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Corte europea dei diritti dell’uomo (Grande Camera), 29 marzo 2006

(requête n. 36813/97)

 

 

AFFAIRE SCORDINO c. ITALIE (No 1)

 

 

En l’affaire Scordino c. Italie (no 1),

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

Luzius Wildhaber, président
Christos Rozakis, 
Jean-Paul Costa, 
Nicolas Bratza, 
Boštjan M. Zupančič, 
Lucius Caflisch, 
Corneliu Bîrsan, 
Karel Jungwiert, 
Matti Pellonpää, 
Margarita Tsatsa-Nikolovska, 
Rait Maruste, 
Stanislav Pavlovschi, 
Lech Garlicki, 
Alvina Gyulumyan, 
Egbert Myjer, 
Sverre Erik Jebens, juges
Mariavaleria del Tufo, juge ad hoc, 
et de Lawrence Early, greffier adjoint de la Grande Chambre,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er juillet 2005 et 18 janvier 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36813/97) dirigée contre la République italienne et dont quatre ressortissants de cet Etat, Giovanni, Elena, Maria et Giuliana Scordino (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des droits de l’homme (« la Commission ») le 21 juillet 1993 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  D’abord désignés par les initiales G.S. et autres, les requérants ont ensuite consenti à la divulgation de leur identité. Ils sont représentés par Me N. Paoletti, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. I.M. Braguglia, par son coagent, M. F. Crisafulli, et par son coagent adjoint, M. N. Lettieri.

3.  Dans leur requête, les requérants alléguaient sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 6 de la Convention une atteinte injustifiée à leur droit au respect de leurs biens et la violation de leur droit à un procès équitable dans un délai raisonnable.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).

5.  La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). A la suite du déport de Vladimiro Zagrebelsky, juge élu au titre de l’Italie (article 28 du règlement), le Gouvernement a désigné Mariavaleria del Tufo pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

6.  Le 27 mars 2003, après une audience portant à la fois sur les questions de recevabilité et sur celles de fond (article 54 § 3 du règlement), la requête a été déclarée recevable par une chambre de la première section, composée de Christos Rozakis, président, Giovanni Bonello, Peer Lorenzen, Nina Vajić, Snejana Botoucharova, Elisabeth Steiner, juges, de Mariavaleria del Tufo, juge ad hoc, et de Søren Nielsen, greffier adjoint de section.

7.  Dans son arrêt du 29 juillet 2004 (« l’arrêt de la chambre »), la chambre a décidé, à l’unanimité, de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement, et a conclu, à l’unanimité, à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée et du manque d’équité de la procédure, et à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 du fait d’une atteinte injustifiée au droit au respect des biens des requérants.

8.  Le 26 octobre 2004, le Gouvernement a demandé le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre en vertu des articles 43 de la Convention et 73 du règlement. Le 2 février 2005, un collège de la Grande Chambre a fait droit à cette demande.

9.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

10.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé un mémoire. Des observations ont également été reçues des gouvernements polonais, tchèque et slovaque, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement). Les requérants ont répondu à ces commentaires (article 44 § 5 du règlement).

11.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 juin 2005 (article 59 § 3 du règlement).

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement 
M. N. Lettieri,  coagent adjoint ;

–  pour les requérants 
Mes N. Paoletti, conseil
 A. Mari,  
 G. Paoletti, avocats au barreau de Rome,  conseillers.

La Cour a entendu en leurs déclarations Mes Paoletti et Mari et M. Lettieri, ainsi que ce dernier en ses réponses aux questions de juges.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

12.  Les requérants sont nés respectivement en 1959, 1949, 1951 et 1953 et résident à Reggio de Calabre.

13.  En 1992, les requérants héritèrent de A. Scordino des terrains situés à Reggio de Calabre, enregistrés au cadastre (feuille 111, parcelles 105, 107, 109 et 662). Le 25 mars 1970, la municipalité de Reggio de Calabre avait adopté un plan général d’urbanisme, approuvé par la région de Calabre le 17 mars 1975. Le terrain en cause dans la présente requête, d’une surface de 1 786 m2 et désigné comme la parcelle 109, faisait l’objet en vertu du plan général d’urbanisme d’un permis d’exproprier en vue de la construction d’habitations. Le terrain fut ensuite inclus dans le plan d’urbanisme de zone approuvé le 20 juin 1979 par la région de Calabre.

A.  L’expropriation du terrain

14.  En 1980, la municipalité de Reggio de Calabre décida que la société coopérative Edilizia Aquila procéderait aux travaux de construction sur ledit terrain. Par un arrêté du 13 mars 1981, l’administration autorisa la coopérative à occuper le terrain.

15.  Le 30 mars 1982, en application de la loi no 385/1980, la municipalité de Reggio de Calabre offrit un acompte sur l’indemnité d’expropriation déterminée conformément à la loi no 865/1971. La somme proposée, à savoir 606 560 lires italiennes (ITL), était calculée selon les règles en vigueur pour les terrains agricoles, c’est-à-dire en prenant pour base une valeur de 340 ITL par mètre carré, sous réserve de la fixation de l’indemnisation définitive après l’adoption d’une loi établissant de nouveaux critères d’indemnisation pour les terrains constructibles.

16.  L’offre fut refusée par A. Scordino.

17.  Le 21 mars 1983, la région décréta l’expropriation du terrain.

18.  Le 13 juin 1983, la municipalité présenta une deuxième offre d’acompte s’élevant à 785 000 ITL, qui ne fut pas acceptée.

19.  Par l’arrêt no 223 du 15 juillet 1983, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 385/1980, au motif que celle-ci soumettait l’indemnisation à l’adoption d’une loi future.

20.  En conséquence de cet arrêt, la loi no 2359/1865, selon laquelle l’indemnité d’expropriation d’un terrain correspondait à la valeur marchande de celui-ci, déploya de nouveau ses effets.

21.  Le 10 août 1984, A. Scordino mit la municipalité en demeure de fixer l’indemnité définitive selon la loi no 2359/1865. Le 16 novembre 1989, il apprit que la municipalité de Reggio de Calabre, par un décret du 6 octobre 1989, avait arrêté le montant de l’indemnité définitive à 88 414 940 ITL (50 000 ITL par mètre carré).

B.  La procédure engagée en vue de l’obtention de l’indemnité d’expropriation

22.  Contestant le montant de cette indemnité, A. Scordino assigna le 25 mai 1990 la municipalité et la société coopérative devant la cour d’appel de Reggio de Calabre.

23.  Il alléguait que le montant fixé par la municipalité était ridicule par rapport à la valeur marchande du terrain et demandait notamment que l’indemnité soit calculée conformément à la loi no 2359/1865. En outre, il demandait réparation pour la période d’occupation du terrain précédant le décret d’expropriation et réclamait une indemnité pour le terrain (1 500 m2) devenu inutilisable à la suite des travaux de construction.

24.  La mise en état de l’affaire commença le 7 janvier 1991.

25.  La coopérative se constitua dans la procédure et excipa de son absence de qualité pour agir.

26.  Le 4 février 1991, la municipalité ne s’étant toujours pas constituée, la cour d’appel de Reggio de Calabre déclara celle-ci défaillante et ordonna une expertise du terrain. Par une ordonnance du 13 février 1991, un expert fut nommé et un délai de trois mois lui fut fixé pour le dépôt de l’expertise.

27.  Le 6 mai 1991, la municipalité se constitua dans la procédure et excipa de son absence de qualité pour agir. L’expert accepta son mandat et prêta serment.

28.  Le 4 décembre 1991, un rapport d’expertise fut déposé.

29.  Le 14 août 1992 entra en vigueur la loi no 359 du 8 août 1992 (intitulée « Mesures urgentes en vue d’améliorer l’état des finances publiques »), qui prévoyait dans son article 5 bis de nouveaux critères pour calculer l’indemnité d’expropriation des terrains constructibles. Cette loi s’appliquait expressément aux procédures en cours.

30.  A la suite du décès de A. Scordino, survenu le 30 novembre 1992, les requérants se constituèrent dans la procédure le 18 septembre 1993.

31.  Le 4 octobre 1993, la cour d’appel de Reggio de Calabre nomma un nouvel expert et lui demanda de déterminer l’indemnité d’expropriation selon les critères introduits par l’article 5 bis de la loi no 359/1992.

32.  L’expertise fut déposée le 24 mars 1994. Selon l’expert, la valeur marchande du terrain à la date de l’expropriation était de 165 755 ITL par mètre carré. Conformément aux critères introduits par l’article 5 bis de la loi no 359/1992, l’indemnité à verser se montait à 82 890 ITL par mètre carré.

33.  A l’audience du 11 avril 1994, les parties demandèrent un délai pour présenter des commentaires sur l’expertise. L’avocat des requérants produisit une expertise et fit remarquer que l’expert désigné par la cour avait omis de calculer l’indemnité pour les 1 500 m2 non couverts par le décret d’expropriation et qui étaient devenus inutilisables à la suite des travaux effectués.

34.  L’audience pour la présentation des observations en réponse eut lieu le 6 juin 1994. L’audience suivante, fixée au 4 juillet 1994, fut reportée d’office au 3 octobre 1994, puis au 10 novembre 1994.

35.  Par une ordonnance du 29 décembre 1994, la cour ordonna un complément d’expertise et ajourna l’affaire au 6 mars 1995. Toutefois, l’audience fut reportée d’office à plusieurs reprises, le juge d’instruction étant indisponible. A la demande des requérants, ce dernier fut remplacé le 29 février 1996 et l’audience de présentation des conclusions eut lieu le 20 mars 1996.

36.  Par un arrêt du 17 juillet 1996, la cour d’appel de Reggio de Calabre déclara que les requérants avaient droit à une indemnité d’expropriation calculée selon l’article 5 bis de la loi no 359/1992, tant pour le terrain formellement exproprié que pour celui devenu inutilisable à la suite des travaux de construction. La cour estima ensuite que, sur l’indemnité ainsi déterminée, il n’y avait pas lieu d’appliquer l’abattement de 40 % prévu par la loi dans le cas où l’exproprié n’aurait pas conclu un accord de cession du terrain (cessione volontaria), étant donné qu’en l’espèce, au moment de l’entrée en vigueur de la loi, l’expropriation avait déjà eu lieu.

37.  En conclusion, la cour d’appel ordonna à la municipalité et à la coopérative de verser aux requérants :

–  une indemnité d’expropriation de 148 041 540 ITL pour 1 786 m² (soit 82 890 ITL par mètre carré) ;

–  une indemnité de 91 774 043 ITL pour 1 223,45 m² (soit 75 012,50 ITL par mètre carré) pour la partie de terrain devenue inutilisable et qu’il fallait considérer comme étant de facto expropriée ; et

–  une indemnité pour la période d’occupation du terrain ayant précédé l’expropriation.

