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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Camera)

 

 

13 dicembre 2012

 

 

 

 

AFFAIRE DE SOUZA RIBEIRO v. FRANCE

 

(Requête n. 22689/07)

 

 

 

ARRÊT

 

 

Cette version a été rectifiée conformément à l’article 81 du règlement de la Cour

le 18 décembre 2012

 

 

STRASBOURG

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 

 


En l’affaire de Souza Ribeiro c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme, y siégeant en une Grande Chambre composée de :

          Nicolas Bratza, président,
          Françoise Tulkens,
          Nina Vajić,
          Lech Garlicki,
          Corneliu Bîrsan,
          Boštjan M. Zupančič,
          Alvina Gyulumyan,
          Egbert Myjer,
          David Thór Björgvinsson,
          Ineta Ziemele,
          Päivi Hirvelä,
          Zdravka Kalaydjieva,
          Nebojša Vučinić,
          Angelika Nußberger,
          Paulo Pinto de Albuquerque,
          Erik Møse,
          André Potocki, juges,
          et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 21 mars et 19 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 22689/07) dirigée contre la République française et dont un ressortissant brésilien, M. Luan de Souza Ribeiro (« le requérant »), a saisi la Cour le 22 mai 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me D. Monget Sarrail, avocat à Créteil et en Guyane. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3.  Le requérant alléguait une violation de l’article 8 de la Convention pris isolément et combiné avec l’article 13, en raison notamment de l’impossibilité de contester une mesure d’éloignement prise à son encontre avant que celle-ci ne soit exécutée.

4.  La requête a été attribuée à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour, « le règlement »). Le 9 février 2009, le président de la section a décidé de la communiquer au Gouvernement. Comme le permettent l’article 29 § 1 de la Convention et l’article 54A du règlement, il a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

5.  Le 30 juin 2011, une chambre de la cinquième section, composée de Dean Spielmann, président, Elisabet Fura, Jean-Paul Costa, Karel Jungwiert, Mark Villiger, Isabelle Berro-Lefèvre, Ann Power, juges, ainsi que de Claudia Westerdiek, greffière de section, a rendu un arrêt dans lequel elle déclarait la requête partiellement recevable et concluait, par quatre voix contre trois, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8. A l’arrêt se trouvait joint le texte d’une opinion dissidente commune aux juges Spielmann, Berro-Lefèvre et Power.

6.  Le 27 septembre 2011, le requérant a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre (article 43 de la Convention). Le 28 novembre 2011, le collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

7.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

8.  Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites devant la Grande Chambre. En outre, des observations écrites communes ont été reçues du Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), de la Ligue française des droits de l’homme (LDH) et du Comité inter-mouvements auprès des évacués (CIMADE), que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 3 du règlement).

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 21 mars 2012 (article 59 § 3 du règlement).

 

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
Mme  A.-F. Tissier,
         co-agent du Gouvernement français devant la Cour,
         sous-directrice des droits de l’homme,
         direction des affaires juridiques du ministère des Affaires
         étrangères et européennes,                                                        agent,
M.    B. Jadot, rédacteur, direction des affaires juridiques du
         ministère des Affaires étrangères et européennes,
M.    S. Humbert, conseiller juridique auprès du secrétaire général
         chargé de l’immigration et de l’intégration,
Mme  C. Salmon, adjointe au chef du service
         des affaires juridiques et institutionnelles
         à la délégation générale à l’outre-mer,                             conseillers ;

–  pour le requérant
Me    D. Monget Sarrail, avocat
       au barreau de Guyane,                                                             conseil,
Me   L. Navennec Normand, avocat
       au barreau du Val de Marne,                                             conseillère.

 

La Cour a entendu Me Monget Sarrail et Mme Tissier en leurs déclarations ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par les juges.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

10.  Le requérant est né le 14 juin 1988 et réside à Remire Montjoly, en Guyane, un département et région français d’outre-mer situé en Amérique du Sud.

11.  Originaire du Brésil, le requérant entra en Guyane en 1992, à l’âge de quatre ans. Il y fut scolarisé pendant une année, puis retourna au Brésil en 1994.

12.  En 1995, le requérant, muni d’un visa de tourisme, revint à Cayenne, en Guyane. Il rejoignait ainsi ses parents, tous deux titulaires d’une carte de résident, ses deux sœurs et ses deux frères, l’un des membres de la fratrie ayant la nationalité française et les autres ayant vocation à la demander puisqu’ils étaient nés sur le territoire français. Ses grands-parents maternels demeuraient au Brésil.

13.  Le requérant fut scolarisé en Guyane de 1996 à 2004, d’abord à l’école primaire puis au collège. En l’absence de papiers régularisant sa situation, qu’il ne pouvait obtenir qu’à sa majorité (voir paragraphe 26 ci‑dessous), il interrompit sa formation en 2004, à l’âge de seize ans.

14.  Le 25 mai 2005, le requérant fut interpellé pour infraction à la législation sur les stupéfiants. Par une ordonnance rendue le 17 mai 2006 par le juge des enfants auprès du tribunal pour enfants de Cayenne, il fut placé sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter la Guyane.

15.  Par un jugement rendu le 25 octobre 2006, le tribunal pour enfants de Cayenne condamna le requérant à une peine de deux mois de prison assortie de sursis avec mise à l’épreuve et obligation de présentation et de formation pour avoir détenu sans autorisation administrative de la cocaïne, faits commis alors qu’il était âgé de moins de dix-huit ans. En exécution de ce jugement, le requérant commença à suivre une formation prévue du 13 octobre 2006 au 30 mars 2007, dans le cadre du dispositif d’insertion sociale professionnelle et d’orientation de Guyane.

16.  Le 25 janvier 2007, le requérant et sa mère firent l’objet d’un contrôle routier. Le requérant ne put justifier de la régularité de son entrée et de son séjour sur le territoire français. Il fut interpellé.

17.  Le même jour, à 10 heures, un arrêté préfectoral portant reconduite à la frontière (APRF) et un arrêté de placement en rétention administrative furent notifiés au requérant. L’APRF mentionnait notamment :

« -  Vu la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 et notamment les articles 3 et 8,

(...)

-  Considérant qu’il résulte du procès-verbal no 56 du 25/01/2007 établi par la D.D.P.A.F. [Direction départementale de la police aux frontières] de la Guyane que la personne ci-dessus nommée :

  -  Ne peut justifier être entré régulièrement sur le territoire français ;

  -  S’est maintenu illégalement sur le territoire français ;

-  Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances en l’espèce, de prononcer à l’égard de cet étranger une mesure administrative de reconduite à la frontière,

-  Considérant que l’intéressé a été informé qu’il pouvait présenter des observations écrites,

-  Considérant que compte tenu des circonstances propres au cas d’espèce, il n’est pas porté une atteinte disproportionnée au droit de l’intéressé à sa vie familiale,

-  Considérant que l’étranger n’allègue pas être exposé à des peines ou traitement contraires à la Convention Européenne des Droits de l’Homme en cas de retour dans son pays d’origine (ou dans son pays de résidence habituelle où il est effectivement réadmissible),

(...)

Est prononcée la reconduite à la frontière [du requérant]. »

18.  Le 26 janvier 2007, à 15 h 11, le requérant transmit par télécopie deux demandes au tribunal administratif de Cayenne.

Il s’agissait d’une part d’un recours pour excès de pouvoir contre l’APRF dont il avait fait l’objet, tendant à l’annulation de cette mesure d’éloignement et à l’obtention d’un titre de séjour. A l’appui de sa requête, le requérant alléguait en particulier une violation de l’article L. 511-4 2o du code de l’entrée et du séjour des étrangers et demandeurs d’asile (CESEDA) (voir paragraphe 26), ainsi que, en se fondant sur l’article 8 de la Convention, une erreur manifeste d’appréciation des conséquences de la reconduite à la frontière sur sa vie personnelle et familiale. Il expliquait qu’il était entré en France avant l’âge de treize ans et qu’il y avait régulièrement résidé depuis, que ses parents étaient titulaires d’une carte de résident, que l’un de ses frères avait la nationalité française, et que son autre frère et ses sœurs étaient nés sur le territoire français. Le requérant ajoutait être tenu de respecter pendant deux ans les conditions du sursis d’une condamnation prononcée à son encontre, sous peine d’emprisonnement et que, conformément aux obligations qui en découlaient, il avait déjà entrepris une formation en mécanique.

D’autre part, ce recours était accompagné d’une demande en référé suspension, dans laquelle le requérant faisait valoir l’urgence à suspendre l’exécution de la mesure d’éloignement contestée et les doutes sérieux portant sur sa légalité. Pour étayer ces doutes, le requérant invoquait à nouveau l’article 8 de la Convention et réitérait les éléments mentionnés dans le recours en excès de pouvoir et tendant à prouver que l’essentiel de sa vie privée et familiale s’était jusqu’alors déroulé en Guyane.

19.  Le 26 janvier, à 16 heures, le requérant fut reconduit à Belem, au Brésil.

20.  Le même jour, le juge des référés auprès du tribunal administratif de Cayenne rendit une ordonnance déclarant sans objet la demande en référé suspension introduite par le requérant, en raison de l’exécution de la mesure d’éloignement.

A la même date, le requérant demanda à bénéficier de l’aide juridictionnelle afin de se pourvoir devant le Conseil d’Etat contre l’ordonnance précédente. Par une décision rendue le 6 mars 2007, le président du bureau d’aide juridictionnelle près le Conseil d’Etat rejeta cette demande pour « absence de moyens sérieux susceptibles de convaincre le juge de cassation ».

21.  Le 6 février 2007, le requérant déposa une requête en référé liberté devant le tribunal administratif de Cayenne. Se référant à la Convention et à la jurisprudence de la Cour, le requérant alléguait une atteinte grave et manifestement illégale portée par l’administration à son droit de mener une vie familiale normale ainsi qu’à son droit à un recours effectif. Il demanda qu’il soit fait injonction au préfet de la Guyane d’organiser son retour dans le délai de vingt-quatre heures à compter de la notification de l’ordonnance à intervenir, afin qu’il puisse se défendre effectivement quant aux violations de la Convention alléguées et qu’il retrouve sa place au sein de sa famille pour le temps du réexamen de son droit au séjour par la préfecture.

Par une ordonnance rendue le 7 février 2007, le juge des référés auprès du tribunal administratif de Cayenne rejeta la demande du requérant. Il considéra, pour l’essentiel, que la mesure sollicitée par le requérant aurait des conséquences en tous points équivalentes à celles de mesures définitives alors que le juge des référés ne peut prononcer que des mesures provisoires.

22.  En août 2007, le requérant revint en Guyane illégalement.

23.  Le 4 octobre 2007, le tribunal administratif de Cayenne examina, au cours d’une audience, le recours pour excès de pouvoir précédemment introduit par le requérant (paragraphe 18). Par un jugement rendu le 18 octobre 2007, il annula l’APRF litigieux. Le tribunal releva notamment que le requérant indiquait être revenu en France à l’âge de sept ans en 1995 et y avoir résidé habituellement depuis, et qu’il produisait à l’appui de ces affirmations des certificats de scolarité dont le préfet ne contestait pas l’authenticité. Il estima établi que la mère du requérant avait une carte de résident et que son père vivait aussi en Guyane. Le tribunal constata par ailleurs qu’il ressortait d’une ordonnance de contrôle judiciaire produite par le requérant que celui-ci avait été interpellé en Guyane en 2005 et qu’il lui avait été fait interdiction de quitter la Guyane. Il conclut que le requérant remplissait les conditions prévues par l’article L. 511-4 2o du CESEDA faisant obstacle à ce qu’une mesure de reconduite à la frontière soit prise à son encontre.

Répondant ensuite à la demande du requérant d’enjoindre au préfet de la Guyane de lui délivrer un titre de séjour dans le délai d’un mois à compter de la signification du jugement, le tribunal considéra que sa décision n’impliquait pas nécessairement la délivrance d’une carte de séjour temporaire puisqu’il s’agissait de l’annulation d’un APRF. En revanche, le tribunal fixa à trois mois le délai dans lequel le préfet devait statuer sur la situation du requérant au regard de son droit au séjour.

24.  Le 16 juin 2009, la préfecture de la Guyane délivra au requérant une carte de séjour portant la mention « visiteur », valable pendant un an et ne lui permettant pas de travailler. Une enquête auprès des services préfectoraux permit de révéler que la délivrance d’une telle carte de séjour résultait d’une erreur matérielle. Le 23 septembre 2009, une nouvelle carte de séjour portant la mention « vie privée et familiale » fut délivrée au requérant. Cette carte était valable rétroactivement à compter de juin 2009 pour un an et permettait au requérant de travailler.

Le requérant n’obtint pas le renouvellement de ce titre de séjour à la date d’échéance de celui-ci, le 15 juin 2010, en raison d’un différend concernant les pièces à fournir pour l’obtenir. Le 14 octobre 2010, l’administration procéda au renouvellement du titre de séjour du requérant valable du 16 juin 2010 au 15 juin 2011, puis jusqu’au 15 juin 2012. Le requérant est désormais titulaire d’une carte de séjour renouvelable portant mention « vie privée et familiale ».

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

25.  La Guyane est un département et région d’outre-mer (DROM) français. L’article 73 de la Constitution dispose que dans les départements et les régions d’outre-mer, les lois et règlements sont applicables de plein droit, tout en prévoyant qu’ils peuvent faire l’objet d’adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités. En matière de droit des étrangers, le régime applicable en outre-mer est le droit commun prévu par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), avec des spécificités.

A.  Dispositions relatives au séjour des étrangers

26.  Les dispositions pertinentes du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA) sont les suivantes, dans la version en vigueur à l’époque des faits :

Article L. 313-11

« Sauf si sa présence constitue une menace pour l’ordre public, la carte de séjour temporaire portant la mention « vie privée et familiale » est délivrée de plein droit :

1o  A l’étranger dans l’année qui suit son dix-huitième anniversaire (...), dont l’un des parents au moins est titulaire de la carte de séjour temporaire ou de la carte de résident (...) ;

2o  A l’étranger dans l’année qui suit son dix-huitième anniversaire (...), qui justifie par tout moyen avoir résidé habituellement en France avec au moins un de ses parents légitimes, naturels ou adoptifs depuis qu’il a atteint au plus l’âge de treize ans, la filiation étant établie dans les conditions prévues à l’article L. 314-11 ; la condition prévue à l’article L. 311-7 n’est pas exigée ; »

Article L. 511-4

« Ne peuvent faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou d’une mesure de reconduite à la frontière en application du présent chapitre :

1o  (...) ;

2o  L’étranger qui justifie par tous moyens résider habituellement en France depuis qu’il a atteint au plus l’âge de treize ans ; »

27.  Ces dispositions sont applicables sur l’ensemble du territoire français, y compris en outre-mer.

B.  Les mesures d’éloignement et le recours devant le tribunal administratif

1.  Le droit commun

28.  A l’époque des faits, cette matière était régie par le livre V du CESEDA, issu de la loi no 2006-911 du 24 juillet 2006 et consacré aux mesures d’éloignement. Celles-ci comportaient notamment l’obligation de quitter le territoire français (article L. 511-1-I) et la reconduite à la frontière (article L. 511-1-II).

29.  L’étranger qui ne pouvait justifier être entré régulièrement sur le territoire français ou qui s’y était maintenu illégalement, et qui ne pouvait être autorisé à y demeurer à un autre titre, pouvait faire l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire français, et en particulier d’un APRF (articles L. 511-1 à L. 511-3 du CESEDA).

30.  Si l’étranger était placé en rétention administrative, il recevait notification de ses droits et pouvait bénéficier d’une assistance juridique fournie par une association présente en centre de rétention. Il s’agit de personnes morales ayant conclu une convention avec le ministre chargé de l’asile et ayant pour mission d’informer les étrangers et de les aider à exercer leurs droits. En 2007, seule la CIMADE était présente dans les centres de rétention administratifs français. Depuis 2010, quatre autres associations interviennent : l’Ordre de Malte, l’Association Service Social Familial Migrants (ASSFAM), France Terre d’Asile et Forum des Réfugiés.

31.  L’APRF pouvait faire l’objet d’un recours devant le tribunal administratif dans le délai de quarante-huit heures suivant sa notification (article L. 512-2 du CESEDA). Ce recours suspendait l’exécution de la mesure d’éloignement, sans pour autant faire obstacle au placement de l’étranger en rétention administrative. L’étranger ne pouvait être éloigné avant l’expiration du délai de recours et, si le juge était saisi, avant qu’il ne statue (article L. 512-3 du CESEDA). La décision fixant le pays de renvoi constituait une décision distincte de la mesure d’éloignement elle-même. Si elle était contestée en même temps que l’APRF, le recours était également suspensif (article L. 513-3 du CESEDA).

32.  Il s’agissait d’un recours pour excès de pouvoir, à savoir un recours en annulation, sans conclusions indemnitaires. La décision prise par le juge administratif portait donc sur la seule légalité de l’acte attaqué. Le juge exerçait un contrôle de proportionnalité entre la ou les libertés fondamentales invoquées par l’étranger et les motifs d’ordre public. Lorsqu’il était saisi de conclusions aux fins d’annulation de la décision fixant le pays de renvoi, le juge exerçait un contrôle au regard de l’article 3 de la Convention. Il exerçait également un contrôle de proportionnalité entre l’atteinte portée à la vie privée ou familiale de l’étranger, garantie par l’article 8 de la Convention, et les buts poursuivis par la mesure d’éloignement.

33.  Le juge administratif saisi disposait d’un délai de soixante-douze heures pour statuer.

34.  Le jugement rendu par le tribunal administratif était susceptible d’appel dans un délai d’un mois devant le président de la cour administrative d’appel territorialement compétent ou la personne déléguée par lui. Cet appel n’était pas suspensif (article R. 776-19 du code de justice administrative).

