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DEUXIÈME SECTION

 

 

 

 

 

AFFAIRE SAVDA c. TURQUIE

 

(Requête no 42730/05)

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

12 juin 2012

 

DÉFINITIF

 

12/09/2012

 

Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Savda c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

          Françoise Tulkens, présidente,
          Danutė Jočienė,
          Dragoljub Popović,
          Isabelle Berro-Lefèvre,
          András Sajó,
          Işıl Karakaş,
          Guido Raimondi, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 22 mai 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42730/05) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Halil Savda (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 novembre 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me S. Coşkun, avocate à Ankara. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Dans sa requête, M. Savda alléguait en particulier que la série de poursuites et de condamnations dont il avait fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience avait emporté violation des articles 6, 9 et 10 de la Convention.

4.  Le 13 mai 2009, la présidente de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l’affaire (article 29 § 1 de la Convention).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5.  Le requérant, M. Halil Savda, est un ressortissant turc né en 1974 et résidant à Istanbul. A la suite de son enrôlement, en 2004, il se déclara objecteur de conscience et refusa d’effectuer son service militaire. Selon les informations émanant de sources publiques, après son objection de conscience au service militaire, il est devenu une des figures emblématiques du mouvement antimilitariste en Turquie. Il est propriétaire d’un site internet, www.savaskarsitlari.org (« résistant à la guerre »), tribune d’une organisation associée à l’Internationale des résistant(e)s à la Guerre (IRG), également connue sous son signe anglophone WRI (« War Resisters’ International »), fondée en 1921 afin de promouvoir notamment l’action non violente contre les causes de la guerre et de soutenir les personnes qui refusent de prendre part à la guerre.

A.  L’incorporation du requérant

6.  Le 26 janvier 1994, la cour de sûreté de l’Etat de Diyarbakır condamna le requérant à une peine d’emprisonnement pour aide et soutien au PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Le requérant purgea sa peine à partir du 28 décembre 1995.

7.  Le 21 mai 1996, le requérant fut appelé sous les drapeaux. Le 27 mai 1996, ayant purgé sa peine d’emprisonnement, il fut incorporé dans son régiment. Toutefois, le 14 août 1996, il déserta.

8.  Le 27 novembre 1997, le requérant fut appréhendé en possession d’une arme. Il lui était reproché d’avoir mené des activités en faveur du PKK. Le 3 décembre 1997, il fut placé en détention provisoire.

9.  Le requérant fut condamné par la cour de sûreté de l’Etat d’Adana à une peine d’emprisonnement de quatorze ans et sept mois pour appartenance au PKK.

10.  A la suite de sa libération de la prison de Gaziantep où il avait purgé sa peine, le 18 novembre 2004, le requérant fut conduit au commandement de la gendarmerie du district de Şehitkamil pour accomplir son service militaire. Il fut interné dans une cellule pendant six jours au commandement en question et fut amené, le 25 novembre 2004, à son régiment à Tekirdağ.

11.  Le 6 décembre 2004, dans son régiment à Tekirdağ, M. Savda refusa de porter l’uniforme militaire et garda des vêtements civils. Il déclara notamment :

« Je ne veux pas effectuer le service militaire pour des raisons de conscience. Voici mes motifs : 1) J’ai été arrêté en mars 1993 lors d’une opération effectuée dans notre village. J’ai été violemment torturé dans les casernes militaires à Cizre et Şırnak. Sur pression de mes parents, j’ai commencé à faire mon service militaire en 1996. Toutefois, je n’ai pas rejoint mon régiment à la suite de mon enrôlement. Il m’est impossible de porter l’uniforme d’une institution qui m’a torturé. Par conviction, je refuse de me conformer à ses règles. 2) La sécurité du pays ne peut être assurée par l’armée ou par les militaires. La sécurité ne peut être assurée que dans un climat démocratique, accompagné du développement économique. Je ne crois pas à la nécessité du service militaire pour assurer la sécurité du pays (...) A partir d’aujourd’hui, je refuse de porter l’uniforme militaire et d’obéir aux ordres.

L’objection de conscience est un droit garanti par les traités internationaux. Moi, je déclare être objecteur de conscience. La Turquie, qui avait signé la Convention européenne des droits de l’homme, enfreint l’article 9 de ce texte en n’instituant pas de service civil de remplacement (...) Je souhaite que le commandement me traite conformément à cette convention (...) ».

12.  Le même jour, un procès-verbal fut établi par l’officier de garde et la déposition du requérant fut recueillie.

13.  Le 9 décembre 2004, le requérant fut placé pendant sept jours à l’isolement pour désobéissance aux ordres.

B.  Les actions pénales diligentées contre le requérant

14.  Le 16 décembre 2004, M. Savda fut placé en détention provisoire par un juge militaire à Çorlu. Ensuite, à une date non précisée, il fut remis en liberté provisoire. Cependant, il ne retourna pas à son régiment et devint donc déserteur.

15.  Le 17 décembre 2004, une action publique (« action no 1 ») fut engagée à l’encontre du requérant pour « désobéissance persistante », au sens de l’article 87 § 1 du code militaire pénal.

16.  Devant le tribunal militaire, le requérant contesta tout d’abord l’indépendance et l’impartialité de cette juridiction. Par ailleurs, il demanda le renvoi de l’article 87 § 1 du code militaire pénal devant la Cour constitutionnelle.

17.  Le 28 décembre 2004, le requérant fut placé en liberté provisoire. Au lieu de retourner à son régiment, il déserta à nouveau.

18.  Le 4 janvier 2005, le tribunal militaire près le 5e commandement examina les arguments du requérant tirés du manque d’indépendance et d’impartialité du tribunal et de l’inconstitutionnalité des dispositions pertinentes du code pénal militaire, et les rejeta. Ensuite, il déclara le requérant coupable de l’infraction reprochée et le condamna à une peine d’emprisonnement de trois mois et quinze jours en vertu de l’article 87 § 1 du code pénal militaire.

19.  Le 13 juin 2006, la Cour de cassation militaire infirma le jugement.

20.  Le 7 décembre 2006, M. Savda se rendit au tribunal militaire afin de participer à une audience dans le cadre de son procès. A la fin de celle-ci, il fut placé à nouveau en détention provisoire et fut amené à la prison militaire de Çorlu. A titre disciplinaire, il s’y vit infliger, à onze reprises, une sanction d’isolement allant d’une durée de deux à huit jours parce qu’il avait répétitivement refusé de porter l’uniforme de prison.