38.  Ces sommes devaient être indexées et assorties d’intérêts jusqu’au jour du paiement.

39.  Le 20 décembre 1996, la coopérative se pourvut en cassation, faisant valoir qu’elle n’avait pas qualité pour agir. Les 20 et 31 janvier 1997, les requérants et la municipalité déposèrent leurs recours.

Le 30 juin 1997, la coopérative demanda la suspension de l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel. Cette demande fut rejetée le 8 août 1997.

40.  Par un arrêt du 3 août 1998, déposé au greffe le 7 décembre 1998, la Cour de cassation accueillit le recours de la coopérative et reconnut qu’elle n’avait pas qualité pour agir, puisqu’elle n’était pas formellement partie à l’expropriation bien qu’elle en bénéficiât. Pour le reste, elle confirma l’arrêt de la cour d’appel de Reggio de Calabre.

41.  Entre-temps, le 18 juin 1997, la somme accordée par la cour d’appel avait été déposée auprès de la Banque nationale. Le 30 septembre 1997, cette somme avait été taxée de 20 %, conformément à la loi no 413/1991.

C.  La procédure « Pinto »

42.  Le 18 avril 2002, les requérants saisirent la cour d’appel de Reggio de Calabre conformément à la loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto », afin de se plaindre de la durée excessive de la procédure décrite ci-dessus.

Les requérants demandèrent à la cour de conclure à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention et de condamner l’Etat italien et le ministère de la Justice à les indemniser pour le préjudice moral, qu’ils chiffrèrent à 50 000 euros (EUR), et le dommage matériel qu’ils estimaient avoir subis du fait de l’application à leur cas de la loi no 359/1992.

43.  Par une décision du 1er juillet 2002, déposée au greffe le 27 juillet 2002, la cour d’appel de Reggio de Calabre constata que la durée de la procédure avait été excessive, pour les motifs suivants :

« (...) Attendu

que la procédure a débuté le 24 mai 1990 et a pris fin le 7 décembre 1998, qu’elle s’est déroulée sur deux instances et n’était pas particulièrement complexe ;

qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme que la durée acceptable d’une procédure est de trois ans en première instance et de deux ans en deuxième instance ;

que les requérants se sont constitués dans la procédure en tant qu’héritiers de A. Scordino, décédé en 1992, alors qu’il n’y avait pas encore eu de dépassement du délai raisonnable ;

que, par conséquent, les retards doivent être calculés uniquement par rapport à la période ultérieure, et qu’ils s’étendent sur trois ans et six mois.

Attendu que les causes de ce retard ne sont pas imputables aux requérants mais uniquement aux dysfonctionnements du système judiciaire ;

Attendu que le préjudice matériel allégué par les requérants n’a pas été causé par la durée de la procédure et ne peut donc pas être indemnisé ;

Eu égard à ce qui précède, les requérants ont droit uniquement à être indemnisés pour le préjudice moral qu’ils ont subi à raison de la durée de la procédure, c’est-à-dire du fait de l’incertitude prolongée quant à l’issue de celle-ci et de l’état d’anxiété que cette incertitude produit généralement.

Compte tenu de l’enjeu du litige, le montant à accorder pour le préjudice moral est de 2 450 EUR. »

44.  La cour d’appel condamna le ministère de la Justice à payer aux requérants une somme globale de 2 450 EUR au titre du dommage moral uniquement. Quant au gouvernement, la cour d’appel estima que celui-ci n’avait pas qualité pour agir.

45.  Concernant la répartition des frais de procédure, la cour d’appel mit 1 500 EUR à la charge du ministère de la Justice et les 1 500 EUR restants à la charge des requérants.

46.  Les requérants ne se pourvurent pas en cassation. La décision de la cour d’appel acquit force de chose jugée le 26 octobre 2003.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Quant à l’expropriation

47.  La loi no 2359/1865, en son article 39, prévoyait qu’en cas d’expropriation d’un terrain l’indemnité à verser devait correspondre à la valeur marchande du terrain au moment de l’expropriation.

48.  L’article 42 de la Constitution, tel qu’interprété par la Cour constitutionnelle (voir, parmi d’autres, l’arrêt no 138 du 6 décembre 1977), garantit, en cas d’expropriation, une indemnisation inférieure à la valeur marchande du terrain.

49.  La loi no 865/1971 (complétée par l’article 4 du décret-loi no 115/1974, devenu par la suite la loi no 247/1974, ainsi que par l’article 14 de la loi no 10/1977) introduisit de nouveaux critères : l’indemnisation pour tout terrain, qu’il fût agricole ou constructible, devait être calculée comme s’il s’agissait d’un terrain agricole.

50.  Par l’arrêt no 5 du 25 janvier 1980, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 865/1971, au motif que celle-ci traitait de manière identique deux situations très différentes, à savoir qu’elle prévoyait le même type d’indemnisation pour les terrains constructibles et les terrains agricoles.

51.  La portée d’une décision de la Cour constitutionnelle déclarant une loi illégale ne se limite pas au cas d’espèce mais est erga omnes. Elle a un effet rétroactif, dans la mesure où la loi déclarée inconstitutionnelle ne peut plus produire ses effets ni être appliquée à partir du lendemain de la publication de la décision (article 136 de la Constitution combiné avec l’article 1 de la loi constitutionnelle no 1/1948 et l’article 30, 3e alinéa, de la loi no 87/1953).

La rétroactivité des déclarations d’inconstitutionnalité a été souvent explicitée par la Cour constitutionnelle (voir, entre autres, l’arrêt no 127 du 15 décembre 1966). La haute juridiction a indiqué à cet égard qu’une déclaration d’inconstitutionnalité est assimilable à une annulation pure et simple, puisqu’elle frappe la loi en cause depuis son entrée en vigueur, la supprime et la rend inapplicable à toute situation non définitive (et aux situations définitives prévues par la loi). En outre, il est interdit à quiconque, à commencer par les juridictions, d’utiliser des dispositions déclarées inconstitutionnelles pour apprécier une situation donnée, même si cette dernière est née avant la déclaration d’inconstitutionnalité de la loi (voir, sur ce point, l’arrêt no 49 du 2 avril 1970 et les décisions nos 271/1985, 329/1985, 94/1986).

La Cour de cassation s’est prononcée dans le même sens, déclarant que « lorsqu’une loi a été déclarée inconstitutionnelle, elle ne peut en aucun cas être appliquée, étant donné qu’elle doit être considérée comme n’ayant jamais existé et que la décision d’inconstitutionnalité a un effet rétroactif par rapport à toute situation non définitive » (Cour de cassation, sec. II, 23 juin 1979 ; sec. V, 15 juin 1992).

52.  Dès lors que la Cour constitutionnelle déclare une loi inconstitutionnelle, les dispositions antérieurement applicables redéploient leurs effets (reviviscenza), à moins qu’elles ne fassent également l’objet d’une déclaration d’inconstitutionnalité.

53.  A la suite de la déclaration d’inconstitutionnalité no 5/1980, le Parlement adopta la loi no 385 du 29 juillet 1980, qui réintroduisait les critères venant d’être déclarés inconstitutionnels mais cette fois à titre provisoire : la loi disposait en effet que la somme versée était un acompte devant être complété par une indemnité, qui serait calculée sur la base d’une loi à adopter prévoyant des critères d’indemnisation spécifiques pour les terrains constructibles.

54.  Par l’arrêt no 223 du 15 juillet 1983, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnelle la loi no 385/1980, au motif que celle-ci soumettait l’indemnisation en cas d’expropriation d’un terrain constructible à l’adoption d’une loi future, et qu’elle réintroduisait, même si ce n’était qu’à titre provisoire, des critères d’indemnisation déjà déclarés inconstitutionnels. A cet égard, la Cour constitutionnelle rappela que le législateur était tenu d’accepter qu’une loi déclarée illégale cessait immédiatement de produire ses effets, et souligna la nécessité d’élaborer des dispositions accordant des indemnités d’expropriation conséquentes (serio ristoro).

55.  A la suite de l’arrêt no 223 de 1983, l’article 39 de la loi no 2359/1865 déploya de nouveau ses effets ; par conséquent, un terrain constructible devait être indemnisé à hauteur de sa valeur marchande (voir, par exemple, Cour de cassation, sec. I, arrêt no 13479 du 13 décembre 1991 ; sec. I, arrêt no 2180 du 22 février 1992 ; Assemblée plénière, arrêt no 3815 du 29 août 1989).

56.  La loi no 359 du 8 août 1992 (« Mesures urgentes en vue d’améliorer l’état des finances publiques ») introduisit, en son article 5 bis, une mesure « provisoire, exceptionnelle et urgente », tendant au redressement des finances publiques, valable jusqu’à l’adoption de mesures structurelles. Cette disposition s’appliquait à toute expropriation en cours et à toute procédure pendante y afférente. Publié dans le Bulletin officiel des lois le 13 août 1992, l’article 5 bis de la loi no 359/1992 entra en vigueur le 14 août 1992.

57.  Selon cette disposition, l’indemnité à verser en cas d’expropriation d’un terrain constructible est calculée selon la formule suivante :

[valeur marchande du terrain + total des rentes foncières des dix dernières années : 2] – abattement de 40 %.

58.  En pareil cas, l’indemnité correspond à 30 % de la valeur marchande. Sur ce montant, un impôt de 20 % à la source est appliqué (impôt prévu par l’article 11 de la loi no 413/1991).

59.  L’abattement de 40 % est évitable si l’expropriation se fonde non pas sur un décret d’expropriation, mais sur un acte de « cession volontaire » du terrain, ou bien, comme en l’espèce, si l’expropriation a eu lieu avant l’entrée en vigueur de l’article 5 bis (voir l’arrêt de la Cour constitutionnelle no 283 du 16 juin 1993). Dans ces cas-là, l’indemnité qui en résulte correspond à 50 % de la valeur marchande. Il faut encore déduire de ce montant 20 % à titre d’impôt (paragraphe 58 ci-dessus).

60.  La Cour constitutionnelle a estimé que l’article 5 bis de la loi no 359/1992 et son application rétroactive étaient compatibles avec la Constitution (arrêt no 283 du 16 juin 1993 ; arrêt no 442 du 16 décembre 1993), dans la mesure où cette loi avait un caractère urgent et provisoire.

61.  Le Répertoire des dispositions sur l’expropriation (décret du président de la République no 327/2001, modifié par le décret-loi no 302/2002), entré en vigueur le 30 juin 2003, a codifié les dispositions existantes et les principes jurisprudentiels en matière d’expropriation. L’article 37 du répertoire reprend pour l’essentiel les critères de fixation de l’indemnité d’expropriation prévus par l’article 5 bis de la loi no 359/1992.