35.  Les conséquences de l’annulation d’un APRF étaient prévues par l’article L. 512-4 du CESEDA. Tout d’abord, une telle invalidation mettait fin aux mesures éventuelles de rétention administrative ou d’assignation à résidence. Ensuite, l’étranger était muni d’une autorisation provisoire de séjour jusqu’à ce que l’autorité administrative ait à nouveau statué sur son cas. Enfin, le juge de la reconduite à la frontière ne se bornait pas à renvoyer l’étranger vers l’administration. En application de l’article L. 911-2 du code de justice administrative, il enjoignait également au préfet de se prononcer sur le droit de l’intéressé à un titre de séjour « qu’il ait été ou non saisi d’une telle demande » et fixait un délai dans lequel la situation de l’intéressé devait être réexaminée (voir, par exemple, Conseil d’Etat, 13 octobre 2006, req. no 275262, M. Abid A.).

36.  En revanche, le jugement du tribunal administratif annulant un APRF ne contraignait pas le préfet à remettre un titre de séjour à l’intéressé dans la mesure où le juge n’annulait pas un refus de titre de séjour (voir l’arrêt de principe rendu par le Conseil d’Etat, 22 février 2002, req. no 224496, Dieng, suivi d’autres). Ceci était applicable même lorsque l’annulation contentieuse était fondée sur un motif de fond, notamment sur la violation de l’article 8 de la Convention. Ainsi, selon la jurisprudence, un nouvel examen de la situation de l’intéressé suffisait à la complète exécution de la décision juridictionnelle annulant la mesure d’éloignement pour un motif de fond. Toutefois, le principe d’autorité de la chose jugée s’oppose à ce que l’autorité administrative prenne une nouvelle mesure d’éloignement sur le même motif sans faire état d’un changement de circonstances.

37.  Ces dispositions (voir paragraphes 28 à 36) ont été partiellement modifiées par la loi no 2011-672 du 16 juin 2011 relative à l’immigration, à l’intégration et à la nationalité, qui unifie la procédure d’éloignement des étrangers en situation irrégulière. Les solutions dégagées précédemment par la jurisprudence relative aux APRF sont en général transposables à la situation actuelle.

2.  Le droit applicable en Guyane

38.  Les dispositions pertinentes du CESEDA se lisent comme suit, dans la version en vigueur à l’époque des faits :

Article L. 514-1

« Pour la mise en œuvre du présent titre, sont applicables en Guyane et à Saint‑Martin, les dispositions suivantes :

1o  Si l’autorité consulaire le demande, la mesure de reconduite à la frontière ne peut être mise à exécution avant l’expiration du délai d’un jour franc à compter de la notification de l’arrêté ;

2o  Sans préjudice des dispositions de l’alinéa précédent, l’étranger qui a fait l’objet d’une obligation de quitter le territoire français ou d’une mesure administrative de reconduite à la frontière et qui défère cet acte au tribunal administratif peut assortir son recours d’une demande de suspension de son exécution.

En conséquence, les dispositions des articles L. 512-1 et L. 512-2 à L. 512-4 [qui prévoient qu’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière peut être contesté devant le tribunal administratif dans un délai de 48 heures et que ce recours suspend l’exécution de la mesure de renvoi] ne sont pas applicables en Guyane ni à Saint‑Martin. »

39.  Contrairement au droit commun (voir paragraphe 31), le recours devant le tribunal administratif n’est donc pas suspensif de l’exécution de la mesure d’éloignement. Cette exception, mise en place à l’origine pour une période limitée, a été rendue pérenne pour la Guyane par la loi no 2003‑239 du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure.

40.  Saisi dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution française prévu par l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a validé ce dispositif. Dans sa décision no 2003-467 du 13 mars 2003, le Conseil constitutionnel, tout en se prononçant sur la conformité avec l’article 73 de la Constitution, a en effet relevé que :

« les articles 141 et 142 [de la loi pour la sécurité intérieure] pérennisent en Guyane et dans la commune de Saint-Martin en Guadeloupe les dispositions dérogatoires (...) ; qu’en vertu de ces dispositions, les refus de délivrance de titre de séjour à certains étrangers ne sont pas soumis pour avis à la commission du titre de séjour prévue par l’article 12 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945 et le recours dirigé contre un arrêté de reconduite d’un étranger à la frontière ne revêt pas de caractère suspensif ;

Considérant que les députés requérants soutiennent qu’en pérennisant un tel régime, les articles 141 et 142 méconnaissent « des droits et garanties constitutionnellement protégés, tels que les droits de la défense » et vont au-delà des adaptations au régime législatif des départements d’outre-mer autorisées par l’article 73 de la Constitution ;

Considérant que le législateur a pu, pour prendre en compte la situation particulière et les difficultés durables du département de la Guyane et, dans le département de la Guadeloupe, de la commune de Saint-Martin, en matière de circulation internationale des personnes, y maintenir le régime dérogatoire institué par les articles 12 quater et 40 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 susvisée, sans rompre l’équilibre que le respect de la Constitution impose d’assurer entre les nécessités de l’ordre public et la sauvegarde des droits et libertés constitutionnellement garantis ; que les intéressés conserveront un droit de recours juridictionnel contre les mesures de police administrative ; qu’ils auront notamment la faculté de saisir le juge des référés administratifs ; que le législateur n’a pas non plus porté atteinte au principe constitutionnel d’égalité compte tenu de cette situation particulière, laquelle est en relation directe avec l’objectif qu’il s’est fixé de renforcer la lutte contre l’immigration clandestine ; que les adaptations ainsi prévues ne sont pas contraires à l’article 73 de la Constitution ; (...) »

41.  En matière d’éloignement d’étrangers, la législation française prévoit, de façon analogue, des régimes d’exception concernant six autres départements-régions et collectivités d’outre-mer (Guadeloupe, Mayotte, îles Wallis et Futuna, Saint-Barthélémy, Saint-Martin, Polynésie française) ainsi que la Nouvelle-Calédonie.

C.  Les demandes en référé

42.  Comme sur le reste du territoire français, les dispositions concernant les demandes en référé suspension et en référé liberté sont applicables de plein droit en Guyane. Les dispositions pertinentes du code de justice administrative (CJA) sont libellées de la façon suivante :

Article L. 521-1

« Quand une décision administrative, même de rejet, fait l’objet d’une requête en annulation ou en réformation, le juge des référés, saisi d’une demande en ce sens, peut ordonner la suspension de l’exécution de cette décision, ou de certains de ses effets, lorsque l’urgence le justifie et qu’il est fait état d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision.

Lorsque la suspension est prononcée, il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision dans les meilleurs délais. La suspension prend fin au plus tard lorsqu’il est statué sur la requête en annulation ou en réformation de la décision. »

Article L. 521-2

« Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. »

43.  Saisi sur le fondement de l’article L. 521-1 du CJA d’une affaire concernant la Guyane, le Conseil d’Etat a rappelé que :

« l’urgence justifie que soit prononcée la suspension d’un acte administratif lorsque l’exécution de celui-ci porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre ; qu’il appartient au juge des référés, saisi d’une demande de suspension d’une décision refusant la délivrance d’un titre de séjour, d’apprécier et de motiver l’urgence compte tenu de l’incidence immédiate du refus de titre de séjour sur la situation concrète de l’intéressé ; que l’article L. 514-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ayant écarté l’application en Guyane de l’article L. 512-1 du même code, le recours d’un étranger dirigé contre une décision de refus de séjour assortie d’une obligation de quitter le territoire français mentionnant le pays de destination ne suspend pas l’exécution de l’obligation de quitter le territoire français ».

44.  Le Conseil d’Etat a ensuite estimé, dans ces circonstances, que :

« la perspective de la mise en œuvre à tout moment de la mesure d’éloignement (...) est de nature à caractériser une situation d’urgence ouvrant au juge des référés le pouvoir de prononcer la suspension de l’exécution de la décision de refus de séjour assortie d’une obligation de quitter le territoire français en application des dispositions de l’article L. 521-1 du code de justice administrative » (Conseil d’Etat, 9 novembre 2011, M. Takaram A., no 346700, recueil Lebon).

D.  L’avis no 2008-9 de la Commission nationale de déontologie de la sécurité

45.  Saisie le 23 janvier 2008, la Commission nationale de déontologie de la sécurité a enquêté sur les conditions dans lesquelles M. C.D., ressortissant brésilien, avait été interpellé le 12 novembre 2007 par la brigade mobile de recherche de la direction départementale de la police aux frontières de Guyane, placé en garde à vue puis en rétention dans l’attente d’une mesure d’éloignement, et était ensuite décédé six heures après son hospitalisation au centre hospitalier de Cayenne.

46.  Dans son avis, adopté le 1er décembre 2008, la Commission nationale de déontologie de la sécurité constatait notamment que :

« l’existence, au sein de la PAF [police aux frontières] de Guyane, à partir de 2006 et jusqu’au 30 janvier 2008 – date de la dissolution des deux groupes de voie publique de la BMR [brigade mobile de recherche] – d’une organisation matérielle et informatique du service qui, sous couvert d’une régularité formelle des procédures, violait de manière systématique tous les principes de la procédure pénale et particulièrement les droits les plus élémentaires des personnes appréhendées, (...) par des mentions horaires volontairement faussées ou des réponses négatives pré-imprimées prêtées aux personnes gardées à vue ou placées en rétention, avant même ou sans qu’elles aient pu formuler leurs propres desiderata en matière d’exercice de leurs droits.

Du fait du caractère systématique et de la durée de ces violations de la loi, (...) la Commission recommand[ait] très fermement que (...) :

des poursuites disciplinaires soient engagées à l’encontre de tous ceux (...) qui les ont instaurées, mises en pratique ou qui ont accepté qu’elles se perpétuent sur une longue période (...)

Plus généralement, la Commission demand[ait] qu’il soit rappelé (...) à tous ceux qui servent outre-mer, que :

(...)

en matière de lutte contre le séjour irrégulier, le nombre des reconduites effectives exigé par l’administration centrale ne doit en aucun cas nuire à la qualité et à la régularité des procédures ;

quelle que soit la voie légale utilisée après l’interpellation – garde à vue, vérification d’identité, placement en rétention – chacune est porteuse de droits pour la personne retenue, droits qu’il appartient aux officiers de police judiciaire de notifier réellement, dans une langue comprise par l’étranger, pour en permettre l’exercice effectif et non le simulacre. »

III.  TEXTES ET PRATIQUE INTERNATIONAUX PERTINENTS

A.  Textes du Conseil de l’Europe

1.  Le Comité des Ministres

47.  Le 4 mai 2005, le Comité des ministres adopta « Vingt principes directeurs sur le retour forcé ». Les principes pertinents se lisent comme suit :

« Principe 2.  Adoption de la décision d’éloignement

Les décisions d’éloignement ne doivent être prises qu’en application d’une décision conforme à la loi.

1.  Une décision d’éloignement ne doit être prise que si les autorités de l’Etat d’accueil ont pris en considération toutes les informations pertinentes dont elles disposent et qu’elles sont convaincues, dans la mesure du raisonnable, que le respect ou la mise en œuvre de cette décision n’exposera pas la personne devant être éloignée :

a.  à un risque réel d’être exécutée ou soumise à la torture ou à des traitements ou peines inhumains ou dégradants ;

b.  à un risque réel d’être tuée ou soumise à des traitements inhumains ou dégradants par des agents non étatiques, si les autorités de l’Etat de retour, les partis ou les organisations qui contrôlent l’Etat ou une portion substantielle de son territoire, y compris les organisations internationales, n’ont pas la possibilité ou la volonté de fournir une protection adéquate et efficace ; ou

c.  à d’autres situations qui, conformément au droit international ou à la législation nationale, justifieraient qu’une protection internationale soit accordée.

2.  La décision d’éloignement ne doit être prise que si les autorités de l’Etat d’accueil sont convaincues, en tenant compte de toutes les informations pertinentes à leur disposition, qu’une éventuelle interférence dans le droit au respect de la vie familiale et/ou privée de la personne éloignée est, en particulier, proportionnée et poursuit un but légitime.

(...)

Principe 5.  Recours contre une décision d’éloignement

1.  Dans la décision d’éloignement ou lors du processus aboutissant à la décision d’éloignement, la possibilité d’un recours effectif devant une autorité ou un organe compétent composé de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance doit être offerte à la personne concernée. L’autorité ou l’organe compétent doit avoir le pouvoir de réexaminer la décision d’éloignement, y compris la possibilité d’en suspendre temporairement l’exécution.

2.  Le recours doit offrir les garanties de procédure requises et présenter les caractéristiques suivantes :

–  le délai d’exercice du recours ne doit pas être déraisonnablement court ;

–  le recours doit être accessible, ce qui implique notamment que, si la personne concernée par la décision d’éloignement n’a pas suffisamment de ressources pour disposer de l’aide juridique nécessaire, elle devrait obtenir gratuitement cette aide, conformément à la législation nationale pertinente en matière d’assistance judiciaire ;

–  si la personne fait valoir que son retour entraînera une violation des droits de l’homme visés au principe directeur 2.1, le recours doit prévoir l’examen rigoureux de ces allégations.

3.  L’exercice du recours devrait avoir un effet suspensif si la personne à éloigner fait valoir un grief défendable prétendant qu’elle serait soumise à des traitements contraires aux droits de l’homme visés au principe directeur 2.1. »

2.  Le Commissaire aux droits de l’homme

48.  Le Commissaire aux droits de l’homme a formulé une recommandation relative aux droits des étrangers souhaitant entrer sur le territoire des Etats membres du Conseil de l’Europe et à l’exécution des décisions d’expulsion (CommDH(2001)19). Cette recommandation du 19 septembre 2001, inclut en particulier les éléments suivants :

« 11.  Il est indispensable de non seulement garantir, mais d’assurer en pratique le droit d’exercer un recours judiciaire, au sens de l’article 13 de la CEDH, lorsque la personne concernée allègue que les autorités compétentes ont violé, ou risquent de violer, l’un des droits garantis par la CEDH. Ce droit à un recours effectif doit être garanti à tous ceux qui souhaitent contester une décision de refoulement ou d’expulsion du territoire. Ce recours doit être suspensif de l’exécution d’une décision d’expulsion, au moins lorsqu’il est allégué une violation éventuelle des articles 2 et 3 de la CEDH. »

B.  La directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (« Directive retour »)

49.  Les parties pertinentes des articles 5, 12 et 13 de la directive sont libellées comme suit :

Article 5

« Non-refoulement, intérêt supérieur de l’enfant, vie familiale et état de santé

Lorsqu’ils mettent en œuvre la présente directive, les États membres tiennent dûment compte :

a)  de l’intérêt supérieur de l’enfant,

b)  de la vie familiale,

c)  de l’état de santé du ressortissant concerné d’un pays tiers, et respectent le principe de non-refoulement. »

Chapitre III

GARANTIES PROCÉDURALES

Article 12

« Forme

1.  Les décisions de retour et, le cas échéant, les décisions d’interdiction d’entrée ainsi que les décisions d’éloignement sont rendues par écrit, indiquent leurs motifs de fait et de droit et comportent des informations relatives aux voies de recours disponibles.

(...) »

Article 13

« Voies de recours

1.  Le ressortissant concerné d’un pays tiers dispose d’une voie de recours effective pour attaquer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, devant une autorité judiciaire ou administrative compétente ou une instance compétente composée de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance.

2.  L’autorité ou l’instance visée au paragraphe 1 est compétente pour réexaminer les décisions liées au retour visées à l’article 12, paragraphe 1, et peut notamment en suspendre temporairement l’exécution, à moins qu’une suspension temporaire ne soit déjà applicable en vertu de la législation nationale. (...) »

C.  Observations finales du Comité des droits de l’homme des Nations Unies sur le quatrième rapport périodique de la France

50.  Conformément à l’article 40 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, les 9 et 10 juillet 2008, le Comité des droits de l’homme a examiné le quatrième rapport périodique de la France (CCPR/C/FRA/4). Le 22 juillet 2008, il a adopté ses observations finales sur ce rapport (CCPR/C/FRA/CO/4), dont les extraits pertinents se lisent comme suit :

« (...) aucun recours en justice n’est ouvert pour les personnes expulsées à partir (...) de Mayotte, ce qui serait le cas de 16 000 adultes et de 3 000 enfants chaque année, ni à partir de la Guyane française (...)

L’Etat partie devrait veiller à ce que la décision de renvoyer un étranger, y compris un demandeur d’asile, soit prise à l’issue d’une procédure équitable qui permet d’exclure effectivement le risque réel de violations graves des droits de l’homme dont l’intéressé pourrait être victime à son retour.

Les étrangers sans papiers et les demandeurs d’asile doivent être correctement informés de leurs droits, lesquels doivent leur être garantis, y compris du droit de demander l’asile, et bénéficier d’une aide juridictionnelle gratuite. L’État partie devrait également veiller à ce que tous les individus frappés d’un arrêté d’expulsion disposent de suffisamment de temps pour établir une demande d’asile, bénéficient de l’assistance d’un traducteur et puissent exercer leur droit de recours avec effet suspensif. » (Les deux derniers paragraphes apparaissent en caractères gras dans le texte d’origine).

EN DROIT

I.  SUR L’OBJET DU LITIGE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE

51.  Dans sa plaidoirie devant la Grande Chambre, le Gouvernement soulève une exception préliminaire relative au grief tiré de l’article 8 de la Convention. Or, dans son arrêt du 30 juin 2011, la chambre a déclaré recevable le grief tiré de l’absence de recours effectif (articles 13 et 8 de la Convention combinés) et irrecevable le grief tiré de l’existence d’une ingérence injustifiée dans le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant (article 8 de la Convention pris isolément). La chambre a en effet rejeté ce dernier grief comme étant incompatible ratione personae avec la Convention, le requérant ne pouvant être considéré comme « victime » au sens de l’article 34. Aussi la Grande Chambre n’examinera-t-elle que le grief déclaré recevable par la chambre, car « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre est la requête telle qu’elle a été déclarée recevable par la chambre (voir, parmi d’autres, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 140-141, CEDH 2001-VII, et Taxquet c. Belgique [GC], no 926/05, § 61, CEDH 2010).

