaient que des militants issus d’une large coalition de groupements écologistes, anarchistes et d’extrême gauche avaient l’intention d’organiser diverses manifestations dans vingt-quatre endroits de Londres correspondant aux cases du jeu de Monopoly. La journée devait se clôturer par un rassemblement à Oxford Circus à 16 heures. Les organisateurs de ce « Monopoly de la Fête du Travail » (May Day Monopoly) n’avaient pas pris contact avec la police ni demandé d’autorisation pour les manifestations, et ils avaient tout fait pour garder le secret sur les lieux et la nature des divers événements. Les participants étaient directement et indirectement encouragés à porter des masques et à se livrer au pillage et à la violence (jugement du juge Tugendhat, §§ 206-225). D’après les renseignements dont disposait la section spéciale de la police (Police Special Branch), on pouvait s’attendre à « un noyau dur de 500 à 1 000 manifestants résolus à chercher la confrontation et la violence, et à occasionner des troubles à l’ordre public ». Selon la section spéciale, cette manifestation représentait l’une des pires menaces pour l’ordre public que Londres eût jamais connues, et il existait un risque réel de dommages corporels graves, voire mortels, et d’atteintes aux biens si la police ne parvenait pas à contrôler effectivement la foule. Le danger concernait aussi bien la population ordinaire que les policiers et les manifestants. Le 24 avril 2001, le maire de Londres avait publié dans le principal journal du soir londonien un article dans lequel il dénonçait les visées destructrices des organisateurs de cette manifestation et appelait tous les Londoniens à s’en tenir à l’écart. Des avertissements similaires étaient parus dans plusieurs autres journaux en mars et avril 2001.

19.  Le plan de la police pour le jour J prévoyait, outre l’intervention de la police montée, le déploiement de près de 6 000 policiers à pied portant des gilets de signalement. C’était pratiquement le plus grand dispositif policier jamais déployé à Londres jusque-là. Les fonctionnaires de police mobilisés pour maintenir l’ordre pendant cette journée étaient les plus expérimentés d’Angleterre. Etant donné que la journée devait s’achever par un rassemblement à 16 heures à Oxford Circus, un système de haut-parleurs y avait été installé. L’opération de police avait pour objectifs stratégiques déclarés de rassurer le public et garantir sa sécurité, permettre et contrôler toute contestation légitime, prévenir les troubles à l’ordre public et protéger des bâtiments clés tels que Buckingham Palace et le Parlement, prévenir les infractions et prendre toutes mesures raisonnables pour appréhender les éventuels délinquants, et, de manière générale, limiter les perturbations dans toute la mesure du possible. Toutefois, la police ne savait pas vraiment à quoi s’attendre ni comment réagir aux éventuels débordements.

20.  Le matin du 1er mai 2001, plusieurs manifestations de taille réduite se déroulèrent à travers Londres. Vers 13 heures, des manifestants commencèrent à se rassembler devant les bureaux de la Banque mondiale, dans la rue Haymarket. Ils se dirigèrent vers Piccadilly Circus, puis remontèrent Regent Street en direction d’Oxford Circus. Vers 14 heures, selon les estimations, plus de 1 500 personnes étaient réunies à Oxford Circus, et la foule grossissait régulièrement. Un certain nombre de personnes dans Regent Street portaient des masques. D’après les services de renseignement de la police, le rassemblement à Oxford Circus devait avoir lieu à 16 heures, et l’ampleur de la foule déjà présente deux heures avant prit au dépourvu les policiers, qui se retrouvèrent en nombre insuffisant dans le secteur pour endiguer le flot des manifestants.

21.  Vers 14 heures, la police décida de mettre en place un cordon pour contenir la foule. La décision fut prise sur la base des informations disponibles, selon lesquelles 500 à 1 000 individus potentiellement violents devaient prendre part aux manifestations du 1er mai, et de l’expérience tirée de manifestations antérieures analogues, et non au vu du comportement de la foule jusque-là. Elle résultait d’un exercice délibéré des pouvoirs de common law accordés à la police pour prévenir des troubles à l’ordre public. Une fois la décision prise, il fallut environ 10 minutes pour mettre en place un cordon lâche et, après l’arrivée de renforts, 20 à 25 minutes pour établir un cordon intégral. Il y avait suffisamment d’espace à l’intérieur du cordon pour que les personnes pussent se déplacer, et il n’y eut pas de bousculades. Cependant, à mesure que l’après-midi avançait, les conditions devinrent pénibles. C’était une journée froide et humide. Les personnes enfermées ne disposaient ni d’eau ni de nourriture, elles n’avaient pas accès à des toilettes et ne pouvaient s’abriter nulle part.

22.  Aucune annonce n’avait accompagné la mise en place du cordon, les policiers craignant que celui-ci ne fût pas assez solide pour résister à un effort concerté de la foule pour forcer le passage. Ce n’est qu’à 16 heures que l’on expliqua par haut-parleurs aux personnes à l’intérieur du cordon que leur confinement avait pour but d’éviter des troubles à l’ordre public. Le commandant des forces de police admit par la suite, lors de sa déposition devant les juridictions internes, que cette annonce aurait pu avoir lieu plus tôt, peut-être vers 15 h 15 ou 15 h 30.

23.  A 14 h 25, cinq minutes après la mise en place du cordon intégral, le Chief Superintendent (commissaire divisionnaire) qui commandait les opérations envisagea de débuter au nord de Regent Street une évacuation contrôlée des personnes à l’intérieur du cordon. Toutefois, la dispersion dut être reportée lorsque des manifestants à l’intérieur et à l’extérieur du cordon se mirent à lancer des projectiles et à faire preuve de violence envers la police et que la foule tenta de forcer le cordon à hauteur de Regent Street. A 14 h 55, une dispersion vers le nord fut de nouveau programmée, puis suspendue en raison de violences émanant de manifestants de chaque côté du cordon. A ce moment-là, d’autres personnes commencèrent à se diriger vers Oxford Circus pour prendre part à l’événement programmé pour 16 heures. Un état de la situation dressé par la police vers 15 h 40 indiquait que des policiers étaient pris en sandwich entre plusieurs rassemblements et devaient faire face à des bousculades et des jets de bouteilles. A 16 h 30, une foule de 400 à 500 personnes qui suivait un groupe de samba passa à proximité du cordon, rendant ainsi la dispersion vers Oxford Street difficile. La situation fut réexaminée à 16 h 55, mais une libération collective fut exclue en raison du risque de violences et de débordements. A 17 h 15, Oxford Street fut le théâtre de troubles graves causés par un noyau de 25 manifestants masqués, qui attirèrent une foule de plusieurs centaines de personnes. A 17 h 20, les personnes à l’intérieur du cordon étaient calmes mais la police hésita à lancer une opération d’évacuation collective en raison de la présence dans le voisinage d’autres regroupements importants et indisciplinés.

24.  A 17 h 55, la police décida d’évacuer les personnes à l’intérieur du cordon. Toutefois, les violences reprirent parmi la foule et, à 18 h 15, l’ordre d’évacuation fut annulé. A 19 heures, l’opération de dispersion débuta, et des petits groupes et des individus furent conduits sous escorte loin du cordon. Toutefois, vers 19 h 20, le processus fut arrêté en raison de difficultés à contrôler les personnes rassemblées en dehors du cordon, dont certaines lançaient de gros pavés et des projectiles enflammés sur les policiers, et parce que les manifestants qui étaient sortis du cordon demeuraient dans le voisinage. A 19 h 30, le processus d’évacuation collective reprit, après l’arrivée de renforts pour accompagner les personnes évacuées hors du cordon. Toutefois, la dispersion fut bientôt de nouveau stoppée lorsqu’il s’avéra que les personnes qui étaient libérées se joignaient à un autre rassemblement important, qui avait précédemment fait preuve de violence, vers le nord dans Great Portland Street. A 20 heures, Portland Place était déserte et la dispersion collective de la foule retenue à Oxford Circus fut reprise, par groupes de dix personnes. A 21 h 45, l’opération était pratiquement terminée. Plus d’une centaine de personnes furent arrêtées à l’issue des troubles à Oxford Circus et dans les alentours. Dans le cadre de la procédure de libération collective, les personnes libérées, ou tout au moins certaines d’entre elles, furent fouillées et photographiées, et leurs noms et adresses enregistrés.

25.  Selon les estimations de la police, il y avait eu au maximum 2 000 personnes à l’intérieur du cordon, et 1 000 dans les rassemblements à l’extérieur de celui-ci. Il se dégageait des documents et films vidéo produits à l’audience que quelque 392 personnes avaient été libérées individuellement au cours de l’après-midi du 1er mai 2001. Il fut admis que ce chiffre n’était probablement pas exact mais, selon les mots du juge Tugenhat, le nombre des libérations individuelles était vraisemblablement « plus proche de 400 que de 200 ». La plupart de ces libérations s’effectuèrent par les côtés nord et sud d’Oxford Circus, très peu de personnes étant évacuées par l’est ou l’ouest. La plupart des libérations enregistrées eurent lieu avant 16 heures ; 12 se produisirent entre 16 heures et 17 heures, 89 entre 17 heures et 18 heures, 59 entre 18 heures et 19 heures et 12 après 19 heures. Les policiers eurent du mal à déterminer les individus qui ne représentaient aucune menace de violence et qu’ils pouvaient donc relâcher individuellement. D’après les rapports de police, certains d’entre eux étaient de simples passants pris dans la manifestation. D’autres furent décrits comme étant des personnes en situation de détresse physique, des femmes enceintes, des personnes âgées ou des enfants.

b)  Les conclusions du juge Tugendhat

26.  Le juge conclut que, eu égard aux violences qui avaient émaillé de précédentes manifestations, aux informations disponibles, au manque de coopération des organisateurs et au comportement de certains des manifestants, la police avait eu des motifs raisonnables de croire à l’existence d’un risque réel qu’il y eût des dommages matériels et que des personnes fussent gravement blessées ou mêmes tuées. Les dangers principaux étaient ceux d’éventuels piétinements ou bousculades, mais il y avait aussi le risque de jets de projectiles. Vu la situation à Oxford Circus, la police, pour prévenir les violences et les dommages corporels, n’avait eu d’autre solution à 14 heures que d’imposer un cordon intégral, et ce choix avait dès lors constitué une réaction proportionnée de la police à la présence de la foule. La mesure de confinement avait visé principalement à assurer la sécurité des personnes – y compris de celles qui se trouvaient à l’intérieur du cordon –, la préservation des biens dans Oxford Street et la protection d’autres droits des tiers. La police avait également eu l’intention d’isoler certaines personnes, le cas échéant en les soumettant à un interrogatoire ou à une fouille.