21.  Dans le même temps, le 11 décembre 2006, une autre action pénale (« action no 2 ») fut diligentée contre lui pour un acte de désertion commis entre le 30 décembre 2004 et le 7 décembre 2006.

22.  Devant le tribunal militaire, le requérant contesta tout d’abord l’indépendance et l’impartialité du tribunal militaire.

23.  Selon un rapport médical établi le 23 janvier 2007 par un collège composé de onze médecins militaires près l’hôpital militaire de Çorlu, le requérant était apte au service militaire.

24.  Le 25 janvier 2007, le requérant fut remis en liberté provisoire. Il fut conduit à son régiment où il exprima, de nouveau, son objection de conscience.

25.  Le 5 février 2007, le tribunal militaire ordonna la détention provisoire du requérant.

26.  Par un jugement du 15 mars 2007, le tribunal militaire statua conjointement sur les actions nos 1 et 2 précitées. Il rejeta une nouvelle fois les arguments du requérant tirés du manque d’indépendance et d’impartialité du tribunal ainsi que de l’inconstitutionnalité des dispositions pertinentes du code pénal militaire. Au terme de l’examen des faits, il le déclara coupable des chefs de désobéissance persistante aux ordres avec l’intention d’user de ruse afin d’échapper au service militaire (article 88 du code pénal militaire) et de désertion militaire (article 66 § 1-a du code pénal militaire). Il condamna le requérant à une peine d’emprisonnement de trois mois et quinze jours pour le premier chef d’inculpation et d’un an pour le deuxième.

27.  Le 13 février 2007, une troisième action publique (« action no 3 ») fut diligentée contre lui pour des actes commis entre le 25 janvier et le 5 février 2007.

28.  Par un jugement du 12 avril 2007, le tribunal militaire déclara le requérant coupable du chef de désobéissance persistante aux ordres avec l’intention d’user de ruse afin d’échapper au service militaire et le condamna à une peine d’emprisonnement de six mois.

29.  Le 19 juin 2007, ce jugement fut confirmé par la Cour militaire de cassation.

30.  Le 28 juillet 2007, le requérant, qui avait été libéré, déserta.

31.  Le 27 mars 2008, M. Savda fut à nouveau interpellé, puis placé en détention provisoire, et un quatrième procès fut lancé à son encontre pour désertion.

32.  Le 21 avril 2008, le requérant fut transféré à l’hôpital militaire de Çorlu où il fit l’objet d’examens psychiques. Par un rapport du 25 avril 2008, le collège composé de onze médecins militaires diagnostiqua le trouble de la « personnalité antisociale » chez le requérant et le déclara inapte au service militaire.

33.  Le 25 avril 2008, le requérant fut déclaré exempté du service militaire et détaché de son régiment.

34.  Le 25 novembre 2008, ayant purgé sa peine, le requérant fut libéré.

C.  La saisine du Groupe de travail sur la détention arbitraire du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies

35.  Le Gouvernement objecte que le requérant a soumis les mêmes allégations au Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies et plus précisément à son Groupe de travail sur la détention arbitraire (« le Groupe de travail »). Le requérant répond que cette saisine a été faite par l’IRG à son insu.

36.  Le 9 mai 2008, le Groupe de travail rendit son avis no 16/2008[1] dans lequel il releva notamment que :

« [L]a privation de liberté de M. Halil Savda au cours des périodes du 16 au 28 décembre 2004, du 7 décembre 2006 au 2 février 2007, ainsi que du 5 février au 28 juillet 2007 était arbitraire. Sa privation de liberté depuis le 27 mars 2008 est aussi arbitraire, contrevenant aux articles 9 et 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux articles 9 et 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ».

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

37.  Pour le droit et la pratique internes pertinents concernant les infractions militaires, voir notamment l’arrêt Ülke c. Turquie (no 39437/98, §§ 42‑47, 24 janvier 2006) ; quant au statut des tribunaux militaires, voir Ergin c. Turquie (no 6) (no 47533/99, §§ 15-25, CEDH 2006‑VI (extraits)).

Le 7 mai 2010, la loi no 5982 portant modification de certaines dispositions de la Constitution, adoptée par le Parlement, a été publiée au Journal officiel. Cette loi a été soumise le 12 septembre 2010 à un référendum et a été approuvée. Selon l’article 15 de cette loi, qui modifie l’article 145 in fine de la Constitution, le législateur n’est plus obligé de tenir compte des « impératifs du service armé » dans l’adoption de la législation en matière de tribunaux militaires. Toutefois, à ce jour, la législation pertinente n’a pas encore été adoptée.

A.  La loi no 1111 du 17 juillet 1927 sur le service militaire

38.  L’article 1 de la loi no 1111 du 17 juillet 1927 sur le service militaire dispose :

« (...) tout homme de nationalité turque est astreint au service militaire. »

39.  En vertu de l’article 5, aucun citoyen turc de sexe masculin ne peut être déchargé des obligations militaires tant qu’il n’a pas accompli son service national dans les conditions prévues par cette loi.

40.  Selon l’article 10 § 2, lorsque le nombre d’appelés est supérieur aux besoins de l’armée, les conscrits peuvent, après avoir suivi une formation militaire de base, accomplir un service militaire court en échange du paiement d’une taxe ou terminer leur service dans le secteur public.

41.  L’article 12 se lit comme suit :

« Quiconque manque au dernier appel d’incorporation en l’absence de motif valable est considéré comme déserteur à l’appel (yoklama kaçağı). L’appelé, immatriculé ou non, qui, bien qu’il ait été présent au dernier appel d’incorporation et déclaré militaire, ne se présente pas conformément au rang qui lui a été attribué, ou se présente mais ne se rend pas aux lieux d’incorporation, est considéré comme déserteur à l’enrôlement (bakaya kaçağı) (...) »

Ainsi, l’individu qui se soustrait au service militaire avant d’être enregistré est appelé déserteur à l’appel (yoklama kaçağı), et celui qui s’y soustrait après avoir été enregistré est appelé déserteur à l’enrôlement (bakaya kaçağı).

42.  Les dispositions juridiques en vigueur prévoient uniquement l’accomplissement du service national au sein des forces armées. Il n’est pas prévu de service civil de remplacement.