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

52.  Le requérant se plaint de ne pas avoir bénéficié en droit français d’un recours effectif pour faire valoir le grief tiré d’une ingérence illégale dans son droit au respect à la vie privée et familiale en raison de la mesure d’éloignement vers le Brésil. Il invoque l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8, qui se lisent comme suit :

Article 8

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

Article 13

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A.  L’arrêt de la chambre

53.  Dans son arrêt du 30 juin 2011, la chambre a constaté qu’en l’espèce le tribunal administratif de Cayenne a annulé l’APRF pour illégalité le 18 octobre 2007, soit près de neuf mois après que le requérant eut été reconduit au Brésil. Elle a également relevé que le requérant s’est vu délivrer seulement le 16 juin 2009 un titre de séjour lui permettant de résider légalement en Guyane. A partir de ces éléments, la chambre a considéré qu’au moment où le requérant a été reconduit à destination du Brésil, une question sérieuse se posait quant à la compatibilité de son renvoi avec l’article 8 de la Convention. Elle a estimé que le requérant conservait un grief « défendable » aux fins de l’article 13 de la Convention et au sens de la jurisprudence de la Cour. Poursuivant, par conséquent, l’examen au fond du grief, la chambre s’est prononcée ensuite sur l’effectivité du recours dont le requérant a bénéficié en Guyane. Elle a relevé à cet égard que le recours que le requérant a exercé devant le tribunal administratif de Cayenne lui a permis de faire reconnaître l’illégalité de l’arrêté préfectoral et, par la suite, de se faire délivrer un titre de séjour même si, en l’absence d’effet suspensif, la juridiction ne s’est pas prononcée avant la reconduite à la frontière. Elle a noté ensuite que l’éloignement litigieux n’a pas entraîné de rupture durable du lien familial, puisque le requérant a pu revenir en Guyane quelque temps après son expulsion, même si cela s’est produit de façon clandestine, et a obtenu un titre de séjour. Compte tenu notamment de la marge d’appréciation dont disposent les Etats en la matière, la chambre a conclu à l’absence de violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention.

B.  Les arguments des parties devant la Grande Chambre

1.  Le Gouvernement

a)  Sur la qualité de victime du requérant

54.  Le Gouvernement plaide la perte de la qualité de « victime » du requérant au sens de l’article 34 de la Convention et de la jurisprudence de la Cour.

Il soutient qu’en l’espèce les autorités nationales ont reconnu puis réparé la violation alléguée au regard de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention en régularisant la situation du requérant par un titre de séjour. De plus, en dépit de l’exécution de la mesure de reconduite à la frontière, le tribunal administratif s’est prononcé sur l’annulation de la décision et n’a pas statué par un non-lieu, ce qui montrerait le caractère effectif du recours.

55.  A l’audience, le Gouvernement a également fait valoir que le requérant se trouvait en situation irrégulière au moment de son interpellation en raison de sa propre négligence, puisqu’il avait omis de faire une demande de régularisation de sa situation administrative, alors qu’il pouvait bénéficier de plein droit d’un titre de séjour. Il s’ensuit, pour le Gouvernement, que la présente affaire se distingue fondamentalement de l’affaire Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France (no 25389/05, CEDH 2007‑II), dans laquelle le requérant, ressortissant érythréen, demandait l’admission sur le territoire français au titre de l’asile. Or, le défaut d’effet suspensif du recours exercé à l’encontre du refus d’admission, en l’absence de la mesure provisoire prononcée par la Cour, n’aurait pas permis aux autorités nationales de réparer la violation alléguée au regard de l’article 3 de la Convention. Le requérant conservait donc un grief défendable, ce qui ne serait pas le cas dans la présente espèce.

b)  Sur l’observation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention

56.  Se fondant sur la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement expose que le caractère suspensif ne conditionne pas en principe l’effectivité du recours au regard de l’article 13, sauf lorsque son absence pourrait entraîner des « conséquences potentiellement irréversibles », sous l’angle de l’article 3 de la Convention et de l’article 4 du Protocole no 4. Dans la présente affaire, la décision de reconduite à la frontière a été contestée devant le juge administratif, qui l’a annulée, permettant au requérant de revenir en Guyane. Le requérant a donc eu à sa disposition un recours effectif. Le Gouvernement souligne en effet qu’en l’espèce, le lien familial n’a pas été durablement rompu, et que la mesure de reconduite n’a pas produit d’effets irréversibles. Au moment de la reconduite, le requérant était âgé de dix-huit ans, célibataire, sans enfant et en bonne santé. Il a été reconduit vers le pays où vivaient ses grands-parents et, quelques mois après la mesure d’éloignement, il a été en mesure de regagner la Guyane, où il a repris le cours de sa vie, sans incident. Il s’ensuit, selon le Gouvernement, que le requérant a bénéficié d’un recours effectif.

De plus, le Gouvernement estime que la chambre a suivi une logique a priori. Elle a en effet considéré qu’en principe une ingérence de l’autorité au regard de l’article 8 ne possède pas de caractère irréversible, sauf à considérer l’hypothèse de la fin tragique de l’individu ou un cas de très grande vulnérabilité. Or, le Gouvernement considère que ces cas spécifiques ne manqueraient pas d’entrer dans le champ de l’article 3 de la Convention et disposeraient donc d’un effet suspensif automatique. Le cas du requérant relève sans conteste de l’article 8, et illustre le principe de l’absence de conséquences potentiellement irréversibles.

57.  Selon le Gouvernement, le requérant n’a pas démontré en quoi une atteinte au droit au respect à la vie privée et familiale aurait des conséquences irréversibles. Si son retour clandestin a pu comporter des risques, le fait de se placer dans l’illégalité sans même attendre la décision du tribunal administratif ne peut relever que de la responsabilité du requérant. Enfin, le Gouvernement précise qu’après le jugement rendu par le tribunal, le requérant a fait l’objet d’une autorisation provisoire de séjour. Si l’administration n’a pu délivrer un titre de séjour que le 16 juin 2009, ce n’est qu’en raison de la négligence du requérant qui n’a pas jugé utile de fournir les pièces demandées par l’administration et n’a mis aucun empressement à régulariser sa situation, alors qu’il était invité à le faire.

58.  Le Gouvernement estime que le régime d’exception guyanais relève de la marge d’appréciation dont les Etats disposent pour honorer les obligations au regard de l’article 13 de la Convention. L’aménagement au principe de l’effet suspensif du recours se justifie en Guyane par des contraintes particulières en matière d’immigration illégale. Celle-ci, tout comme les réseaux criminels qui la favorisent, est encouragée par la topographie particulière de la Guyane, qui rend les frontières perméables et impossibles à contrôler efficacement. De plus, compte tenu du nombre important d’arrêtés de reconduite à la frontière pris par le préfet de Guyane, instituer un recours suspensif pourrait entraîner un engorgement accru des juridictions et entraîner des conséquences contraires à la bonne administration de la justice. L’exception au caractère suspensif des recours serait aussi justifiée par la nécessité de maintenir une situation équilibrée dans ce département, ainsi que par les relations bilatérales étroites que la France entretient avec les pays limitrophes de la Guyane.

59.  En tout état de cause, s’il n’existe pas un recours suspensif de plein droit, l’introduction d’une demande de référé suspension est largement utilisée, y compris par le requérant. A l’audience, le Gouvernement a d’ailleurs indiqué que la portée exacte de l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat en la matière reste à définir, s’agissant d’une jurisprudence récente. Le Gouvernement a expliqué que cet arrêt tend à conférer au juge des référés le pouvoir de prononcer la suspension de l’exécution de la mesure d’éloignement lorsque celle-ci peut être mise en œuvre à tout moment et qu’il est fait état d’un doute sérieux quant à sa légalité (voir paragraphes 43 et 44).

60.  Quant à la cohérence de la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement considère qu’elle est assurée. Ainsi, le caractère suspensif ne s’impose pas au regard de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention. En effet, dans ce cadre, la Cour opère un véritable contrôle de proportionnalité de la mesure de reconduite à la frontière par rapport au but poursuivi. Pour ce faire, la Cour applique les critères définis par sa jurisprudence (notamment Boultif c. Suisse, no 54273/00, CEDH 2001‑IX). En la matière l’effet suspensif ne conditionne donc pas le caractère effectif du recours. A l’audience, le Gouvernement a ajouté qu’une modification de ce principe porterait atteinte à la cohérence et à la lisibilité de la jurisprudence de la Cour.

61.  Le Gouvernement conclut en invitant la Cour à confirmer l’arrêt rendu par la chambre.

2.  Le requérant

a)  Sur la qualité de victime du requérant

62.  Le requérant estime que, comme dans l’affaire Gebremedhin précitée, il a conservé la qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention. Selon lui, la violation alléguée sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention s’était déjà produite au moment où le jugement du tribunal administratif est intervenu. Lors de l’audience, il a expliqué que, lorsqu’il a été interpellé et éloigné, il venait d’avoir dix-huit ans, et disposait donc, selon le droit français, d’un délai pour régulariser sa situation, jusqu’en juin 2007 (voir paragraphes 26 et 27). Malgré cela, l’éloignement a eu lieu, obligeant le requérant à prendre le risque de revenir en Guyane clandestinement, en payant un passeur.

Se référant à la conclusion à laquelle la chambre est parvenue dans son arrêt, le requérant soutient que son grief revêtait un caractère défendable et posait une question sérieuse au moment de son éloignement.

b)  Sur l’observation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention

63.  Le requérant critique le régime d’exception existant en Guyane auquel il a été soumis et soutient ne pas avoir pu bénéficier d’un recours effectif pour faire valoir son grief tiré de l’article 8 de la Convention.

64.  Il explique d’abord que, contrairement à ce qui a été décidé par l’arrêt de la chambre, la violation du droit au respect de la vie privée et familiale peut entraîner des conséquences potentiellement irréversibles en matière d’éloignement des étrangers. Dans son cas, les conséquences auraient pu être irréversibles et le sont en tout cas psychologiquement. Elles ne sauraient être évaluées a posteriori et par rapport à la chance qu’il a eue de pouvoir revenir en Guyane suite à un éloignement illégal. L’on ne saurait pas non plus se satisfaire du fait que le requérant a dû payer un passeur pour revenir en Guyane, en prenant de grands risques, alors que, pour exécuter la décision du tribunal, l’administration a mis deux ans au lieu des trois mois alloués. Selon le requérant, ce délai de deux ans pour l’obtention du titre de séjour est dû à des relations « tendues » avec l’administration, celle-ci réclamant notamment de nombreux documents pas toujours pertinents.

65.  Le requérant se réfère à la réalité de la situation en Guyane, où, parmi les quarante mille étrangers en séjour irrégulier, dix mille sont reconduits chaque année. Selon le requérant, de tels chiffres rendent impossible tout contrôle individuel préalable à l’éloignement. La plupart des mesures d’éloignement seraient exécutées en moins de quarante-huit heures et ne feraient l’objet que d’un contrôle très formel, la plupart étant signées à la chaîne, comme le révèle une enquête menée par la Commission nationale de déontologie de la sécurité (voir paragraphes 45 et 46). Elles concerneraient toutes sortes de cas, y compris celui de parents laissant des enfants isolés qui sont ensuite placés auprès des services sociaux, ce qui porte atteinte irrémédiablement à leur vie familiale. Ainsi, la potentialité de conséquences irréversibles serait d’autant plus grande qu’aucun contrôle préalable n’est exercé, ni par l’administration ni par les juges.

66.  Le requérant se réfère ensuite à la jurisprudence de la Cour en matière d’enlèvement international d’enfants, selon laquelle le passage du temps peut avoir des conséquences irrémédiables sur les relations entre l’enfant et le parent qui ne vit pas avec lui. Cette approche serait transposable en matière d’éloignement d’étrangers.

67.  Par ailleurs, selon le requérant, la mise en place de l’exigence d’un recours suspensif en relation avec l’article 8 de la Convention suivrait la tendance jurisprudentielle amorcée par l’arrêt Čonka c. Belgique (no 51564/99, CEDH 2002‑I) et s’inscrirait logiquement dans le cadre du renforcement de la subsidiarité.

68.  De plus, le requérant estime que la marge d’appréciation dont les Etats disposent en la matière ne saurait justifier le régime d’exception mis en place en Guyane au regard de l’engagement de la France de protéger les droits conventionnels.

69.  Enfin, le requérant considère que l’arrêt rendu par la chambre est à contre-courant des exigences de l’Union européenne et en particulier de la directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil.

3.  Le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI), la Ligue française des droits de l’homme et du citoyen (LDH) et le Comité inter‑mouvements auprès des évacués (CIMADE), tiers intervenants

70.  Dans une intervention conjointe, les tiers intervenants exposent qu’en matière de droit des étrangers, l’outre-mer se caractérise par des dispositifs dérogatoires au droit commun. Il s’agirait en réalité d’un laboratoire des politiques d’immigration et des pratiques policières. Ainsi, en Guyane notamment, et contrairement au territoire métropolitain, les forces de l’ordre peuvent procéder à des contrôles d’identité généralisés, sans réquisition préalable du procureur. Alors que les conditions de rétention sont peu satisfaisantes, la Guyane connaît des éloignements massifs et expéditifs. Depuis le centre de rétention guyanais, d’une capacité de trente-huit places, six mille soixante-treize personnes ont été placées et quatre mille cinquante-sept reconduites en 2010, pour une durée moyenne de maintien en rétention de 1,4 jour. En 2010, seules sept cent dix-sept des six mille soixante-treize personnes retenues (11,8 %) ont été présentées au juge des libertés et de la détention. Pour les tiers intervenants, seule l’absence de recours suspensif permet d’obtenir de tels résultats, au détriment de la protection des droits et libertés fondamentaux garantis par la Convention. Cette absence de recours suspensif concerne même les étrangers invoquant une violation des articles 2 et 3 de la Convention ou de l’article 4 du Protocole no 4, ce qui serait incompatible avec la jurisprudence de la Cour.

71.  Les dérogations à l’effet suspensif de la procédure auraient pour finalité de faciliter les reconduites à la frontière, tout comme les méthodes policières utilisées. Ces dernières ont été critiquées par la Commission nationale de déontologie de la sécurité, qui a été saisie à plusieurs reprises en 2008 de cas graves (notamment décès après garde à vue et rétention). Le taux de reconduite du centre de rétention de Cayenne est de 80 % (pour environ 20 à 30 % en France métropolitaine). L’éloignement consistant souvent à faire traverser le fleuve aux interpellés, il est alors très rapide (moins de quatre heures). Le Brésil est le seul pays avec lequel la France a conclu un accord de réadmission depuis la Guyane, ce qui permet une reconduite sans formalité des ressortissants brésiliens. Des départs vers le Brésil sont organisés quotidiennement et la brièveté du maintien en rétention rend difficile l’intervention de la CIMADE, chargée de les accompagner dans leurs démarches juridiques.

72.  En pratique, la très grande majorité des reconduites s’effectue sans contrôle du juge et les mesures d’éloignement sont notifiées et exécutées sans qu’aucune garantie sérieuse de contrôle de leur légalité n’ait été mise en place. Ainsi, la CIMADE constate la reconduite de personnes ayant déposé un recours assorti d’une demande en référé avant, et même après la notification de l’audience. Une fois le requérant reconduit, le référé est sans objet et le non-lieu à statuer est prononcé par le juge.

73.  Les retenus sollicitent souvent un recours gracieux auprès de la préfecture. Si la préfecture dispose d’un pouvoir discrétionnaire, il s’agit d’un des moyens d’intervention majeurs de la CIMADE qui donne de bons résultats, la situation personnelle des retenus étant souvent grave.

74.  Dans cette configuration, la CIMADE constate des atteintes à la vie privée et familiale des retenus : enfants isolés et confiés à la hâte à des étrangers à la famille, scolarité interrompue, rupture brutale de la vie commune, séparation douloureuse des enfants, rupture de l’allaitement, etc. Elle mentionne des pratiques consistant à éloigner des milliers d’enfants, avec ou sans leurs parents, en les faisant passer par des centres de rétention inadaptés.

75.  En conclusion, selon les tiers intervenants, l’instauration d’un recours suspensif contre les mesures d’éloignement relève de l’impérieuse nécessité. Son absence expose les personnes concernées à d’importantes et parfois irrémédiables atteintes à leurs droits et libertés fondamentaux et permet l’existence d’un droit d’exception sur un territoire français relevant de la juridiction de la Cour.

C.  Appréciation de la Cour

1.  Sur la qualité de victime du requérant

76.  La Cour estime que l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement au titre de la perte de la qualité de victime est si étroitement liée à la substance du grief du requérant qu’il y a lieu de la joindre au fond de la requête.

2.  Sur l’observation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention

a)  Principes généraux applicables

77.  Dans les affaires concernant le droit des étrangers, la Cour a constamment affirmé que, d’après un principe de droit international bien établi, les Etats ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux sur leur sol. La Convention ne garantit pas le droit pour un étranger d’entrer ou de résider dans un pays particulier, et, lorsqu’ils assument leur mission de maintien de l’ordre public, les Etats contractants ont la faculté d’expulser un étranger délinquant. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 8, doivent avoir une base légale, poursuivre un but légitime et se révéler nécessaires dans une société démocratique, (voir Boultif, précité, § 46, et Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII).

En vertu de l’article 1 de la Convention, ce sont les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000‑XI).

78.  La Cour l’a dit à de nombreuses reprises, l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils y sont consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant. Les Etats jouissent en effet d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition (Jabari c. Turquie, no 40035/98, § 48, CEDH 2000‑VIII). Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (Kudła, précité, § 157).

79.  L’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » dont parle cette disposition n’est pas nécessairement juridictionnelle. Cependant, ses pouvoirs et les garanties procédurales qu’elle présente entrent en ligne de compte pour déterminer si le recours est effectif (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 67, série A no 28). S’agissant des « instances » non juridictionnelles, la Cour s’attache à en vérifier l’indépendance ( voir, par exemple, Leander c. Suède, 26 mars 1987, §§ 77 et 81 à 83, série A no 116, Khan c. Royaume-uni, no 35394/97, §§ 44 à 47, CEDH 2000‑V), ainsi que les garanties de procédure offertes aux requérants (voir, mutatis mutandis, Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, §§ 152 à 154, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V). En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13, même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 69, CEDH 2000‑V).

80.  Pour être effectif, le recours exigé par l’article 13 doit être disponible en droit comme en pratique, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’Etat défendeur (Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 112, CEDH 1999‑IV).