27.  A partir de 14 h 20, personne à l’intérieur du cordon n’avait plus eu la possibilité de partir sans autorisation. La mesure litigieuse avait ainsi consisté en un strict confinement, avec une liberté de mouvement minimale dans le carrefour d’Oxford Circus, et ses conséquences avaient été sérieuses, la pénibilité de la situation ayant augmenté au fil du temps, mais la police n’avait jamais imaginé que la mesure durerait aussi longtemps et elle avait en permanence évalué la possibilité de libérer la foule en toute sécurité.

28.  La police n’avait eu en pratique aucune possibilité de procéder à une dispersion collective plus tôt qu’elle ne l’avait fait. A certains moments, les issues d’évacuation s’étaient trouvées bloquées par d’autres rassemblements qui tentaient d’accéder à Oxford Circus. Il n’aurait pas été raisonnable ou sûr de permettre à ces groupes de se rassembler en dehors de tout contrôle. En outre, il y avait eu de longues périodes pendant lesquelles la police n’avait pas disposé des effectifs nécessaires pour assurer la dispersion de la foule en toute sécurité, et rien ne donnait à croire que le préfet de police du Grand Londres (Commissioner of Police of the Metropolis) aurait pu ou dû mettre plus de policiers dans les rues ce jour-là. L’une des raisons expliquant l’insuffisance des effectifs avait été le refus d’une part non négligeable de la foule de coopérer avec les policiers formant le cordon. A tout moment, environ 40 % des manifestants s’étaient montrés ouvertement hostiles, provoquant des bousculades, jetant des projectiles ou refusant d’une manière ou d’une autre de coopérer. Les personnes s’étant abstenues de tels actes ne s’étaient pas pour autant dissociées de cette minorité active. Le cordon avait ainsi dû être maintenu par un nombre suffisant de policiers pour pouvoir résister à une poussée concertée de ces personnes en vue de forcer le passage. Une foule coopérative aurait pu être contenue avec moins de policiers, ce qui aurait permis de consacrer une partie des effectifs à l’encadrement de la dispersion. La seconde raison expliquant l’insuffisance des effectifs avait tenu au rejet de l’autorité ou des instructions de la police par d’autres groupes de personnes à l’extérieur du cordon. Les policiers avaient fait de leur mieux dans des circonstances extrêmement difficiles. Les effectifs qui étaient indispensables pour procéder à l’évacuation de la foule à Oxford Circus avaient par nécessité et de façon appropriée été déployés ailleurs. Il n’en résultait pas que les policiers auraient dû laisser la foule confinée à Oxford Circus se disperser en l’absence de tout contrôle. Pareille démarche aurait équivalu, pour la police, à nier son obligation de prévenir les troubles à l’ordre public, son devoir de diligence ainsi que son obligation positive de protéger les manifestants et les tiers – y compris les policiers eux-mêmes – d’un risque de blessures graves, et de préserver les biens d’autrui.

29.  Eu égard aux conditions régnant à Oxford Circus, et en particulier aux difficultés pour la police de distinguer entre les individus pacifiques et les personnes violentes ou potentiellement violentes à l’intérieur du cordon, toute politique d’évacuation autre que celle qui avait été suivie se serait avérée irréalisable. Une fois le cordon en place, tout processus de dispersion contrôlée ne pouvait que prendre beaucoup de temps avant l’évacuation complète de la foule. Il était impossible de dire combien de temps aurait pris l’opération sans les fouilles ou la collecte d’éléments de preuve, mais dans tous les cas ce n’était pas une affaire de vingt minutes. Dès lors qu’il avait été jugé utile d’accompagner le processus d’évacuation de fouilles et d’une collecte d’éléments de preuve, il était normal que l’opération se fût étendue sur la durée qui avait été nécessaire à partir de sa reprise à 19 h 30, à savoir au moins une heure ou deux.

30.  Quant à l’allégation de séquestration, le juge Tugendhat estima que la police avait pu à bon droit invoquer l’excuse de nécessité.

31.  Concernant les griefs tirés de l’article 5, le juge conclut que le confinement à l’intérieur du cordon s’analysait en une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1. Tout en estimant que l’intention n’avait jamais été d’attraire devant un magistrat toutes les personnes enfermées à l’intérieur du cordon à Oxford Circus, il jugea que la mesure avait eu pour but de maîtriser la foule de sorte que la police pût appréhender et traduire en justice toutes les personnes dont on pouvait raisonnablement considérer qu’elles avaient commis des infractions et celles dont l’arrestation s’était avérée nécessaire pour les empêcher de commettre des infractions ; à son sens, cela suffisait à répondre aux exigences de l’article 5 § 1 c).

32.  De plus, le juge Tugendhat estima qu’eu égard aux circonstances inhabituelles de l’affaire, il n’y avait pas eu d’atteinte aux droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion. Il constata qu’aucun des témoins n’avait pu expliquer quel était le but du défilé vers Oxford Circus ou ce qui aurait dû se produire là-bas, ou ailleurs, si le cordon policier n’avait pas été mis en place. Il considéra que les documents diffusés à l’avance par les organisateurs avaient visé à encourager au moins une minorité importante des personnes présentes à se livrer d’une manière ou d’une autre à des débordements et activités répréhensibles, dont probablement des infractions à l’ordre public telles que provocations de rixes, atteintes aux biens et vols. Il conclut que sans le cordon il aurait été en pratique impossible à quiconque, dans ce contexte perturbé, de manifester en toute légalité. Il estima en outre que rien ne démontrait qu’il se fût trouvé à Oxford Circus des personnes qui auraient eu l’intention d’exercer leur droit à la liberté d’expression et qui se seraient heurtées à l’impossibilité de le faire en pratique. Le juge Tugendhat conclut donc que l’affaire concernait non pas la liberté d’expression ou la liberté de réunion, mais l’ordre public et le droit à la liberté, et il rejeta l’ensemble des griefs des demandeurs.

c)  La Cour d’appel

33.  Le juge Tugendhat autorisa Mme Austin et M. Saxby à interjeter appel contre ses conclusions relatives à l’allégation de séquestration et au grief tiré de l’article 5 § 1. Par un arrêt qu’elle rendit le 15 octobre 2007 ([2007] EWCA Civ. 989), la Cour d’appel débouta les intéressés.

34.  Concernant l’allégation de séquestration, la Cour d’appel estima que pour prévenir un risque de troubles à l’ordre public par autrui, la police pouvait à bon droit prendre des mesures entravant ou restreignant l’exercice légal de leurs droits par des tiers innocents, sous réserve qu’elle eût d’abord recouru à tous les autres moyens possibles pour éviter des troubles à l’ordre public et protéger les droits d’autrui, et que les mesures prises fussent raisonnablement nécessaires et proportionnées. Appliquant ce critère en l’espèce, elle estima que, dans les circonstances de la manifestation à Oxford Circus, le confinement de Mme Austin avait été légitime car nécessaire pour prévenir un trouble imminent à l’ordre public par autrui.

35.  Quant au grief fondé sur l’article 5, la Cour d’appel conclut que la détention litigieuse ne s’analysait pas en une privation de liberté. Le Master of the Rolls, Sir Anthony Clarke, qui rendit l’arrêt de la Cour d’appel, formula les considérations suivantes :

« 102.  (...) [I]l faut tout d’abord déterminer si les appelants ont dès le départ subi une privation de liberté. Pour nous, il est évident que non. La situation à ce moment-là ne se distinguait pas radicalement, en termes de détention, de plusieurs autres situations d’enfermement ou d’emprisonnement évoquées par le juge de première instance qui ne seraient pas considérées comme des privations de liberté au sens de l’article 5 § 1. Un match de football fournit peut-être un bon exemple. Il est en effet courant que les spectateurs soient retenus pendant un intervalle de temps qui peut se prolonger, en partie pour leur propre protection, en partie (dans certains cas) pour éviter des actes de violence, par exemple des affrontements entre supporters de camps opposés (...) On peut citer d’autres exemples (...) notamment des situations où des automobilistes se retrouvent dans l’impossibilité, quelquefois pendant plusieurs heures, de quitter une autoroute en conséquence d’une intervention de la police à la suite d’un accident de la circulation. En pareil cas, il peut être nécessaire que la police oblige des particuliers à rester dans certains endroits pendant une période plus longue que ce qui était prévu au départ.

103.  A notre avis, il s’agissait clairement en l’espèce d’une situation de ce type. D’après les constatations factuelles du juge de première instance, la police n’avait pas d’autre choix que de mettre en place le cordon, ce qu’elle a fait. Elle avait prévu une dispersion organisée sur deux ou trois heures afin d’éviter les violences. Le juge a exposé les divers objectifs de la mesure, qui comprenaient la sécurité et la prévention d’infractions pénales par certains manifestants, dont beaucoup ne purent être identifiés. Dans ces conditions, nous estimons que la mise en place initiale du cordon ne peut raisonnablement passer pour avoir constitué une détention arbitraire que les autorités de Strasbourg qualifieraient de privation de liberté au sens de l’article 5 § 1. Pour ces raisons, nous estimons que le juge a commis une erreur de principe lorsqu’il a conclu que les appelants avaient été détenus irrégulièrement à partir de 14 h 20.