B.  Le code pénal militaire (loi no 1632 du 22 mai 1930)

43.  L’article 45 est ainsi libellé :

« Le fait qu’une personne invoque pour justifier un acte ou une omission légalement répréhensibles sa croyance religieuse ou ses convictions ne l’exonère pas de la sanction applicable à l’acte ou l’omission en question. »

44.  Au moment des faits, le code pénal militaire disposait qu’une fois inscrits sur les listes de recensement du service militaire, les conscrits devaient se présenter à l’unité militaire désignée. A défaut, ils étaient considérés comme illégalement absents et étaient passibles d’une sanction pénale, en vertu de l’article 63 du code, dont les parties pertinentes étaient ainsi libellées :

« Si, en l’absence d’excuse valable, un [appelé] attend pour se présenter sept jours après l’envoi du premier groupe de sa classe d’âge ou de sa situation (...) il est [considéré comme déserteur à l’enrôlement et] puni d’une peine d’emprisonnement d’un mois (...) »

45.  En vertu de l’article 66 § 1-a de ce code, le soldat qui s’éloigne de son régiment plus de six jours sans autorisation est puni d’une peine d’emprisonnement allant de un à trois ans.

46.  Par ailleurs, tout acte additionnel de désobéissance rend le comportement de l’intéressé qualifiable de « désobéissance persistante » et tombe sous le coup de l’article 87 § 1 du code pénal militaire. En vertu de son article 88, lorsque l’acte de désobéissance persistante aux ordres est commis avec l’intention d’user de ruse afin d’échapper au service militaire, l’auteur est puni d’une peine d’emprisonnement allant de six mois à cinq ans.

C.  Le code pénal

47.  A l’époque des faits, le passage pertinent en l’espèce de l’article 155 du code pénal se lisait ainsi :

« (...) Incitation à se soustraire au service militaire

Est passible de deux mois à deux ans d’emprisonnement et d’une peine d’amende (...) quiconque – hormis les cas énumérés aux articles précédents – incite (...) des appelés à se soustraire au service militaire (...) »

48.  L’infraction d’incitation à se soustraire au service militaire est aujourd’hui prévue à l’article 318 du nouveau code pénal adopté le 26 septembre 2004. Elle est punie d’une peine d’emprisonnement de six mois à deux ans.

D.  La jurisprudence du tribunal des conflits

49.  Le 13 octobre 2008, saisie d’une demande de détermination de la compétence des tribunaux en matière de procédures concernant les infractions militaires, la chambre pénale du tribunal des conflits adopta l’arrêt E. 2008/35, K. 2008/35, dans lequel elle déclara notamment ceci :

« [L’]arrêt du 26 février 1965 (1965/2-1) adopté par l’assemblée en charge de l’harmonisation de la jurisprudence de la Cour de cassation militaire montre que, sur le plan pénal, une personne est considérée comme militaire après son incorporation dans son régiment (kıtaya katılmak).

Par ailleurs, dans l’arrêt du 20 juin 1975 (1975/6-4) adopté par l’assemblée en charge de l’harmonisation de la jurisprudence de la Cour de cassation militaire, il est expliqué que les auteurs des infractions prévues à l’article 63 du code pénal militaire ne peuvent être considérés comme militaires et que ces infractions ne constituent pas des infractions purement militaires, le statut militaire n’étant acquis qu’après l’incorporation dans le régiment (...) »

E.  La jurisprudence de la Cour constitutionnelle

50.  Par un arrêt du 7 mai 2009, publié au Journal officiel le 7 octobre 2009, la Cour constitutionnelle annula certaines dispositions de l’article 2 de la loi no 353 et des articles 12 et 16 de la loi no 357 sur les juges militaires. Elle jugea l’inclusion d’un officier dans la formation de jugement des tribunaux militaires incompatible avec le principe d’indépendance des tribunaux posé par les articles 138 et 140 de la Constitution. Par ailleurs, elle conclut que des dispositions qui soumettaient les juges militaires à la discipline militaire et prévoyaient qu’ils faisaient l’objet de notations ne pouvaient passer pour compatibles avec les principes susmentionnés.

III.  DOCUMENTS INTERNATIONAUX PERTINENTS

A.  Documents du Conseil de l’Europe

1)  L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe

51.  L’Assemblée parlementaire a mentionné le droit à l’objection de conscience dès 1967 dans sa Résolution no 337 (1967), où se trouvent énoncés les principes de base suivants :

« 1.  Les personnes astreintes au service militaire qui, pour des motifs de conscience ou en raison d’une conviction profonde d’ordre religieux, éthique, moral, humanitaire, philosophique ou autre de même nature, refusent d’accomplir le service armé, doivent avoir un droit subjectif à être dispensées de ce service.

2.  Dans les Etats démocratiques, fondés sur le principe de la prééminence du droit, ce droit est considéré comme découlant logiquement des droits fondamentaux de l’individu garantis par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. »

52.  Sur le fondement de cette résolution, l’Assemblée parlementaire a adopté la Recommandation no 478(1967) où elle appelle le Comité des Ministres à inviter les Etats membres à conformer, autant que possible, leurs législations nationales aux principes de base en question. Elle a ensuite rappelé et complété les principes de base dans ses Recommandations nos 816(1977) et 1518(2001). Dans cette dernière, elle déclare que le droit à l’objection de conscience est « une composante fondamentale du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion » reconnu dans la Convention. Elle y souligne qu’il n’y a que cinq Etats membres où ce droit n’est pas reconnu, et recommande au Comité des Ministres de les inviter à le reconnaître.

53.  En 2006, l’Assemblée parlementaire a adopté la Recommandation no 1742(2006) relative aux droits de l’homme des membres des forces armées. Elle y demande notamment aux Etats membres d’introduire dans leurs législations respectives le droit à être enregistré en tant qu’objecteur de conscience à tout moment ainsi que le droit pour les militaires de carrière de demander le statut d’objecteur de conscience.

2)  Le Comité des Ministres

54.  En 1987, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation no R(87)8, dans laquelle il recommande aux Etats membres de reconnaître le droit à l’objection de conscience et invite les gouvernements qui ne l’auraient pas encore fait à mettre leurs législation et pratique nationales en conformité avec le principe de base suivant :

« Toute personne soumise à l’obligation du service militaire qui, pour d’impérieux motifs de conscience, refuse de participer à l’usage des armes, a le droit d’être dispensée de ce service (...) [et] peut être tenue d’accomplir un service de remplacement ; »

55.  Les parties pertinentes de cette recommandation sont libellées comme suit :

« B.  Procédure

2.  L’Etat peut prévoir une procédure appropriée pour l’examen des demandes aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience ou accepter une déclaration motivée de la personne concernée ;

3.  En vue d’une application efficace des principes et règles de la présente recommandation, la personne soumise à l’obligation du service militaire doit être informée préalablement de ses droits. A cet effet, l’Etat lui fournit toutes informations utiles ou permet aux organisations privées intéressées d’en assurer la diffusion nécessaire ;