B.  Quant au grief tiré de la durée de la procédure

1.  La loi no 89 du 24 mars 2001, dite « loi Pinto »

62.  Octroi d’une satisfaction équitable en cas de non-respect du délai raisonnable et modification de l’article 375 du code de procédure civile

Chapitre II – Satisfaction équitable

Article 2 – Droit à une satisfaction équitable

« 1.  Toute personne ayant subi un préjudice patrimonial ou extrapatrimonial à la suite de la violation de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, ratifiée par la loi no 848 du 4 août 1955, à raison du non-respect du « délai raisonnable » prévu à l’article 6 § 1 de la Convention, a droit à une satisfaction équitable.

2.  Pour apprécier la violation, le juge prend en compte la complexité de l’affaire et, dans le cadre de celle-ci, le comportement des parties et du juge chargé de la procédure, ainsi que le comportement de toute autorité appelée à participer ou à contribuer à son règlement.

3.  Le juge détermine le montant de la réparation conformément à l’article 2056 du code civil, en respectant les dispositions suivantes :

a)  seul le préjudice qui peut se rapporter à la période excédant le délai raisonnable indiqué au paragraphe 1 peut être pris en compte ;

b)  le préjudice extrapatrimonial est réparé non seulement par le versement d’une somme d’argent, mais aussi par la publication du constat de violation selon les formes appropriées. »

Article 3 – Procédure

« 1.  La demande de satisfaction équitable est déposée auprès de la cour d’appel où siège le juge qui, selon l’article 11 du code de procédure pénale, est compétent pour les affaires concernant les magistrats du ressort où la procédure – au sujet de laquelle on allègue la violation – s’est achevée ou s’est éteinte quant au fond, ou est pendante.

2.  La demande est introduite par un recours déposé au greffe de la cour d’appel, par un avocat muni d’un mandat spécifique contenant tous les éléments visés par l’article 125 du code de procédure civile.

3.  Le recours est dirigé contre le ministre de la Justice s’il s’agit de procédures devant le juge ordinaire, le ministre de la Défense s’il s’agit de procédures devant le juge militaire, ou le ministre des Finances s’il s’agit de procédures devant les commissions fiscales. Dans tous les autres cas, le recours est dirigé contre le président du Conseil des ministres.

4.  La cour d’appel statue conformément aux articles 737 et suivants du code de procédure civile. Le recours, ainsi que la décision de fixation des débats devant la chambre compétente, est notifié, par les soins du demandeur, à l’administration défenderesse domiciliée auprès du bureau des avocats de l’Etat [Avvocatura dello Stato]. Un délai d’au moins quinze jours doit être respecté entre la date de la notification et celle des débats devant la chambre.

5.  Les parties peuvent demander que la cour d’appel ordonne la production de tout ou partie des actes et des documents de la procédure au sujet de laquelle on allègue la violation visée à l’article 2, et elles ont le droit d’être entendues, avec leurs avocats, en chambre du conseil si elles se présentent. Les parties peuvent déposer des mémoires et des documents jusqu’à cinq jours avant la date à laquelle sont prévus les débats devant la chambre, ou jusqu’à l’échéance du délai accordé par la cour d’appel sur demande des parties.

6.  La cour prononce, dans les quatre mois suivant la formation du recours, une décision susceptible de pourvoi en cassation. La décision est immédiatement exécutoire.

7.  Le paiement des indemnités aux ayants droit a lieu, dans la limite des ressources disponibles, à compter du 1er janvier 2002. »

Article 4 – Délai et conditions concernant l’introduction d’une requête

« La demande de réparation peut être présentée au cours de la procédure au sujet de laquelle on allègue la violation ou, sous peine de déchéance, dans un délai de six mois à partir de la date à laquelle la décision concluant ladite procédure est devenue définitive. »

Article 5 – Communications

« La décision qui fait droit à la demande est communiquée par le greffe, non seulement aux parties, mais aussi au procureur général près la Cour des comptes afin de permettre l’éventuelle instruction d’une procédure en responsabilité, et aux titulaires de l’action disciplinaire des fonctionnaires concernés par la procédure. »

Article 6 – Dispositions transitoires

« 1.  Dans les six mois à compter de la date d’entrée en vigueur de la présente loi, toutes les personnes qui ont déjà, en temps utile, introduit une requête devant la Cour européenne des Droits de l’Homme pour non-respect du « délai raisonnable » prévu par l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, ratifiée par la loi no 848 du 4 août 1955, peuvent présenter la demande visée à l’article 3 de la présente loi au cas où la Cour européenne n’aurait pas encore déclaré la requête recevable. Dans ce cas, le recours auprès de la cour d’appel doit indiquer la date d’introduction de la requête devant la Cour européenne.

2.  Le greffe du juge saisi informe sans retard le ministre des Affaires étrangères de toute demande présentée au titre de l’article 3 et dans le délai prévu au paragraphe 1 du présent article. »

Article 7 – Dispositions financières

« 1.  La charge financière découlant de la mise en œuvre de la présente loi, évaluée à 12 705 000 000 de lires italiennes à partir de l’année 2002, sera couverte au moyen du déblocage des fonds inscrits au budget triennal 2001-2003, dans le cadre du chapitre des prévisions de base de la partie courante du « Fonds spécial » de l’état de prévision du ministère du Trésor, du Budget et de la Programmation économique, pour l’année 2001. Pour ce faire, les provisions dudit ministère seront utilisées.

2.  Le ministère du Trésor, du Budget et de la Programmation économique est autorisé à apporter, par décret, les modifications nécessaires au budget. »

2.  Extraits de la jurisprudence italienne

a)  Le revirement de jurisprudence de 2004

63.  La Cour de cassation plénière (Sezioni Unite), saisie de recours contre des décisions rendues par des cours d’appel dans le cadre de procédures Pinto, a rendu le 27 novembre 2003 quatre arrêts de cassation avec renvoi (nos 1338, 1339, 1340 et 1341), dont les textes furent déposés au greffe le 26 janvier 2004 et dans lesquels elle a affirmé que « la jurisprudence de la Cour de Strasbourg s’impose aux juges italiens en ce qui concerne l’application de la loi no 89/2001 ».

Elle a notamment affirmé dans son arrêt no 1340 le principe selon lequel :

« la détermination du dommage extrapatrimonial effectuée par la cour d’appel conformément à l’article 2 de la loi nº 89/2001, bien que par nature fondée sur l’équité, doit intervenir dans un environnement qui est défini par le droit puisqu’il faut se référer aux montants alloués, dans des affaires similaires, par la Cour de Strasbourg, dont il est permis de s’éloigner mais de façon raisonnable. »

64.  Extraits de l’arrêt no 1339 de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation déposé au greffe le 26 janvier 2004 :

« 2.  La présente requête pose la question essentielle de la nature de l’effet juridique qui doit être attribué – en application de la loi no 89 du 24 mars 2001, en particulier quant à l’identification du dommage extrapatrimonial découlant de la violation de la durée raisonnable du procès – aux arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme, qu’ils soient pris en règle générale comme des directives d’interprétation élaborées par cette Cour au vu des conséquences de ladite violation, ou considérés par référence à l’hypothèse spécifique selon laquelle la Cour européenne a déjà eu l’occasion de se prononcer sur le retard dans la décision d’un procès donné. (...)

Comme le stipule l’article 2 § 1 de ladite loi, le fait (juridique) générateur du droit à réparation prévu par le texte est constitué par la « violation de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, ratifiée par la loi no 848 du 4 août 1955, à raison du non-respect du délai raisonnable prévu à l’article 6 § 1 de la Convention ». Ainsi, la loi no 89/2001 identifie le fait générateur du droit à indemnisation « par référence » à une norme spécifique de la Convention européenne des Droits de l’Homme [« la Convention »]. Cette Convention a institué un juge (la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui siège à Strasbourg) pour faire respecter ses dispositions (article 19) ; c’est la raison pour laquelle elle n’a pas d’autre choix que de reconnaître à ce juge le pouvoir de déterminer la signification de ces dispositions et de les interpréter.

Puisque le fait générateur du droit défini par la loi no 89/2001 consiste en une violation de la Convention, il incombe au juge de la Cour de Strasbourg de déterminer les éléments de ce fait juridique, qui finit donc par être « mis en conformité » par la Cour, dont la jurisprudence s’impose aux juges italiens pour ce qui touche à l’application de la loi no 89/2001.

Il n’est donc pas nécessaire de se poser le problème général des rapports entre la Convention et l’ordre juridique interne, sur lesquels le procureur général s’est longuement arrêté lors de l’audience. Quelle que soit l’opinion qu’on ait sur ce problème controversé, et donc sur la place de la Convention dans le cadre des sources du droit interne, il ne fait aucun doute que l’application directe d’une norme de la Convention dans l’ordre juridique italien, sanctionnée par la loi no 89/2001 (et donc par l’article 6 § 1, dans la partie relative au « délai raisonnable »), ne peut pas s’écarter de l’interprétation que le juge européen donne de cette même norme.

La thèse contraire, qui permettrait des divergences importantes entre l’application tenue pour appropriée dans l’ordre national selon la loi no 89/2001 et l’interprétation donnée par la Cour de Strasbourg au droit à un procès dans un délai raisonnable, retirerait toute justification à ladite loi no 89/2001 et conduirait l’Etat italien à violer l’article 1 de la Convention, selon lequel « Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention » (qui comprend l’article 6 susmentionné, lequel définit le droit à un procès dans un délai raisonnable).

Les raisons qui ont déterminé l’adoption de la loi no 89/2001 reposent sur la nécessité de prévoir un recours jurisprudentiel interne contre les violations tenant à la durée de procédures, de façon à mettre en œuvre la subsidiarité de l’intervention de la Cour de Strasbourg, prévue expressément par la Convention (article 35) : « La Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes (...) ». Le système européen de protection des droits de l’homme se fonde sur ce principe de subsidiarité. Il en découle l’obligation pour les Etats ayant ratifié la Convention de garantir aux citoyens la protection des droits reconnus par la Convention, particulièrement dans le cadre de l’ordre juridique interne et devant les organes de la justice nationale. Cette protection doit être « effective » (article 13 de la Convention), de façon à ouvrir une voie de recours sans saisir la Cour de Strasbourg.

Le recours interne introduit par la loi no 89/2001 n’existait pas auparavant dans l’ordre juridique italien. Par conséquent, les requêtes contre l’Italie pour violation de l’article 6 de la Convention avaient « saturé » (terme utilisé par le rapporteur Follieri lors de la séance du Sénat du 28 septembre 2000) le juge européen. La Cour de Strasbourg a relevé, avant la loi no 89/2001, que lesdits manquements de l’Italie « reflètent une situation qui perdure, à laquelle il n’a pas encore été porté remède et pour laquelle les justiciables ne disposent d’aucune voie de recours interne. Cette accumulation de manquements est, dès lors, constitutive d’une pratique incompatible avec la Convention » (voir les quatre arrêts de la Cour rendus le 28 juillet 1999 dans les affaires Bottazzi, Di Mauro, Ferrari et A.P.).