104.  Cela posé, il nous incombe d’examiner à nouveau la question qui reste à trancher : celle de savoir si les intéressés ont été irrégulièrement détenus par la suite. Pour nous, la réponse à cette question est « non ». Ainsi, par exemple, (...) à plusieurs reprises dans l’après-midi, la police donna l’ordre de commencer une évacuation contrôlée, pour estimer ensuite que le processus ne pouvait être mené à bien. (...) Par trois fois, la décision de disperser la foule vers le nord dut être réexaminée ou suspendue en raison du comportement de manifestants à l’intérieur ou à l’extérieur de la zone de rétention, ce qui explique que la phase finale de l’évacuation ne put commencer qu’à 20 h 02 (...) Pendant toute cette période, les violences furent très nombreuses, même si, il faut le souligner, les appelants n’y étaient pour rien (...) Comme l’a conclu le juge de première instance (...) il ne s’agissait pas juste d’une foule statique de manifestants à Oxford Circus encadrée par la police et retenue sur place pendant sept heures. Il y avait une situation dynamique, chaotique et confuse, qui impliquait également, aux alentours du cordon, un grand nombre d’autres contestataires qui posaient de graves menaces à l’ordre public et représentaient un risque pour les policiers qui formaient le cordon et ceux qui se trouvaient à l’intérieur.

105.  Dans ces conditions, on ne saurait raisonnablement considérer qu’une situation qui, à l’origine, n’avait pas les caractéristiques d’une privation de liberté s’est à un certain point transformée en une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Partant, contrairement au juge de première instance, nous concluons que, compte tenu de l’ensemble des circonstances pertinentes, il n’y a pas eu privation de liberté arbitraire au sens de la Convention. »

d)  La Chambre des lords

36.  Mme Austin, comme M. Saxby, fut autorisée à saisir la Chambre des lords quant aux questions relevant de l’article 5 § 1 de la Convention. La haute juridiction examina l’affaire les 24 et 25 novembre 2008. Le 28 janvier 2009, elle rendit un arrêt unanime par lequel elle rejetait le recours au motif que, la première requérante n’ayant pas été privée de sa liberté, l’article 5 § 1 ne trouvait pas à s’appliquer ([2009] UKHL 5).

37.  Lord Hope of Craighead, avec lequel l’ensemble des autres Lords marquèrent leur accord, précisa comme suit son interprétation de la notion de « privation de liberté » :

« 23.  L’application de l’article 5 § 1 aux mesures de contrôle des foules est une question sur laquelle, semble-t-il, la Cour de Strasbourg n’a encore jamais été amenée à se prononcer. Aussi n’existe-t-il pas de lignes directrices précises pour déterminer si l’article 5 § 1 est mis en jeu lorsque la police restreint les déplacements d’individus dans l’unique but d’éviter des atteintes aux personnes ou aux biens. La nécessité d’adopter de telles mesures dans l’intérêt général n’est cependant pas nouvelle. Pareilles mesures s’avèrent par exemple souvent indispensables lors de matches de football pour garantir que les supporters des deux camps n’en viennent pas à des situations d’affrontement pouvant conduire à la violence. Des restrictions à la liberté de mouvement peuvent également être imposées par la police à des automobilistes dans l’intérêt de la sécurité routière après un accident sur une autoroute, ou pour empêcher des riverains de s’approcher trop près d’un incendie ou de la scène d’un acte terroriste. On remarquera que jusqu’à présent nul n’a jamais prétendu que pareilles restrictions, quand elles sont proportionnées et dénuées d’arbitraire, soient contraires à l’article 5 § 1.

24.  On peut estimer que, comparativement aux exemples que je viens de mentionner, les restrictions étant résultées du cordon de police imposé en l’espèce étaient d’un degré et d’une intensité supérieurs. Mais Lord Pannick QC a soutenu au nom de la défense que l’on ne pouvait raisonnablement ignorer le but de la mesure restrictive ou les circonstances dans lesquelles elle avait été prise. Selon lui, l’idée même de détention n’avait effleuré personne, et on n’aurait jamais parlé de privation de liberté si le cordon n’était resté en place qu’une vingtaine de minutes. Le fait que ce cordon eût été maintenu pendant un intervalle beaucoup plus long ne devrait à son sens faire aucune différence, l’impossibilité de libérer quiconque du cordon plus tôt ayant tenu à des circonstances indépendantes de la volonté de la police. Pour déterminer si en l’espèce la mesure prise tombait sous l’empire de l’article 5 § 1, il faudrait se livrer à un exercice de mise en balance entre les droits de l’individu et les intérêts de la société. Il conviendrait certes de tenir pleinement compte du fait que l’article 5 consacre un droit fondamental d’importance cruciale, mais l’impossibilité de justifier une atteinte à ce droit en dehors des cas énumérés aux alinéas a) à f) ne ferait que souligner la nécessité de définir soigneusement les limites de son champ d’application.

25.  Me Williams QC a au contraire soutenu pour le compte de l’appelante que le but de la mesure est sans pertinence. Selon elle, le caractère nécessaire et proportionné de la réponse est certes une condition préalable pour établir la légalité de la mesure aux fins des alinéas a) à f) de l’article 5 § 1, mais cela n’irait pas plus loin. Il n’y aurait aucune mise en balance à faire s’agissant d’examiner la question initiale de l’applicabilité de l’article 5 § 1 aux mesures adoptées par la police. Le but de la mesure et l’exercice de mise en balance seraient des questions à rattacher à l’examen des cas énumérés aux alinéas a) à f).

Le but doit-il être pris en compte ?

26.  Bien entendu, dans chaque espèce la décision sur la question de savoir s’il y a eu privation de liberté dépend grandement des faits de la cause. Les décisions sur l’application de l’article 5 entièrement dictées par les faits ne sont pas d’une grande utilité. Celles, en revanche, qui peuvent passer pour illustrer des questions de principe présentent un intérêt. En l’espèce, on peut tirer des enseignements de certaines de ces décisions pour déterminer dans quelle mesure il convient de prendre en compte le but ou l’objectif de la mesure en question lorsqu’on examine si celle-ci tombe ou non sous l’empire de l’article 5 § 1.

27.  Si le but est un élément à prendre en compte, ce doit être pour permettre la mise en balance de ce que la mesure cherche à atteindre et des intérêts de la personne concernée. L’idée qu’une mise en balance devrait intervenir au stade initial, lorsque l’applicabilité de l’article 5 § 1 est examinée, ne ressort en aucune façon des affaires Engel c. Pays-Bas (no 1) ([1976] 1 EHRR 647) ou Guzzardi c. Italie ([1980] 3 EHRR 333) et elle ne peut aucunement être fondée sur le libellé de la disposition elle-même. Mais je pense qu’il existe par ailleurs dans la jurisprudence de la Cour suffisamment d’éléments indiquant que la question de la mise en balance est inhérente aux notions consacrées par la Convention, et que ces éléments ont un rôle à jouer lorsqu’il s’agit d’examiner la portée des droits fondamentaux les plus importants qui protègent la sécurité physique de l’individu. »

Lord Hope passa ensuite en revue un certain nombre d’arrêts et de décisions de la Cour et de la Commission, notamment X c. République fédérale d’Allemagne, no 8819/79, décision de la Commission du 19 mars 1981, Décisions et rapports (DR) 24, p. 158 ; Guenat c. Suisse, no 24722/94, décision de la Commission du 10 avril 1995, DR 81-B, p. 13 ; H.M. c. Suisse, no 39187/98, CEDH 2002-II ; Nielsen c. Danemark, 28 novembre 1988, série A no 144 ; Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, série A no 161 ; O’Halloran et Francis c. Royaume-Uni [GC], nos 15809/02 et 25624/02, CEDH 2007-III ; et N. c. Royaume-Uni [GC], no 26565/05, CEDH 2008. Il formula les conclusions suivantes :

« 34.  J’estime donc qu’il y a place, même dans le cas de droits fondamentaux pour l’application desquels aucune restriction ou limitation n’est autorisée par la Convention, pour une approche pragmatique prenant pleinement en compte toutes les circonstances. L’article 5 ne mentionne pas les intérêts de la sûreté publique ou la préservation de l’ordre public dans les situations justifiant d’éventuelles privations de liberté. Cela contraste nettement avec le paragraphe 2 de l’article 10, qui prévoit expressément que ces motifs peuvent venir nuancer le droit à la liberté d’expression. Mais l’importance qui doit être attachée, dans le contexte de l’article 5, aux mesures prises dans les intérêts de la sûreté publique ressort de l’article 2 de la Convention, puisque la vie des personnes prises dans les débordements d’une foule pourrait être menacée si la police se trouvait dans l’impossibilité d’adopter des mesures de contrôle. C’est là une situation où la recherche d’un juste équilibre est nécessaire pour que ces droits fondamentaux concurrents puissent se concilier. La portée qui est donnée à l’article 5 quant aux mesures de contrôle des foules doit, bien entendu, prendre en compte tant les droits de l’individu que les intérêts de la communauté. Ainsi, toute mesure doit être prise de bonne foi et doit être proportionnée à la situation qui l’a rendue nécessaire. Cela est essentiel pour préserver le principe fondamental voulant que toute action qui affecte le droit à la liberté d’une personne doit être dénuée d’arbitraire. Cela dit, lorsque ces conditions sont remplies, on peut conclure à bon droit que les mesures de contrôle des foules prises dans l’intérêt de la communauté n’enfreignent pas les droits reconnus par l’article 5 aux personnes composant la foule dont la liberté de mouvement est restreinte par ces mesures. »

Lord Neuberger of Abbotsbury estima également qu’il n’y avait pas eu privation de liberté. Il s’exprima comme suit :

« 58.  La police a l’obligation de maintenir l’ordre en cas de risque d’émeutes et de prendre des mesures raisonnables pour prévenir des troubles graves à l’ordre public, en particulier lorsqu’il y a des risques de violence à l’égard des personnes et des biens. Dans certaines circonstances, une personne sensée vivant dans une démocratie moderne doit raisonnablement s’attendre à être retenue, ou au moins admettre qu’il était légitime pour la police de la retenir dans un espace limité. Ainsi, si une personne à l’esprit dérangé ou en état d’ivresse errait, un revolver à la main, dans un immeuble, il serait légitime et même souhaitable que la police prenne des mesures pour que les personnes dans le voisinage restent confinées à l’endroit où elles se trouvent, éventuellement pendant plusieurs heures, quand bien même elles devraient se retrouver à plusieurs dans une pièce exiguë. De manière analogue, face à des groupes de supporters d’équipes adverses lors d’un match de football, la police veille généralement, et à l’évidence à bon droit, à maintenir les deux groupes séparés afin d’éviter des violences et des débordements. Cela implique souvent d’enfermer l’un des groupes ou les deux dans un espace relativement étroit pour une période non négligeable. De même, en cas d’accident sur une autoroute, il est monnaie courante, et là encore tout à fait normal, que la police oblige les conducteurs et passagers à demeurer dans leur véhicule à l’arrêt, souvent pendant plus d’une heure ou deux. Dans toutes ces situations, les mesures de confinement prises par la police visent à assurer la protection des individus qu’elles concernent et à prévenir les atteintes aux personnes et aux biens.

