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PASQUALE COSTANZO

LA “FRANCISATION” DE LA JUSTICE CONSTITUTIONNELLE ITALIENNE: DANS QUEL SENS?[1]

 

1. A première vue, il semble ne faire aucun doute que le fait de vouloir réfléchir sur la “francisation” de la justice constitutionnelle italienne pourrait sembler une emphase ou bien un expédient rhétorique, voulu par un désir de symétrie avec les autres thèmes de notre rencontre.

Il me semble d’ailleurs que la direction contraire soit plus convaincante, puisque c’est aujourd’hui la France qui se dote d’un instrument technique qui est déjà présent depuis plus d’un demi-siècle en Italie, à savoir la saisine a posteriori du juge constitutionnel, et non vice-versa.

Par contre, on pourrait tout à fait considérer la saisine sur les lois du Pays de la Nouvelle-Calédonie comme une italianisation de la justice constitutionnelle française, tandis qu’avec la révision constitutionnelle qui a eu lieu en Italie en 2001, on a mis fin à l’unique expérience de contrôle “à la française” -c’est-à-dire ayant un caractère préventif existant- à savoir l’expérience relative aux lois approuvées par les Régions.

J’essaierai quand même, toutefois, de ne pas décevoir vos attentes, pourvu que vous me permettiez d’élargir plus amplement le cadre du raisonnement.

 

Je suivrai précisément trois différentes perspectives.

(I). La première sera consacrée aux tentatives de “francisation” de la justice constitutionnelle italienne, qui se sont réellement développées au fil du temps en Italie.

(II). La seconde perspective concernera au contraire une “francisation” souhaitable, faisant ainsi  allusion à certains aspects de l’expérience française dont l’importation en Italie devrait, selon moi, constituer un sérieux motif de réflexion.

(III). Enfin, je ferai allusion à certains aspects du système actuellement en vigueur en Italie et dans lequel, effectivement, il me semble que l’on pourrait -sans emphases particulières- identifier des analogies avec l’expérience française.

Mais avant d’entrer dans le cœur du discours (que j’essaierai de concentrer dans les quinze minutes qui me sont allouées), j’aimerais mettre en évidence le fait que -même si elles ont été rares- quelques occasions où la Cour constitutionnelle italienne a senti le besoin de se confronter directement avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel n’ont pas manqué. Ayant en effet été appelée à vérifier la constitutionnalité du cadre juridique national, qui étendait aux membres du Parlement européen les immunités prévues pour les parlementaires nationaux, la Cour constitutionnelle italienne, par la décision n° 300 de 1984, souligna en quoi sa tâche différait fortement de ce qui avait été effectué par la décision du 30 décembre 1976 du Conseil constitutionnel. En effet, l’intervention du juge constitutionnel français n’avait pas été motivée par un doute de légitimité constitutionnelle des normes adoptées à Bruxelles, mais était plus simplement l’effet des règles générales de la justice constitutionnelle française en matière de protection de la Constitution. Ceci ne comportait donc pas de rupture avec les conditions de “parité entre les Etats”, imposées par notre article 11 de la Constitution, à partir du moment où même “l’autorisation préventive” accordée par l’Italie ne devait être considérée comme pouvant consentir des violations des principes fondamentaux et des droits inaliénables.

 

2. Quoi qu’il en soit, pour traiter tout de suite la première perspective (I), il convient de rappeler comment, effectivement, il y a eu en Italie une phase où la justice constitutionnelle française a représenté un modèle de référence prépondérant. Il s’agissait alors d’une tentative de procéder à une révision organique de la Partie Seconde de la Constitution italienne, expérimentée en 1997 et fondée sur les travaux d’une commission bicamérale spéciale dont la mission était, entre autres, de réorganiser le système des garanties.

La tentative échoua, surtout à cause de l’attitude adoptée à l’époque par les forces de centre-droit. Mais l’on avait pu produire à temps un projet structuré et organique, dans lequel apparaissaient, entre autres, les propositions d’attribuer à la Cour constitutionnelle le contrôle, aussi bien des élections présidentielles que des élections parlementaires, et reconnaître également aux minorités parlementaires la saisine à l’égard d’une loi pour la sauvegarde des droits fondamentaux.