La loi no 89/2001 constitue la voie de recours interne que la « victime d’une violation » (telle que définie à l’article 34 de la Convention) de l’article 6 (quant au non-respect du délai raisonnable) doit exercer, avant de s’adresser à la Cour européenne pour solliciter la « satisfaction équitable » prévue à l’article 41 de la Convention, laquelle, lorsque la violation subsiste, est accordée par la Cour uniquement « si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation ». La loi no 89/2001 a par conséquent permis à la Cour européenne de déclarer irrecevables les requêtes qui lui ont été présentées (notamment avant l’adoption de cette loi) et visant à obtenir la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention relative à la durée de procédures (Brusco c. Italie (déc.), 6 septembre 2001).

Ce mécanisme d’application de la Convention et de respect du principe de subsidiarité de l’intervention de la Cour européenne de Strasbourg ne fonctionne pourtant pas lorsque celle-ci considère que les conséquences de la violation de la Convention présumée n’ont pas été réparées dans le cadre du droit interne ou ont été réparées « imparfaitement » car, dans de telles hypothèses, l’article 41 susmentionné prévoit l’intervention de la Cour européenne pour protéger la « victime de la violation ». Dans ce cas, la requête individuelle soumise à la Cour de Strasbourg au sens de l’article 34 de la Convention est recevable (Scordino c. Italie, décision du 27 mars 2003) et la Cour prend des mesures pour protéger directement le droit de la victime qui, selon cette même Cour, n’a pas été suffisamment sauvegardé par le droit interne.

Le juge du caractère suffisant ou imparfait de la protection que la victime a obtenue en droit interne est, sans aucun doute, la Cour européenne, à qui incombe la responsabilité de faire appliquer l’article 41 de la Convention pour établir si, dans le cadre de la violation de la Convention, le droit interne a permis de réparer de manière exhaustive les conséquences de ladite violation.

La thèse selon laquelle le juge italien, dans le cadre de l’application de la loi no 89/2001, peut avoir une interprétation différente de celle que la Cour européenne a donnée à la norme de l’article 6 de la Convention (dont la violation constitue le fait générateur du droit à indemnisation, défini par ladite loi nationale) confirme que la victime de la violation (si elle reçoit dans le cadre de la procédure nationale une réparation jugée insuffisante par la Cour européenne) doit obtenir de ce juge la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention. Cela enlèverait toute utilité à la réparation prévue par le législateur italien dans la loi no 89/2001 et porterait atteinte au principe de subsidiarité de l’intervention de la Cour de Strasbourg.

Il faut donc se rallier à la Cour européenne des Droits de l’Homme qui, dans la décision précitée relative à la requête Scordino (concernant le caractère imparfait de la protection accordée par le juge italien en application de la loi no 89/2001), a affirmé que « dans le cadre du principe de subsidiarité, les jurisprudences nationales doivent interpréter et appliquer, autant que possible, le droit national conformément à la Convention ».

(...) Les travaux préparatoires de la loi no 89/2001 sont encore plus explicites. Dans son rapport sur le projet de loi (acte sénatorial no 3813 du 16 février 1999), le sénateur Pinto affirme que le mécanisme de réparation proposé par une initiative législative (jugé ensuite recevable par la loi susmentionnée) assure au requérant « une protection analogue à celle qu’il recevrait dans le cadre de l’instance internationale » puisque la référence directe à l’article 6 de la Convention permet de transférer au niveau interne « les limites d’applicabilité de cette même disposition qui existent au niveau international ; limites qui dépendent essentiellement de l’Etat et de l’évolution de la jurisprudence des organes de Strasbourg, particulièrement de la Cour européenne des Droits de l’Homme, dont les arrêts devront donc guider (...) le juge interne dans la définition de ces limites ».

(...)

6.  Les considérations exposées dans les sections 3 à 5 de ce document se réfèrent en général à l’importance des directives d’interprétation de la Cour européenne sur l’application de la loi no 89/2001 relative à la réparation du dommage extrapatrimonial.

Néanmoins, en l’espèce, force est de constater que le juge national est dans l’impossibilité d’exclure le dommage extrapatrimonial (même une fois établie la violation de l’article 6 de la Convention) car il en est empêché par la précédente décision de la Cour européenne ; en référence à ce même procès préétabli, la Cour a en effet déjà jugé que les retards injustifiés survenus dans la procédure ont entraîné des conséquences quant au dommage extrapatrimonial du requérant, qu’elle a satisfait pour une partie de la période. Il découle de cet arrêt de la Cour européenne que, une fois la violation établie par le juge national pour la période qui a suivi celle prise en considération par l’arrêt, le requérant a continué à subir un dommage extrapatrimonial qui doit être indemnisé en application de la loi no 89/2001.

Il n’est donc pas possible d’affirmer – comme la cour d’appel de Rome – que l’indemnisation est injustifiée du fait de la faible valeur de l’enjeu dans le cadre de la procédure litigieuse. Ce motif est tout d’abord inapproprié étant donné que la Cour européenne a déjà jugé que le dommage extrapatrimonial subsiste dans le cadre de la durée excessive de cette même procédure et, de surcroît, inexact. En effet, lorsque le non-respect du délai raisonnable a été constaté, le montant en jeu dans le procès ne peut jamais avoir pour effet d’exclure le dommage extrapatrimonial, vu que l’anxiété et l’angoisse dues à la suspension de la procédure se vérifient généralement, y compris dans les cas où le montant en jeu est minime, et où cet aspect pourra avoir un effet réducteur sur le montant de l’indemnisation, sans l’exclure totalement.

7.  En conclusion, la décision attaquée doit être cassée et l’affaire renvoyée à la cour d’appel de Rome qui, composée différemment, versera au requérant le dommage extrapatrimonial dû en raison du non-respect du délai raisonnable pour la seule période consécutive au 16 avril 1996 ; elle se référera aux modalités de règlement de ce type de dommage adoptées par la Cour européenne des Droits de l’Homme, dont elle pourra s’écarter dans une mesure raisonnable (Cour DH, 27 mars 2003, Scordino c. Italie). »

b)  Jurisprudence en matière de transmission du droit à réparation

i.  Arrêt no 17650/02 de la Cour de cassation déposé au greffe le 15 octobre 2002

65.  La Cour de cassation s’exprima ainsi :

« (...) Le décès d’une personne victime de la durée excessive d’une procédure, intervenu avant l’entrée en vigueur de la loi no 89/2001 [dite « loi Pinto »], représente un obstacle à la naissance du droit [à la satisfaction équitable] et à sa transmission aux héritiers, conformément à la règle générale selon laquelle une personne décédée ne peut pas devenir titulaire d’un droit garanti par une loi postérieure à sa mort (...) »

ii.  Arrêt no 5264/03 de la Cour de cassation déposé au greffe le 4 avril 2003

66.  Dans son arrêt, la Cour de cassation relève que le droit d’obtenir réparation pour la violation du droit à un procès dans un délai raisonnable trouve sa source dans la loi Pinto. Le mécanisme prévu par la norme européenne ne constitue pas un droit pouvant être revendiqué devant le juge national. Partant, le droit à une « satisfaction équitable » ne peut être ni acquis ni transmis par une personne déjà décédée lors de l’entrée en vigueur de la loi Pinto. Le fait que le défunt a, en son temps, présenté une requête devant la Cour de Strasbourg n’est pas déterminant. Contrairement à ce que prétendent les requérants, la disposition de l’article 6 de la loi Pinto ne constitue pas une norme procédurale opérant un transfert de compétences de la Cour européenne au juge national.

iii.  Ordonnance no 11950/04 de la Cour de cassation déposée au greffe le 26 juin 2004

67.  Dans cette affaire traitant de la possibilité ou non de transmettre à des héritiers le droit à réparation découlant de la violation de l’article 6 § 1 du fait de la durée de la procédure, la première section de la Cour de cassation a renvoyé l’affaire devant l’Assemblée plénière, estimant qu’il y avait un conflit de jurisprudence entre l’attitude restrictive adoptée par la haute juridiction dans les précédents arrêts en matière de succession au regard de la loi Pinto et les quatre arrêts rendus par l’Assemblée plénière le 26 janvier 2004 dans la mesure où une interprétation moins stricte permettait de considérer que ce droit à réparation existait depuis la ratification de la Convention européenne par l’Italie le 4 août 1955.

iv.  Extraits de l’arrêt no 28507/05 de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation déposé au greffe le 23 décembre 2005

68.  Dans l’affaire ayant donné lieu à l’ordonnance de renvoi évoquée ci-dessus (paragraphe 67), l’Assemblée plénière a notamment proclamé les principes suivants, mettant ainsi fin à des divergences de jurisprudence :

« –  La loi no 848 du 5 août 1955, qui a ratifié et rendu exécutoire la Convention, a introduit dans l’ordre interne les droits fondamentaux, appartenant à la catégorie des droits subjectifs publics, prévus par le titre premier de la Convention et qui coïncident en grande partie avec ceux indiqués à l’article 2 de la Constitution ; à cet égard l’énoncé de la Convention a valeur de confirmation et d’illustration. (...)

–  Il faut réitérer le principe selon lequel le fait constitutif du droit à réparation défini par la loi nationale coïncide avec la violation de la norme contenue dans l’article 6 de la Convention, qui est d’applicabilité immédiate en droit interne.

La distinction entre le droit à un procès dans un délai raisonnable, introduit par la Convention européenne des Droits de l’Homme (ou même préexistant en tant que valeur protégée par la Constitution), et le droit à une réparation équitable, qui aurait été introduit seulement par la loi Pinto, ne saurait être admise, dans la mesure où la protection fournie par le juge national ne s’écarte pas de celle précédemment offerte par la Cour de Strasbourg, le juge national étant tenu de se conformer à la jurisprudence de la Cour européenne. (...)