59.  Je pense donc que dans le cas d’une manifestation aussi, particulièrement lorsqu’il y a des raisons de croire qu’elle donnera lieu à des troubles et des violences, on peut s’attendre, de la part de la police, et même quelquefois exiger d’elle, qu’elle prenne des mesures pour garantir que de tels troubles ou violences soient évités ou, du moins, réduits au minimum. Pareilles mesures peuvent souvent impliquer des restrictions à la liberté de mouvement de manifestants, et quelquefois de passants qui se retrouvent pris par hasard dans la manifestation. Dans certains cas, cela peut contraindre des personnes à demeurer confinées pendant quelque temps dans un espace relativement étroit.

60.  En pareilles circonstances, il me semble irréaliste de prétendre que l’article 5 peut entrer en jeu, sous réserve – et c’est une réserve importante – que les actions de la police soient proportionnées et raisonnables, et que le niveau d’inconfort et la durée de la mesure de confinement soient limités au minimum nécessaire par rapport à l’objectif à atteindre, à savoir la prévention de violences et de troubles graves à l’ordre public.

61.  L’avocate de l’appelante a défendu l’idée que, au moins pour certains des exemples susmentionnés, le consentement des personnes concernées à la mesure d’enfermement peut être présumé. Je ne suis pas certain que cette analyse soit satisfaisante, ne serait-ce que parce qu’elle ne peut s’appliquer aux cas de personnes qui informeraient la police qu’elles refusent d’être enfermées, à moins qu’il ne faille considérer que le consentement est involontaire ou tombe sous le coup d’une présomption irréfragable. Toutefois, si la présomption de consentement constitue une base appropriée pour justifier une mesure d’enfermement aux fins de l’article 5, alors il me semble que l’on pourrait justifier la mesure prise en l’espèce en disant que quiconque descend dans la rue, particulièrement lorsqu’il s’agit d’une manifestation impliquant un risque avéré de violences graves, doit passer pour avoir consenti à la possibilité d’être retenu par la police, si la mesure de rétention est un moyen raisonnable et proportionné de prévenir des troubles sérieux à l’ordre public et des violences graves.

62.  Ainsi, en accord avec la Cour d’appel, je dirais que, à la lumière des constatations du juge de première instance telles que résumées au paragraphe [57] ci-dessus, les actions de la police en l’espèce n’ont donné lieu à aucune atteinte aux droits garantis à l’appelante par l’article 5. La caractéristique de la présente espèce qui peut engendrer des préoccupations particulières est la durée de la période de rétention, soit près de sept heures. Toutefois, étant donné que j’ai conclu qu’une mesure de confinement raisonnable et proportionnée, nécessaire pour prévenir de graves violences et troubles à l’ordre public, n’enfreint pas l’article 5, il me semble difficile d’admettre que le simple fait que la période de rétention a été anormalement longue puisse, en soi, transformer une situation qui sinon ne relèverait pas de l’article 5 en une situation tombant sous l’empire de cette disposition. Je pense que ce point de vue trouve un certain appui dans les affaires où il a été jugé qu’une détention en prison n’échappe pas à l’article 5 par cela seul qu’elle a été de courte durée (voir, par exemple, Novotka c. Slovaquie – requête no 47244/99, 4 novembre 2003).

63.  Comme indiqué ci-dessus, il me semble que l’intention de la police doit être prise en compte, particulièrement dans les affaires atypiques, telles que celle ici examinée, et lorsque cette intention ressort manifestement des circonstances extérieures. S’il apparaissait, par exemple, que la police avait maintenu le cordon, au-delà du temps nécessaire pour maîtriser la foule, en vue de sanctionner les manifestants à l’intérieur du cordon ou de leur « donner une leçon », cela donnerait lieu, à mon sens, à des considérations très différentes. Il y aurait alors selon moi une base solide pour analyser le maintien du cordon en une détention au sens de l’article 5. Cependant, ainsi qu’il ressort des constatations claires et minutieuses du juge de première instance, lesquelles, à juste titre, n’ont pas été contestées en appel, rien de tel ne peut être affirmé en l’espèce.

64.  En outre, il convient de garder à l’esprit que – à mon avis du moins – s’il fallait voir dans la mesure prise en l’espèce une détention au sens de l’article 5, la police ne pourrait pas, eu égard au raisonnement développé par la Cour européenne dans l’affaire Lawless c. Irlande (no 3) (1961 1 EHRR 15), justifier cette détention en invoquant les exceptions prévues aux alinéas b) et c) de l’article 5 § 1. Le fait que la mesure de confinement litigieuse ne pourrait se justifier au regard d’aucune des exceptions prévues aux alinéas a) à f) ne fait que me conforter dans l’idée que cette mesure ne peut tout simplement pas s’analyser en une détention au sens de l’article 5. Je trouverais très étrange que la police n’ait pas la possibilité d’agir comme elle l’a fait dans les circonstances de l’espèce sans contrevenir aux droits garantis par l’article 5 à ceux concernés par la mesure. »

Lord Carswell fit siennes les observations de Lord Hope, et Lord Scott of Foscote souscrivit à celles de Lord Hope et Lord Neuberger, soulignant que « le but de la mesure de confinement ou de restriction de mouvement et les intentions des personnes responsables de son imposition figur[ai]ent en très bonne place dans les circonstances à prendre en compte pour parvenir à la décision » sur la question de savoir s’il y avait eu ou non privation de liberté.

Lord Walker of Gestinghope souscrivit à l’avis de Lord Hope, mais ajouta dans une « note » les considérations suivantes :

« 43.  Aux paragraphes 26 et suivants de son avis, Lord Hope pose la question : « Le but doit-il être pris en compte ? ». Sa conclusion est formulée avec beaucoup de circonspection : il explique (au paragraphe 34) qu’il y a place, même dans le cas de droits fondamentaux, pour une approche pragmatique prenant pleinement en compte l’ensemble des circonstances. Je pense qu’il a raison de rester mesuré sur ce point. La Cour de Strasbourg a souvent précisé que toutes les circonstances peuvent être pertinentes pour la question de savoir s’il y a eu ou non privation de liberté (voir, par exemple, l’affaire H.M. c. Suisse (2004 38 EHRR 314, § 42) : (...). Il est intéressant de noter que les éléments énumérés dans le passage susmentionné de l’affaire H.M., aussi larges soient-ils, ne comprennent pas le but de la mesure.

44.  Le but d’une mesure de confinement qui peut, de manière défendable, s’analyser en une privation de liberté est en général un élément pertinent, non pas pour déterminer si le seuil a été atteint, mais pour apprécier si le confinement peut se justifier au regard des alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 (voir, par exemple, en ce qui concerne l’article 5 § 1 e), les affaires suivantes : Nielsen c. Danemark ([1988] 11 EHRR 175) ; Litwa c. Pologne ([2001] 33 EHRR 1267) ; Wall c. Suède, (10 décembre 2002) décision sur la recevabilité, no 41403/98 ; H.M. c. Suisse (précitée) ; H.L. c. Royaume-Uni ([2005] 40 EHRR 32) ; Enhorn c. Suède ([2005] 41 EHRR 633) ; et Storck c. Allemagne ([2006] 43 EHRR 96). Dans le cas d’une mesure de confinement valant privation de liberté et atteinte à la sûreté de la personne, les bonnes intentions ne sauraient compenser le manque de justification de la mesure au regard de l’une ou l’autre des exceptions énumérées à l’article 5 § 1, alinéas a) à f), qui doivent être interprétées strictement.

45.  Beaucoup de ces affaires mettant en jeu l’article 5 § 1 e) soulèvent également des questions relatives au consentement exprès ou implicite (à l’admission dans un établissement psychiatrique ou dans un foyer pour personnes âgées). Il semble que l’on pourrait aujourd’hui remettre en cause certaines décisions anciennes, dans la mesure où elles mettent en avant les « droits parentaux » (en particulier l’arrêt Nielsen, où la Cour avait conclu par neuf voix contre sept que l’admission dans une unité psychiatrique d’un garçon de 12 ans ne constituait pas une privation de liberté, en raison des « droits parentaux » de sa mère). L’arrêt Storck a, je pense, envoyé un message clair en faveur d’une approche différente de l’autonomie personnelle des jeunes gens (même si la malheureuse requérante dans cette affaire avait 18 ans au moment de sa prise de médicaments forcée dans une unité fermée d’une clinique à Brême, mesure qui lui valut l’octroi d’une somme exceptionnellement élevée pour dommage moral).