81.  Une attention particulière doit aussi être prêtée à la rapidité du recours lui-même puisqu’il n’est pas exclu que la durée excessive d’un recours le rende inadéquat (Doran c. Irlande, no 50389/99, § 57, CEDH 2003‑X).

82.  Lorsqu’il s’agit d’un grief selon lequel l’expulsion de l’intéressé l’exposera à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention, compte tenu de l’importance que la Cour attache à cette disposition et de la nature irréversible du dommage susceptible d’être causé en cas de réalisation du risque de torture ou de mauvais traitements, l’effectivité d’un recours au sens de l’article 13 demande impérativement un contrôle attentif par une autorité nationale (Chamaïev et autres c. Géorgie et Russie, no 36378/02, § 448, CEDH 2005‑III), un examen indépendant et rigoureux de tout grief aux termes duquel il existe des motifs de croire à un risque de traitement contraire à l’article 3 (Jabari, précité, § 50) ainsi qu’une célérité particulière (Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 136, CEDH 2004‑IV (extraits)). Dans ce cas, l’effectivité requiert également que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif (Gebremedhin [Gaberamadhien], précité, § 66, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 200, 23 février 2012). Les mêmes principes s’appliquent lorsque l’expulsion expose le requérant à un risque réel d’atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de la Convention. Enfin, l’exigence d’un recours de plein droit suspensif a été confirmée pour les griefs tirés de l’article 4 du Protocole no 4 (Čonka, précité, §§ 81-83, et Hirsi Jamaa et autres, précité, § 206).

83.  En revanche, s’agissant d’éloignements d’étrangers contestés sur la base d’une atteinte alléguée à la vie privée et familiale, l’effectivité ne requiert pas que les intéressés disposent d’un recours de plein droit suspensif. Il n’en demeure pas moins qu’en matière d’immigration, lorsqu’il existe un grief défendable selon lequel une expulsion risque de porter atteinte au droit de l’étranger au respect de sa vie privée et familiale, l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention exige que l’Etat fournisse à la personne concernée une possibilité effective de contester la décision d’expulsion ou de refus d’un permis de séjour et d’obtenir un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates des questions pertinentes par une instance interne compétente fournissant des gages suffisants d’indépendance et d’impartialité (M. et autres c. Bulgarie, no 41416/08, §§ 122 à 132, 26 juillet 2011, et, mutatis mutandis, Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 133, 20 juin 2002).

b)  Application de ces principes au cas d’espèce

84.  La Cour relève que la question qui se pose concerne l’effectivité des recours exercés en Guyane par le requérant, dont l’éloignement était en cours, pour faire valoir un grief tiré de l’article 8 de la Convention. A cet égard, la Cour estime nécessaire de souligner à nouveau qu’en ce qui concerne les requêtes relatives à l’immigration, telles que celle du requérant, elle se consacre et se limite, dans le respect du principe de subsidiarité, à évaluer l’effectivité des procédures nationales et à s’assurer que ces procédures fonctionnent dans le respect des droits de l’homme (voir, mutatis mutandis, M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, §§ 286‑287, CEDH 2011, et I.M. c. France, no 9152/09, § 136, 2 février 2012).

85.  La Cour rappelle également que l’article 13 de la Convention ne va pas jusqu’à exiger une forme particulière de recours et que l’organisation des voies de recours internes relève de la marge d’appréciation des Etats (voir Vilvarajah et autres c. Royaume‑Uni, 30 octobre 1991, § 122, série A n215, et, parmi d’autres, G.H.H. et autres c. Turquie, no 43258/98, § 36, CEDH 2000‑VIII).

86.  Dans la présente affaire, le requérant a exercé les voies de recours disponibles avant son éloignement dans le système en vigueur en Guyane : il a saisi le tribunal administratif d’un recours en excès de pouvoir à l’encontre de l’APRF dont il avait fait l’objet, ainsi que d’une demande en référé suspension ; il a ensuite soumis, au même tribunal administratif, une demande en référé liberté.

87.  La Cour doit dès lors rechercher si le requérant a bénéficié de garanties effectives le protégeant contre la mise en œuvre d’une décision d’éloignement prétendument contraire à l’article 8.

88.  A cet égard, la Cour ne peut manquer de relever tout d’abord la chronologie de la présente affaire : interpellé le matin du 25 janvier 2007, le requérant fit l’objet d’un APRF et fut placé en rétention administrative le même jour à 10 heures, pour être ensuite éloigné le lendemain à 16 heures. Il a donc été éloigné de Guyane moins de trente-six heures après son interpellation.

La reconduite à la frontière a été prononcée par le préfet de Guyane au moyen d’un arrêté dont la Cour note, avec le requérant, le caractère succinct et stéréotypé de la motivation (voir paragraphe 17). La Cour constate aussi que cet arrêté a été notifié au requérant immédiatement après son interpellation. Ces éléments paraissent révéler le caractère superficiel de l’examen de la situation du requérant effectué par l’autorité préfectorale.

89.  La Cour note également qu’il existe un désaccord entre les parties quant à la raison pour laquelle le requérant a fait l’objet d’un arrêté de reconduite à la frontière. Selon le Gouvernement, le requérant se trouvait en situation irrégulière par sa propre négligence, puisqu’il avait omis de régulariser sa situation administrative. Le requérant, en revanche, souligne que, puisqu’il se trouvait alors dans l’année suivant son dix-huitième anniversaire, il pouvait encore demander la régularisation de sa situation et qu’en tout état de cause, il était protégé de tout éloignement du territoire français.

90.  Or, la Cour constate, comme cela a été allégué dès la première saisine des juridictions nationales par le requérant (voir paragraphe 18), que quelle que soit la raison de l’irrégularité de la situation du requérant au moment de son interpellation, il était protégé de tout éloignement du territoire français par le droit national (voir l’article L. 511-4 du CESEDA). Cette analyse a été retenue par le tribunal administratif de Cayenne, qui, ayant examiné les éléments initialement fournis par le requérant, a prononcé par la suite l’illégalité de l’APRF (voir paragraphe 23).

91.  Ainsi, il est avéré que, dès le 26 janvier 2007, les autorités françaises étaient en possession des éléments tendant à établir que l’éloignement du requérant n’était pas prévu par la loi et pouvait donc constituer une ingérence illégale, au sens de l’article 8 § 2 de la Convention (voir paragraphe 18). A l’instar de la chambre, la Grande Chambre considère, par conséquent, qu’au moment où le requérant a été reconduit à destination du Brésil, une question sérieuse se posait quant à la compatibilité de son éloignement avec l’article 8 de la Convention et estime que le grief soumis par le requérant sur ce point est dès lors « défendable » aux fins de l’article 13 (voir paragraphe 53).

92.  Envisageant ensuite les possibilités dont disposait le requérant pour contester la décision d’éloignement dont il avait fait l’objet, la Cour observe que l’intéressé, avec l’assistance de la CIMADE, a pu saisir le tribunal administratif de Cayenne. La Cour reconnaît que ce recours a été exercé devant un juge remplissant les conditions d’indépendance, d’impartialité et de compétence pour examiner les griefs tirés de l’article 8.

93.  Toutefois, elle rappelle que, sans préjudice du caractère suspensif ou non des recours, l’effectivité requiert, pour éviter tout risque de décision arbitraire, que l’intervention du juge ou de « l’instance nationale » soit réelle.

94.  En l’espèce, le dossier soumis à « l’instance nationale » compétente ne saurait être qualifié de particulièrement complexe. A cet égard, la Cour le réitère, les recours introduits comportaient une argumentation juridique précise dûment exposée par le requérant. Pour contester son éloignement, celui-ci avait en effet allégué à la fois la non-conformité à la Convention de la mesure prise ainsi que son illégalité au regard du droit national. Il s’était notamment référé à l’article L. 511-4 du CESEDA et il avait exposé de façon détaillée les éléments tendant à prouver que l’essentiel de sa vie privée et familiale s’était jusqu’alors déroulée en Guyane (voir paragraphe 18), assurant ainsi une saisine suffisamment étayée de façon à faciliter l’examen du dossier (voir, mutatis mutandis, I.M. c. France, précité, § 155).

Ensuite et surtout, la Cour ne peut que constater que, ayant saisi le tribunal administratif le 26 janvier 2007[1] à 15 heures et 11 minutes, le requérant a été éloigné vers le Brésil le même jour à 16 heures. Aux yeux de la Cour, la brièveté de ce délai exclut toute possibilité pour le tribunal d’examiner sérieusement les circonstances et arguments juridiques qui militent pour ou contre la violation de l’article 8 de la Convention en cas de mise à exécution de la décision d’éloignement.

Il en résulte donc qu’au moment de l’éloignement, les recours introduits par le requérant et les circonstances concernant sa vie privée et familiale n’avaient fait l’objet d’aucun examen effectif par une instance nationale. En particulier, compte tenu du déroulement chronologique des faits de la présente espèce, la Cour ne peut que constater qu’aucun examen judiciaire des demandes du requérant n’a pu avoir lieu, ni au fond ni en référé.

95.  Or, si la procédure en référé pouvait en théorie permettre au juge d’examiner les arguments exposés par le requérant ainsi que de prononcer, si nécessaire, la suspension de l’éloignement, toute possibilité à cet égard a été anéantie par le caractère excessivement bref du délai écoulé entre la saisine du tribunal et l’exécution de la décision d’éloignement. D’ailleurs, le juge des référés saisi n’a pu que déclarer sans objet la demande introduite par le requérant. Ainsi, l’éloignement du requérant a été effectué sur la seule base de la décision prise par l’autorité préfectorale.

Par conséquent, dans les circonstances de la présente espèce, la Cour estime que la hâte avec laquelle la mesure de renvoi a été mise en œuvre a eu pour effet en pratique de rendre les recours existants inopérants et donc indisponibles. Si la Cour reconnaît l’importance de la rapidité des recours, celle-ci ne saurait aller jusqu’à constituer un obstacle ou une entrave injustifiée à leur exercice, ni être privilégiée aux dépens de leur effectivité en pratique.

96.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la reconduite à la frontière du requérant a été effectuée selon une procédure mise en œuvre selon des modalités rapides, voire expéditives. Ces circonstances n’ont pas permis au requérant d’obtenir, avant son éloignement, un examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates de la légalité de la mesure litigieuse par une instance interne (voir paragraphe 79 ci-dessus).

97.  Quant à la situation géographique de la Guyane, et à la forte pression migratoire subie par ce département-région d’outre-mer, le Gouvernement soutient que ces éléments justifieraient le régime d’exception prévu par la législation ainsi que son fonctionnement. Au vu du cas d’espèce, la Cour ne saurait souscrire à cette analyse. Certes, elle est consciente de la nécessité pour les Etats de lutter contre l’immigration clandestine et de disposer des moyens nécessaires pour faire face à de tels phénomènes, tout en organisant les voies de recours internes de façon à tenir compte des contraintes et situations nationales.

Toutefois, si les Etats jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose l’article 13 de la Convention, celle-ci ne saurait permettre, comme cela a été le cas dans la présente espèce, de dénier au requérant la possibilité de disposer en pratique des garanties procédurales minimales adéquates visant à le protéger contre une décision d’éloignement arbitraire.

98.  Enfin, en ce qui concerne le risque d’engorgement des juridictions pouvant entraîner des conséquences contraires à la bonne administration de la justice en Guyane, la Cour rappelle que, tout comme l’article 6 de la Convention, l’article 13 astreint les Etats contractants à organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de cette disposition. A cet égard, il y a lieu de souligner l’importance de l’article 13 en vue du maintien du caractère subsidiaire du système de la Convention (voir, mutatis mutandis, Kudła, précité, § 152, et Čonka, précité, § 84).

99.  Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour constate que le requérant n’a pas disposé en pratique de recours effectifs lui permettant de faire valoir le bien-fondé du grief tiré de l’article 8 de la Convention alors que son éloignement était en cours. Cela n’a pu être réparé par la délivrance ultérieure d’un titre de séjour.

100.  Partant, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement tirée de la perte de la qualité de « victime » du requérant au sens de l’article 34 de la Convention.

Elle conclut à la violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention.

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

101.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

102.  Le requérant sollicite le versement de 32 000 euros (EUR) au titre de son préjudice matériel, ce montant comprenant notamment les frais qu’il explique avoir dû exposer pour vivre au Brésil pendant sept mois et pour revenir en fraude en Guyane. Il inclut également dans cette somme un dédommagement pour ne pas avoir pu suivre la formation prévue dans le cadre des obligations liées au contrôle judiciaire dont il faisait l’objet au moment de son éloignement ainsi que pour compenser le fait qu’il ne lui a pas été possible de travailler avant l’obtention d’un titre de séjour portant la mention « vie privée et familiale ».

103.  Il demande également 10 000 EUR pour préjudice moral.

104.  Le Gouvernement estime que ces sommes sont manifestement excessives. S’agissant du dommage matériel, le Gouvernement rappelle que la violation alléguée concerne le renvoi du requérant vers le Brésil et non le titre de séjour qui lui a été octroyé. Il considère donc qu’il n’existe pas de lien entre l’impossibilité pour le requérant de travailler et une éventuelle violation de la Convention. Le Gouvernement expose au demeurant qu’au moment des faits, le requérant n’avait pas d’activité professionnelle et qu’il n’était pas demandeur d’emploi.

105.  En ce qui concerne le préjudice moral allégué, le Gouvernement estime qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable satisfaisante.

106.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande.

107.  En revanche, la Cour considère que, dans les circonstances de la cause, le requérant a dû éprouver une angoisse certaine et faire face à des incertitudes qui ne sauraient être réparées par le seul constat de violation. En conséquence, statuant en équité comme le veut l’article 41, elle alloue au requérant la somme de 3 000 EUR en réparation du dommage moral.

B.  Frais et dépens

108.  Le requérant demande 2 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes. Il ne présente pas de justificatif à ce titre. Quant à la procédure devant la Cour, le conseil du requérant indique que son client était sans ressources et privé de la possibilité de travailler jusqu’en 2009. Le conseil indique donc avoir fait l’avance des frais et honoraires, et avoir établi les factures correspondantes, une pour la procédure devant la chambre et une deuxième pour celle devant la Grande Chambre. Il fournit ces deux factures à la Cour, présentant chacune un état prévisionnel détaillé et ventilé des dépenses. La première facture comporte un montant de 14 960 EUR, la deuxième 7 120 EUR, soit une somme totale de 22 080 EUR. De plus, le requérant explique avoir bénéficié de l’assistance judiciaire devant la Cour.

109.  Le Gouvernement estime que ces montants sont disproportionnés. En ce qui concerne la procédure devant les juridictions internes, il expose notamment que les frais demandés ne correspondent pas aux critères énoncés par la jurisprudence de la Cour. Quant aux frais et dépens engagés devant la Cour, le Gouvernement estime que la somme de 3 000 EUR serait raisonnable pour couvrir les frais engagés, avant déduction des sommes perçues au titre de l’assistance judiciaire devant la Cour.

110.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale, pour laquelle aucun justificatif n’a été fourni.

111.  Par ailleurs, vu la situation du requérant, d’abord éloigné vers le Brésil puis démuni de titre de séjour lui permettant de travailler en Guyane jusqu’en 2009, la Cour ne doute pas de son impécuniosité pendant cette période. Elle estime que, dans ces circonstances, il y a lieu d’allouer une somme au requérant au titre de l’avance sur honoraires que son conseil lui a concédée. Il convient cependant de prendre en compte le fait que la Cour n’a conclu en l’espèce à la violation de la Convention que pour l’un des griefs développés par le requérant devant la Cour, celui tiré des articles 13 et 8 de la Convention combinés. Seuls sont recouvrables au titre de l’article 41 les frais et dépens raisonnables quant à leur montant et qui ont été réellement et nécessairement engagés pour amener la Cour à constater la violation. La Cour rejette en conséquence la demande pour le surplus (voir, mutatis mutandis, I.M. c. France, précité, § 171).

112.  Compte tenu de ce qui précède et des documents en sa possession, la Cour estime raisonnable d’allouer au requérant la somme de 12 000 EUR au titre des frais et dépens pour la procédure devant la Cour. Quant à l’assistance judiciaire, la Cour constate que si une demande avait été initialement formulée par le requérant, ce dernier n’a ensuite pas effectué les formalités procédurales nécessaires. Par conséquent, aucun montant n’ayant été versé dans le cadre de l’assistance judiciaire devant la Cour, il n’y a lieu à déduire aucune somme à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

113.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Joint au fond l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement relative au grief tiré de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 8 et la rejette ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8 de la Convention ;

 

3.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i)  3 000 EUR (trois mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii)  12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 13 décembre 2012.

       Michael O’Boyle                                                             Nicolas Bratza
        Greffier adjoint                                                                  Président

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante de la juge Kalaydjieva ;

–  opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallie le juge Vučinić.

N.B.
M.O’B.

 

 


OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KALAYDJIEVA

(Traduction)

La présente affaire ne soulève aucune question concernant l’existence ou non d’un recours interne qui aurait permis au requérant de faire valoir son grief défendable au regard de l’article 8. Le droit interne prévoyait officiellement des procédures de contrôle juridictionnel de la décision d’éloignement et donnait compétence aux juridictions internes pour suspendre l’exécution de cette décision en présence d’un risque d’arbitraire ou de violation des droits fondamentaux protégés par la Convention.

La question du caractère effectif de ces recours ne se pose qu’en raison de la latitude laissée à la police de renvoyer le requérant moins d’une heure après la tentative de celui-ci de se prévaloir de ces recours. Cette mesure hâtive a effectivement empêché tout véritable contrôle juridictionnel de la situation du requérant, et n’a donc laissé aucune chance raisonnable aux tribunaux de prévenir d’éventuelles violations des droits de l’intéressé par le prononcé d’une mesure provisoire.

La question n’est pas de savoir si la protection des droits du requérant appelait une mesure provisoire. Quel qu’ait été le risque encouru, rien ne permet de croire, en l’absence d’un examen ou de possibilité de contrôle, que la situation de l’intéressé aurait été examinée plus soigneusement s’il avait risqué d’être soumis à la torture et non « seulement » à une violation de ses droits découlant de l’article 8 de la Convention.