À vrai dire, en ce qui concerne le contrôle des élections présidentielles, cette prévision n’apparaissait que partiellement en accord avec celle de l’article 58 de la Constitution française, étant donné que l’on attribuait à la Cour constitutionnelle la compétence de décider des recours en matière d’élection et en matière d’inéligibilité et d’incompatibilité : il ne s’agit donc que d’une fonction contentieuse et non pas totalement organisatrice, comme cela est le cas en France.

En ce qui concerne le contentieux électoral législatif également, le modèle français ne semblait pas complètement suivi, non seulement parce qu’en premier lieu la Chambre aurait de toute façon dû se prononcer par des décisions susceptibles de recours devant la Cour constitutionnelle, mais aussi parce que la limitation de l’intervention de la Cour constitutionnelle comme « extrema ratio » -qui est évidente- aurait difficilement offert à celle-ci la possibilité également de développer, comme le Conseil constitutionnel, une jurisprudence analogue à celle du cas “Delmas”, qui a permis au juge constitutionnel français de s’attribuer aussi un rôle préventif par rapport à la phase plus proprement contentieuse.

Ensuite, quant à l’attribution aux minorités parlementaires de la saisine à l’égard d’une loi spécifique pour la sauvegarde des droits, il s’agissait tout de même d’un pouvoir résolument réduit, de type successif, par rapport au pouvoir attribué aux minorités parlementaires françaises, avec la réforme constitutionnelle française de 1974, qui a eu une bien plus grande portée. Il faut du reste préciser que la proposition d’autoriser l’accès à la Cour constitutionnelle aux minorités parlementaires n’était pas une nouveauté en Italie, puisqu’elle avait déjà fait l’objet de nombreux débats en phase constituante, et avait ensuite été reproposée plusieurs fois -même si cela s’est effectué sous plusieurs formes- dans les législatures suivantes, sans toutefois jamais atteindre de résultat concret.

Toujours dans la même perspective -c’est-à-dire celle de passer en revue les tentatives de “francisation” réellement expérimentées dans notre système juridique- il vaut la peine de porter une attention particulière à la lecture du projet dont on a déjà parlé, dans la partie où l’on prévoyait l’hypothèse que les normes déclarées illégitimes par la Cour constitutionnelle cesseraient leur effet, non pas à partir du jour suivant la publication de la décision, mais même dans un délai différent, même s’il n’est pas supérieur à un an, dans les cas établis par la Cour elle-même, permettant ainsi à celle-ci d’avoir une certaine disponibilité des effets de ses décisions. Même cette solution, qui présentait une certaine proximité avec l’actuel article 62 de la Constitution française, a toutefois échoué en même temps que le projet de réforme constitutionnelle (et n’a jamais plus été réalisée jusqu’à maintenant).

 

3. Si l’on arrive maintenant à la seconde perspective, (II), il s’avère encore utile de se baser sur les travaux de la susdite commission bicamérale, durant lesquels les propositions d’attribuer à la Cour constitutionnelle -en imitant ainsi la France- le contrôle législatif in-itinere ou bien au Président de la République la saisine à l’égard des lois approuvées, et encore le contrôle sur les règlements parlementaires, n’avaient pas non plus manqué.

Et en effet, en regardant également l’ensemble du débat doctrinal italien et la criticité de la pratique, il y a encore aujourd’hui de nombreuses personnes qui considèrent souhaitable une implication de la Cour constitutionnelle sur les points suivants :

 

A) La validation des élections; B) Le contrôle des règlements des assemblées parlementaires;  C) La saisine des minorités parlementaires; D) La maîtrise de la part de la Cour constitutionnelle des effets de ses décisions d’inconstitutionnalité.