–  Il en ressort que le droit à une réparation équitable du préjudice découlant de la durée excessive d’une procédure s’étant déroulée avant la date d’entrée en vigueur de la loi no 89/2001 doit être reconnu par le juge national même en faveur des héritiers de la partie ayant introduit la procédure litigieuse avant cette date, la seule limite étant que la demande n’ait pas déjà été présentée à la Cour de Strasbourg et que celle-ci ne se soit pas prononcée sur sa recevabilité. (...) »

c)  Arrêt no 18239/04 de la Cour de cassation, déposé au greffe le 10 septembre 2004, concernant le droit à réparation des personnes morales

69.  Cet arrêt de la Cour de cassation concerne un pourvoi du ministère de la Justice contestant l’octroi par une cour d’appel d’une somme au titre du dommage moral à une personne morale. La Cour de cassation a repris la jurisprudence Comingersoll S.A. c. Portugal ([GC], no 35382/97, CEDH 2000-IV) et, après s’être référée aux quatre arrêts de l’Assemblée plénière du 26 janvier 2004, a constaté que sa propre jurisprudence n’était pas conforme à celle de la Cour européenne. Elle a estimé que l’octroi d’une satisfaction équitable pour les personnes « juridiques » selon les critères de la Cour de Strasbourg ne se heurtait à aucun obstacle normatif interne. Par conséquent, la décision de la cour d’appel étant correcte, elle a rejeté le pourvoi.

d)  Arrêt no 8568/05 de la Cour de cassation, déposé au greffe le 23 avril 2005, concernant la présomption de l’existence d’un dommage moral

70.  La haute juridiction formula les observations suivantes :

« (...) [Considérant] que le dommage extrapatrimonial est la conséquence normale, mais pas automatique, de la violation du droit à un procès dans un délai raisonnable, de telle sorte qu’il sera réputé exister sans qu’il soit besoin d’en apporter la preuve spécifique (directe ou par présomption), dès lors que cette violation a été objectivement constatée, sous réserve qu’il n’y ait pas de circonstances particulières qui en soulignent l’absence dans le cas concret (Cass. A.P., 26 janvier 2004, nos 1338 et 1339) ;

–  que l’évaluation en équité de l’indemnisation du dommage extrapatrimonial est soumise, du fait du renvoi spécifique de l’article 2 de la loi no 89 du 24 mars 2001 à l’article 6 de la Convention européenne des Droits de l’Homme (ratifiée par la loi no 848 du 4 août 1955), au respect de ladite Convention, conformément à l’interprétation jurisprudentielle rendue par la Cour de Strasbourg (dont l’inobservation emporte violation de la loi), et doit donc, dans la mesure du possible, se conformer aux sommes octroyées dans des cas similaires par le juge européen, sur le plan matériel et pas simplement formel, avec la faculté d’apporter les dérogations qu’implique le cas d’espèce, à condition qu’elles ne soient pas dénuées de motivation, excessives ou déraisonnables (Cass. A.P., 26 janvier 2004, no 1340) ;

(...)

–  que la différence entre les critères de calcul [entre la jurisprudence de la Cour et l’article 2 de la loi Pinto] ne touche pas à la capacité globale de la loi no 89/2001 à garantir une réparation sérieuse pour la violation du droit à un procès dans un délai raisonnable (capacité reconnue par la Cour européenne, entre autres, dans Scordino c. Italie, décision du 27 mars 2003 rendue dans la requête no 36813/97), et donc n’autorise aucun doute sur la compatibilité de cette norme interne avec les engagements internationaux pris par la République italienne par le biais de la ratification de la Convention européenne et la reconnaissance formelle, également au niveau constitutionnel, du principe énoncé à l’article 6 § 1 de ladite Convention (...) »

III.  AUTRES DISPOSITIONS PERTINENTES

A.  Troisième rapport annuel sur la durée excessive des procédures judiciaires en Italie pour l’année 2003 (justice administrative, civile et pénale)

71.  Dans ce rapport CM/Inf/DH(2004)23, révisé le 24 septembre 2004, les délégués des Ministres ont indiqué, en ce qui concerne l’évaluation du recours « Pinto », ce qui suit :

« 11.  S’agissant du recours interne introduit en 2001 par la « loi Pinto », il reste un certain nombre de défaillances à régler, notamment liées à l’effectivité de ce recours et à son application en conformité avec la Convention : en particulier, cette loi ne permet toujours pas d’accélérer les procédures pendantes (...)

(...)

109.  Dans le cadre de son examen du 1er rapport annuel, le Comité des Ministres a exprimé sa perplexité quant au fait que cette loi ne permettait pas d’obtenir l’accélération des procédures contestées et que son application posait un risque d’aggraver la surcharge des cours d’appel.

(...)

112.  Il est rappelé que, dans le cadre de son examen du 2e rapport annuel, le Comité des Ministres avait pris note avec préoccupation de cette absence d’effet direct [de la Convention et de sa jurisprudence en Italie] et avait par conséquent invité les autorités italiennes à intensifier leurs efforts au niveau national ainsi que leurs contacts avec les différents organes du Conseil de l’Europe compétents en la matière.

(...) »

B.  Résolution intérimaire ResDH(2005)114 concernant les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et les décisions du Comité des Ministres dans 2 183 affaires contre l’Italie relatives à la durée excessive des procédures judiciaires

72.  Dans cette résolution intérimaire, les délégués des Ministres ont indiqué ce qui suit :

« Le Comité des Ministres (...)

Notant (...)

(...)

– la mise en place d’une voie de recours interne permettant une indemnisation dans les cas de durée excessive des procédures, adoptée en 2001 (loi « Pinto »), et les développements récents de la jurisprudence de la Cour de cassation, permettant d’accroître l’effet direct de la jurisprudence de la Cour européenne en droit interne, tout en notant que cette voie de recours ne permet toujours pas l’accélération des procédures de manière à remédier effectivement à la situation des victimes ;

Soulignant que la mise en place de voies de recours internes ne dispense pas les Etats de leur obligation générale de résoudre les problèmes structuraux à la base des violations ;

Constatant qu’en dépit des efforts entrepris de nombreux éléments indiquent toujours que la solution à ce problème ne sera pas trouvée à court terme (ainsi que démontré notamment par les données statistiques, par les nouvelles affaires pendantes devant les juridictions nationales et la Cour européenne, par les informations contenues dans les rapports annuels soumis par le Gouvernement au Comité et dans les rapports du procureur général à la Cour de cassation) ;

(...)

Soulignant l’importance que la Convention attribue au droit à une administration équitable de la justice dans une société démocratique et rappelant que le problème de la durée excessive des procédures judiciaires, en raison de sa persistance et de son ampleur, constitue un réel danger pour le respect de l’Etat de droit en Italie ;

(...)

PRIE INSTAMMENT les autorités italiennes de renforcer leur engagement politique et de faire du respect des obligations de l’Italie en vertu de la Convention et des arrêts de la Cour une priorité effective, afin de garantir le droit à un procès équitable dans un délai raisonnable à toute personne relevant de la juridiction de l’Italie ;

(...) »

C.  La Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ)

73.  La Commission européenne pour l’efficacité de la justice a été établie au sein du Conseil de l’Europe par la Résolution Res(2002)12, avec pour objectif d’une part d’améliorer l’efficacité et le fonctionnement du système judiciaire des Etats membres afin d’assurer que toute personne relevant de leur juridiction puisse faire valoir ses droits de façon effective, de manière à renforcer la confiance des citoyens dans la justice, et d’autre part de permettre de mieux mettre en œuvre les instruments juridiques internationaux du Conseil de l’Europe relatifs à l’efficacité et à l’équité de la justice.

74.  Dans son programme-cadre (CEPEJ (2004) 19 Rev 2 § 6) la CEPEJ a remarqué que « les dispositifs limités à une indemnisation ont un effet incitatif trop faible sur les Etats pour les amener à modifier leur fonctionnement et n’apportent qu’une réparation a posteriori en cas de violation avérée au lieu de trouver une solution au problème de la durée. »

EN DROIT

I.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

75.  Les requérants allèguent une double violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

76.  Les requérants prétendent avoir supporté une charge disproportionnée à raison du montant inadéquat de l’indemnité d’expropriation, calculée selon les critères énoncés à l’article 5 bis de la loi no 359/1992.

77.  Par ailleurs, ils se plaignent de l’application rétroactive de l’article 5 bis de la loi no 359/1992.

A.  Sur le montant de l’indemnisation accordée aux requérants

1.  Sur l’existence d’une ingérence dans le droit de propriété

78.  Comme elle l’a précisé à plusieurs reprises, la Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : « la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (...). Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première » (voir, entre autres, James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 37, série A no 98, lequel reprend en partie les termes de l’analyse que la Cour a développée dans son arrêt Sporrong et Lönnroth c. Suède, 23 septembre 1982, § 61, série A no 52 ; voir aussi les arrêts Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, § 56, série A no 301-A, Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 55, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 106, CEDH 2000-I).

79.  La Grande Chambre note que le Gouvernement ne conteste pas la conclusion de la chambre, qui a considéré qu’en l’espèce il y avait eu privation de propriété au sens de la seconde phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (paragraphe 84 de l’arrêt de la chambre).

80.  La Grande Chambre souscrit à la conclusion de la chambre sur ce point. Il lui faut donc à présent rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition.

2.  Sur la justification de l’ingérence dans le droit de propriété

a)  « Prévue par la loi » et « pour cause d’utilité publique »

81.  Il n’est pas contesté que les intéressés ont été privés de leur propriété conformément à la loi et que l’expropriation poursuivait un but légitime d’utilité publique.

b)  Proportionnalité de l’ingérence

i.  L’arrêt de la chambre

82.  Dans son arrêt du 29 juillet 2004 (paragraphes 98-103 de l’arrêt de la chambre), la chambre est parvenue aux conclusions suivantes :

« La Cour relève que les requérants ont reçu en l’espèce l’indemnité la plus favorable prévue par l’article 5 bis de la loi no 359/1992. En effet, l’abattement de 40 % n’a pas été appliqué dans leur cas (...)

La Cour note ensuite que le montant définitif de l’indemnisation a été fixé à 82 890 ITL par mètre carré alors que la valeur marchande estimée du terrain était de 165 755 ITL par mètre carré (...)

En outre, cette somme a ultérieurement été frappée d’un impôt de 20 % (...)

Enfin, la Cour ne perd pas de vue le laps de temps qui s’est écoulé entre l’expropriation et la fixation définitive de l’indemnité (...)

Eu égard à la marge d’appréciation que l’article 1 du Protocole no 1 laisse aux autorités nationales, la Cour considère que le montant perçu par les requérants n’était pas raisonnablement en rapport avec la valeur de la propriété expropriée (Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 49, CEDH 1999-II, et Platakou c. Grèce, no 38460/97, § 54, CEDH 2001-I). Il s’ensuit que le juste équilibre a été rompu.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1. »

ii.  Thèses des comparants

α)  Les requérants

83.  Les requérants demandent à la Grande Chambre de confirmer l’arrêt de la chambre et soutiennent que l’indemnisation reçue n’est pas raisonnablement en rapport avec la valeur du bien. Ils observent que l’indemnité d’expropriation qui leur a été accordée par les juridictions nationales correspond à la moitié de la valeur marchande du terrain. Par la suite, ce montant a encore été diminué de 20 % du fait de l’impôt à la source prévu par la loi no 413/1991.