J’ai quelques hésitations concernant l’utilité du constat formulé au paragraphe 93 de l’arrêt : « l’effectivité requiert, pour éviter tout risque de décision arbitraire, que l’intervention du juge ou de « l’instance nationale » soit réelle ».

Dans quelle mesure l’intervention peut-elle être « réelle » lorsque la loi ménage des possibilités de passer outre ou de court-circuiter la compétence de l’instance nationale concernée ? A mon sens, seule une obligation légale imposant aux autorités de s’abstenir de renvoyer un individu, au moins jusqu’à ce que les tribunaux aient eu une chance raisonnable de décider si les circonstances justifiaient ou non de suspendre l’exécution, permettraient d’empêcher que cette situation ne se reproduise. A défaut, les personnes concernées devront se contenter d’un droit théorique de déposer des demandes urgentes auprès du tribunal administratif, qui « peut » à son tour décider d’exercer son pouvoir théorique d’ordonner la suspension de l’exécution de la décision (paragraphe 42 de l’arrêt).

En ce qui concerne les conséquences des constats formulés ci-dessus, je partage entièrement les vues exprimées par mes éminents collègues, les juges Spielmann, Berro-Lefèvre et Power, qui, dans leur opinion en partie dissidente commune jointe à l’arrêt de la chambre, ont dit :

« A l’heure où la Cour doit faire face à un accroissement important des demandes d’article 39 (mesures provisoires), – et qu’elle est appelée, bien malgré elle, à jouer de plus en plus le rôle des juridictions nationales –, l’instauration de recours suspensifs pourrait enrayer cette tendance : elle obligerait les Etats à renforcer les garanties offertes et le rôle des juridictions nationales, ainsi que, par conséquence, la subsidiarité de la Cour dans le sens préconisé par la déclaration d’Interlaken, repris avec force dans celle d’Izmir (voir le point A 3 de cette dernière déclaration). »


 

OPINION CONCORDANTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE Vučinić

(Traduction)

L’affaire De Souza Ribeiro concerne le contrôle des migrants sans papiers et la protection de leur vie familiale. Le statut juridique des personnes qui vivent en marge de la société et ne rêvent que d’un lopin de terre[2] se trouve au cœur du litige. Le requérant alléguait que son droit à un recours effectif, qui lui aurait permis de se plaindre de la violation de son droit au respect de sa vie privée, avait été méconnu en raison d’une absence de recours suspensif contre la mesure d’éloignement du territoire guyanais prise à son encontre. Le Gouvernement soutenait qu’aucun recours suspensif n’était nécessaire puisqu’au moment de son éloignement le requérant ne courait aucun risque de subir un dommage irréversible. Il arguait en outre que la situation géographique spéciale de la Guyane justifiait l’absence dans la loi d’un recours suspensif contre l’éloignement de migrants sans papiers. Enfin, le Gouvernement estimait que la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») ne garantissait pas aux migrants un droit à un recours suspensif contre leur éloignement pour sauvegarder leur vie familiale.

Je souscris à la conclusion de la Grande Chambre selon laquelle le grief du requérant est dans l’ensemble fondé, mais deux raisons m’amènent à expliquer mon propre point de vue sur l’affaire. D’une part, l’arrêt rejette, dans son paragraphe crucial (paragraphe 83), une norme de protection des migrants qui est conforme au droit international relatif aux droits de l’homme et au droit international de la migration[3]. D’autre part, il ne fournit aux autorités nationales aucune norme claire et définie, ce qui laisse la porte ouverte à un exercice casuistique du pouvoir d’appréciation des autorités nationales dans les affaires d’expulsion ou d’éloignement, avec un risque de dommages irréversibles pour la vie familiale du migrant. Mon opinion comportera donc deux parties : dans la première, j’examinerai la nature du recours effectif contre l’expulsion ou l’éloignement des migrants sans papiers dans le droit international relatif aux droits de l’homme et dans le droit international de la migration et exposerai la norme au regard de la Convention ; dans la seconde, j’apprécierai les faits de l’espèce à la lumière des principes dégagés en tenant plus particulièrement compte de la situation personnelle du requérant à l’époque des faits, des caractéristiques de la politique de l’Etat défendeur en matière d’éloignement des migrants en Guyane, tant d’un point de vue juridique que de facto, et de la situation géographique exceptionnelle censée exister en Guyane.

 

L’expulsion des migrants sans papiers en droit international

En période de chômage et de contraintes budgétaires, les Etats s’abstiennent d’accorder aux migrants un accès égal aux droits civils et sociaux et privilégient leurs ressortissants par rapport aux migrants. Non seulement cette politique met à mal la cohésion sociale dans les pays européens, mais elle touche au cœur même du principe d’égalité. En ne reconnaissant pas les droits civils et sociaux des migrants sans papiers, les Etats deviennent moralement responsables de la marchandisation des personnes qui se situent tout en bas de l’échelle sociale. Cette responsabilité est non seulement morale mais également juridique. Comme l’a dit Cicéron, Meminerimus autem etiam adversus infimos justitiam esse servandam[4].

En fait, le droit international ne fait pas abstraction des migrants sans papiers. La protection de base offerte par les principaux traités relatifs aux droits de l’homme a peu à peu été étendue aux migrants sous l’égide du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations unies[5], du Comité des droits de l’homme[6], du Comité des droits de l’enfant[7] et du Comité des droits économiques, sociaux et culturels[8],[9]. De plus, on constate une tendance manifeste en droit international en faveur de l’émergence d’un statut juridique des migrants sans papiers, un vaste éventail de droits et de devoirs étant conférés aux personnes qui, pour une raison ou pour une autre, ont migré ou sont restées sans autorisation dans le pays hôte[10].

Dans le cadre des Nations unies, la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille (« la Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants »), adoptée par l’Assemblée générale dans sa Résolution 45/158 du 18 décembre 1990, constitue la principale norme du droit international de la migration[11]. Le but de la Convention des Nations unies se trouve explicitement énoncé dans son Préambule, qui reconnaît que les travailleurs migrants sans papiers subissent de graves violations des droits de l’homme, qu’il convient d’encourager des mesures appropriées en vue de prévenir et d’éliminer les mouvements clandestins ainsi que le trafic de travailleurs migrants et que l’emploi de travailleurs migrants sans papiers se trouvera découragé si les droit fondamentaux de tous les travailleurs migrants sont reconnus. Avec ces défis en perspective, la Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants reconnaît résolument un large éventail de droits civils, politiques, économiques et sociaux aux travailleurs migrants et à leur famille, qu’ils aient des papiers ou non, notamment le droit d’accès aux tribunaux et le droit de recours contre une décision d’expulsion[12]. D’après l’article 22, paragraphe 4, de ladite Convention, « [e]n dehors des cas où la décision finale est prononcée par une autorité judiciaire, les intéressés ont le droit de faire valoir les raisons de ne pas les expulser et de faire examiner leur cas par l’autorité compétente, à moins que des raisons impératives de sécurité nationale n’exigent qu’il n’en soit autrement. En attendant cet examen, les intéressés ont le droit de demander la suspension de la décision d’expulsion »[13].

Les migrants inactifs jouissent de la même protection, conformément au droit international relatif aux droits de l’homme. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques interdit toute immixtion arbitraire ou illégale dans la vie familiale d’un migrant[14] et prévoit le droit d’accès à un tribunal, notamment le droit à un recours suspensif contre l’expulsion ou l’éloignement d’un migrant sans papiers. En 2008, le Comité des droits de l’homme a examiné plus particulièrement la situation en Guyane et a vivement critiqué l’Etat défendeur dans les termes suivants : « De plus, aucun recours en justice n’est ouvert pour les personnes expulsées à partir du territoire d’outre-mer de Mayotte, ce qui serait le cas de 16 000 adultes et de 3 000 enfants chaque année, ni à partir de la Guyane française ou de la Guadeloupe (articles 7 et 13). L’Etat partie devrait veiller à ce que la décision de renvoyer un étranger, y compris un demandeur d’asile, soit prise à l’issue d’une procédure équitable qui permet d’exclure effectivement le risque réel de violations graves des droits de l’homme dont l’intéressé pourrait être victime à son retour. Les étrangers sans papiers et les demandeurs d’asile doivent être correctement informés de leurs droits, lesquels doivent leur être garantis, y compris du droit de demander l’asile, et bénéficier d’une aide juridictionnelle gratuite. L’Etat partie devrait également veiller à ce que tous les individus frappés d’un arrêté d’expulsion disposent de suffisamment de temps pour établir une demande d’asile, bénéficient de l’assistance d’un traducteur et puissent exercer leur droit de recours avec effet suspensif. (...) L’Etat partie devrait faire preuve de la plus grande circonspection quand il recourt aux assurances diplomatiques et adopter des procédures claires et transparentes prévoyant un réexamen par des mécanismes judiciaires appropriés avant de procéder à une expulsion, ainsi que des moyens efficaces de suivre la situation des personnes renvoyées. »[15]. Ce point de vue du Comité des droits de l’homme vaut évidemment non seulement pour les demandeurs d’asile, mais également pour tous les migrants sans papiers sous le coup d’une décision d’expulsion, de renvoi, d’éloignement ou de toute autre mesure similaire, comme le comité lui-même l’a dit. Dans d’autres décisions, le comité a souligné encore plus clairement l’obligation de protéger tous les migrants, quel que soit leur statut juridique. L’exemple le plus frappant à cet égard se trouve dans les observations finales sur la Belgique adoptées par le Comité des droits de l’homme le 12 août 2004, dans lesquelles celui-ci a affirmé sans ambages : « L’Etat partie devrait augmenter le délai de dépôt des plaintes et le doter d’un caractère suspensif de la mesure d’éloignement. (...) Il devrait conférer un caractère suspensif non seulement aux recours en extrême urgence, mais aussi aux recours en annulation assortis d’une demande de suspension ordinaire formulés par tout étranger contre les mesures d’éloignement le concernant. »[16] Le comité a été tout aussi ferme dans ses observations finales sur l’Irlande du 30 juillet 2008, déclarant que l’Etat partie « devrait également introduire une procédure de recours indépendante permettant un réexamen de toutes les décisions relatives à l’immigration. Le fait d’engager cette procédure ainsi que de recourir à la révision judiciaire des décisions de rejet devrait avoir un effet suspensif »[17].

En fait, cette position du comité va dans le sens de sa propre interprétation du statut juridique des migrants au titre du Pacte exposée dans l’Observation générale no 15, dans laquelle il a constaté : « L’article 13 ne porte directement que sur la procédure, et non sur les motifs de fond de l’expulsion. Cependant, pour autant qu’il n’autorise que les mesures exécutées à la suite d’une « décision prise conformément à la loi », son objectif évident est d’éviter les expulsions arbitraires. D’autre part, il reconnaît à chaque étranger le droit à une décision individuelle ; il s’ensuit que les lois ou décisions qui prévoiraient des mesures d’expulsion collective ou massive ne répondraient pas aux dispositions de l’article 13. Le comité estime que cette interprétation est confirmée par les dispositions qui prévoient le droit de faire valoir les raisons qui peuvent militer contre une mesure d’expulsion et de soumettre la décision à l’examen de l’autorité compétente ou d’une personne désignée par elle, en se faisant représenter à cette fin devant cette autorité ou cette personne. L’étranger doit recevoir tous les moyens d’exercer son recours contre l’expulsion, de manière à être en toutes circonstances à même d’exercer effectivement son droit. Les principes énoncés par l’article 13 au sujet du recours contre la décision d’expulsion ou du droit à un nouvel examen par une autorité compétente ne peuvent souffrir d’exception que si « des raisons impérieuses de sécurité nationale l’exigent ». Aucune discrimination ne peut être opérée entre différentes catégories d’étrangers dans l’application de l’article 13 ». Le comité a précisé que ces considérations visent les migrants qui se trouvent légalement sur le territoire d’un Etat, mais il a toutefois ajouté que si la légalité de l’entrée ou du séjour d’un étranger faisait l’objet d’un litige, les garanties de l’article 13 devaient s’appliquer[18].

Dans sa recommandation générale no 30 concernant la discrimination contre les non-ressortissants, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale recommande également de veiller à ce que les non‑ressortissants aient un accès égal à des recours efficaces, notamment le droit de contester une mesure d’expulsion ou d’éloignement, et qu’ils soient autorisés à utiliser ces recours effectivement. Il demande aussi aux Etats de veiller à ce que les non-ressortissants ne soient pas renvoyés ou rapatriés dans un pays ou un territoire où ils risquent d’être soumis à des violations graves des droits de l’homme, et leur demande de s’abstenir de procéder à toute expulsion de non-ressortissants, en particulier de résidents de longue date, qui se traduirait par une atteinte disproportionnée au droit à la vie familiale[19].

Le Comité des droits de l’enfant a quant à lui examiné la question de l’expulsion ou de l’éloignement des enfants. Dans son observation générale sur le traitement des enfants non accompagnés et des enfants séparés en dehors de leur pays d’origine, le comité a déclaré que « les Etats sont en outre tenus de ne pas renvoyer un enfant dans un pays s’il y a des motifs sérieux de croire que cet enfant sera exposé à un risque réel de dommage irréparable, comme ceux, non limitativement, envisagés dans les articles 6 et 37 de la Convention », à savoir le droit à la vie, à l’intégrité physique et à la liberté[20].

Les systèmes régionaux de protection des droits de l’homme en vigueur en Afrique, en Amérique et en Europe confirment la tendance décrite ci-dessus. Dans le système africain, le droit à un procès équitable, notamment le droit de recours devant un juge et le droit d’obtenir une décision motivée, est également appliqué dans les procédures d’expulsion, de renvoi ou d’éloignement. Dans ZLHR et IHRD c. Zimbabwe, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a estimé qu’il était clair que l’Etat défendeur n’avait pas voulu que la victime fût entendue par la Cour suprême pendant que sa requête se trouvait en instance devant cette juridiction. Dans cette affaire, l’Etat défendeur avait renvoyé la victime avant la date fixée pour l’audience, ce qui l’avait ainsi effectivement empêchée d’être entendue. La commission a ajouté que la victime aurait toujours pu engager des poursuites, quel que fût l’endroit où elle se trouvait, mais qu’en la renvoyant de manière soudaine l’Etat défendeur avait fait tourner court la procédure judiciaire qui avait été initiée[21].

Dans le système américain de protection des droits de l’homme, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a adopté une position de principe dans son avis consultatif OC-18/03 du 17 septembre 2003 sur la situation juridique et les droits des migrants sans papiers. Elle y affirme le principe fondamental selon lequel « la non-discrimination et le droit à l’égalité sont des normes de jus cogens applicables à tous les résidents, qu’ils soient immigrés ou non ». Ainsi, le droit à un procès équitable doit être reconnu, comme l’une des garanties minimales, à tous les migrants, quelle que soit leur situation. Le principe de la protection du droit à un procès équitable s’étend à tous les domaines et toutes les personnes, sans discrimination. La circonstance qu’une personne est immigrée ne saurait constituer une justification pour la priver de la jouissance et de l’exercice de ses droits de l’homme, et lorsque le migrant devient actif dans le monde du travail, il acquiert en tant que travailleur des droits qui doivent lui être reconnus et garantis, indépendamment de sa situation – légale ou illégale – dans l’Etat où il travaille[22]. En outre, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a reconnu que ni le texte ni l’esprit de la Convention américaine n’indiquent que le dommage irréparable ne peut que porter atteinte à la vie ou à l’intégrité physique ; par conséquent, d’autres droits doivent bénéficier de la même protection que celle accordée au droit à la vie et à l’intégrité personnelle. En d’autres termes, le risque d’un dommage irréparable au droit d’un migrant au respect de sa vie familiale, par exemple, doit s’apprécier à l’aune des mêmes garanties d’équité de la procédure que tout autre risque de dommage irréparable pour un droit protégé par la Convention[23].

Dans le système européen de protection des droits de l’homme, différents points de vue s’affrontent sur la question. Plusieurs années après l’adoption de la Convention européenne relative au statut juridique du travailleur migrant[24], les organes du Conseil de l’Europe sont toujours divisés sur l’étendue des garanties procédurales contre l’expulsion, le renvoi ou l’éloignement des migrants, étant donné que le Comité des Ministres, l’Assemblée parlementaire et la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance ont exprimé des opinions différentes.

D’une part, le principe 5 des Vingt principes directeurs adoptés en 2005 par le Comité des Ministres sur le retour forcé énonce : « Dans la décision d’éloignement ou lors du processus aboutissant à la décision d’éloignement, la possibilité d’un recours effectif devant une autorité ou un organe compétent composé de membres impartiaux et jouissant de garanties d’indépendance doit être offerte à la personne concernée. L’autorité ou l’organe compétent doit avoir le pouvoir de réexaminer la décision d’éloignement, y compris la possibilité d’en suspendre temporairement l’exécution. (...) L’exercice du recours devrait avoir un effet suspensif si la personne à éloigner fait valoir un grief défendable prétendant qu’elle serait soumise à des traitements contraires aux droits de l’homme visés au principe directeur 2.1 ». Dans ses commentaires sur les Vingt principes directeurs, le comité explique : « Ce principe directeur, selon lequel l’exercice du recours devrait avoir pour effet de faire surseoir à l’exécution de la décision d’éloignement lorsque la personne à éloigner peut alléguer de manière défendable qu’elle serait victime d’un traitement contraire à ses droits de l’homme visés au principe directeur 2.1., se fonde sur l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Čonka c. Belgique (no 51564/99, § 79, CEDH 2002‑I) ». Le Comité des Ministres étend le raisonnement suivi dans l’affaire Čonka à toutes les situations où il existe un risque pour la vie et l’intégrité physique, et à « d’autres situations qui, conformément au droit international ou à la législation nationale, justifieraient qu’une protection internationale soit accordée ». Par conséquent, les droits de l’homme de ceux qui ont besoin d’une protection internationale exigent l’octroi d’un recours ayant un effet de plein droit suspensif (tel qu’établi dans le principe 5, paragraphe 3) et un recours doté d’un effet suspensif discrétionnaire doit être prévu dans tous les autres cas (ainsi que l’énonce le principe 5, paragraphe 1).