 

 

A) La validation des élections;

Il s’agirait en effet, d’un côté, de rallier l’Italie à des approches du constitutionnalisme occidental désormais acquises (outre la France, le modèle est en effet présent en Suède, au Royaume-Uni, au Portugal, en Espagne et en Autriche, tandis qu’en Allemagne il existe un recours contre les délibérations des Chambres à la Cour constitutionnelle, comme celui qui a été proposé en Italie pendant la Commission bicamérale de 1997) et, de l’autre, de mettre fin à une pratique discutable d’arbitre de la part des Chambres elles-mêmes qui, lors de certains épisodes, ont démontré qu’elles agissaient plus selon des logiques partitocratiques qu’en conformité aux règles du droit, rappelant en cela de très près certaines pratiques de la Quatrième République, qui ont ensuite motivé la suppression, dans la Constitution de la Cinquième République, de la validation parlementaire des élections et la confìguration, selon l’article 59 de la Constitution française, du Conseil constitutionnel comme juge électoral. Une telle hypothèse de travail semble toutefois très distante d’une réalisation, si l’on considère que, même dans le cadre d’une réforme constitutionnelle avec des prétentions “palingénétiques” -comme celle qui  a été rejetée par le référendum de juin 2006- il n’y avait aucune trace de résipiscence à ce propos.

Il semble toutefois opportun de signaler que -peut-être également à cause de quelques événements qui ont amplement remis en lumière le problème- on a de nouveau récemment porté à l’attention de la Chambre des députés une proposition de modification constitutionnelle de l’article 66 de la Constitution italienne qui, sur les traces du projet de la Bicamérale, repropose l’option du recours à la Cour constitutionnelle contre la délibération de la Chambre d’appartenance, en réservant cependant une règlementation accomplie de la matière à la loi. Un autre projet reprend au contraire intégralement le texte déjà formulé lors de la bicamérale de 1997.

 

B) Le contrôle des règlements des assemblées parlementaires

Il s’agirait ici aussi de rétablir complètement la suprématie de la Constitution, comme cela est arrivé en France, par rapport à ce que l’on appelle les « interna corporis ». Du reste, si, en France, la prévision d’un contrôle obligatoire des règlements des assemblées parlementaires peut avoir, au début, correspondu à l’idée plus générale de configurer le Conseil comme un chien de garde du Gouvernement, il ne fait également aucun doute, qu’au fil du temps, le contrôle du Conseil se soit étendu à contrôler tout attribut de compatibilité de la réglementation interne des Chambres à la Constitution.

Sur ce point, il convient de signaler le retard persistant du cadre constitutionnel italien, notamment à cause de l’attitude de self-restraint de la Cour constitutionnelle, qui est même arrivée à raisonner en position souveraine des assemblées parlementaires dans la matière. Ceci, comme il est évident, cause une grave nuisance à la sphère juridique des personnes appartenant à la structure des Chambres ou même des personnes étrangères à celles-ci, qui voient ainsi leur protection compromise à cause d’une réglementation non contestable mais qui, en  même temps, est susceptible d’avoir des effets externes.

 

C) La saisine des minorités parlementaires

Un tel recours -aujourd’hui plus que jamais- semblerait nécessaire, depuis que, avec la loi électorale qui prévoit une prime de majorité considérable pour la cohalition qui a obtenu le meilleur score électoral, on a mis en danger les valeurs de garantie attribuées par le texte original de la Constitution italienne à certains quorums pour la délibération. En d’autres termes, il s’agirait de trouver un contrepoids important à ce que l’on appelle la démocratie majoritaire : pour dire comme Kelsen, “la seule menace de recourir au tribunal constitutionnel peut constituer, aux mains de la minorité, un instrument capable d’empêcher la majorité de violer inconstitutionnellement ses intérêts juridiquement protégés et s’opposer ainsi, en dernière analyse, à la dictature de la majorité, qui n’est pas moins dangereuse pour la paix sociale que celle de la minorité”.

Il convient par ailleurs d’avertir que le problème -qui est de nouveau manifestement revenu d’actualité- avait déjà été différemment remis en question devant l’Assemblée Constituante, mais avait ensuite été abandonné.

 

D) La maîtrise de la part de la Cour constitutionnelle des effets de ses décisions d’inconstitutionnalité

On en a déjà parlé. En ce sens, le nouvel article 62 de la Constitution française a opportunément mis à disposition du Conseil les instruments techniques pour moduler les effets des décisions prononcées par la voie a posteriori. Par conséquent, aujourd’hui, la Cour constitutionnelle italienne semblerait être la seule à être dépourvue de la possibilité de disposer des effets de ses décisions, ne pouvant compter que sur les techniques de manipulation des effets qu’elle élabore, aussi bien pour les états de fait passés que futurs.