46.  Je ressens également un certain malaise devant la décision sur la recevabilité de l’affaire X c. Allemagne rendue le 19 mars 1981 (requête no 8119/79) : les commissariats de police peuvent être des endroits intimidants pour n’importe qui, en particulier pour les enfants, et il semble assez artificieux de dire que

« (...) en la présente espèce [l’action de la police] ne visait pas à incarcérer les enfants mais simplement à s’informer sur la manière dont ils s’étaient approprié les objets trouvés en leur possession et sur les vols survenus précédemment dans l’établissement scolaire. »

47.  Cela étant, je conclus cependant que la question essentielle à se poser en l’espèce est celle-ci : que faisaient les policiers à Oxford Circus le 1er mai 2001 ? De quoi s’agissait-il ? La réponse est, ainsi que Lord Hope l’a expliqué dans son résumé exhaustif des conclusions incontestées du juge de première instance, que la police se livrait à un exercice inhabituellement difficile de contrôle d’une foule, en vue d’éviter des atteintes aux personnes et aux biens. Les policiers expérimentés qui menaient les opérations étaient déterminés à éviter une catastrophe analogue à celle qui s’était produite à Red Lion Square le 15 juin 1974. Leur but était de disperser la foule, et le fait que la réalisation de ce but ait pris beaucoup plus de temps que ce qu’ils pensaient a tenu à des circonstances indépendantes de leur volonté. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION

38.  Les requérants se plaignent d’avoir été privés de leur liberté en violation de l’article 5 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a)  s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b)  s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d)  s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f)  s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours. »

39.  Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu privation de liberté et que l’article 5 § 1 ne trouve donc pas à s’appliquer. A titre subsidiaire, il affirme que si privation de liberté il y a eu elle était conforme aux alinéas b) et/ou c) de cette disposition.

A.  Thèse des comparants

1.  Le Gouvernement

40.  Le Gouvernement estime que la police n’a pas privé les requérants de leur liberté au sens de l’article 5 § 1. Il souligne que l’un des principes fondamentaux inhérents à la Convention commande de ménager un juste équilibre entre la préservation des intérêts de la communauté et la protection des droits des individus. La nécessité de rechercher pareil équilibre se retrouverait dans toute la jurisprudence de la Cour et elle devrait aussi être prise en compte pour l’établissement d’une privation de liberté. L’article 5 § 1 de la Convention, contrairement aux articles 8 à 11, ne serait pas nuancé par une disposition prévoyant des motifs généraux de justification ; il importerait en conséquence de ne pas trop élargir la notion de « privation de liberté ».

41.  Les principes applicables pour déterminer s’il y a eu privation de liberté auraient été dégagés par la Cour pour la première fois dans l’affaire Engel et autres c. Pays-Bas (8 juin 1976, §§ 58-59, série A no 22), puis repris dans l’affaire Guzzardi c. Italie (6 novembre 1980, §§ 92-93, série A no 39) et dans bien d’autres affaires ultérieures. Il ressortirait clairement de cette jurisprudence que la question de savoir s’il y a eu ou non privation de liberté doit être tranchée en fonction des faits particuliers de l’espèce. La durée de la mesure serait un facteur à prendre en compte, mais le fait qu’elle aurait été imposée pendant un laps de temps significatif ne suffirait pas en soi à en faire une privation de liberté, ainsi qu’il ressortirait des affaires concernant l’imposition de couvre-feux (Raimondo c. Italie, 22 février 1994, série A no 281-A, et Trijonis c. Lituanie, no 2333/02, 15 décembre 2005). Le but poursuivi par une mesure constituerait un facteur à prendre en compte et pourrait empêcher la Cour de conclure à une privation de liberté, même dans le cas d’un confinement physique dans un endroit particulier pendant une longue période ; l’affaire Engel, dans laquelle la Cour aurait estimé (§ 59) qu’il fallait tenir compte du contexte de la discipline militaire, illustrerait ce point. De même, dans les affaires Nielsen c. Danemark et H.M. c. Suisse, toutes deux précitées, la Cour, pour conclure que l’article 5 ne s’appliquait pas, aurait pris en compte le but humanitaire de la mesure de confinement. Cette démarche serait correcte en principe, dès lors que l’objectif sous-jacent de l’article 5 § 1 de la Convention consisterait à empêcher des privations de liberté arbitraires ou injustifiées.

42.  La Cour n’aurait jamais eu jusqu’ici à considérer des circonstances telles que celles de l’espèce, où la police aurait été contrainte de prendre des mesures, proportionnées, pour confiner des personnes pendant un temps limité en vue d’éviter des troubles graves à l’ordre public impliquant un risque substantiel d’atteintes à la vie ou à l’intégrité physique. S’il devait être conclu que la mise en place d’un cordon à Oxford Circus le 1er mai 2001 était contraire à l’article 5, les polices de tous les Etats contractants se verraient contraintes d’avoir recours à d’autres méthodes pour contrôler les manifestations violentes, par exemple à l’utilisation de gaz lacrymogènes ou de balles de caoutchouc, qui ne soulèveraient certes aucune question sous l’angle de l’article 5 mais qui seraient beaucoup plus dangereuses pour toutes les personnes concernées.

43.  Ce serait à juste titre que la Chambre des lords et la Cour d’appel auraient conclu, selon les principes tirés de la jurisprudence de la Cour, qu’il n’y avait pas eu privation de liberté lorsque le cordon avait été mis en place à l’origine. Une restriction temporaire à la liberté de circulation sur une voie publique, quand bien même elle serait absolue, n’équivaudrait pas à une privation de liberté, ainsi qu’il ressortirait clairement des exemples concernant des foules de supporters lors de matches de football ou la fermeture d’autoroutes à la circulation cités par les tribunaux internes. La question serait alors de savoir si la durée du maintien du cordon a fait de la mesure une privation de liberté. La réponse dépendrait de l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment de l’intention de la police, qui aurait été de protéger les personnes à l’intérieur et à l’extérieur du cordon, et de la nécessité de la mesure dès lors que la police n’aurait pas pu en prendre d’autres aptes à prévenir des troubles graves à l’ordre public.

44.  A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que si privation de liberté il y a eu elle se justifiait au regard de l’article 5 § 1 b) pour garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi, à savoir l’obligation d’aider les agents de police à faire face à un trouble à l’ordre public. Plus subsidiairement encore, il plaide que la privation de liberté, à la supposer établie, relevait également de l’exception prévue par l’article 5 § 1 c), en ce que le confinement de chacun des requérants était nécessaire afin de permettre à la police de prévenir les troubles à l’ordre public qu’elle redoutait.

2.  Les requérants

45.  Les requérants soutiennent que pour déterminer si une personne a été privée de sa liberté, il faut apprécier sa situation concrète de manière objective, en examinant en particulier s’il y a eu « [confinement] dans un certain espace restreint pendant un laps de temps non négligeable » et si la personne concernée a ou non « valablement consenti » à la mesure (Storck c. Allemagne, no 61603/00, § 74, CEDH 2005-V). Ils ajoutent que lorsque la mesure employée n’implique pas une détention au sens classique d’un emprisonnement elle doit s’apprécier au regard de la nature et du degré du confinement, des modalités de sa mise en œuvre, de sa durée et de ses effets sur l’individu concerné. Par exemple, plus le degré des mesures de confinement et de coercition imposées par les autorités serait important, et plus la durée requise pour qu’une privation de liberté soit constatée serait brève.

46.  Les observations du Gouvernement se fonderaient sur l’hypothèse nouvelle et controversée qu’une mesure de confinement nécessaire à la réalisation d’un but légitime ou d’intérêt général ne s’analyserait pas en une privation de liberté, du moins en dehors de la situation classique d’un emprisonnement. Cette thèse serait infondée : dès lors qu’il y aurait recours à une mesure dans des circonstances qui sinon caractériseraient une privation de liberté, l’intention ou le but sous-jacents à la mesure n’auraient pas à être pris en compte pour apprécier s’il y a eu ou non privation de liberté. Le but à l’origine d’une mesure ne serait pertinent que pour répondre à la question de savoir, dans le cas d’une privation de liberté établie, si la mesure était justifiée au regard de l’un ou l’autre des six buts précisés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1, qu’il conviendrait, en tout état de cause, d’interpréter strictement. Il serait impossible d’interpréter la notion de privation de liberté de manière différente selon que la mesure est imposée pour des motifs d’ordre public ou qu’elle l’est pour tout autre but légitime ou d’intérêt général.

47.  Ce serait à tort que le Gouvernement invoquerait à l’appui de son raisonnement la recherche d’un juste équilibre entre les impératifs de l’intérêt général et la nécessité de protéger les droits des individus. Ce juste équilibre serait déjà intégré dans la formulation même des divers droits protégés par la Convention. La Cour n’aurait pas la liberté d’opérer une pesée de considérations d’intérêt général concurrentes qui aboutirait à réduire la portée de la protection offerte par la Convention. Tout exercice de mise en balance entrepris par elle serait conditionné par la structure de l’article visé et ne pourrait se faire que dans les interstices laissés par cette structure, par exemple pour délimiter la portée des obligations positives découlant de certaines dispositions. Si l’affirmation centrale du Gouvernement devait être jugée correcte, les Etats seraient en mesure de contourner les garanties offertes par l’article 5 et, moyennant simplement démonstration de la nécessité de la mesure, pourraient justifier la détention de personnes par un large éventail de raisons autres que celles visées aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1, sans que les individus concernés bénéficient des garanties procédurales et matérielles offertes par l’article 5.

48.  Les requérants ne soutiennent pas qu’il y a eu privation de liberté dès la mise en place du cordon. Eu égard toutefois à la nature de la mesure, à la manière coercitive dont elle a été imposée, à sa durée et à ses effets sur eux, ils estiment que leur confinement à l’intérieur du cordon de police a manifestement constitué pour eux une privation de liberté. La circonstance que les tribunaux internes auraient jugé qu’il s’agissait d’une mesure nécessaire d’ordre public serait dépourvue de pertinence à cet égard.

49.  Les requérants considèrent que la privation de liberté ne se justifiait au regard d’aucun des alinéas de l’article 5 § 1. En particulier, ils n’auraient pas été détenus en vue de « garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi », au sens de l’article 5 § 1 b), cette forme de justification ne pouvant selon eux être admise que dans les cas où une obligation particulière et concrète pèse sur l’individu et où la privation de liberté est liée au respect de cette obligation. L’« obligation » en question ne pourrait consister à se soumettre à la privation de liberté elle-même. En outre, la détention d’une personne en vertu de l’article 5 § 1 c) « lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction » exigerait à la fois que la privation vise à empêcher l’individu en question de commettre une infraction particulière et que les autorités aient l’intention, au moment de la privation de liberté, de conduire l’intéressé devant l’autorité judiciaire compétente dans le cadre d’une procédure pénale. Or aucune de ces conditions ne serait satisfaite en l’espèce.