D’autre part, l’Assemblée parlementaire a insisté sur l’automaticité de l’effet suspensif du recours contre l’expulsion ou l’éloignement de tous les migrants. Il importe de relever que cette approche plus large a été exprimée tant avant qu’après l’adoption des Principes par le Comité des Ministres. Dans sa Résolution 1509 (2006) sur les droits fondamentaux des migrants irréguliers, l’Assemblée parlementaire a dit : « les instruments internationaux en matière de droits de l’homme s’appliquent à toutes les personnes, quels que soient leur nationalité ou leur statut. Les migrants en situation irrégulière, dans la mesure où ils se trouvent souvent en situation de vulnérabilité, ont tout particulièrement besoin que leurs droits fondamentaux soient protégés, notamment leurs droits civils, politiques, économiques et sociaux (...) le migrant en situation irrégulière qui fait l’objet d’une mesure d’éloignement du territoire devrait avoir droit à un recours effectif devant une autorité ou un organe compétent, indépendant et impartial. L’exercice du recours devrait avoir un effet suspensif si la personne qui doit être expulsée fait valoir un argument défendable selon lequel elle serait soumise à des traitements contraires aux droits de l’homme (...) le droit au respect de la vie privée et familiale devrait être observé. Il ne devrait pas y avoir d’éloignement lorsque la personne concernée a des attaches familiales ou sociales très fortes avec le pays qui entend l’expulser et lorsque l’éloignement est susceptible de mener à la conclusion que l’expulsion est constitutive d’une violation du droit au respect de la vie familiale et/ou privée de la personne concernée »[25],[26].

Dans le même esprit, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) a souvent abordé la question des droits des migrants sans papiers dans divers rapports sur les pays et a critiqué le fait « qu’en cas de décision négative, l’appel qui peut être formé n’est pas suspensif de la mesure d’expulsion »[27]. Dans son second rapport sur la Slovénie du 8 juillet 2003, paragraphe 53, l’ECRI a établi un lien clair entre la menace pour la vie familiale des migrants et l’effet suspensif des recours contre les arrêtés d’expulsion ; la commission s’est exprimée ainsi : « extrêmement préoccupée d’apprendre que, bien que certaines de ces personnes soient nées en Slovénie ou vivent dans le pays depuis leur enfance et/ou aient des liens familiaux étroits en Slovénie, elles aient apparemment pu être expulsées. L’ECRI attire l’attention sur l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, selon lesquels l’expulsion d’un étranger ne doit pas porter atteinte à son droit à la vie familiale. L’ECRI considère également que tout non-ressortissant qui est expulsé ou qui est sous la menace d’une expulsion doit avoir la possibilité d’exercer tous les droits garantis par le droit national et international, y compris un recours suspensif contre une décision d’expulsion devant un tribunal et tous les moyens de défense devant ce tribunal, tels que le droit de bénéficier gratuitement des services d’un interprète et le droit à une assistance juridique gratuite si nécessaire. »[28]

Enfin, dans le cadre de l’Union européenne, le préambule de la Directive 2001/40/CE du Conseil du 28 mai 2001 relative à la reconnaissance mutuelle des décisions d’éloignement des ressortissants de pays tiers énonce qu’il convient d’adopter les décisions d’éloignement des ressortissants de pays tiers en conformité avec les droits, tels qu’ils sont garantis par les articles 3 et 8 de la Convention, non seulement en ce qui concerne les migrants soupçonnés d’infractions graves, mais aussi ceux qui n’ont pas respecté les réglementations nationales relatives à l’entrée et au séjour des étrangers. En outre, la Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier renferme une disposition spécifique sur les voies de recours contre une expulsion. L’article 13 prévoit la possibilité pour l’instance de recours de suspendre l’exécution de la décision litigieuse. En d’autres termes, les Etats membres de l’Union européenne devraient pour le moins prévoir un recours doté d’un effet suspensif discrétionnaire[29]. Le rejet par l’instance de recours de la demande de suspension d’un arrêté d’expulsion comporte un risque d’erreur et, par conséquent, de dommage irréversible, à moins que l’affaire ne soit manifestement mal fondée ; toutefois, si tel est le cas, le recours devrait être immédiatement écarté pour défaut de motivation valable. Lorsque l’affaire n’est pas manifestement mal fondée, une suspension de l’exécution de la décision litigieuse s’impose en raison de la nature même de la procédure de recours. En d’autres termes, soit le recours contre l’arrêté d’expulsion ou d’éloignement est manifestement mal fondé et l’autorité de recours est donc en mesure de prendre une décision immédiate rendant la suspension des effets de l’arrêté d’expulsion litigieux inutile ; soit le recours n’est pas manifestement mal fondé et le refus de suspendre l’exécution peut sérieusement compromettre le but même de la procédure de recours et vider la garantie offerte à l’appelant de tout son sens. Outre la marge de risque, inacceptable, de dommage irréversible, il y a lieu de garder à l’esprit que lorsqu’une demande de recours doit être introduite depuis un pays autre que le pays hôte, elle ne peut pas être entourée des mêmes garanties d’équité que dans le pays hôte, principalement en raison des difficultés concrètes évidentes auxquelles le migrant doit faire face pour rester en rapport avec ses avocats ou les autorités de l’Etat hôte et pour soumettre les éléments de preuve à l’appui de son affaire. La dure réalité, à savoir le nombre minime d’affaires concernant des étrangers expulsés ayant formé avec succès un recours depuis l’étranger et revenus dans le pays hôte, montre de manière plus que convaincante qu’un recours non suspensif contre un arrêté d’expulsion, de renvoi ou d’éloignement est voué à l’échec[30].

En résumé, il apparaît que le droit international relatif aux droits de l’homme et le droit international de la migration imposent au moins une double garantie procédurale en ce qui concerne les migrants sans papiers : premièrement, ceux-ci jouissent du droit d’accès aux tribunaux dans le pays hôte pour défendre leurs droits fondamentaux, notamment leur droit au respect de leur vie familiale, et, deuxièmement, ils ont droit à un recours de plein droit suspensif contre tout arrêté d’expulsion, de renvoi, d’éloignement ou contre toute autre mesure similaire lorsqu’ils allèguent qu’une de ces mesures risque de causer un dommage irréversible à leur vie familiale. Le principe fondamental sous-jacent est que l’unité familiale exclut tout intérêt public à l’expulsion, au renvoi, à l’éloignement ou autre, et doit donc être autant que possible préservée[31].

 

L’expulsion des migrants sans papiers sous l’angle de la Convention

Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, les Etats ont le droit de contrôler l’entrée des non-nationaux sur leur sol. Si la Convention ne garantit pas, comme tel, le droit pour un étranger d’entrer ou de résider sur le territoire d’un pays déterminé, les politiques en matière d’immigration n’échappent pas à la compétence de la Cour[32]. De plus, la Convention protège bien les droits des migrants, quel que soit leur statut juridique dans le pays hôte. Le fait qu’un migrant n’a pas été autorisé à entrer ou à séjourner dans un pays ne le prive pas de ses droits fondamentaux, notamment de son droit au respect de sa vie familiale.

En outre, la Cour a déclaré à maintes reprises qu’un recours contre l’expulsion, le renvoi ou l’éloignement de migrants ou toute autre mesure analogue n’est effectif que s’il s’accompagne d’un effet suspensif, pour le moins dans les affaires où il est allégué que la mesure exposerait le migrant à un danger de subir un dommage irréversible. La notion de dommage irréversible est habituellement liée au dommage physique, par exemple celui résultant d’actes de torture et de mauvais traitements[33]. La Cour a toutefois abandonné ce lien dans l’affaire Čonka, dans laquelle la notion de dommage irréversible avait pour origine l’interdiction de l’expulsion collective d’étrangers, indépendamment de leur statut juridique[34]. Ainsi, l’affaire Čonka a établi le principe selon lequel un dommage potentiellement irréversible peut être invoqué sans qu’un danger de torture ou de mauvais traitement soit allégué simultanément. En outre, la Cour a dit que pour être effectif un recours doit être pleinement suspensif, et qu’un effet suspensif discrétionnaire est incompatible avec l’effectivité requise du recours. Elle a exposé deux arguments à l’appui de cette déclaration : premièrement, « l’on ne saurait exclure que, dans un système où la suspension est accordée sur demande, au cas par cas, elle puisse être refusée à tort » (Čonka, précité, § 82), et deuxièmement, « il convient de souligner que les exigences de l’article 13, tout comme celles des autres dispositions de la Convention, sont de l’ordre de la garantie, et non du simple bon vouloir ou de l’arrangement pratique » (Čonka, précité, § 83). Un effet suspensif qui dépend « dans la pratique » du pouvoir discrétionnaire des autorités nationales ne remplace pas la garantie procédurale offerte par un recours de plein droit suspensif, même si le risque d’erreur est concrètement négligeable. Si les autorités nationales ne sont pas automatiquement tenues de suspendre l’exécution de la décision d’expulsion, de renvoi ou d’éloignement pendant l’examen d’un recours, la garantie du recours effectif n’est plus réelle, mais elle devient virtuelle.

Aux fins d’une interprétation cohérente de la Convention, il y a lieu de résoudre la présente affaire à la lumière de ces mêmes principes afférents à l’automaticité requise du recours contre tout arrêté d’expulsion, de renvoi ou d’éloignement dont l’exécution provoquerait des dommages irréversibles[35]. En outre, la Cour a dit à de nombreuses reprises que la séparation des membres d’une famille peut causer à ceux-ci des dommages irréversibles, comportant un risque de violation de l’article 8, qui doit être évité par l’indication d’une mesure au titre de l’article 39 du règlement de la Cour[36]. Là encore, dans un souci de cohérence de la jurisprudence de la Cour, il y a lieu d’adopter la même conception large de la notion de « dommage irréversible » aux fins de l’interprétation de l’article 13[37].

Le principe de subsidiarité lui-même va également dans ce sens. Les Etats membres doivent assumer leur responsabilité et traiter de façon approfondie et aussi rapidement que possible les griefs de migrants relatifs à des violations de leurs droits protégés par la Convention, y compris les allégations sur le terrain de l’article 8, afin d’éviter de placer la Cour dans la situation d’un tribunal de première instance appelé à protéger la vie familiale de migrants censément sans papiers. Par conséquent, ils doivent fournir un recours effectif contre un arrêté d’éloignement, d’expulsion, de renvoi ou toute autre mesure lorsque le migrant allègue que pareille mesure risque de causer un dommage irréversible à sa vie familiale. Ainsi, de nombreux griefs bien fondés donnant lieu à des demandes d’application de l’article 39 du règlement pourraient être traités en temps utile au niveau national.

Par conséquent, à la lumière de ces deux principes fondamentaux d’interprétation de la Convention – le principe d’une interprétation systématiquement cohérente et le principe de subsidiarité – il y a lieu de conclure que l’article 13 combiné avec l’article 8 impose un recours de plein droit suspensif contre un arrêté d’expulsion, de renvoi, d’éloignement ou toute autre mesure similaire lorsqu’il est allégué que pareille mesure risque de causer un dommage irréversible à la vie familiale du migrant[38]. Seule cette conclusion donne au droit au respect de la vie familiale la place qu’il mérite dans le système européen de protection des droits de l’homme[39].

 

La situation particulière du requérant

Le requérant a été soumis à une procédure psychologiquement très stressante qui aurait pu lui causer des dommages irréversibles, puisqu’il a été arrêté en pleine rue et expulsé dans la foulée vers un pays où il n’avait aucun lien, laissant tout son noyau familial derrière lui, sans aucune perspective de retour[40]. La rupture brutale de tous les liens avec le noyau familial est reconnue comme l’une des causes les plus dommageables de souffrance psychologique à laquelle un enfant ou un adolescent peut être soumis.

Le seul fait que le requérant était âgé de dix-huit ans au moment de son éloignement ne modifie pas la conclusion formulée. En droit international, un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans[41]. Le requérant ne pouvait certes pas être considéré comme un enfant au moment de son éloignement, mais il faut tenir compte du fait qu’il venait à peine d’atteindre sa majorité et qu’il avait vécu sans interruption avec le noyau familial pendant les sept dernières années[42].

Le requérant avait été condamné à une peine d’emprisonnement assortie de sursis avec mise à l’épreuve, en vertu de laquelle il avait des devoirs et des obligations durant une période de deux ans. Cette période était toujours en cours lorsqu’il a été éloigné, si bien que l’arrêté d’éloignement pris par les autorités administratives n’a pas tenu compte des conditions de la mise à l’épreuve que les tribunaux eux-mêmes avaient imposées.

Enfin, bien que le requérant lui-même n’eût pas de papiers, il était à la charge d’une famille de migrants en situation régulière et avait légalement un droit de résider en Guyane, qui ne lui a été reconnu qu’après son éloignement vers le Brésil.

 

La politique d’éloignement mise en œuvre par l’Etat défendeur en Guyane

La Cour doit tenir compte du fait que le cas d’espèce n’est pas unique en Guyane. Des affaires de ce type surviennent quotidiennement. La police et les autorités administratives traitent tous les migrants de la même façon, quels que soient leurs situation et besoins personnels[43]. Aucune distinction n’est établie entre les affaires urgentes dans lesquelles l’éloignement peut entraîner des dommages irréversibles et les affaires non urgentes dans lesquelles l’éloignement ne comporte aucun risque de la sorte.

Certes, les erreurs commises par la police et les autorités administratives peuvent faire l’objet d’un contrôle juridictionnel, mais celui-ci a lieu des mois, voire des années après l’éloignement de la personne. Cette politique du fait accompli ne fournit pas aux migrants un moyen effectif de faire redresser les violations de leurs droits fondamentaux avant l’éloignement. Les migrants sont de facto à la merci du pouvoir discrétionnaire de la police et des autorités administratives. Cette situation n’a pas changé avec l’arrêt que le Conseil d’Etat a rendu récemment concernant l’éloignement d’un migrant de Guyane. Le Conseil d’Etat a déclaré qu’il y avait une présomption d’urgence justifiant l’applicabilité de l’article L. 521-1 du code de justice administrative[44]. D’après cette disposition du droit administratif ordinaire, le juge des référés peut ordonner la suspension de l’exécution d’une décision administrative lorsque l’urgence le justifie et lorsqu’il existe un doute sérieux quant à la légalité de la décision litigieuse. De toute évidence, cette nouvelle jurisprudence n’excuse pas l’Etat défendeur, ni de manière générale ni en l’espèce. La raison en est simple : la demande formée en vertu de l’article L. 521-1 du code de justice administrative n’a pas en soi un effet suspensif, ce qui signifie que le recours en question n’entraîne pas automatiquement la suspension de l’éloignement. La décision d’éloignement peut être exécutée par l’administration entre l’introduction du recours et la décision du juge sur la suspension de l’arrêté d’éloignement[45]. Par conséquent, la nouvelle jurisprudence ne satisfait toujours pas aux exigences établies par la Cour dans son arrêt de principe Čonka c. Belgique en vue de prévenir les atteintes aux droits et libertés garantis par la Convention pouvant avoir des conséquences potentiellement irréversibles. Etant donné qu’il incombait au Gouvernement de prouver que le droit interne répondait aux exigences énoncées dans l’arrêt Čonka, ce qu’il n’a pas fait de manière satisfaisante, je ne puis que conclure que la décision du Conseil d’Etat du 9 novembre 2011 n’a pas corrigé les lacunes du cadre juridique national, tel qu’il est appliqué en Guyane.

 

La prétendue situation « exceptionnelle » de la Guyane française

La situation géographique particulière de la Guyane ne justifie pas ce système de pouvoir discrétionnaire laissé aux autorités administratives et à la police. L’Etat défendeur a réitéré l’argument formulé par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2003-467 du 13 mars 2003, qui mentionne la situation particulière et les difficultés durables du département de la Guyane. Cet argument est identique à celui soulevé par la Belgique dans l’affaire Čonka et par la République dominicaine dans l’affaire de l’expulsion de migrants haïtiens[46]. Il se fonde sur l’impossibilité concrète de protéger les droits de l’homme. Lorsqu’aucun autre argument n’est valable, on est tenté d’invoquer le poids des faits. Mais alors ce n’est pas le droit qui prime sur les faits, ce sont les faits qui dictent le droit.

Cet argument, irrecevable par principe, est également inadmissible du strict point de vue du régime spécifique applicable aux situations de troubles de l’ordre public ou de danger public exceptionnels envisagées à l’article 15 de la Convention. Le gouvernement défendeur n’a pas appliqué l’article 15 à la Guyane. En fait, il n’a pas laissé entendre que la situation en Guyane était exceptionnelle au point que l’article 15 trouvait à s’appliquer. Toutefois, si le gouvernement défendeur veut déroger sur une partie de son territoire aux principes se dégageant de la Convention en raison d’une situation exceptionnelle qui y prévaut, la seule solution est l’application de l’article 15. Autrement dit, si le gouvernement défendeur veut s’écarter du principe de l’octroi d’un recours suspensif contre l’éloignement de migrants sur le territoire guyanais, il doit satisfaire aux strictes exigences de l’article 15 et justifier le caractère exceptionnel des mesures prises au titre de cet article. Or il ne l’a pas fait à ce jour.

En résumé, les Etats ne devraient pas avoir carte blanche pour « soustraire » une partie de leur territoire aux obligations internationales qui leur incombent en vertu de la Convention. Si la Cour acceptait une telle situation, elle se placerait en porte-à-faux non seulement avec sa propre jurisprudence mais également avec les normes actuelles du droit international relatif aux droits de l’homme et du droit international de la migration, créant un trou noir juridique sur un territoire où la Convention devrait être pleinement appliquée, mais ne l’est pas.

 

Conclusion

Rien dans la Convention ne légitime l’entrée et la présence illégales d’un migrant dans un Etat membre, ni ne restreint le droit des Etats de promulguer des lois et des règlements concernant l’entrée des étrangers et les modalités et les conditions de leur séjour ou d’établir des différences non discriminatoires entre leurs ressortissants et les migrants. Toutefois, ces lois et règlements ne doivent pas être incompatibles avec les obligations juridiques internationales qui incombent à l’Etat, notamment celles du domaine des droits de l’homme. Aujourd’hui, le droit international relatif aux droits de l’homme prévaut sur une interprétation rigide de la souveraineté absolue de l’Etat-nation sur son territoire.