84.  Les requérants constatent que l’indemnité d’expropriation a été calculée selon les critères fixés par l’article 5 bis de la loi no 359/1992 ; or cette disposition prévoit le même niveau d’indemnisation pour tous les terrains, quels que soient l’ouvrage public à réaliser, les objectifs poursuivis et le contexte de l’expropriation.

85.  De surcroît, ils indiquent que leur terrain a été exproprié pour permettre à une société coopérative d’y construire des logements destinés à des particuliers et que ces derniers, conformément au droit interne (article 20 de la loi no 179/1992), seront libres, cinq ans plus tard, de revendre le logement au prix du marché. Cela signifie que l’expropriation du terrain des requérants a en réalité procuré un avantage à des particuliers.

86.  Enfin, les requérants soulignent que la Cour constitutionnelle a jugé que les critères d’indemnisation litigieux, eu égard à leur caractère provisoire, étaient compatibles avec la Constitution. Or l’article 5 bis de la loi no 359/1992 est resté en vigueur jusqu’au 30 juin 2003 et a été transposé dans le Répertoire des dispositions sur l’expropriation, entré en vigueur à cette même date.

β)  Le Gouvernement

87.  Le Gouvernement conteste la conclusion de la chambre sur ce point.

88.  Il observe que, dans le calcul d’une indemnité d’expropriation, il faut rechercher un équilibre entre les intérêts privés et l’intérêt général. Par conséquent, l’indemnité d’expropriation adéquate peut être inférieure à la valeur marchande d’un terrain, comme la Cour constitutionnelle l’a du reste reconnu (arrêts no 283 du 16 juin 1993, no 80 du 7 mars 1996, et no 148 du 30 avril 1999).

89.  Se référant aux arrêts de la Cour (Les saints monastères, précité, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, CEDH 1999-II, Lithgow et autres c. Royaume-Uni, 8 juillet 1986, série A no 102, et James et autres, précité), le Gouvernement soutient que la requête en question doit être examinée à la lumière du principe selon lequel la Convention n’impose pas une indemnisation à hauteur de la pleine valeur marchande du bien et qu’une indemnisation ayant un rapport raisonnable de proportionnalité avec la valeur du bien suffit pour que le juste équilibre ne soit pas rompu.

Or, eu égard à la marge d’appréciation laissée aux Etats, l’évaluation du caractère raisonnable de l’indemnité d’expropriation pourrait difficilement être confiée à la Cour, car celle-ci est selon lui « trop loin de la réalité économique et sociale du pays concerné et, par conséquent, ne saurait se préserver du risque d’arbitraire ».

90.  Tout en admettant que le montant accordé aux requérants est largement inférieur à la valeur du terrain, le Gouvernement estime que ce montant n’est pas dérisoire et que l’écart entre la valeur marchande et l’indemnité versée est raisonnable et justifié.

A cet égard, il fait observer que le remboursement inférieur à la pleine valeur marchande prévu à l’article 5 bis de la loi no 359/1992 reflète « un sentiment de communauté » et « la volonté politique actuelle » de mettre en œuvre un système dépassant le libéralisme classique du XIXe siècle.

Il note ensuite que la « valeur marchande » d’un bien est une notion imprécise et incertaine, qui dépend de nombreuses variables et est de nature essentiellement subjective : elle peut être influencée par exemple par les conditions financières du vendeur ou par un intérêt particulièrement fort de l’acquéreur. En outre, compte tenu du fait que l’estimation d’un terrain se fonde en général sur une enquête comparative menée sur l’ensemble des transactions immobilières ayant concerné, dans une période donnée, des terrains similaires, cette enquête ne ferait pas ressortir les éléments subjectifs des différentes transactions.

91.  Le Gouvernement soutient qu’en tout cas la valeur marchande du terrain est un des éléments pris en compte dans le calcul effectué par les juridictions internes conformément à l’article 5 bis de la loi no 359/1992. Aux termes de cette disposition, la valeur marchande est tempérée par un autre critère, à savoir la rente foncière calculée à partir de la valeur inscrite au cadastre.

92.  En conclusion, le Gouvernement demande à la Grande Chambre de déclarer que le système de calcul de l’indemnité d’expropriation appliqué en l’espèce n’est pas déraisonnable et n’a pas rompu le juste équilibre.

iii.  Appréciation de la Cour

α)  Récapitulation des principes pertinents

93.  Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth, arrêt précité, § 69). Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, donc aussi dans la seconde phrase, qui doit se lire à la lumière du principe consacré par la première. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure appliquée par l’Etat, y compris les mesures privant une personne de sa propriété (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 38, série A no 332, Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce [GC], no 25701/94, § 89-90, CEDH 2000-XII, et Sporrong et Lönnroth, arrêt précité, § 73).

94.  En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’Etat une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit des requérants au respect de leurs biens, au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, § 93, CEDH 2005-VI).

95.  Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, la Cour a déjà dit que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. Un défaut total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 que dans des circonstances exceptionnelles (Les saints monastères, § 71, Ex-roi de Grèce et autres, § 89, arrêts précités). L’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale (James et autres, arrêt précité, § 54, et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 182, CEDH 2004-V).

96.  S’il est vrai que dans de nombreux cas d’expropriation licite, comme l’expropriation isolée d’un terrain en vue de la construction d’une route ou à d’autres fins « d’utilité publique », seule une indemnisation intégrale peut être considérée comme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, cette règle n’est toutefois pas sans exception (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 25701/94, § 78, 28 novembre 2002).

97.  Des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (James et  autres, arrêt précité, § 54). La Cour estime utile de donner un bref aperçu de sa jurisprudence sur ce point.

98.  Dans l’affaire James et autres précitée, la question était de savoir si, dans le cadre d’une réforme de l’emphytéose, les conditions que devaient remplir les locataires de longue durée pour être habilités à racheter leur logement sauvegardaient le juste équilibre. La Cour a répondu par l’affirmative, estimant qu’il s’agissait d’une réforme économique et sociale dans le cadre de laquelle la charge supportée par les propriétaires n’était pas déraisonnable, bien que les sommes perçues par les intéressés fussent inférieures à la pleine valeur marchande des biens.

Dans l’affaire Lithgow et autres précitée, la Cour avait à connaître de la nationalisation de sociétés de construction aéronautique et navale, dans le cadre du programme économique, social et politique du parti ayant gagné les élections, qui tendait à donner à ces entreprises une assise administrative et économique plus saine, afin de permettre un meilleur contrôle par les autorités et une plus grande transparence. La Cour a estimé que, dans ce contexte, les modalités d’indemnisation des actionnaires concernés étaient équitables et n’étaient pas déraisonnables par rapport à la pleine valeur des parts.

La Cour a jugé qu’une indemnisation inférieure à une réparation totale peut s’imposer également, a fortiori, lorsqu’il y a mainmise sur des biens afin d’opérer « des changements du système constitutionnel d’un pays aussi radicaux que la transition de la monarchie à la république » (Ex-roi de Grèce et autres, arrêt précité, § 87). L’Etat dispose d’une grande marge d’appréciation lorsqu’il adopte des lois dans le contexte d’un changement de régime politique et économique (voir, notamment, Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX). La Cour a réaffirmé ce principe dans l’affaire Broniowski (précitée, § 182), dans le contexte de la transition du pays vers un régime démocratique, et a précisé qu’un dispositif visant à réglementer les rapports de propriété dans le pays « ayant de lourdes conséquences et prêtant à controverse, dont l’impact économique sur l’ensemble du pays [était] considérable », pouvait impliquer des décisions restreignant l’indemnisation pour la privation ou la restitution de biens à un niveau inférieur à la valeur marchande. La Cour a également réitéré ces principes en ce qui concerne l’adoption de lois dans « le contexte unique de la réunification allemande » (Von Maltzan et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01, 71917/01 et 10260/02, §§ 77 et 111-112, CEDH 2005-V, et Jahn et autres, précité).

Enfin, dans l’affaire Papachelas précitée, il était question de l’expropriation de plus de 150 immeubles, dont une partie des immeubles des requérants, aux fins de la construction d’une route nationale. La Cour a conclu que l’indemnisation accordée aux intéressés n’avait pas rompu le juste équilibre entre les intérêts en présence, étant donné qu’elle était de seulement 1 621 drachmes par mètre carré inférieure à la valeur du terrain, selon l’estimation du corps des estimateurs assermentés.

β)  Application de ces principes au cas d’espèce

99.  Dans la présente affaire, comme il est déjà établi que l’ingérence litigieuse satisfaisait à la condition de légalité et n’était pas arbitraire, une réparation qui n’est pas intégrale ne rend pas illégitime en soi la mainmise de l’Etat sur les biens des requérants (voir, mutatis mutandis, Ex-roi de Grèce et autres (satisfaction équitable), arrêt précité, § 78). Dès lors, il reste à rechercher si, dans le cadre d’une privation de propriété licite, les requérants ont eu à supporter une charge disproportionnée et excessive.

100.  La Cour constate que l’indemnisation accordée aux requérants a été calculée en fonction des critères établis par l’article 5 bis de la loi no 359/1992. Elle note que ces critères s’appliquent quels que soient l’ouvrage public à réaliser et le contexte de l’expropriation. Elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de contrôler dans l’abstrait la législation litigieuse ; elle doit se borner autant que possible à examiner les problèmes soulevés par les requérants pour le cas dont on l’a saisie. A cette fin, elle doit, en l’espèce, se pencher sur la loi susmentionnée dans la mesure où les requérants s’en prennent aux répercussions de celle-ci sur leurs biens (Les saints monastères, arrêt précité, § 55).

101.  En l’espèce, le montant définitif de l’indemnisation fut fixé à 82 890 ITL par mètre carré, alors que la valeur marchande du terrain estimée à la date de l’expropriation était de 165 755 ITL par mètre carré (paragraphes 32 et 37 ci-dessus). Il en résulte que l’indemnité d’expropriation est largement inférieure à la valeur marchande du bien en question. En outre, ce montant a été ultérieurement taxé à hauteur de 20 % (paragraphe 41 ci-dessus).

102.  Il s’agit ici d’un cas d’expropriation isolé, qui ne se situe pas dans un contexte de réforme économique, sociale ou politique et ne se rattache à aucune autre circonstance particulière. Par conséquent, la Cour n’aperçoit aucun objectif légitime « d’utilité publique » pouvant justifier un remboursement inférieur à la valeur marchande.

103.  Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour estime que l’indemnisation accordée aux requérants n’était pas adéquate, vu son faible montant et l’absence de raisons d’utilité publique pouvant légitimer une indemnisation inférieure à la valeur marchande du bien. Il s’ensuit que les requérants ont dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui ne peut être justifiée par un intérêt général légitime poursuivi par les autorités.