4.  La demande aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience doit être présentée selon des modalités et dans des délais qui seront fixés compte tenu de l’exigence que la procédure d’examen de la demande soit, en principe, terminée dans sa totalité avant l’incorporation dans l’armée ;

5.  L’examen de la demande doit comporter toutes les garanties nécessaires à une procédure équitable ;

6.  Le demandeur doit pouvoir exercer un droit de recours contre la décision de première instance ;

7. L’organe d’appel doit être séparé de l’administration militaire et composé d’une manière qui assure son indépendance ;

8.  La loi peut prévoir également la possibilité pour l’intéressé de présenter une demande et d’être reconnu comme objecteur de conscience lorsque les conditions requises pour l’objection de conscience apparaissent pendant le service militaire ou au cours des périodes de formation militaire faisant suite au service initial ; (...) »

56.  En 2010, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation CM/Rec(2010)4, où il incite les Etats membres à faire en sorte que les restrictions au droit des membres des forces armées à la liberté de pensée, de conscience et de religion répondent aux critères prévus par l’article 9 § 2 de la Convention, que les appelés aient le droit d’être enregistrés comme objecteurs de conscience et qu’un service de remplacement de nature civile leur soit proposé. Les parties pertinentes de cette recommandation sont libellées comme suit :

« 43.  Une demande par un membre des forces armées à quitter les forces armées pour raison de conscience devrait être étudiée dans un délai raisonnable. Dans l’attente de l’examen de sa demande, ce membre devrait, lorsque cela s’avère possible, être transféré vers des fonctions qui ne sont pas liées au combat.

44.  Toute demande à quitter les forces armées pour raison de conscience devrait, en cas de refus, être examinée, en dernier ressort, par un organe indépendant et impartial.

45.  Les membres des forces armées ayant quitté légalement les forces armées pour raison de conscience ne devraient pas subir de discrimination ou faire l’objet de poursuites pénales. Une demande visant à quitter les forces armées pour raison de conscience ne devrait entraîner ni discrimination ni poursuites. »

B.  Autres documents internationaux

57.  Pour les textes des Nations unies, et les autres textes importants, une analyse du système interaméricain de protection des droits de l’homme, ainsi que les autres textes importants, voir notamment l’arrêt Bayatyan c. Arménie [GC] (no 23459/03, §§ 58-70, 7 juillet 2011).

C.  Le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire

58.  Le Groupe de travail sur la détention arbitraire a été créé en 1991 par la Résolution no 1991/42 de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, laquelle avait précisé son mandat par sa Résolution n1997/50 et l’avait renouvelé par sa Résolution no 2003/31. Ce mécanisme extra-conventionnel fait partie des « procédures spéciales » mises en place par la Commission pour traiter de questions thématiques ou géographiques. Depuis 2006, les procédures spéciales ont été reprises par le Conseil des droits de l’homme créé en remplacement de la Commission. Le Conseil a confirmé le mandat du Groupe dans sa décision no 2006/102 et l’a prolongé pour une période de trois ans par sa Résolution no 6/4 du 28 septembre 2007.

Pour la procédure devant ce groupe de travail et sa composition voir Peraldi c. France ((déc.), no 2096/05, 7 avril 2009).

EN DROIT

I.  QUESTIONS PRÉLIMINAIRES

A.  Sur l’objet du litige

59Dans sa requête initiale, M. Savda a invoqué expressément trois dispositions de la Convention, à savoir les articles 6, 9 et 10. Il alléguait en particulier que la série de poursuites et de condamnations dont il avait fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience avait emporté violation des articles 9 et 10 de la Convention. Soulignant la gravité des mesures prises à son encontre en raison de son refus, il soutenait que les condamnations successives le mettaient dans une situation d’humiliation ou d’avilissement. Il qualifiait ces traitements de violence psychologique.

Par ailleurs, il contestait l’équité de la procédure qui s’était déroulée devant le tribunal militaire, lequel ne pouvait, aux yeux du requérant, être considéré comme un tribunal indépendant et impartial. A cet égard, il invoquait l’article 6 de la Convention.

60.  Dans sa communication du 13 mai 2009, la Cour a posé des questions sur le terrain des articles 3, 6 et 9 de la Convention. Les parties ont présenté des arguments sur l’ensemble de ces articles.

61.  Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (Gatt c. Malte, no 28221/08, § 19, CEDH 2010 ; Jusic c. Suisse, no 4691/06, § 99, 2 décembre 2010), la Cour estime nécessaire d’examiner les griefs ci-dessus sous l’angle des articles 3, 6 et 9 de la Convention.

B.  Sur la recevabilité

1.  Sur le grief tiré de l’article 5 de la Convention

62.  Dans ses observations présentées le 15 janvier 2010, le requérant a, pour la première fois, invoqué une violation de l’article 5 de la Convention. Il conteste notamment le refus opposé le 16 décembre 2008 à sa demande de remise de peine d’emprisonnement, et dénonce le régime de la sanction disciplinaire privative de la liberté qui lui est infligée.

63.  La Cour constate que ce grief a été soulevé tardivement et le rejette, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

2.  Sur l’exception tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention

64.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention, dans la mesure où le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire a été saisi des mêmes griefs que ceux présentés devant la Cour. De fait, il ressort des motifs de l’avis no 16/2008 que le Groupe de travail a rendu son avis concernant les allégations. Le Gouvernement en conclut que la présente requête est essentiellement la même que la requête soumise à une autre instance internationale et qu’elle doit être déclarée irrecevable en application de l’article 35 § 2 b) de la Convention.

65.  Le requérant nie avoir saisi le Groupe de travail en question. Il fait valoir que ladite saisine a été faite à son insu par l’IRG.

66.  La Cour rappelle que l’article 35 § 2 b) de la Convention énonce :

« 2.  La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque :

(...)

b)  elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux. »

Il en résulte que la Convention, visant à éviter la pluralité de procédures internationales relatives aux mêmes affaires, exclut que la Cour puisse retenir une requête ayant déjà fait l’objet d’un examen de la part d’une instance internationale (Celniku c. Grèce, no 21449/04, § 39, 5 juillet 2007). Cette règle s’applique nonobstant la date d’introduction de ces procédures, l’élément à prendre en compte étant l’existence préalable d’une décision rendue sur le fond au moment où la Cour examine l’affaire.