B.  Appréciation de la Cour

1.  Recevabilité

50.  La Cour estime que la question de savoir si les requérants ont été privés de leur liberté, et donc si l’article 5 § 1 trouve à s’appliquer, est étroitement liée au fond de leurs griefs. Elle décide en conséquence de joindre cette question préliminaire au fond.

51.  La Cour constate par ailleurs que l’affaire ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité ; elle la déclare donc recevable.

2.  Fond

a)  Principes généraux

52.  Ainsi que les parties le soulignent, c’est la première fois que la Cour est amenée à examiner l’application de l’article 5 § 1 de la Convention relativement à la technique du « kettling », qui consiste pour la police à retenir un groupe de personnes pour des motifs d’ordre public. Pour interpréter l’article 5 § 1 en pareilles circonstances, et en particulier pour déterminer s’il y a eu privation de liberté, la Cour s’appuiera sur les principes généraux exposés ci-dessous.

53.  Tout d’abord, ainsi que la Cour l’a rappelé à maintes reprises, la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques (voir, entre autres, Tyrer c. Royaume-Uni, 25 avril 1978, § 31, série A no 26, Kress c. France [GC], no 39594/98, § 70, CEDH 2001-VI ; Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, § 75, CEDH 2002-VI ; et, très récemment, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 102, 7 juillet 2011). La Cour ne saurait toutefois, en vue de répondre aux nécessités, conditions, vues ou normes actuelles, en dégager des droits n’y ayant pas été insérés au départ (Johnston et autres c. Irlande, 18 décembre 1986, §§ 51-54, série A no 112), retailler des droits existants ou créer des « exceptions » ou « justifications » non expressément reconnues dans la Convention (voir, par exemple, Engel et autres, précité, § 57, et Ciulla c. Italie, 22 février 1989, § 41, série A no 148).

54.  Ensuite, la Convention doit également se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], no 65731/01 et 65900/01, § 48, CEDH 2005-X).

55.  Eu égard au contexte dans lequel la mesure de confinement ici en cause a été prise, la Cour, dans le souci d’être complète, estime opportun de rappeler que l’article 2 du Protocole no 4 à la Convention garantit le droit à la liberté de circulation. Certes, les requérants n’ont pas invoqué cette disposition, le Royaume-Uni n’ayant pas ratifié le Protocole no 4 et n’étant donc pas tenu par cet instrument. La Cour juge cependant utile, eu égard à l’importance et à la signification des dispositions distinctes de l’article 5 d’une part et de l’article 2 du Protocole no 4 d’autre part, de formuler les observations suivantes. Tout d’abord, l’article 5 de la Convention ne saurait s’interpréter de manière à intégrer les exigences de cette disposition et à les rendre ainsi applicables aux Etats qui, comme le Royaume-Uni, n’ont pas ratifié ce Protocole. Par ailleurs, l’article 2 § 3 du Protocole no 4 autorise des restrictions à la liberté de circulation lorsqu’elles constituent des mesures nécessaires, notamment, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Dans le contexte de l’article 11, la Cour a déclaré que des atteintes à la liberté de réunion sont en principe justifiées quand il s’agit d’assurer la défense de l’ordre, la prévention du crime ou la protection des droits et des libertés d’autrui lorsque les manifestants se livrent à des actes de violence (Giuliani et Gaggio c. Italie [GC], no 23458/02, § 251, 24 mars 2011). Elle a également conclu que, dans certaines circonstances bien définies, les articles 2 et 3 peuvent faire peser sur les autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger un individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (Giuliani et Gaggio, précité, § 244 ; P.F. et E.F. c. Royaume-Uni (déc.), no 28326/09, § 36, 23 novembre 2010). Dans des affaires où elle a eu à examiner si les autorités s’étaient conformées à pareilles obligations positives, la Cour a estimé qu’il fallait avoir égard à la difficulté de la mission de la police dans les sociétés contemporaines, à l’imprévisibilité du comportement humain et à l’inévitabilité de choix opérationnels en termes de priorités et de ressources (Giuliani et Gaggio, précité, § 245 ; P.F. et E.F. c. Royaume-Uni, décision précitée, § 40).

56.  Ainsi que la Cour l’a dit précédemment, la police doit jouir d’une certaine marge d’appréciation dans l’adoption de décisions opérationnelles. Pareilles décisions sont presque toujours compliquées et la police, qui a accès à des informations et renseignements non accessibles au grand public, est généralement la mieux placée pour les prendre (P.F. et E.F. c. Royaume-Uni, décision précitée, § 41). De plus, déjà en 2001, les progrès en matière de technologies de communication permettaient de mobiliser des protestataires rapidement, secrètement et à une échelle sans précédent. Les forces de police des Etats contractants font face à de nouveaux défis, que nul n’avait peut-être prévus à l’époque où la Convention a été rédigée, et elles développent pour y répondre de nouvelles techniques de maintien de l’ordre, parmi lesquelles s’inscrit notamment le « kettling ». L’article 5 ne saurait s’interpréter de manière à empêcher la police de remplir ses devoirs de maintien de l’ordre et de protection du public, sous réserve qu’elle respecte le principe qui sous-tend l’article 5, à savoir la protection de l’individu contre l’arbitraire (Saadi c. Royaume-Uni [GC], no 13229/03, §§ 67-74, CEDH 2008).

57.  La Cour l’a dit ci-dessus, l’article 5 § 1 ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles obéissent à l’article 2 du Protocole no 4. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères comme le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Engel et autres, § 59 ; Guzzardi, §§ 92-93 ; Storck, § 71, tous précités ; et, plus récemment, Medvedyev et autres cFrance [GC], no 3394/03, § 73, CEDH 2010).

58.  Ainsi que Lord Walker le souligne (paragraphe 37 ci-dessus), le but de la mesure n’est pas mentionné dans les arrêts précités comme un élément à prendre en compte pour l’appréciation du point de savoir s’il y a eu privation de liberté. En réalité, il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour qu’un motif d’intérêt général sous-jacent, par exemple la protection de la société contre un individu perçu comme présentant une menace pour elle, n’a aucune incidence sur la question de savoir si cette personne a été privée de sa liberté, même si le motif de la mesure peut être pertinent pour l’étape ultérieure, qui consiste à examiner si la privation de liberté se justifiait au regard de l’un ou l’autre des alinéas de l’article 5 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 166, CEDH 2009 ; Enhorn c. Suède, no 56529/00, § 33, CEDH 2005-I ; M. c. Allemagne, no 19359/04, CEDH 2009). Cela vaut également lorsqu’il s’agit d’assurer la protection, le traitement ou la prise en charge de quelque manière que ce soit d’une personne internée, sauf si celle-ci a valablement consenti à ce qui autrement s’analyserait en une privation de liberté (Storck, précité, §§ 74-78, et les affaires y mentionnées et, tout récemment, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 117, 17 janvier 2012 ; voir également, sur la validité du consentement, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 48, Recueil des arrêts et décisions 1996-III).

59.  Cependant, la Cour estime que l’exigence de prendre en compte le « genre » et les « modalités d’exécution » de la mesure en question (Engel et autres, § 59, et Guzzardi, § 92, tous deux précités) lui permet d’avoir égard au contexte et aux circonstances spécifiques entourant les restrictions à la liberté qui s’éloignent de la situation type d’incarcération en cellule (voir, par exemple, Engel et autres, précité, § 59 ; Amuur, précité, § 43). En effet, le contexte dans lequel s’insère la mesure représente un facteur important car il est courant, dans les sociétés modernes, que surviennent des situations dans lesquelles le public peut être appelé à supporter des restrictions à la liberté de circulation ou à la liberté des personnes dans l’intérêt du bien commun. Comme les juges de la Cour d’appel et de la Chambre des lords l’ont observé, le public est généralement prêt à accepter que des restrictions temporaires soient apportées à la liberté de mouvement dans certains contextes, par exemple dans les transports publics, lors de déplacements sur l’autoroute, ou à l’occasion d’un match de football (paragraphes 35 et 37 ci-dessus). La Cour considère que, sous réserve qu’elles soient le résultat inévitable de circonstances échappant au contrôle des autorités, qu’elles soient nécessaires pour prévenir un risque réel d’atteintes graves aux personnes ou aux biens et qu’elles soient limitées au minimum requis à cette fin, des restrictions à la liberté aussi courantes ne peuvent à bon droit être regardées comme des « privations de liberté » au sens de l’article 5 § 1.

60.  L’article 5 consacre un droit fondamental de l’homme, à savoir la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’Etat à son droit à la liberté. Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 énumèrent limitativement les motifs autorisant la privation de liberté. Pareille mesure n’est pas conforme à l’article 5 § 1 si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (voir, parmi beaucoup d’autres, Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, § 99, 7 juillet 2011). On ne saurait exclure que le recours à des techniques de contention et de contrôle des foules puissent, dans des circonstances particulières, donner lieu à une privation de liberté contraire à l’article 5 § 1. Dans chaque cas particulier, l’article 5 § 1 doit s’interpréter d’une manière qui tienne compte du contexte spécifique dans lequel les techniques en cause sont utilisées et de l’obligation d’assurer le maintien de l’ordre et la protection du public que tant le droit national que le droit conventionnel font peser sur la police.

b)  Application de ces principes aux faits de l’espèce

61.  La question de savoir dans un cas donné s’il y a eu privation de liberté est donc fonction des faits particuliers de l’espèce. A cet égard, la Cour rappelle que dans le cadre du système de la Convention elle est appelée à jouer un rôle subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de protection des droits de l’homme (A. et autres c. Royaume-Uni, précité, § 154). Découlant d’une lecture combinée des articles 1 et 19 de la Convention, la subsidiarité est l’un des piliers de la Convention. La Cour doit éviter de prendre le rôle d’un juge des faits statuant en première instance, sauf si cela est rendu inévitable par les circonstances d’une affaire particulière. En principe, là où des procédures internes ont été menées, la Cour n’a pas à substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions nationales, auxquelles il appartient de les établir sur la base des preuves recueillies par elles. Si la Cour n’est pas liée par les constatations de ces dernières mais demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Giuliani et Gaggio, précité, § 180). Eu égard toutefois au fait qu’en vertu des articles 19 et 32 de la Convention il lui appartient d’interpréter et d’appliquer celle-ci en dernier ressort, la Cour, si elle doit certes prendre en compte les constatations de fait des juridictions internes, n’est pas limitée par leurs conclusions juridiques quant au point de savoir si le requérant a ou non été privé de sa liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention (voir, par exemple, Storck, précité, § 72).