A la lumière de ce qui précède, les Etats membres doivent donner aux « exténués » et aux « pauvres » qui se trouvent devant la « porte d’or » de l’Europe un recours de plein droit suspensif contre l’expulsion, l’éloignement, le renvoi ou toute autre mesure similaire lorsque le migrant allègue que pareille mesure risque de causer un dommage irréversible à sa vie familiale[47]. Compte tenu de l’absence en Guyane d’un recours effectif permettant d’éviter un tel risque, j’estime que l’Etat défendeur a violé l’article 13 combiné avec l’article 8.

 



[1].  Rectifié le 18 décembre 2012 : le texte était le suivant : « 26 janvier 2011 ».

[2].  L’image est tirée du passage remarquable du roman Des Souris et des hommes de John Steinbeck (1937) dans lequel Crooks parle du rêve de Georges et Lennie, deux exclus travaillant comme journaliers : « J’ai vu des centaines d’hommes passer sur les routes et dans les ranches, avec leur baluchon sur le dos et les mêmes bobards dans la tête. (…) et chacun d’eux a son petit lopin de terre dans la tête. » Ces deux personnages personnifient, avec une grande puissance allégorique, la recherche inlassable des migrants d’un avenir meilleur.

[3].  Le terme migrant est employé dans son sens juridique strict, à distinguer du terme réfugié (en ce qui concerne le sens juridique du terme réfugié, voir mon opinion séparée jointe à l’arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie, no 27765/09, 23 février 2012). Un migrant est un ressortissant d’un Etat tiers ou un apatride entré dans un pays étranger pour y vivre de façon permanente. Si le migrant a une « activité rémunérée », c’est un travailleur migrant. Lorsque l’entrée ou, par la suite, le séjour du migrant dans un pays étranger est dûment autorisé, il devient un migrant avec papiers. Lorsque l’entrée ou le séjour du migrant n’ont pas été autorisés ou ne le sont plus, il devient un migrant sans papiers. Cette expression « sans papiers » est couramment utilisée dans certains pays, principalement pour désigner les migrants qui ont perdu leur statut juridique. C’était le cas du requérant à l’époque des faits.

[4].  Cicéron, De officiis (Traité des devoirs), 1, 13 (41) : « Souvenons-nous aussi de respecter la justice même envers les plus humbles ».

[5].  CERD : Recommandation générale n° 30 concernant la discrimination contre les non-ressortissants, 1er octobre 2004, U.N. Doc. CERD/C/64/Misc.11/rev.3 (2004), paragraphe 7, selon laquelle « les protections légales contre la discrimination raciale s’appliquent aux non-ressortissants indépendamment de leur statut quant à l’émigration ».

[6].  UNHRC : Observation générale no 31 : La nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, 26 mai 2004, UN Doc CCPR/C/21/Rev.1/Add.13, paragraphe 10, selon laquelle la jouissance des droits reconnus dans le Pacte, loin d’être limitée aux citoyens des Etats parties, doit être accordée aussi à tous les individus, quelle que soit leur nationalité ou même s’ils sont apatrides.

[7].  UNCRC : Observation générale n° 5, Mesures d’application générales de la Convention relative aux droits de l’enfant, 27 novembre 2003, UN Doc CRC/GC/2003/5, paragraphe 1, et Observation générale n° 6 : Traitement des enfants non accompagnés et des enfants séparés en dehors de leur pays d’origine, 1er septembre 2005, UN Doc CRC/GC/2005/6, paragraphe 12, selon lesquelles la jouissance des droits énoncés dans la Convention n’est pas limitée aux enfants de l’Etat partie et doit (…) être accessible à tous les autres enfants, y compris les enfants migrants.

[8].  CESCR : Observation générale no 20 : La non-discrimination dans l’exercice des droits économiques, sociaux et culturels, 2 juillet 2009, UN Doc E/C.12/CG/20, paragraphe 30, selon laquelle le motif de la nationalité ne doit pas empêcher l’accès aux droits consacrés par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, les droits visés s’appliquant à chacun, y compris aux travailleurs migrants, indépendamment de leur statut juridique.

[9].  S’appuyant sur le droit international relatif aux droits de l’homme, le Rapporteur spécial a conclu que « toute personne devait, en vertu de son humanité même, jouir de tous les droits fondamentaux. Il ne pouvait exceptionnellement être fait de distinctions − par exemple entre ressortissants et non-ressortissants − que pour servir un objectif légitime de l’Etat et ces distinctions devaient être proportionnées à la recherche de cet objectif. », « Les droits des non-ressortissants », rapport final du Rapporteur spécial, M. David Weissbrodt, Doc. E/CN.4/Sub.2/2003/23, 26 mai 2003, p. 2.

[10].  Il n’existe pas d’instrument international exhaustif unique réglementant la migration et établissant les droits et devoirs des migrants. Six instruments universels constituent la structure juridique de la protection des droits de l’homme des migrants et prévoient la coopération internationale pour la réglementation de la migration. La Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille adapte à la situation spécifique des travailleurs migrants les droits prévus dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels de 1966. La Convention (n° 97) sur les travailleurs migrants (révisée), 1949, de l’Organisation internationale du Travail (OIT), et la Convention (no 143) sur les travailleurs migrants (dispositions complémentaires),1975, ainsi que les deux recommandations y afférentes, et le Cadre multilatéral de l’OIT pour les migrations de main-d’œuvre adopté par le Conseil d’administration du Bureau international du Travail (BIT) en mars 2006 établissent les principes d’une approche des migrations de main-d’œuvre fondée sur les droits. Sur la base de ces instruments internationaux une branche scientifiquement autonome du droit international est née : le droit international de la migration.

[11].  Même si les principaux pays accueillant des migrants ne l’ont pas encore ratifiée, la Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants établit le principe universel de la non-discrimination des travailleurs migrants. Ce principe est également valable pour l’Europe, bien que la majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe, notamment l’Etat défendeur, n’aient pas ratifié cette Convention. Un parallèle pourrait être établi avec la Convention relative aux droits des personnes handicapées ou la Convention européenne sur le statut juridique des enfants nés hors mariage. Dans l’affaire Glor c. Suisse (no 13444/04, § 53, CEDH 2009), la Cour a renvoyé à la Convention relative aux droits des personnes handicapées lorsqu’elle a estimé « qu’il exist[ait] un consensus européen et universel sur la nécessité de mettre les personnes souffrant d’un handicap à l’abri de traitements discriminatoires », alors que les faits pertinents étaient survenus avant l’adoption de la Convention par l’Assemblée générale et que l’Etat défendeur n’avait pas ratifié la Convention à la date de l’examen de l’affaire par la Cour. Dans l’affaire Mazurek c. France (no 34406/97, § 49, CEDH 2000-II), la Cour a invoqué la Convention européenne sur le statut juridique des enfants nés hors mariage, qui à l’époque n’avait été ratifiée que par un tiers des Etats membres du Conseil de l’Europe et pas par la France, instrument qui indiquait, selon la Cour, que les Etats membres attachaient de l’importance à l’égalité, en matière de droits de caractère civil, entre enfants issus du mariage et enfants nés hors mariage. Autrement dit, l’universalité des normes en matière de droits de l’homme énoncées dans les traités et conventions qui visent à mettre fin à des situations de discrimination ne tient pas nécessairement au nombre de parties ayant ratifié l’instrument en question. En outre, l’universalité de la Convention sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants se trouve renforcée par un texte antérieur, la Déclaration sur les droits de l’homme des personnes qui ne possèdent pas la nationalité du pays dans lequel elles vivent, adopté par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa Résolution A/RES/40/144 du 13 décembre 1985. Cette déclaration, qui a posé les jalons de la Convention, consacre les principes fondamentaux de la protection des droits de l’homme sans discrimination fondée sur la nationalité ou la résidence. En particulier, l’article 5 énumère certains droits civiques fondamentaux, tels que le droit à la protection contre toute ingérence arbitraire ou illégale dans la vie privée et familiale, le domicile ou la correspondance des migrants et le droit d’être égaux devant les cours et tribunaux, et l’article 7 dispose qu’un étranger qui se trouve légalement sur le territoire d’un Etat ne peut en être expulsé qu’en exécution d’une décision prise conformément à la loi et, à moins que des raisons impérieuses de sécurité nationale ne s’y opposent, il doit avoir la possibilité de faire valoir les raisons qui militent contre son expulsion et de faire examiner son cas par l’autorité compétente, ou par une ou plusieurs personnes spécialement désignées par ladite autorité, en se faisant représenter à cette fin.

[12].  En droit comparé, on trouve trois systèmes déterminant l’effet juridique d’un recours contre une décision d’expulsion, de renvoi, d’éloignement ou de toute autre mesure similaire. Les Etats peuvent décider que le recours a un effet suspensif sur la mesure litigieuse ou qu’il n’a qu’un effet dévolutif (appellatio in devolutivo). Dans le second cas, le recours confère simplement à la juridiction de recours le pouvoir de prendre connaissance de l’affaire et de statuer à nouveau, sans que les effets de la décision litigieuse soient suspendus durant l’examen du recours. Le recours peut être formé à partir de l’étranger et l’examen peut se dérouler in absentia. Dans le premier cas, les Etats ont deux options : le recours peut être doté d’un effet suspensif de plein droit ou d’un effet suspensif discrétionnaire sur la décision litigieuse. La différence n’est pas sans importance. Si le recours est de plein droit suspensif, il a pour effet de suspendre immédiatement l’exécution de la décision litigieuse. Si l’effet suspensif est discrétionnaire, l’appelant doit solliciter la suspension de l’arrêté d’expulsion et l’autorité de recours peut, dès le début de la procédure de recours, suspendre la décision litigieuse jusqu’à la fin de son examen. Dans ce cas, la décision litigieuse ne peut être exécutée avant que l’autorité de recours n’ait pris une décision sur la demande de suspension. La règle énoncée dans le raisonnement de l’arrêt de la Grande Chambre n’est pas claire, puisque le paragraphe 83 n’impose pas un recours de plein droit suspensif s’agissant d’arrêtés d’expulsion contestés sur la base d’une atteinte alléguée à la vie familiale, alors qu’au paragraphe 96 la Cour critique l’éloignement du requérant avant qu’il n’ait pu obtenir un examen de la « légalité de l’arrêté d’expulsion » par une instance indépendante, ce qui implique qu’il ne doit pas y avoir d’éloignement avant l’examen sur le fond de l’arrêté d’expulsion.

[13].  La jurisprudence du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille montre que le comité est extrêmement attentif à ce que le droit à un recours contre les arrêtés d’expulsion et d’éloignement soit effectivement garanti (Observations finales sur l’Argentine, CMW/C/ARG/CO/1, 2 novembre 2011, paragraphe 25 ; Observations finales sur le Chili, CMW/C/CHL/CO/1, 19 octobre 2011, paragraphes 28‑29 ; Observations finales sur le Guatemala, CMW/C/GTM/CO/1, 18 octobre 2011, paragraphes 22-23 ; Observations finales sur le Mexique, CMW/C/MEX/CO/2, 3 mai 2011, paragraphe 10 ; Observations finales sur l’Equateur, CMW/C/ECU/CO/2, 15 décembre 2010, paragraphes 29-30 ; Observations finales sur l’Albanie, CMW/C/ALB/CO/1, 10 décembre 2010, paragraphes 23-24 ; Observations finales sur l’Algérie, CMW/C/DZA/CO/1, 19 mai 2010, paragraphes 22-23 ; Observations finales sur le Salvador, CMW/C/SLV/CO/1, 4 février 2009, paragraphes 27-28 ; Observations finales sur la Bolivie, CMW/C/BOL/CO/1, 2 mai 2008, paragraphes 29-30 ; Observations finales sur la Colombie, CMW/C/COL/CO/1, 22 mai 2009, paragraphes 27‑28 ; Observations finales sur l’Equateur, CMW/C/ECU/CO/1, 5 décembre 2007, paragraphes 25-26 ; Observations finales sur le Mexique, CMW/C/MEX/CO/1, 20 décembre 2006, paragraphe 13). Il ressort de cette jurisprudence que le recours doit être de plein droit suspensif, les travailleurs migrants et les membres de leur famille ne pouvant être expulsés du territoire d’un Etat qu’en application d’une décision prise par l’autorité compétente conformément à la loi et ayant fait l’objet d’un examen en appel. Par conséquent, le comité recommande aux Etats parties « d’accorder des permis de séjour temporaires pour toute la période durant laquelle les autorités administratives ou judiciaires compétentes sont saisies d’un appel contre des décisions de la DNM [(Dirección Nacional de Migraciones)] relatives à la légalité du séjour d’un migrant ».

[14].  Comité des droits de l’homme, Communication no 1011/2001, Madafferi c. Australie, 26 août 2004, UN Doc. CCPR/C/81/D/1011/2001, paragraphe 9.8, Communication no 1069/2002, Bakhtiyari c. Australie, 6 novembre 2003, CCCPR/C/79/D/1069/2002, paragraphe 9.6, et Communication no 930/2000, Winata c. Australie, 16 août 2001, CCPR/C/72/D/930/2000, paragraphe 7.3.

[15] .  CPR/C/FRA/CO/4, 31 juillet 2008, paragraphe 20.

[16].  CCPR, Observations finales sur la Belgique, UN Doc CCPR/CO/81/BEL, 12 août 2004, paragraphes 21 et 23.

[17].  CCPR, Observations finales sur l’Irlande, UN Doc CCPR/C/IRL/CO/3, 30 juillet 2008, paragraphe 19.

[18].  CCPR Observation générale no 15 : Situation des étrangers au regard du Pacte, 11 avril 1986, UN Doc. HRI/GEN/1/Rev.6, 140 (2003), paragraphe 9. Se référant à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme, et notamment à Hammel c. Madagascar, no 155/1983, Giry c. République dominicaine, no 193/1985, et Canon Garcia c. Equateur, no 319/1988, Manfred Novak résume la position du comité dans les termes suivants : « Ces décisions et formulations indiquent clairement que l’interprétation par le comité de l’article 13 veut que les Etats parties suspendent l’exécution d’une décision d’expulsion dans l’attente d’une décision sur le recours, pour autant qu’aucune raison impérieuse de sécurité nationale ne s’y oppose » (Manfred Novak, UN Covenant on Civil and Political Rights, CCPR Commentary, 2e édition révisée, 2005, p. 299). Ce résumé a été confirmé par d’autres commentateurs renommés du pacte, tels que Pieter Boles, Fair Immigration Proceedings in Europe, Martinus Nijhoff, La Haye, 1997, p. 124, et Sarah Joseph, Jenny Schutz et Melissa Castan, The International Covenant on Civil and Political Rights, Cases, Materials and Commentary, deuxième édition, OUP, 2004, p. 382 : « les examens in absentia ne sont, semble-t-il, pas conformes à l’obligation de fournir à l’étranger sous le coup d’un arrêté d’expulsion « tous les moyens nécessaires d’exercer » son recours contre l’expulsion, conformément au paragraphe 10 de l’Observation générale no 15 ».

[19].  CERD Recommandation générale n° 30, précitée, paragraphes 25, 27-28, et CERD, Observations finales sur la République dominicaine, 16 mai 2008, paragraphe 13.

[20].  Observation générale n° 6, UNCRC, précitée, paragraphe 27.

[21].  ZLHR et IHRD c. Zimbabwe, no 294/04, paragraphes 106-109, et, dans le même sens, Kenneth Good c.  Botswana, no 313/05, paragraphes 179-180, 194-195 ; IHRDA c. Angola, no 292/04, paragraphes 58-59 ; Amnesty International c. Zambie, no 212/98, paragraphes 41, 50, 59-61 ; OMCT et autres c. Rwanda, nos 27/89, 46/91, 49/91, 99/93 (1996), paragraphe 34 ; UIADH (au nom de Esmaila Connateh & 13 autres) c. Angola, no 159/1996, paragraphes 39-40, 61-65 ; et RADDH c. Zambie, no 71/1992, paragraphe 27.

[22].  Avis consultatif sur les migrants sans papiers, paragraphes 124-127 ; et, dans le même esprit, Raghda Habbal et fils c. Argentine, rapport no 64/08, affaire 11.691, 25 juillet 2008, paragraphe 54, Riebe Star et autres c. Mexique, rapport no 49/99, affaire 11.160, 13 avril 1999, paragraphe 71, Juan Ramón Chamorro Quiroz c. Costa Rica, rapport no 89/00, affaire 11.495, 5 octobre 2000, paragraphes 34-36, et José Sánchez Guner Espinales et autres c. Costa Rica, rapport 37/01, affaire 11.529, 22 février 2001, paragraphes 43-45 ; Rapport sur le terrorisme et les droits de l’homme, OAS Doc. OEA/Ser.L/V/II.116, Doc. 5 rev. 1 corr., 22 octobre 2002, paragraphes 401 et 409 ; Rapport annuel de la Commission des droits de l’homme 2001, 16 avril 2001, OEA/Ser./L/V/II.114, Troisième rapport du rapporteur spécial sur les travailleurs migrants et leur famille, § 77, et Rapport de la Commission sur la situation des droits de l’homme en République dominicaine, 7 octobre 1999, OEA/Ser.L/V/II.104, §§ 325-334, 350-362 et 366.

[23].  Ordonnances de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, 18 août 2000, 12 novembre 2000 et 26 mai 2001, dans l’affaire des Haïtiens et Dominicains d’origine haïtienne expulsés de République dominicaine.

[24].  STE no 93, 24 novembre 1977. Cette Convention, qui prévoit un éventail important d’obligations interétatiques concernant les travailleurs migrants mais qui ne s’applique aux étrangers que dans la mesure où ils sont des ressortissants des Etats parties résidant et travaillant régulièrement sur le territoire de la partie intéressée, et sur une base de réciprocité, ne renferme aucune disposition spécifique sur la procédure d’expulsion ou d’éloignement.

[25].  Dans un document préparatoire, le rapporteur de la Commission des Migrations, M. Ed van Thijn, n’a laissé aucun doute quant à l’intention de l’Assemblée parlementaire d’inclure le droit au respect de la vie familiale parmi les droits appelant la protection d’un mécanisme de recours à effet suspensif (Assemblée parlementaire, Doc. 10924, 4 mai 2006, Droits fondamentaux des migrants irréguliers, Rapport de la Commission des migrations, des réfugiés et de la population).