67.  Les organes de la Convention ont eu l’occasion de préciser que le seul fait que la requête ait déjà été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ne suffisait pas en soi pour exclure sa compétence et qu’il fallait rechercher si la nature de l’organe de contrôle, la procédure suivie par celui-ci et l’effet de ses décisions sont tels que l’article 35 § 2 b) exclut la compétence de la Cour (Loukanov c. Bulgarie (no 21915/93, décision de la Commission du 12 janvier 1995, Décisions et rapports (DR) 80‑B, p. 108), et Varnava et autres c. Turquie (nos 16064-16066/90 et 16068-16073/90, décision de la Commission du 14 avril 1998, DR 93-B, p. 5).

68.  La Cour rappelle avoir déjà examiné la procédure devant le Groupe de travail sur la détention arbitraire et conclu que ce Groupe de travail est bien une « instance internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention (Peraldi (déc.), précité).

Il reste donc à déterminer si, en l’espèce, la présente requête est « essentiellement la même » que celle soumise au Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire. Or, une requête est considérée comme étant « essentiellement la même » quand les faits, les parties et les griefs sont identiques.

69.  Quant à l’objet de la requête examinée par le Groupe de travail, la Cour observe que cette instance s’est penchée essentiellement sur le caractère arbitraire de la détention, même si le Groupe de travail était également appelé à se prononcer sur la question de savoir si « [l]a privation de liberté résulte de l’exercice par l’intéressé de droits ou de libertés proclamés dans les articles 7, 13, 14, 18, 19, 20 et 21 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ».

Or, dans sa requête initiale devant la Cour, le requérant s’est plaint de l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience et des répercussions de son refus d’accomplir le service militaire. Par ailleurs, invoquant l’article 6 de la Convention, il a contesté l’équité de la procédure devant les tribunaux militaires et se plaint également d’avoir dû, en tant que civil, comparaître devant une juridiction composée exclusivement de militaires.

70.  Ainsi, par les griefs ci-dessus, la présente requête se distingue substantiellement de la communication présentée auprès du Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire. Il y a dès lors lieu de rejeter l’exception formulée par le Gouvernement au titre de l’article 35 § b) de la Convention.

3.  Sur la qualité de victime du requérant

71.  Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée de l’absence de qualité de victime. Il fait valoir que le requérant, qui a été démobilisé, n’a aucun intérêt à agir dans le cadre de la présente requête devant la Cour.

72.  Le requérant conteste cette thèse.

73.  D’après la jurisprudence constante de la Cour, un requérant peut perdre la qualité de victime lorsque deux conditions sont réunies : les autorités doivent avoir, premièrement, reconnu explicitement ou en substance la violation de la Convention et, deuxièmement, réparé celle-ci. Ce n’est que lorsque ces deux conditions sont réunies que le caractère subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention fait obstacle à l’examen d’une requête. Dès lors que la perte par le requérant de la qualité de victime est alléguée, il faut examiner la nature du droit en cause et la motivation des décisions rendues par les autorités nationales et déterminer si les conséquences défavorables pour l’intéressé persistent après ces décisions (Sakhnovski c. Russie [GC], no 21272/03, § 67, 2 novembre 2010).

74.  En l’espèce, M. Savda allègue en particulier que la série de poursuites et de condamnations dont il a fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience emporte violation des articles 3 et 9 de la Convention. Par ailleurs, il invoque également une violation de l’article 6 de la Convention.

75.  S’agissant de ces griefs, la Cour ne voit aucune reconnaissance suivie d’un redressement dans la décision de démobilisation du requérant, qui était intervenue à l’issue de nombreuses procédures et de sanctions. Aucune des conditions précitées n’étant remplie dans le cas d’espèce, la Cour estime que le requérant peut toujours se prétendre « victime » d’une violation de ces droits. Partant, l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

4.  Conclusion

76.  La Cour constate que les griefs tirés des articles 3, 6 et 9 de la Convention ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de les déclarer recevables.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

77.  Soulignant la gravité des mesures prises à son encontre en raison de son refus d’accomplir le service militaire, M. Savda soutient que les condamnations successives l’ont mis dans une situation d’humiliation ou d’avilissement. Il qualifie ces traitements de violence psychologique.

L’article 3 de la Convention se lit comme suit :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

78.  L’article 3 consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 88, série A n161) et ne ménage aucune exception. Même l’article 15 de la Convention ne permet pas d’y déroger en temps de guerre ou dans le cas d’un autre danger national (Chahal c. Royaume-Uni, 15 novembre 1996, § 79, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).

79.  La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, pour tomber dans le champ d’application de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause et notamment de la nature et du contexte du traitement, de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la personne concernée (Peers c. Grèce, no 28524/95, § 67, CEDH 2001-III ; Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 91, CEDH 2000-XI). En outre, en recherchant si une peine ou un traitement est « dégradant » au sens de l’article 3, la Cour examinera si le but était d’humilier et de rabaisser l’intéressé et si, considérée dans ses effets, la mesure a ou non atteint la personnalité de celui-ci d’une manière incompatible avec l’article 3 (Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 22, série A no 58). Lorsqu’on évalue les effets des mesures, il y a lieu de prendre en compte aussi leurs effets cumulatifs (Ülke, précité, § 58).

80.  La Cour observe qu’en Turquie tous les citoyens de sexe masculin déclarés aptes au service national étaient tenus d’accomplir leur service militaire en vertu de l’article 72 de la Constitution et de l’article premier de la loi sur le service militaire. Etant donné qu’il n’existait pas de service civil de remplacement, les objecteurs de conscience n’avaient pas d’autre possibilité que de refuser d’être enrôlés dans l’armée s’ils voulaient rester fidèles à leurs convictions. Ils s’exposaient ainsi à une sorte de « mort civile » du fait des multiples poursuites pénales que les autorités ne manquaient pas de diriger contre eux et des effets cumulatifs des condamnations pénales qui en résultaient, de l’alternance continue des poursuites et des peines d’emprisonnement et de la possibilité d’être poursuivis tout au long de leur vie. Dans son arrêt Ülke, précité, la Cour a jugé cette situation incompatible avec l’article 3 (Ülke, précité, § 63).

Ces considérations valent également pour la présente espèce.

81.  A cet égard, la Cour constate que l’intéressé a déjà été condamné trois fois à des peines d’emprisonnement pour avoir refusé de porter l’uniforme. De plus, il s’est vu infliger, à plusieurs reprises, une sanction d’isolement allant d’une durée de deux à huit jours toujours pour le même motif. La Cour considère que les condamnations successives du requérant et les sanctions qui lui étaient infligées pour avoir refusé de porter l’uniforme mettent sans doute le requérant dans une situation d’humiliation ou d’avilissement (Ülke, précité, 59).