62.  Le juge Tugendhat, statuant en première instance, rendit son jugement à l’issue d’un procès de trois semaines, pendant lequel il examina un nombre considérable d’éléments de preuve concernant les événements qui s’étaient déroulés à Oxford Circus le 1er mai 2001, notamment des dépositions orales, des documents, des films vidéo et des photographies (paragraphe 16 ci-dessus). Il établit notamment les faits suivants. Selon les informations recueillies au préalable par la police, la manifestation devait attirer un « noyau dur » de 500 à 1 000 manifestants violents et il y avait un risque réel de dommages corporels graves, voire de décès, et d’atteintes aux biens si la police ne parvenait pas à contrôler efficacement la foule. Préparés à l’idée qu’un rassemblement se formerait à Oxford Circus vers 16 heures, les policiers furent pris au dépourvu lorsqu’ils constatèrent que plus de 1 500 personnes s’y pressaient déjà deux heures avant. Compte tenu des informations dont elle disposait et du comportement qu’avaient eu les foules lors de manifestations antérieures sur des thèmes similaires, la police décida à 14 heures que pour prévenir les violences et le risque d’atteintes aux personnes et aux biens il fallait imposer un cordon absolu. A partir de 14 h 20, lorsque ce cordon intégral fut en place, personne à l’intérieur n’eut plus la possibilité de partir sans autorisation. Il y avait suffisamment d’espace au sein du cordon pour que les personnes pussent se déplacer, et il n’y eut pas de bousculades, mais les conditions étaient inconfortables, car les personnes enfermées ne pouvaient s’abriter nulle part, ne disposaient ni d’eau ni de nourriture et n’avaient pas accès à des toilettes. Tout au long de l’après-midi et de la soirée, la police tenta à plusieurs reprises de débuter un processus de libération collective, mais le comportement violent et peu coopératif d’une minorité importante aussi bien à l’intérieur du cordon qu’aux alentours de celui-ci l’amena à suspendre à chaque fois l’opération. En conséquence, le processus de dispersion ne fut totalement achevé qu’à 21 h 30. Cependant, environ 400 personnes qui, visiblement, n’avaient rien à voir avec la manifestation ou subissaient de graves conséquences du fait de leur confinement furent autorisées à partir (paragraphes 17–25 ci-dessus). Ces constatations n’ont pas été remises en cause par les parties à la présente procédure, et la Cour ne voit aucune raison de s’en écarter. Les trois premiers requérants furent retenus à l’intérieur du cordon de police pendant sept heures environ et le quatrième requérant pendant cinq heures et demie.

63.  La Cour doit analyser la situation concrète des requérants à la lumière des critères dégagés dans l’affaire Engel et autres et dans la jurisprudence ultérieure (paragraphe 57 ci-dessus). Elle relève à cet égard des différences entre les intéressés – la première requérante s’était rendue à Oxford Circus dans l’intention de manifester tandis que les autres requérants étaient de simples passants – mais estime que celles-ci sont sans incidence sur la question de savoir s’il y a eu ou non privation de liberté.

64.  Eu égard aux critères énoncés dans l’affaire Engel et autres, la Cour estime que la nature coercitive de la mesure de confinement litigieuse, sa durée et ses effets sur les requérants, notamment l’inconfort physique qu’elle leur a causé et l’impossibilité dans laquelle elle les a mis de quitter Oxford Circus, sont des éléments qui militent en faveur d’un constat de privation de liberté.

65.  Elle doit toutefois également prendre en compte le « genre » et les « modalités d’exécution » de la mesure en question. Comme elle l’a dit ci-dessus, le contexte dans lequel celle-ci s’insère a son importance.

66. Il convient donc de noter que la mesure a été imposée dans un but d’isolement et de confinement d’une foule nombreuse, dans des conditions instables et dangereuses. Comme le souligne le Gouvernement (paragraphe 42 ci-dessus), la police décida d’avoir recours pour contrôler la foule à une mesure de confinement plutôt qu’à des méthodes plus radicales qui auraient pu donner lieu à un risque supérieur d’atteintes aux personnes. Le juge de première instance conclut que, eu égard à la situation à Oxford Circus, la police n’avait pas eu d’autre choix, pour parer à un risque réel de dommages corporels et matériels graves, que d’imposer un cordon absolu (paragraphe 26 ci-dessus). La Cour n’aperçoit aucun motif de se démarquer de la conclusion du juge interne selon laquelle la mise en place d’un cordon intégral était le moyen le moins intrusif et le plus efficace à utiliser dans les circonstances. Au demeurant, les requérants ne prétendent pas que la mise en place initiale du cordon ait eu pour effet immédiat de priver de leur liberté les personnes prises à l’intérieur (paragraphe 48 ci-dessus).

67.  Par ailleurs, sur la base là encore des faits établis par le juge de première instance, la Cour ne peut identifier un moment précis où la mesure, d’une restriction à la liberté de mouvement qu’elle constituait tout au plus, se serait muée en une privation de liberté. Il est frappant de constater que, cinq minutes environ après la mise en place du cordon intégral, la police envisageait déjà de commencer une opération de dispersion contrôlée vers le nord. Trente minutes plus tard, une deuxième tentative fut amorcée, puis suspendue en raison du comportement violent de personnes à l’intérieur et à l’extérieur du cordon. Entre 15 heures et 18 heures environ, les policiers réexaminèrent la situation à intervalles réguliers mais, au vu de l’arrivée d’un nouveau groupe de manifestants et des conditions dangereuses qui prévalaient au sein des divers rassemblements, ils estimèrent qu’il était impossible de libérer en toute sécurité les personnes à l’intérieur du cordon. Le processus de libération contrôlée fut repris à 17 h 55, puis stoppé à 18 h 15, de nouveau repris à 19 heures puis suspendu à 19 h 20, repris encore une fois à 19 h 30 puis de nouveau abandonné, et enfin mené de façon continue, par groupes de 10 personnes, jusqu’à la dispersion totale de la foule à 21 h 45 (paragraphe 24 ci-dessus). Le juge de première instance estima en conséquence que les conditions mêmes qui avaient contraint la police à retenir la foule à 14 heures avaient persisté jusqu’à 20 heures environ, lorsque le processus de libération collective avait pu finalement se dérouler sans interruption (paragraphe 24 ci-dessus). Dès lors, considérant que la police a constamment suivi de très près l’évolution de la situation, mais que, en substance, les mêmes conditions dangereuses qui avaient nécessité la mise en place du cordon à 14 heures persistèrent tout au long de l’après-midi et jusqu’en début de soirée, la Cour estime que les personnes à l’intérieur du cordon ne peuvent passer pour avoir été privées de leur liberté au sens de l’article 5 § 1. En conséquence, elle juge inutile d’examiner si la mesure se justifiait au regard des alinéas b) et c) de l’article 5 § 1.

68.  La Cour souligne que la conclusion ci-dessus selon laquelle il n’y a pas eu privation de liberté est basée sur les faits spécifiques et exceptionnels de l’espèce. Elle observe en outre que les requérants n’ont formulé aucun grief sous l’angle des articles 10 ou 11 de la Convention et prend note de la conclusion du juge de première instance selon laquelle il n’y a pas eu d’atteinte aux droits à la liberté d’expression et à la liberté de réunion des personnes retenues à l’intérieur du cordon (paragraphe 32 ci-dessus). Elle tient à préciser en outre que, compte tenu de l’importance fondamentale de la liberté d’expression et de la liberté de réunion dans toute société démocratique, les autorités nationales doivent se garder d’avoir recours à des mesures de contrôle des foules afin, directement ou indirectement, d’étouffer ou de décourager des mouvements de protestation. Si la mise en place et le maintien du cordon par la police n’avaient pas été nécessaires pour prévenir des atteintes graves aux personnes ou aux biens, la mesure aurait été d’un « genre » différent, et sa nature coercitive et restrictive aurait pu suffire à la faire tomber dans le champ de l’article 5.

69.  En conclusion, l’article 5 ne trouvant pas à s’appliquer, il n’a pas été violé en l’espèce.

PAR CES MOTIFS, LA COUR ,

1.  Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;

2.  Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 5 de la Convention ;

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg le 15 mars 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Michael O’Boyle Françoise Tulkens 
 Greffier Présidente

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion dissidente commune des juges Tulkens, Spielmann et Garlicki.

F.T. 
M.O.B

 

 

OPINION DISSIDENTE COMMUNE DES JUGES TULKENS, SPIELMANN ET GARLICKI

1.  Nous ne partageons pas le constat de la majorité selon lequel il n’y a pas eu privation de liberté, ce qui l’amène à conclure que, l’article 5 de la Convention ne trouvant pas à s’appliquer, il n’a pas été violé en l’espèce.

2.  L’arrêt explique sa position par « les circonstances exceptionnelles et spécifiques de cette affaire » mais il souligne aussi que « [s]i la mise en place et le maintien du cordon par la police n’avaient pas été nécessaires pour prévenir des atteintes graves aux personnes ou aux biens, la mesure aurait été d’un « genre » différent et sa nature coercitive et restrictive aurait pu suffire à la faire tomber dans le champ de l’article 5 » (paragraphe 68).

3.  Au niveau des principes gouvernant l’application de l’article 5 de la Convention, une disposition qui figure dans tous les instruments universels et régionaux de protection des droits de l’homme et qui relève de l’ordre public européen, la position de la majorité peut être interprétée dans le sens que s’il est nécessaire d’imposer une mesure coercitive et restrictive dans un but légitime d’intérêt général, cette mesure n’équivaut pas à une privation de liberté. Il s’agit là d’une proposition nouvelle, éminemment discutable et critiquable pour un double motif.