 

 

4. Pour conclure sur la dernière des trois perspectives annoncées au début du discours, à savoir les véritables points de contact que l’on peut déjà identifier entre les systèmes juridiques constitutionnels français et italien, je porterai plus particulièrement l’attention sur un aspect par ailleurs typiquement procédural, dans la mesure où il est relatif à l’introduction, par l’article 9 de la loi n° 131 de 2003, de première application de la loi constitutionnelle n° 3 de 2001, de délais temporels accélérateurs pour le déroulement du procès constitutionnel provenant de la voie directe dans le contentieux entre l’Etat et les Régions.

En effet, pareillement à ce que dispose l’article 60, alinéa 3, de la Constitution française, qui oblige le Conseil constitutionnel à délibérer dans les trente jours qui suivent la saisine, la Cour constitutionnelle doit maintenant fixer l’audience de discussion dans les quatre-vingt-dix jours qui suivent le dépôt du recours, ou bien dans les trente jours qui suivent l’adoption de l’ordonnance par laquelle l’exécution des lois contestées a été suspendue, au cas où celles-ci comporteraient le risque d’un préjudice irréparable à l’intérêt public ou à l’ordre juridique de la République, à savoir le risque d’un préjudice grave et irréparable pour les droits des citoyens.

Un autre aspect, qui est certainement commun aux deux systèmes, est de ne pas reconnaître de valeur paramétrique aux règlements parlementaires, si ce n’est dans le rare cas où ceux-ci reproduisent des normes de rang constitutionnel (voir à ce propos, à titre d’exemple, la décision de la Cour constitutionnelle n° 9 de 1959, selon laquelle les règlements parlementaires n’entrent pas dans le bloc de constitutionnalité), même si -comme on l’a déjà rappelé- une différence fondamentale perdure par rapport aux règlements parlementaires vus comme objet du jugement.

Par contre, on ne peut plus considérer comme commune la position prise par les deux Cours, en ce qui concerne le refus de pouvoir les considérer compétentes pour effectuer un renvoi préjudiciel à la Cour de Justice. La Cour constitutionnelle italienne motivait en effet un tel refus par une donnée essentielle, à savoir de ne pas reconnaître en elle-même “cette juridiction nationale” à laquelle maintenant l’article 267 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (l’ancien article 234 du Traité sur la communauté européenne) fait référence, ne considérant pas pouvoir être incluse elle-même parmi les organes judiciaires, aussi bien ordinaires que spéciaux. Le refus du Conseil est au contraire motivé par des obstacles de type procéduraux, étant donné que celui-ci est obligé, par l’article 61 de la Constitution française, de décider du problème dans un délai bien précis (d’un mois mais, si c’est à la demande du Gouvernement, même de huit jours), incompatible avec la procédure préjudicielle (décision du 27 juillet 2006).

Jusqu’à présent, on a toutefois assisté, dans le système juridique italien, à un changement soudain sur le thème - du moins en ce qui concerne le jugement en voie principale et très probablement aussi en ce qui concerne la résolution des conflits d’attribution- à partir du moment où, par l’ordonnance de la Cour constitutionnelle n° 103/2008, on a justement mis en place un contrôle préjudiciel, celle-ci se trouvant ainsi -dans le cadre d’un jugement en voie principale- être l’unique juge d’un tel type de controverse.

Même après des observations si rapides, on peut peut-être conclure en disant qu’il n’est en fait pas très fructueux de parler d’une “francisation”  ou d’une “italianisation”, mais qu’il semble plus productif de se référer à un processus d’osmose réciproque, que ce soit au plan axiologique comme au plan procédural, destiné à l’avenir à être soutenu par deux puissants catalyseurs constitués par la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour de Strasbourg, à qui la récente entrée en vigueur du Traité de Lisbonne a certainement inculqué une accélération des développements que l’on ne peut, aujourd’hui encore, totalement prévoir.

 



[1] Intervento all’incontro tenutosi presso l’Ambasciata italiana di Parigi, giovedì 3 dicembre 2009, sul tema “‘Francesizzazione’ della Costituzione italiana o ‘italianizzazione’ della Costituzione francese? Sguardi incrociati alla luce di mezzo secolo di esperienze e progetti di riforma” (in occasione della presentazione degli Atti del Convegno biennale dell’ADPCE per il Cinquantenario della V Repubblica francese – Bari, 2008).