82.  En outre, dans son arrêt Ülke, précité (§ 61 de l’arrêt), la Cour a déclaré:

« (...) le droit turc ne contient aucune disposition spécifique réglementant les sanctions prévues pour les personnes refusant de porter l’uniforme pour des motifs de conscience ou de religion. Les règles applicables en la matière sont, semble-t-il, les dispositions du code pénal militaire qui répriment de manière générale la désobéissance aux ordres des supérieurs hiérarchiques. Ce cadre juridique n’est évidemment pas suffisant pour réglementer de manière adéquate les situations découlant du refus d’effectuer le service militaire pour des raisons de conviction. En raison du caractère inapproprié de la législation générale appliquée à sa situation, le requérant a fait et risque encore de faire l’objet d’une série interminable de poursuites et de condamnations pénales. »

83.  La Cour n’aperçoit pas de motifs justifiant de s’écarter de cette jurisprudence dans la présente affaire. En effet, M. Savda a fait l’objet d’une série de poursuites et de condamnations pénales, qui risquaient de se prolonger sans fin si la décision de démobilisation n’avait pas été prise, à la suite de l’apparition d’un trouble psychique (paragraphe 32 ci-dessus, voir dans le même sens, ibidem, § 62).

84.  Dans ces circonstances, la Cour estime que, pris dans leur ensemble et compte tenu de leur gravité et de leur caractère répétitif, les traitements infligés au requérant ont provoqué des douleurs et souffrances graves, qui dépassaient l’élément habituel d’humiliation inhérent à une condamnation pénale ou à une détention. Dès lors, il y a lieu de considérer l’ensemble de ces actes comme des traitements dégradants au sens de l’article 3 de la Convention.

85.  A la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9 DE LA CONVENTION

86.  M. Savda se plaint de l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience et allègue également que la série de poursuites et de condamnations dont il a fait l’objet pour avoir revendiqué le statut d’objecteur de conscience emporte violation de l’article 9 de la Convention.

L’article 9 de la Convention est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2.  La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.  Arguments des parties

87.  Selon le requérant, le droit à la liberté de conscience doit s’étendre à des convictions telles que le pacifisme et l’antimilitarisme. L’intéressé affirme que lorsqu’il a déclaré être objecteur de conscience, il a fait table rase de son passé et refusé indistinctement son adhésion à toute idée de lutte meurtrière. Il s’est ainsi engagé dans une attitude pacifiste quelles que soient les circonstances.

88.  Le requérant fait également grief à l’Etat turc de ne pas avoir adopté de loi pour mettre en œuvre le droit à l’objection de conscience, alors qu’en vertu des traités internationaux auxquels la Turquie est partie, elle s’était engagée à reconnaître le droit à l’objection de conscience. Il reproche en particulier à l’Etat de ne pas avoir introduit de procédure qui lui aurait permis d’établir s’il remplissait les conditions pour bénéficier de ce droit.

89.  A titre préliminaire, le Gouvernement, se fondant sur la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme, arguë que l’article 9 n’est pas applicable en l’espèce. L’idée que l’affaire soulève la moindre question relevant de l’article 9 de la Convention est en effet contestable à ses yeux. Par ailleurs, il souligne que le requérant ne peut être admis comme étant un objecteur de conscience, dans la mesure où il avait été arrêté le 27 novembre 1997 en possession d’une arme et avait été condamné pour des actes commis au nom d’une organisation illégale et armée. Selon le Gouvernement, un objecteur de conscience est celui qui refuse en toutes circonstances de prendre les armes pour lutter contre autrui.

B.  Appréciation de la Cour

90. Telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie. Elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société (voir, mutatis mutandis, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A n260-A, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).

L’article 9 n’autorise aucune restriction quelle qu’elle soit à la liberté de pensée et de conscience ou à la liberté d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix. Il distingue la liberté de pensée, de conscience, de religion et la liberté de manifester sa religion ou conviction. La liberté de conscience est protégée sans réserve au même titre que le droit de chacun d’avoir ou d’adopter la religion ou la conviction de son choix et fait partie du noyau dur de l’article 9 de la Convention.

91.  La Cour a eu récemment l’occasion de revoir sa jurisprudence relative à l’applicabilité aux objecteurs de conscience de l’article 9 de la Convention (Bayatyan, précité). Elle a déclaré que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle était motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constituait une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 (ibidem, § 110). Quant à savoir si et dans quelle mesure l’objection au service militaire relève de cette disposition doit être tranchée en fonction des circonstances propres à chaque affaire.

92.  La Cour observe qu’en l’espèce, le requérant ne se plaint pas seulement d’une action de l’Etat (multiples poursuites, condamnations et sanctions disciplinaires), mais aussi d’un manquement de celui-ci à ne pas avoir adopté de loi pour mettre en œuvre le droit à l’objection de conscience. Par ailleurs, l’intéressé reproche à l’Etat de ne pas avoir introduit de procédure qui lui aurait permis d’établir s’il remplissait les conditions pour bénéficier de ce droit.

93.  S’agissant de la non-reconnaissance du droit à l’objection de conscience au service militaire obligatoire, la Cour rappelle avoir dit, dans son arrêt Erçep, précité (§§ 63 et 64 de l’arrêt) :

 « (...) le système du service militaire obligatoire en vigueur en Turquie impose aux citoyens une obligation susceptible d’engendrer de graves conséquences pour les objecteurs de conscience : il n’autorise aucune exemption pour raisons de conscience et donne lieu à l’imposition de lourdes sanctions pénales aux personnes qui, comme le requérant, refusent d’accomplir leur service militaire. Ainsi, l’ingérence litigieuse tire son origine non seulement des multiples condamnations dont le requérant a fait l’objet mais aussi de l’absence d’un service de remplacement.

(...) La Cour considère qu’un tel système ne ménage pas un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience. En conséquence, elle juge que les peines qui ont été infligées au requérant alors que rien n’était prévu pour tenir compte des exigences de sa conscience et de ses convictions ne peuvent passer pour une mesure nécessaire dans une société démocratique. »

94.  La Cour ne décèle aucun motif de nature à justifier qu’elle s’écarte de ces considérations ci-dessus. En effet, le Gouvernement ne mentionne aucune raison convaincante ou impérieuse justifiant le manquement en question. Il se borne à préciser que chaque Etat a le droit et l’obligation de prendre des mesures nécessaires « à l’intégrité territoriale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre ou à la protection des droits d’autrui ». La Cour relève que le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer pourquoi, de nos jours, la reconnaissance du droit à l’objection de conscience n’est pas compatible avec le devoir général de l’Etat invoqué ci-dessus.