4.  Tout d’abord, la Cour a toujours dit que l’objectif ou l’intention d’une mesure ne peut être pris en compte pour apprécier s’il y a eu ou non privation de liberté. Ces éléments ne sont pertinents que pour apprécier si celle-ci se justifie au regard des buts énumérés aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. En d’autres termes, l’article 5 ménage, dans son libellé même, le juste équilibre inhérent à la Convention entre l’intérêt public et le droit à la liberté de l’individu, en limitant expressément les buts qu’une privation de liberté peut légitimement poursuivre.

5.  Ensuite, eu égard à la structure et au libellé de l’article 5 § 1 de la Convention, il ne peut y avoir de distinction de principe entre des mesures d’ordre public et des mesures imposées pour tout autre but d’intérêt général/légitime. En d’autres termes, il n’y a aucune raison de traiter les privations de liberté résultant de motifs d’ordre public de manière différente d’autres privations de liberté pour lesquelles cette disposition est invoquée. S’il n’en était pas ainsi, les Etats pourraient « contourner » les garanties fixées par l’article 5 et détenir les personnes pour un ensemble de raisons qui vont au-delà des dispositions prévues à l’article 5 § 1 a) à f), sous réserve de démontrer la nécessité de la mesure.

6.  C’est cette approche qui fonde l’analyse de la Cour dans l’arrêt A. et autres c. Royaume-Uni ([GC] no 3455/05, CEDH 2009) du 19 février 2009, qui concerne une situation sans doute plus grave encore, à savoir un risque de menace pour la sécurité nationale : « La Cour ne souscrit pas à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’article 5 § 1 doit s’interpréter comme autorisant la recherche d’un juste équilibre entre le droit à la liberté individuelle et l’intérêt de l’Etat à protéger sa population contre la menace terroriste. Cette thèse contredit non seulement la jurisprudence de la Cour relative à l’alinéa f) de l’article 5 § 1, mais aussi le principe voulant que les alinéas a) à f) de cette disposition contiennent une liste exhaustive des exceptions au droit à la liberté et que seule une interprétation étroite de celles-ci soit compatible avec les buts poursuivis par cet article. Lorsqu’une détention sort des limites de ces alinéas fixées par la jurisprudence de la Cour, on ne peut l’y ramener en invoquant la nécessité de mettre en balance les intérêts de l’Etat et ceux des détenus » (§ 171).

7.  A cet égard, la suggestion de la majorité qui figure malencontreusement dans la partie consacrée aux principes généraux nous paraît problématique. « On ne saurait exclure que le recours à des techniques de contention et de contrôle des foules puissent, dans des circonstances particulières, donner lieu à une privation de liberté contraire à l’article 5 § 1. Dans chaque cas particulier, l’article 5 § 1 doit s’interpréter d’une manière qui tienne pleinement compte du contexte spécifique dans lequel les techniques en cause sont utilisées et de l’obligation d’assurer le maintien de l’ordre et la protection du public que tant le droit national que le droit conventionnel font peser sur la police » (paragraphe 60 de l’arrêt). Sous cette forme, ce texte nous paraît dangereux en ce qu’il contient en germe un blanc-seing et donne un mauvais message aux autorités policières.

8.  La majorité rappelle que « dans certaines circonstances bien définies, les articles 2 et 3 peuvent faire peser sur les autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger un individu dont la vie est menacée » (paragraphe 55 de l’arrêt). Certes, mais il n’est pas établi en l’espèce qu’il y avait un danger imminent et certain pour la vie ou l’intégrité physique des personnes. Toutefois, il ne s’agit pas en réalité d’un problème nouveau. L’interaction entre la protection offerte par l’article 5 § 1 de la Convention et les obligations positives au titre des articles 2 et 3 a été examinée à plusieurs reprises par la Cour et cette dernière a constamment répété que pareilles obligations positives devaient respecter pleinement les garanties consacrées par l’article 5. Tout récemment encore, dans l’arrêt Jendrowiak c. Allemagne (no 30060/04, 14 avril 2011), la Cour a rappelé que « les autorités de l’Etat ne pouvaient, en l’espèce, se fonder sur leurs obligations positives en vertu de la Convention afin de justifier la privation de liberté du requérant, laquelle, comme on l’a démontré ci-dessus, (...) ne relève d’aucune des justifications énumérées de manière exhaustive aux alinéas a) à f) de l’article 5 § 1. Cette disposition peut donc passer pour exposer l’ensemble des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté dans l’intérêt général, notamment l’intérêt à protéger le public d’actes criminels » (§ 38).

9.  Dans la présente affaire, le paradoxe réside dans le fait constaté à juste titre par Lord Hope et Lord Neuberger que, s’il y avait eu privation de liberté, il aurait été impossible pour la police de la justifier en vertu des exceptions prévues à l’article 5 § 1, alinéas b) et c).

10.  Nous sommes bien conscients que le maintien de l’ordre est une mission difficile, même si, en l’espèce, il n’est pas contesté que les 6 000 policiers étaient les plus expérimentés d’Angleterre. Comme il ressort de l’analyse effectuée par les juridictions internes, il semble que les forces de l’ordre ont, en l’espèce, donné priorité à l’efficacité de leur intervention et ont opté pour la solution la plus pratique pour gérer la situation en gardant tout le monde à l’intérieur du cordon. Cette mesure a ainsi été appliquée de manière indiscriminée et a été imposée aussi aux personnes qui ne participaient en aucune manière à la manifestation. A cet égard, on aurait pu attendre de la police qu’elle ait recours à des moyens moins intrusifs. De fait, il apparaît que l’ensemble des personnes qui sont passées par Oxford Circus vers 14 heures ce jour-là ont été traitées comme des objets et obligées de rester là où elles se trouvaient jusqu’à ce que la police parvienne à régler d’autres problèmes dans la ville.

11.  La majorité relève des différences dans la situation des requérants : la première s’était rendue à Oxford Circus dans l’intention de manifester tandis que les trois autres requérants étaient de simples passants. Elle estime néanmoins que ces différences sont sans incidence sur la question de savoir s’il y a eu ou non privation de liberté (paragraphe 63 de l’arrêt). Avec tout le respect que nous lui devons, nous ne pouvons souscrire à ce point de vue. Certes, on peut accepter qu’un participant actif dans une manifestation qui n’est pas entièrement pacifique doit prévoir que sa liberté de mouvement pourrait être restreinte pour la nécessité de mesures policières, encore que, dans le cas d’espère, ce ne soit pas le cas. En effet, la Cour d’appel a infirmé la conclusion du juge Tugendhat selon laquelle la police avait des motifs raisonnables de supposer que la première requérante était sur le point de se rendre coupable de trouble à l’ordre public ; au contraire, elle a estimé que, en détenant la première requérante, la police exerçait un pouvoir exceptionnel de common law consistant à détenir un innocent aux fins de prévenir un trouble à l’ordre public par d’autres. Quoi qu’il en soit, la situation est entièrement différente en ce qui concerne les trois autres requérants qui étaient là par hasard, sans aucune intention de manifester. Ils pouvaient raisonnablement s’attendre à ne pas subir des mesures destinées à contrôler une foule de manifestants hostiles s’ils suivaient les instructions de la police.

12.  La Cour estime ne pouvoir identifier un moment précis où la mesure de restriction de liberté de mouvement se serait muée en une privation de liberté (paragraphe 67 de l’arrêt). Le sens de cette constatation n’est pas clair. Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas eu privation de liberté avant 21 h 30 ou que la situation serait devenue une privation de liberté entre 14 heures et 21 h 30 mais sans en pouvoir indiquer le moment précis ? Si tel est le cas, la majorité ne peut conclure de manière aussi catégorique que des personnes à l’intérieur du cordon ne peuvent passer pour avoir été privées de liberté au sens de l’article 5 § 1 de la Convention. Dans une situation d’incertitude, la présomption joue normalement en faveur du respect des droits individuels.

13.  Enfin, la Grande Chambre ne se réfère en aucune manière à l’arrêt Gillan et Quinton c. Royaume-Uni du 12 janvier 2010 (no 4158/05, CEDH 2010). Certes, le point central dans cette affaire est l’article 8 de la Convention mais l’article 5 était aussi impliqué, précisément dans le contexte d’une manifestation. En fait, l’interprétation qui est donnée de cette disposition dans l’arrêt Gillan et Quinton est beaucoup plus large qu’ici puisque la Cour estime qu’une restriction coercitive à la liberté de circuler constitue une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1. En effet, « [l]a Cour constate que, même si la durée de leur interpellation et de leur fouille n’a ni pour l’un ni pour l’autre dépassé trente minutes, les requérants ont été entièrement privés de toute liberté de circulation. Ils ont été obligés de rester là où ils se trouvaient et de se soumettre à une fouille, et un refus les aurait exposés à une arrestation, à un placement en garde à vue et à des poursuites pénales. Cet élément coercitif montre qu’il y a bien eu privation de liberté au sens de l’article 5 § 1 (voir, par exemple, Foka c. Turquie, no 28940/95, §§ 74-79, 24 juin 2008) » (Gillan et Quinton, § 57 – italique ajouté par nous). Or, le degré de coercition dans la présente affaire est beaucoup plus important que dans l’affaire Gillan et Quinton.

14.  En l’espèce, les intéressés ont été confinés à l’intérieur d’une zone relativement petite, en même temps que quelque 3 000 autres personnes, avec une liberté de mouvement très réduite ; ils ne pouvaient que se tenir debout ou s’asseoir sur le sol ; ils n’avaient aucun accès à des toilettes, ni à de la nourriture ou de l’eau. Le cordon a été maintenu par la présence de centaines de policiers antiémeutes et les requérants dépendaient entièrement de la décision des policiers quant au moment où ils allaient pouvoir partir. En outre, ces policiers pouvaient faire usage de la force pour maintenir le cordon en place et le refus de se conformer aux instructions et restrictions imposées constituait une infraction passible de prison et pouvait donner lieu à une arrestation. Tous les requérants ont été ainsi enfermés pendant six à sept heures.

15.  En conclusion, nous estimons qu’il y a eu privation de liberté au sens de l’article 5 de la Convention et que cette disposition a été violée en l’espèce.