104.  Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

B.  Sur l’application « rétroactive » de l’article 5 bis de la loi no 359/1992

105.  Les requérants allèguent que l’article 5 bis de la loi no 359/1992 a porté atteinte à leur droit au respect de leurs biens, au mépris de l’article 1 du Protocole no 1.

1.  L’arrêt de la chambre

106.  Estimant que la question relative à l’ingérence législative relevait de l’article 6 de la Convention, la chambre a jugé inutile d’examiner séparément si l’article 1 du Protocole no 1 avait été violé à cet égard.

2.  Thèses des comparants

a)  Les requérants

107.  Les requérants rappellent qu’avant l’entrée en vigueur de l’article 5 bis de la loi no 359/1992, ils avaient déjà subi l’expropriation du terrain et introduit une demande en justice afin d’obtenir l’indemnité à laquelle ils pouvaient légitimement s’attendre en vertu de la loi no 2359/1865. Or, de par son application aux cas d’expropriation en cours et aux procédures y relatives, dont celle les concernant, la loi litigieuse a eu pour effet de les priver d’une partie substantielle de l’indemnisation qui leur était promise. L’intervention de cette loi constitue donc une ingérence dans le droit au respect des biens des requérants incompatible avec l’article 1 du Protocole no 1.

b)  Le Gouvernement

108.  Le Gouvernement conteste que la nouvelle loi ait eu une application rétroactive. En tout état de cause, il soutient que la Convention n’interdit pas la rétroactivité des lois, et donc, à supposer qu’il y ait une ingérence législative, celle-ci relève de la marge d’appréciation laissée aux Etats et est justifiée. Quant au juste équilibre, il fait observer que le droit à indemnisation des requérants n’a pas été remis en question, et que la disposition critiquée s’est bornée à limiter l’étendue de l’indemnisation.

3.  Appréciation de la Cour

109.  Dénonçant l’application rétroactive à leur cas de la loi no 359/1992, les requérants se plaignent d’avoir été privés de leur droit à réparation tel que prévu par la législation précédemment applicable aux cas d’expropriation de terrains.

La Cour estime que le grief des requérants à cet égard se confond, d’une part, avec celui qu’ils tirent de l’insuffisance de l’indemnité d’expropriation (paragraphes 78-104) et, d’autre part, avec celui qu’ils soulèvent relativement à l’ingérence législative dans la procédure judiciaire (paragraphes 111-133).

110.  En somme, eu égard aux conclusions formulées aux paragraphes 104 et 133, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 le grief tiré d’une ingérence législative.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DE L’ABSENCE D’ÉQUITÉ DE LA PROCÉDURE

111.  Les requérants allèguent que l’adoption et l’application de l’article 5 bis de la loi no 359/1992 à leur procédure constitue une ingérence législative contraire à leur droit à un procès équitable tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Convention qui, en ses passages pertinents, dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) et dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

1.  L’arrêt de la chambre

112.  La chambre a jugé que la procédure engagée par les requérants en vue d’obtenir l’indemnité d’expropriation n’était pas équitable au motif que les juridictions nationales s’étaient fondées sur la disposition critiquée pour décider de la question de l’indemnité d’expropriation dont elles étaient saisies, et a considéré que cela se traduisait par une ingérence du pouvoir législatif dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire en vue d’influer sur le dénouement du litige.

2.  Thèses des comparants

a)  Les requérants

113.  Les requérants dénoncent une ingérence du pouvoir législatif dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire, en raison de l’adoption et de l’application à leur égard de l’article 5 bis de la loi no 359/1992. Ils se plaignent notamment de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable en ce que, lorsqu’il a été décidé du montant de leur indemnité d’expropriation, la question soumise aux tribunaux nationaux a été tranchée par le législateur et non par le pouvoir judiciaire.

114.  A cet égard, les requérants rappellent que la disposition litigieuse introduisait des critères pour calculer l’indemnité d’expropriation, de sorte que celle-ci était réduite d’au moins 50 % par rapport à la somme à laquelle ils avaient droit selon la loi applicable au moment de l’introduction de la procédure d’indemnisation devant la cour d’appel de Reggio de Calabre et au moment de l’expropriation du terrain.

115.  Quant au droit applicable avant l’entrée en vigueur de la disposition critiquée, les requérants rappellent que les lois nos 865/1971 et 385/1980 ont été déclarées inconstitutionnelles et, de ce fait, ont été annulées avec effet rétroactif ex tunc. Elles ne sauraient dès lors être considérées comme applicables au cas d’espèce. La seule disposition applicable avant l’entrée en vigueur de l’article 5 bis était l’article 39 de la loi de 1865, qui garantissait aux requérants une indemnisation intégrale (paragraphes 47-56 ci-dessus).

116.  Les requérants précisent que la disposition critiquée n’a été inspirée que par des considérations financières qui ne sauraient passer pour répondre à un intérêt public essentiel pouvant légitimer une application rétroactive, et qu’elle tendait uniquement à déterminer l’issue des procédures pendantes de manière à favoriser l’administration défenderesse.

117.  Les requérants font ensuite remarquer que la Cour constitutionnelle a jugé l’article 5 bis de la loi conforme à la Constitution parce qu’il s’agissait d’une mesure provisoire et qu’elle répondait à une conjoncture particulière. Or cette disposition a été en vigueur jusqu’au 30 juin 2003 et est maintenant transposée dans le Répertoire des dispositions sur l’expropriation, en vigueur depuis cette même date.

b)  Le Gouvernement

118.  Dans sa lettre demandant le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre et dans ses observations écrites et orales à celle-ci, le Gouvernement a vivement contesté l’arrêt de la chambre sur ce point.

119.  A titre préliminaire, il conteste que la nouvelle loi ait eu une application rétroactive, puisqu’elle se bornerait, après avoir modifié l’état du droit, à le rendre immédiatement applicable aux instances en cours. En tout état de cause, le Gouvernement soutient que la Convention n’interdit pas la rétroactivité des lois, et donc, à supposer qu’il y ait une ingérence législative, celle-ci relèverait de la marge d’appréciation laissée aux Etats et serait justifiée.

120.  Le Gouvernement observe ensuite qu’au moment de l’occupation du terrain et du décret d’expropriation (respectivement en mars 1981 et en mars 1983), les critères introduits par la loi no 865/1971 et repris par la loi no 385/1980 étaient encore en vigueur, la décision déclarant cette dernière loi inconstitutionnelle n’étant intervenue que le 15 juillet 1983.

Or les critères d’indemnisation déclarés inconstitutionnels étaient moins favorables aux requérants que ceux introduits par l’article 5 bis de la loi no 359/1992. Si l’on était dans un contexte de succession de lois, avec abrogation de la loi précédente par la loi plus récente, ce seraient les dispositions déclarées inconstitutionnelles qui s’appliqueraient en l’espèce, étant donné que le droit à indemnisation est né au moment de l’expropriation. Dans cette hypothèse, on pourrait donc soutenir qu’en l’absence d’une modification législative in malam partem, c’est-à-dire en l’absence de répercussions négatives découlant de l’article 5 bis de la loi no 359/1992, la nouvelle loi ne constitue pas une ingérence dans les droits des requérants.

121.  Toutefois, le Gouvernement admet qu’en l’espèce on n’est pas dans un contexte d’abrogation législative et de succession de lois dans le temps. Il rappelle à cet égard que les arrêts de la Cour constitutionnelle ont une portée « rétroactive » : les lois déclarées inconstitutionnelles perdent leurs effets et les lois précédemment en vigueur « revivent » (paragraphes 47-56 ci-dessus). Il reconnaît ainsi que les arrêts de la Cour constitutionnelle ont entraîné l’annulation des deux lois en question depuis le début, et qu’ils ont fait « revivre » la disposition de la loi générale sur l’expropriation de 1865, qui a immédiatement redéployé ses effets. Le Gouvernement observe que les juridictions nationales pouvaient dès lors tout de suite appliquer de nouveau les critères d’indemnisation prévus par la loi de 1865.

122.  Cela dit, le Gouvernement soutient que la loi critiquée par les requérants s’inscrit dans le processus politique commencé en 1971, qui tend à s’écarter de la loi générale sur l’expropriation de 1865 pour aller au-delà des principes dépassés d’une économie libérale. Sous cet angle, les déclarations d’inconstitutionnalité auraient créé « un vide » puisque le fait que la loi de 1865 redéployait ses effets ne correspondait pas aux exigences de politique économique et sociale qui guidaient le législateur. De ce point de vue, l’article 5 bis de la loi no 359/1992 aurait donc comblé une lacune.

123.  Le Gouvernement observe que l’article 5 bis de la loi no 359/1992 a été très vraisemblablement inspiré par des raisons budgétaires et répondait au souci de contrôler les finances publiques. La Cour ne saurait critiquer ces considérations.

124.  Enfin, le Gouvernement observe que l’article 5 bis de la loi no 359/1992 n’a pas été adopté pour influencer le dénouement de la procédure intentée par les requérants.

125.  Il en conclut que l’application de la disposition litigieuse à la cause des requérants ne soulève aucun problème au regard de la Convention. A l’appui de ses thèses, le Gouvernement se réfère spécifiquement aux arrêts Forrer-Niedenthal c. Allemagne, no 47316/99, 20 février 2003, OGIS-Institut Stanislas et autres c. France, nos 42219/98 et 54563/00, 27 mai 2004, et Bäck c. Finlande, no 37598/97, CEDH 2004-VIII.

3.  Appréciation de la Cour

126.  La Cour réaffirme que si, en principe, il n’est pas interdit au pouvoir législatif de réglementer en matière civile, par de nouvelles dispositions à portée rétroactive, des droits découlant de lois en vigueur, le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 de la Convention s’opposent, sauf pour d’impérieux motifs d’intérêt général, à l’ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire du litige (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 57, CEDH 1999-VII, Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301-B, et Papageorgiou c. Grèce, 22 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI).

127.  La Cour rappelle qu’avant l’entrée en vigueur de l’article 5 bis de la loi no 359/1992, eu égard aux arrêts rendus par la Cour constitutionnelle italienne le 25 janvier 1980 et le 15 juillet 1983, la loi applicable au cas d’espèce était la loi no 2359/1865 (paragraphes 47-56 ci-dessus), qui prévoyait, en son article 39, le droit d’être indemnisé à concurrence de la pleine valeur marchande du bien. En conséquence de la disposition critiquée, les requérants ont subi une diminution substantielle de leur indemnisation.

128.  En modifiant le droit applicable aux indemnisations résultant des expropriations en cours et aux procédures judiciaires pendantes y relatives, à l’exception de celles où le principe de l’indemnisation a été l’objet d’une décision irrévocable, l’article 5 bis de la loi no 359/1992 a appliqué un régime nouveau d’indemnisation à des faits dommageables qui étaient antérieurs à son entrée en vigueur et avaient déjà donné lieu à des créances en réparation – et même à des procédures pendantes à cette date –, produisant ainsi un effet rétroactif.