[26].  Cette approche plus large est conforme à la Recommandation 1504 (2001) de l’APCE sur la non-expulsion des immigrés de longue durée, qui énonce que les Etats devraient « prendre les mesures nécessaires pour que les personnes sujettes à expulsion bénéficient (…) d’un droit d’appel suspensif, en raison des conséquences irréversibles de l’exécution de l’expulsion », et à la Recommandation 1547 (2002) de l’APCE sur les procédures d’expulsion conformes aux droits de l’homme et exécutées dans le respect de la sécurité et de la dignité, qui recommande aux Etats d’« introduire dans la loi les garanties juridictionnelles nécessaires à l’exercice effectif de leur droit de recours par les personnes qui sont victimes d’une violation de leurs droits pendant la procédure d’expulsion, à savoir : (…) la présence de la victime sur le territoire de l’Etat qui a décidé son expulsion, pendant toute la durée de la procédure ouverte par le recours, si nécessaire par le biais : de l’effet suspensif de la procédure d’expulsion d’une personne encore présente sur le territoire de l’Etat dont elle doit être expulsée ; ou du retour de la personne déjà expulsée sur le territoire de l’Etat qui l’a expulsée. »

[27].  Voir le troisième rapport de l’ECRI sur l’Italie adopté le 16 mai 2006, paragraphe 105. Dans ce rapport, la Commission fait aussi référence à l’arrêt no 222 du 8-15 juillet 2004 de la Cour constitutionnelle, dans lequel celle-ci a déclaré inconstitutionnelle la disposition contenue à l’article 13, alinéa 5-bis du Texte unique sur l’immigration (tel qu’introduit par le décret-loi no 51 de 2002, converti en loi no 106 de 2002) dans la mesure où elle ne prévoyait pas que l’arrêté d’expulsion fût validé par un juge avant son exécution et dans le respect des droits de la défense.

[28].  L’ECRI a exprimé des préoccupations similaires dans le quatrième rapport sur l’Espagne, 8 février 2011, paragraphe 190, le troisième rapport sur l’Irlande, 24 mai 2007, paragraphe 69, le troisième rapport sur le Portugal, 13 février 2007, paragraphe 80, le troisième rapport sur la Roumanie, 21 février 2006, paragraphe 115, le troisième rapport sur l’Estonie, 21 février 2006, paragraphe 71, le troisième rapport sur la Suède, 14 juin 2005, paragraphe 50, le troisième rapport sur la Belgique, 27 janvier 2004, paragraphe 29, le second rapport sur la Lituanie, 15 avril 2003, paragraphe 50, le second rapport sur le Portugal, 4 novembre 2002, paragraphe 30, le second rapport sur la Finlande, 23 juillet 2002, paragraphe 50, le second rapport sur l’Estonie, 23 avril 2002, paragraphe 32, et le premier rapport sur la Fédération de Russie, 26 janvier 1999, paragraphe 38.

[29].  Cette solution a déjà fait l’objet de critiques solidement motivées : « Dans la pratique, l’absence d’information ou le court délai entre la délivrance de l’arrêté d’expulsion et son application peuvent aboutir à une situation dans laquelle un migrant est expulsé avant la fin de la procédure de recours. L’effet suspensif du recours contre un arrêté d’expulsion ou d’éloignement devrait être automatique afin que le migrant puisse rester sur le territoire de l’Etat membre en question jusqu’à ce qu’une décision définitive soit prise en ce qui concerne son éloignement », dans « Commentaires sur la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, COM (2005) 391, mars 2006 », Caritas Europa, Commission des Eglises auprès des migrants en Europe (CEME), Commission des Episcopats de la Communauté Européenne (COMECE), Commission internationale catholique pour les migrations (CICM), Service jésuite des réfugiés (JRS) Europe, et Conseil Quaker des affaires européennes ; voir également, dans le même esprit, les « Commentaires sur la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative aux normes et procédures communes applicables dans les Etats membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier (COM (2005) 391 définitif) », Conseil européen pour les réfugiés et exilés (CERE) ; et les « Commentaires sur le livre vert relatif à une politique communautaire en matière de retour des personnes en séjour irrégulier présenté par la Commission (COM(2002) 175 définitif) », Plate-forme pour la coopération internationale sur les sans-papiers (PICUM). Devant la Chambre des lords, le Refugee Council et Amnesty International ont exprimé le point de vue selon lequel toute personne visée par un arrêté d’expulsion devrait avoir dans le pays en question un droit de recours et pouvoir formuler ses craintes de subir un traitement contraire à l’article 8 de la Convention en cas de retour. La Immigration Law Practitioners’ Association est allée encore plus loin, estimant qu’un recours doit être suspensif, sauf circonstances exceptionnelles. La Commission de la Chambre des lords sur l’Union européenne, dans son 32e rapport de la session 2005-2006 intitulé « Migrants illégaux : propositions pour une politique européenne commune sur les retours », conclut ainsi : « il est inadmissible de laisser entièrement à la discrétion des Etats membres la question importante de savoir si l’introduction d’un recours doit ou non suspendre le processus de retour. »

[30].  Commission de la Chambre des lords sur l’Union européenne, 32e rapport de la session 2005-2006, Migrants illégaux : proposition pour une politique européenne commune sur les retours, paragraphe 93.

[31].  La Commission internationale de juristes (CIJ) partage cette conclusion. Dans son Practitioners Guide no 6 « Migration and International Human Rights Law » de 2011, la Commission considère : « Pour que le recours soit effectif, il doit être suspensif de la mesure d’expulsion à partir du moment de son introduction, puisque la notion de recours effectif exige que les autorités nationales procèdent à un examen approfondi de la compatibilité d’une mesure avec les normes en matière de droits de l’homme avant que la mesure ne soit exécutée ». (p. 142) ; « De plus, particulièrement dans les affaires d’expulsion, le recours doit pouvoir suspendre la situation de violation potentielle lorsque le défaut de suspension entraînerait un dommage irréparable/des effets irréversibles pour le demandeur pendant l’examen de son affaire » (p. 262). Dès lors, la conclusion qui s’impose est que « un droit à un recours non suspensif n’est pas de nature à fournir une protection effective » (p. 134). Il y a lieu de mentionner également le groupe d’éminents juristes de la CIJ sur le terrorisme, le contre-terrorisme et les droits de l’homme. Dans son rapport final, le groupe déclare: « il ne fait aucun doute que, en particulier lorsqu’une décision de renvoi vise un résident de longue date ou permanent, et lorsqu’il existe un risque grave que la personne qui sera expulsée soit soumise à de graves violations des droits de l’homme à son retour, seule une audience par un organe judiciaire indépendant constitue une procédure acceptable. Un tel recours devrait être suspensif, particulièrement lorsqu’il y a un risque de dommage irréparable » (Assessing Damage, Urging Action, Rapport du groupe d’éminents juristes de la CIJ sur le terrorisme, le contre-terrorisme et les droits de l’homme, Commission Internationale de Juristes, Genève, 2009, p. 119).

[32].  Voir les arrêts fondamentaux en la matière, Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94, et Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI.

[33].  Jabari c. Turquie, no 40035/98, CEDH 2000‑VIII.

[34].  Čonka c. Belgique, no 51564/99, §§ 77-79 et 85, CEDH 2002‑I, jurisprudence réitérée dans Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 58, CEDH 2007‑II, et Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], précité, § 206.

[35].  La Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions (Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 68, série A no 28, et Stec et autres c. Royaume-Uni [GC] (déc.), nos 65731/01 et 65900/01, § 47, 6 juillet 2005).

[36].  Voir, par exemple, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, CEDH 2010, et Nunez c. Norvège, no 55597/09, 28 juin 2011. La Cour interaméricaine des droits de l’homme a suivi un raisonnement absolument identique relativement à l’indication de mesures provisoires destinées à protéger le droit au respect de la vie familiale dans l’affaire des migrants haïtiens susmentionnée.

[37].  Aucune raison plausible ne justifie d’appliquer deux poids deux mesures : exiger un recours de plein droit suspensif lorsque le risque concerne un droit protégé par les articles 2 ou 3 de la Convention ou par l’article 4 du Protocole no 4 et n’exiger qu’un « examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates » lorsque le risque porte sur un droit garanti par l’article 8 (voir le paragraphe 83 de l’arrêt). En outre, aucune raison convaincante ne justifie d’imposer un recours de plein droit suspensif dans les affaires d’expulsion ou d’éloignement de migrants ayant des papiers (article 1 du Protocole no 7) et d’accorder simplement un recours à effet dévolutif, voire un recours à effet suspensif discrétionnaire, dans les affaires d’expulsion ou d’éloignement de migrants sans papiers. L’arrêt ne donne aucune raison d’avoir ainsi deux poids deux mesures. Les droits garantis par l’article 8 ne sont pas des droits mineurs qui méritent d’être moins protégés. Ainsi que les parties intervenantes l’ont indiqué en l’espèce dans leurs observations à la Grande Chambre, les migrants sans papiers connaissent en Guyane de très graves problèmes susceptibles d’entraîner la destruction de leur famille et des dommages psychologiques durables, profonds et irréversibles pour les personnes concernées. Il faut prendre le droit au respect de la vie familiale très au sérieux. Dès lors, il faut prévoir une garantie égale pour les requérants expulsés qui soulèvent un grief sur le terrain de l’article 8. En outre, le critère d’un « examen suffisamment approfondi et offrant des garanties procédurales adéquates » est vague. Il est particulièrement regrettable que l’arrêt ne définisse pas les termes « garanties procédurales adéquates ». Au lieu de cela, il les met sur le même plan que l’exigence d’un « examen approfondi ». En réalité, la notion d’« examen approfondi » se réfère au temps qu’il a fallu aux autorités nationales pour examiner le recours du requérant. D’après l’arrêt, l’examen n’était pas « approfondi » parce que « superficiel » (paragraphe 88), « excessivement bref » (paragraphe 95) et effectué « selon des modalités rapides, voire expéditives » (paragraphe 96). Autrement dit, la critique répétée, à vrai dire la seule, émise par la majorité au sujet de la conduite des autorités nationales concerne la « hâte avec laquelle la mesure de renvoi a été mise en œuvre » (paragraphe 95) et la « brièveté [du] délai » (paragraphe 94) écoulé entre la saisine du tribunal administratif et l’exécution de la décision d’éloignement par les autorités nationales : ainsi que la Cour n’a pas manqué de le souligner, le requérant a été éloigné de Guyane moins de trente-six heures après son arrestation. L’interprétation de la majorité suscite une question évidente : après quel délai l’examen est-il suffisamment « approfondi » ? Après quarante-huit heures, trois jours, quatre jours … ? Ce critère de temps extrêmement imprévisible fait planer l’incertitude sur l’application du droit, garanti par la Convention, à un recours effectif contre un arrêté d’expulsion ou d’éloignement. La ligne de démarcation entre un recours effectif et un recours ineffectif devient floue et les exigences procédurales minimales à remplir pour qu’un recours puisse être qualifié d’effectif dans les procédures d’expulsion ou d’éloignement ne sont pas claires.

[38].  En réalité, l’absence d’un recours suspensif jette le doute sur l’effectivité de la défense du requérant dans la procédure d’éloignement, et donc sur son équité même. En d’autres termes, il s’agit d’une question relevant du champ d’application de l’article 6, puisque la procédure d’éloignement touche directement le droit de caractère civil du requérant au respect de sa vie familiale. Comme je l’ai mentionné dans mon opinion concordante jointe à l’arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie, je ne suis pas convaincu par les arguments exposés par la majorité dans l’affaire Maaouia c. France (concernant d’autres critiques de la jurisprudence Maaouia et « les positions étroites sur les affaires de migration » adoptées par la Cour, voir The European Court of Human Rights and the Rights of Migrants affected by deportation policies, procedures and jurisprudence, International Federation for Human Rights & Migrants Rights International, 2011, pp. 29-30). J’ai de sérieuses réserves à l’égard de l’interprétation étroite du système conventionnel de protection des migrants selon laquelle l’article 6 ne s’étend pas aux questions d’immigration et que seul l’article 1 du Protocole no 7 offre quelques garanties procédurales assez limitées aux migrants résidant régulièrement sur le territoire d’un Etat. Outre les arguments déjà exposés dans mon opinion concordante jointe à l’arrêt Hirsi Jamaa et autres, il y a lieu de garder à l’esprit qu’une telle interprétation restrictive du droit d’accès aux tribunaux établit une discrimination sans fondement entre migrants et ressortissants nationaux, puisque l’article 1 du Protocole no 7 offre aux étrangers pourvus de papiers (« étrangers résidant régulièrement sur le territoire d’un Etat ») moins de garanties procédurales que l’article 6 aux ressortissants et, pire encore, impose une différentiation non fondée entre migrants, puisque les migrants sans papiers ne relèvent ni de l’article 6 ni de l’article 1 du Protocole no 7. Pour contourner ce fossé juridique autocréé, la Cour a ingénieusement fourni aux migrants sans papiers un degré minimum de protection de leur droit d’accès à un tribunal sur la base de l’article 13 combiné avec les articles 2, 3 ou 8. La même voie juridique a été empruntée en l’espèce.

[39].  Il s’agit de la position constamment défendue depuis de nombreuses années par beaucoup d’ONG de défense des droits de l’homme et d’associations et de mouvements de défense des droits des migrants. Selon les « Principes communs sur l’éloignement des migrants en situation irrégulière et des demandeurs d’asile déboutés », élaborés par Amnesty International, Caritas Europa, la Commission des Eglises auprès des migrants en Europe, le Conseil européen pour les réfugiés et exilés, Human Rights Watch, le Service jésuite des réfugiés Europe, la Plate-forme pour la coopération internationale sur les sans-papiers, le Conseil Quaker des affaires européennes, Save the Children, Cimade France, l’Iglesia Evangelica Espanola, la Federazione delle Chiese Evangeliche en Italia, et SENSOA Belgique, « Toute personne faisant l’objet d’une mesure d’éloignement ou d’expulsion devrait avoir droit à un appel suspensif individuel contre cette décision devant un organe judiciaire indépendant, permettant de faire valoir les craintes de refoulement ou de mauvais traitements après le retour contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention contre la torture ou des violations potentielles de l’article 8 de la CEDH. Un délai suffisant pour former cet appel et le rendre ainsi effectif devrait être prévu par la loi ».

[40].   Il est inacceptable de statuer sur cette affaire à la lumière des événements ultérieurs, comme le Gouvernement lui-même le reconnaît. Le fait que le requérant est retourné en Guyane par ses propres moyens et qu’il vit désormais avec sa famille ne doit pas entrer en ligne de compte pour l’appréciation de l’affaire. Ce qui importe c’est l’existence ou non au moment de l’éloignement d’un recours effectif contre une ingérence dans l’exercice par le requérant de son droit au respect de sa vie privée.

[41].  Voir l’article 1 de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et, plus particulièrement, les articles 9 et 10 concernant le droit d’un enfant de ne pas être séparé de sa famille, sauf décision contraire d’un tribunal.

[42].  En outre, la littérature scientifique établit que la séparation brutale d’un adolescent de sa famille peut causer des dommages psychologiques irréversibles, durables et douloureux, en particulier lorsque cette séparation physique implique la rupture de tous les liens avec le noyau familial (mère, père et frères et sœurs). Séparer un enfant de ses parents peut avoir des effets profondément néfastes, par exemple un manque d’estime de soi, une méfiance générale à l’égard des autres, des troubles de l’humeur, dépression et anxiété notamment, une immaturité socio-morale et un comportement social inadéquat (voir, par exemple, Caye, J., McMahon, J., Norris, T., & Rahija, L. (1996). Effects of separation and loss on attachment, Chapel Hill: School of Social Work, University of North Carolina at Chapel Hill).

[43].  Pour la police et les autorités administratives il importe peu que l’éloignement risque d’exposer le migrant à un danger de subir des actes de torture, de mauvais traitements ou une atteinte à sa vie familiale et privée, ainsi que le montre la pratique (voir le rapport extrêmement instructif des parties intervenantes et les précédents qui y sont mentionnés).

[44].  Voir la décision du Conseil d’Etat du 9 novembre 2011.

[45].  CAT/C/FRA/CO/3, 3 avril 2006, paragraphe 7 : « le comité est préoccupé par le caractère non suspensif de ces procédures, compte tenu du fait que « la décision prononçant le refus d’entrée peut être exécutée d’office par l’administration » entre l’introduction du recours et la décision du juge relative à la suspension de la mesure d’éloignement. (Article 3) Le comité réitère sa recommandation (A/53/44, par. 145) qu’une décision de refoulement (« non-admission») entraînant une mesure d’éloignement puisse faire l’objet d’un recours suspensif, lequel devrait être effectif dès l’instant où il est déposé ». La même critique a été exprimée dans la « Note de l’association CIMADE à l’attention des rapporteurs » présentée au Comité des droits de l’homme dans le cadre de l’examen du quatrième rapport périodique de la France pendant sa 93e session du 7 au 25 juillet 2008, pp. 12-14. Malgré la décision du Conseil d’Etat du 9 novembre 2011, il n’existe toujours pas de recours de plein droit suspensif contre l’expulsion ou l’éloignement de migrants de Guyane, ainsi que les parties intervenantes GISTI, LDH et CIMADE l’ont relevé à juste titre dans leurs observations à la Cour.

[46].  Devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme, le représentant de la République dominicaine a soutenu dans l’affaire de l’expulsion de migrants haïtiens que le nombre de personnes rapatriées ne compense pas, même un tant soit peu, le nombre de personnes qui entrent illégalement dans le pays.

[47].  Les mots sont tirés du sonnet « Le nouveau Colosse » écrit par Emma Lazarus en 1883 et gravé sur une plaque montée sur le piédestal de la Statue de la Liberté en 1903 : « Donnez-moi vos pauvres, vos exténués, Qui en rangs serrés aspirent à vivre libres, Le rebut de vos rivages surpeuplés, Envoyez-les moi, les déshérités, que la tempête m’apporte, De ma lumière, j’éclaire la porte d’or ! »