95.  Pour ce qui est de l’absence d’une procédure qui aurait permis au requérant d’établir s’il remplissait les conditions pour bénéficier du droit à l’objection de conscience, la Cour observe que dans les affaires Bayatyan et Erçep, précités, ainsi que dans l’affaire Feti Demirtaş c. Turquie, il s’agissait des requérants qui font partie des témoins de Jéhovah, groupe religieux dont les croyances comportent la conviction qu’il y a lieu de s’opposer au service militaire (voir Bayatyan, § 111, Erçep, § 48, Feti Demirtaş c. Turquie, no 5260/07, § 97, 17 janvier 2012).

96.  Or, le requérant, M. Halil Savda, n’invoquait aucune conviction religieuse pour se prévaloir du droit à l’objection de conscience. L’intéressé déclare adhérer à la philosophie pacifiste et antimilitariste et être objecteur de conscience. De son côté, le Gouvernement conteste cette affirmation et soutient que le requérant ne peut être admis comme étant un objecteur de conscience.

La question qui se pose est donc celle de savoir dans quelle mesure l’objection de M. Savda au service militaire relève de l’article 9 de la Convention (Bayatyan, précité, § 110).

97.  La Cour observe que l’affaire de M. Savda se caractérise notamment par l’absence de procédure d’examen de sa demande aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience. En effet, sa demande n’a été l’objet d’aucun examen de la part des autorités, qui se sont contentées de recourir à des dispositions pénales réprimant la soustraction aux obligations militaires.

98.  A cet égard, la Cour a, à maintes reprises, affirmé qu’au regard de l’article 8 de la Convention, l’obligation positive de l’Etat peut impliquer la mise en place d’une procédure effective et accessible en vue de protéger le droit à la vie privée (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 33, série A no 32 ; McGinley et Egan c. Royaume-Uni, 9 juin 1998, § 101, Recueil des arrêts et décisions 1998-III ; et Roche c. Royaume-Uni [GC], no 32555/96, § 162, CEDH 2005–X), et notamment la création d’un cadre réglementaire instaurant un mécanisme judiciaire et exécutoire destiné à protéger les droits des individus et la mise en œuvre, le cas échéant, de mesures spécifiques appropriées.

Ces principes peuvent mutatis mutandis s’appliquer au droit à l’objection de conscience au service militaire obligatoire, dans la mesure où, en l’absence d’une procédure d’examen des demandes aux fins de reconnaissance de la qualité d’objecteur de conscience, un tel service est de nature à entraîner un conflit grave et insurmontable entre cette obligation et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes.

99.  La Cour considère donc qu’il pesait sur les autorités une obligation positive d’offrir au requérant une procédure effective et accessible (voir aussi la Recommandation no R(87)8, paragraphe 55 ci-dessus) qui lui aurait permis de faire établir s’il avait ou non le droit de bénéficier du statut d’objecteur de conscience, aux fins de préserver les intérêts de l’intéressé protégés par l’article 9 de la Convention.

100.  A la lumière de ce qui précède, la Cour observe qu’un système qui ne prévoit aucun service de remplacement (Erçep, précité, § 63) et aucune procédure accessible et effective au travers de laquelle le requérant aurait pu faire établir s’il pouvait ou non bénéficier du droit à l’objection de conscience ne peut passer pour avoir ménagé un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui des objecteurs de conscience. Il s’ensuit que les autorités compétentes ont manqué à leur obligation tirée de l’article 9 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Membres (97) de la Congrégation des témoins de Jéhovah de Gldani, précité, § 134).

101.  Dès lors, la Cour estime qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention.

IV.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

102.  Le requérant se plaint d’avoir dû, en tant que civil, comparaître devant une juridiction composée exclusivement de militaires. Il dénonce également l’iniquité de la procédure ayant abouti à sa condamnation par la décision définitive du 26 juillet 2007. Il expose qu’au cours de cette procédure, il fut dans l’impossibilité de participer à une audience en 2005 en raison du fait qu’il était recherché en tant que déserteur. Il y voit une violation de l’article 6 § 1 de la Convention

En ses passages pertinents en l’espèce, l’article 6 de la Convention est ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »

A.  Sur l’indépendance et l’impartialité du tribunal militaire

1.  Principes généraux

103.  La Cour réaffirme d’emblée que, pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1, il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance (voir, parmi beaucoup d’autres, Zolotas c. Grèce, no 38240/02, § 24, 2 juin 2005).

La condition d’« impartialité » s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer que le tribunal offrait des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard. Nul ne conteste que seule la seconde démarche est pertinente dans le cas présent. Elle revient à se demander, lorsqu’une juridiction collégiale est en cause, si, indépendamment de l’attitude personnelle de l’un de ses membres, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de cette juridiction. Tout comme en matière d’indépendance, les apparences peuvent revêtir de l’importance ; il en résulte que, pour se prononcer sur l’existence, dans une espèce donnée, d’une raison légitime de redouter un défaut d’impartialité d’une juridiction, l’optique du ou des intéressés entre en ligne de compte. Elle ne joue toutefois pas un rôle décisif : l’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions de ceux-ci peuvent passer pour objectivement justifiées (Gautrin et autres c. France, 20 mai 1998, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III). En l’espèce, il se révèle malaisé de dissocier l’impartialité de l’indépendance ; aussi la Cour les examinera-t-elle ensemble (Incal c. Turquie, 9 juin 1998, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV).

104.  La Cour rappelle ensuite que la Convention n’interdit pas que les tribunaux militaires statuent sur des accusations en matière pénale contre des membres du personnel relevant de l’armée, à condition que soient respectées les garanties d’indépendance et d’impartialité prévues à l’article 6 § 1 (Morris c. Royaume-Uni, no 38784/97, § 59, CEDH 2002‑I, Cooper c. Royaume-Uni [GC], no 48843/99, § 106, CEDH 2003‑XII, et Önen c. Turquie (déc.), no 32860/96, 10 février 2004).

105.  La Cour souligne que le requérant, dès lors qu’il avait été incorporé dans son régiment, était considéré en droit turc comme un militaire, nonobstant son refus d’effectuer le service militaire (paragraphe 49 ci‑dessus). Par conséquent, le cas du requérant diffère quelque peu du cas de M. Ergin (Ergin (no 6), précité, § 54), qui avait été jugé et condamné par un tribunal militaire alors qu’il n’était qu’un civil. Dans cette affaire susmentionnée, la Cour a conclu à la violation de l’article 6 de la Convention, considérant notamment qu’il était compréhensible qu’un civil qui répondait devant un tribunal composé exclusivement de militaires d’infractions relatives à la propagande contre le service militaire ait redouté de comparaître devant des juges appartenant à l’armée, laquelle pouvait être assimilée à une partie à la procédure, que l’intéressé pouvait légitimement craindre que le Tribunal de l’état-major se laissât indûment guider par des considérations partiales, et que l’on pouvait donc considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par lui quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction.

106.  La Cour rappelle également que, dans l’affaire Önen c. Turquie (décision précitée), dans laquelle un officier militaire avait été jugé pour avoir commis un crime militaire, elle a examiné un grief tiré du défaut d’indépendance et d’impartialité du tribunal dans le cadre d’une procédure pénale se déroulant devant une juridiction militaire. Dans cette affaire, elle a rejeté ce grief, se fondant notamment sur une affaire opposant une juridiction administrative militaire et un civil (Yavuz et autres c. Turquie (déc.), no 29870/96, 25 mai 2000).

2.  Application de ces principes en l’espèce

107.  La Cour observe qu’il ressort de l’arrêt du 13 octobre 2008 de la chambre pénale du tribunal des conflits qu’en droit pénal turc une personne est considérée comme militaire à partir de son incorporation dans son régiment (paragraphe 49 ci-dessus). Toutefois, aux yeux de la Cour, dans la détermination du statut des justiciables, il convient d’aller au-delà des apparences et de rechercher la réalité de la situation litigieuse.

108.  La Cour note qu’après son enrôlement, le 6 décembre 2004, M. Savda a refusé de porter l’uniforme militaire et a déclaré ne pas vouloir effectuer le service militaire pour des raisons de conscience. Pour la Cour, une telle situation peut difficilement être assimilée à celle d’un militaire de carrière. Ce dernier, en embrassant une telle carrière, se plie, de son plein gré, au système de discipline militaire, qui implique, par nature, la possibilité́ d’apporter à certains droits et libertés des membres des forces armées des limitations ne pouvant être imposées aux civils (voir, mutatis mutandis, Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, § 28, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV). Or le requérant refusait d’effectuer un quelconque service militaire pour des raisons de conscience.

109.  Aux yeux de la Cour, il est tout à fait compréhensible qu’une personne se déclarant objecteur de conscience, qui – tel M. Savda – refuse d’effectuer le service militaire et qui est poursuivie devant un tribunal militaire pour des infractions purement militaires, appréhende d’être jugée par un collège de trois magistrats militaires dont l’un est officier de carrière. Une telle défiance ne suffit toutefois pas pour qu’il soit conclu à une violation de l’article 6 § 1 : il convient d’avoir égard aux garanties offertes à l’intéressé par le statut des juges militaires siégeant dans les tribunaux militaires.

110.  Quant aux garanties offertes aux juges militaires, la Cour fait siennes les considérations de la Cour constitutionnelle turque qui, dans son arrêt du 7 mai 2009, a jugé incompatibles avec le principe constitutionnel d’indépendance des tribunaux, au sens des articles 138 et 140 de la Constitution, la participation d’un officier à la formation de jugement des tribunaux militaires et les dispositions qui soumettaient les juges militaires à la discipline militaire et à la notation (paragraphe 50 ci-dessus). Il convient également de noter que, selon l’amendement constitutionnel récemment introduit, le législateur n’est plus obligé de tenir compte des « impératifs du service armé » dans l’adoption de la législation en matière de tribunaux militaires (paragraphe 37 ci-dessus).

111.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime qu’il est compréhensible que le requérant, ayant à répondre devant un tribunal composé exclusivement de militaires d’infractions purement militaires, ait redouté de comparaître devant des juges appartenant à l’armée, laquelle peut dans un tel cas de figure être assimilée à une partie à la procédure. De ce fait, l’intéressé pouvait légitimement craindre que le tribunal du commandement se laissât indûment guider par des considérations partiales. On peut donc considérer que les doutes nourris par le requérant quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction étaient objectivement justifiés (voir, mutatis mutandis, Incal, précité, § 72 in fine).

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

B.  Sur l’équité de la procédure

112.  Le requérant dénonce également l’iniquité de la procédure ayant abouti à sa condamnation par la décision définitive du 26 juillet 2007. Il expose qu’au cours de cette procédure, il fut dans l’impossibilité de participer à une audience en 2005 du fait qu’il était recherché en tant que déserteur. Il y voit une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le restant des griefs relatifs à l’iniquité de la procédure (voir, mutatis mutandis, Çıraklar c. Turquie, 28 octobre 1998, §§ 44-45, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII).

V.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

113.  L’article 41 de la Convention est ainsi libellé :

Article 41

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

114.  Le requérant réclame 12 000 euros (EUR) pour le dommage moral qu’il dit avoir subi en raison de l’angoisse causée par les poursuites pénales qui ont été lancées contre lui et qui ont toutes abouti à des condamnations.

115.  Le Gouvernement considère que cette demande est excessive.

116.  La Cour estime qu’il y a lieu d’octroyer au requérant l’intégralité de la somme réclamée, à savoir 12 000 EUR pour dommage moral.

B.  Frais et dépens

117.  Le requérant demande également 1 975 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et devant la Cour et joint copie d’une convention d’honoraires.

118.  Le Gouvernement considère que cette demande est excessive.

119.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant l’intégralité de la somme réclamée, à savoir 1 975 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

C.  Intérêts moratoires

120.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés de la gravité des mesures prises à l’encontre du requérant, de l’absence de reconnaissance du droit à l’objection de conscience, ainsi que du défaut d’indépendance et d’impartialité du tribunal militaire qui l’a condamné, à maintes reprises, à l’issue d’une procédure prétendument inéquitable, et irrecevable pour le surplus ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

 

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 9 de la Convention ;

 

4.  Dit que le défaut d’indépendance et d’impartialité du tribunal a emporté violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

 

5.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparement le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention pour autant qu’il concerne l’équité de la procédure ;

 

6.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i.  12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral,

ii.  1 975 EUR (mille neuf cent soixante-quinze euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 juin 2012, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

 

 

Stanley Naismith                                                                 Françoise Tulkens
        Greffier                                                                              Présidente

 



1.  http://wri-irg.org/system/files/OPINION_No_16_2008_TURKEY_0.pdf