129.  Par l’effet de l’application de cette disposition, les propriétaires de terrains expropriés ont été privés d’une partie substantielle de l’indemnisation à laquelle ils pouvaient auparavant prétendre au regard de la loi no 2359/1865.

130.  Ainsi, même si la procédure litigieuse n’a pas été annulée en vertu de l’article 5 bis de la loi no 359/1992, la disposition en question, applicable à la procédure judiciaire que les requérants avaient engagée et qui était en cours, a eu pour effet d’en modifier définitivement l’issue en définissant rétroactivement les termes du débat à leur désavantage. Si le Gouvernement soutient que la disposition législative en cause ne visait pas précisément le présent litige, ni aucun litige en particulier, la Cour estime que, de par son application immédiate, elle a eu pour effet de faire échec aux procédures en cours du type de celle intentée par les requérants. La disposition contestée avait en tout état de cause manifestement pour objet, et a eu pour effet, de modifier le régime d’indemnisation applicable, y compris dans le cas d’instances judiciaires en cours auxquelles l’Etat était partie (Anagnostopoulos et autres c. Grèce, no 39374/98, §§ 20-21, CEDH 2000-XI).

131.  Sans doute l’applicabilité aux indemnisations en cours et aux procédures pendantes ne saurait-elle, en soi, constituer un problème au regard de la Convention, le législateur n’étant pas, en principe, empêché d’intervenir en matière civile pour modifier l’état du droit par une loi immédiatement applicable (OGIS-Institut Stanislas et autres, § 61, et Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres, § 57, précités).

Cependant, en l’espèce, l’article 5 bis de la loi no 359/1992 a simplement supprimé rétroactivement une partie essentielle des créances en indemnisation, de montants élevés, que les propriétaires de terrains expropriés, tels que les requérants, auraient pu réclamer aux expropriants. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle vient de constater que l’indemnisation accordée aux requérants n’était pas adéquate, vu son faible montant et l’absence de raisons d’utilité publique pouvant justifier une indemnisation inférieure à la valeur marchande du bien (paragraphes 103-104 ci-dessus).

132.  Pour la Cour, le Gouvernement n’a pas démontré que les considérations invoquées par lui – à savoir des considérations budgétaires et la volonté du législateur de mettre en œuvre un programme politique – permettaient de faire ressortir l’« intérêt général évident et impérieux » requis pour justifier l’effet rétroactif, qu’elle a reconnu dans certains cas (National & Provincial Building Society, Leeds Permanent Building Society et Yorkshire Building Society c. Royaume-Uni, 23 octobre 1997, Recueil 1997-VII, OGIS-Institut Stanislas et autres, § 61, Forrer-Niedenthal et Bäck, arrêts précités).

133.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION À RAISON DE LA DURÉE EXCESSIVE DE LA PROCÉDURE

134.  Les requérants soutiennent que la procédure engagée afin d’obtenir l’indemnité d’expropriation a méconnu le principe du « délai raisonnable » posé par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

A.  Exception préliminaire du Gouvernement tirée du non-épuisement des voies de recours internes

135.  Comme devant la chambre, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne le grief tiré de la durée excessive de la procédure.

1.  La décision de la chambre

136.  Dans sa décision sur la recevabilité rendue le 27 mars 2003 ((déc.), no 36813/97, CEDH 2003-IV), la chambre a rejeté l’exception du Gouvernement, selon le raisonnement suivant :

« La Cour a procédé à un examen comparatif des cent arrêts de la Cour de cassation disponibles à ce jour. Elle a pu constater qu’il a été fait application constante des principes dégagés dans les deux affaires citées par les requérants (voir la partie « Le droit et la pratique internes pertinents »), c’est-à-dire que le droit au délai raisonnable n’est pas considéré comme un droit fondamental et que la Convention et la jurisprudence de Strasbourg ne sont pas directement applicables en matière de satisfaction équitable.

La Cour n’a trouvé aucun cas où la Cour de cassation ait pris en considération un grief tiré de ce que le montant accordé par la cour d’appel était insuffisant par rapport au préjudice allégué ou inadéquat par rapport à la jurisprudence de Strasbourg. En effet, il s’agit de griefs rejetés par la Cour de cassation puisque considérés ou bien comme des questions de fait échappant à sa compétence, ou bien comme des questions soulevées à la lumière de dispositions qui ne sont pas directement applicables.

(...)

Compte tenu de ces éléments, la Cour conclut que les requérants n’avaient aucun intérêt à se pourvoir en cassation, leur grief ayant trait au montant de l’indemnité perçue et tombant donc dans les cas de figure ci-dessus. En outre, les intéressés couraient le risque d’être condamnés à des frais de procédure.

En conclusion, la Cour estime qu’en l’espèce les requérants n’étaient pas tenus, aux fins de l’épuisement des voies de recours, de se pourvoir en cassation. Dès lors, la première exception du Gouvernement doit être rejetée.

Cette conclusion ne remet toutefois pas en cause l’obligation de déposer une demande en réparation fondée sur la loi Pinto auprès des cours d’appel et de la Cour de cassation, sous réserve qu’il ressorte de la jurisprudence des tribunaux nationaux qu’ils appliquent la loi précitée conformément à l’esprit de la Convention et, par conséquent, que le recours soit effectif. »

137.  Dans son arrêt du 29 juillet 2004, la chambre a rejeté l’exception que le Gouvernement avait de nouveau soulevée, estimant que les arguments avancés par celui-ci n’étaient pas de nature à remettre en cause la décision sur la recevabilité (paragraphes 59-62 de l’arrêt de la chambre).

2.  Thèses des comparants

a)  Le Gouvernement

138.  Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, au motif qu’ils n’ont pas contesté devant la Cour de cassation la décision de la cour d’appel de Reggio de Calabre.

Selon lui, dans la décision sur la recevabilité, c’est à tort que la Cour a déclaré que le recours en cassation n’était pas une voie de recours interne à épuiser. Il soutient que la Cour de cassation aurait pu examiner le grief des requérants tiré de l’insuffisance de l’indemnité accordée par la cour d’appel en vertu de la loi Pinto par rapport à la somme qu’ils auraient pu obtenir selon la jurisprudence de la Cour quant à l’article 41 de la Convention.

A l’appui de cette thèse le Gouvernement se réfère aux quatre arrêts nos 1338, 1339, 1340 et 1341 rendus par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 26 janvier 2004 (paragraphes 63-64 ci-dessus).

b)  Les requérants

139.  Les requérants contestent l’exception du Gouvernement et estiment que la Grande Chambre devrait confirmer la décision sur la recevabilité du 27 mars 2003 et l’arrêt du 29 juillet 2004, dans lesquels la chambre a rejeté ladite exception.

Ils observent ensuite que le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation, sur la base duquel le Gouvernement réitère son exception, n’est intervenu que postérieurement à la décision sur la recevabilité, et après que la décision de la cour d’appel rendue en l’espèce eut acquis l’autorité de la chose jugée.

3.  Appréciation de la Cour

140.  En vertu de l’article 1 de la Convention, aux termes duquel « [l]es Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention », la mise en œuvre et la sanction des droits et libertés garantis par la Convention revient au premier chef aux autorités nationales. Le mécanisme de plainte devant la Cour revêt donc un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de sauvegarde des droits de l’homme. Cette subsidiarité s’exprime dans les articles 13 et 35 § 1 de la Convention.

141.  La finalité de l’article 35 § 1, qui énonce la règle de l’épuisement des voies de recours internes, est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que la Cour n’en soit saisie (voir, entre autres, l’arrêt Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V). La règle de l’article 35 § 1 se fonde sur l’hypothèse, incorporée dans l’article 13 (avec lequel elle présente d’étroites affinités), que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 152, CEDH 2000-XI).

142.  Néanmoins, les dispositions de l’article 35 de la Convention ne prescrivent l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ils doivent exister à un degré suffisant de certitude non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (voir, notamment, les arrêts Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil 1998-I, et Mifsud c. France (déc.) [GC], no 57220/00, CEDH 2002-VIII).

143.  En adoptant la loi Pinto, l’Italie a introduit un recours purement indemnitaire en cas de violation du principe du délai raisonnable (paragraphe 62 ci-dessus).

144.  La Cour a déjà estimé que le recours devant les cours d’appel introduit par la loi Pinto était accessible et que rien ne permettait de douter de son effectivité (Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001-IX). De plus, au vu de la nature de la loi Pinto et du contexte dans lequel celle-ci est intervenue, la Cour a déclaré par la suite qu’il était justifié de faire une exception au principe général selon lequel la condition de l’épuisement doit être appréciée au moment de l’introduction de la requête. Cela vaut non seulement pour les requêtes introduites après la date d’entrée en vigueur de la loi mais aussi pour les requêtes qui, à la date en question, étaient déjà inscrites au rôle de la Cour. Elle avait notamment pris en considération la disposition transitoire prévue par l’article 6 de la loi Pinto (paragraphe 62 ci-dessus), qui offrait aux justiciables italiens une réelle possibilité d’obtenir un redressement de leur grief au niveau interne pour toutes les requêtes pendantes devant la Cour et non encore déclarées recevables (Brusco, décision précitée).

145.  Dans la présente affaire, la chambre a estimé que, lorsqu’un requérant se plaint uniquement du montant de l’indemnisation et de l’écart existant entre celui-ci et la somme qui lui aurait été accordée au titre de l’article 41 de la Convention, l’intéressé n’est pas tenu aux fins de l’épuisement des voies de recours internes de se pourvoir en cassation contre la décision de la cour d’appel. Pour parvenir à cette conclusion, la chambre s’est basée sur l’examen d’une centaine d’arrêts de la Cour de cassation, parmi lesquels elle n’a trouvé aucun cas où cette dernière avait pris en considération un grief tenant au fait que le montant accordé par la cour d’appel était insuffisant par rapport au préjudice allégué ou inadéquat par rapport à la jurisprudence de Strasbourg (décision Scordino ; voir l’extrait cité au paragraphe 136 ci-dessus).

146.  Or la Cour relève que, le 26 janvier 2004, la Cour de cassation, statuant en plénière, a cassé quatre décisions concernant des cas où l’existence ou le montant du dommage moral étaient contestés. Ce faisant, elle a posé le principe selon lequel « la détermination du dommage extrapatrimonial effectuée par la cour d’appel conformément à l’article 2 de la loi nº 89/2001, bien que par nature fondée sur l’équité, doit intervenir dans un environnement qui est défini par le droit puisqu’il faut se référer aux montants alloués, dans des affaires similaires, par la Cour de Strasbourg, dont il est permis de s’éloigner mais de façon raisonnable » (paragraphe 63 ci-dessus).

147.  La Cour prend bonne note de ce revirement de jurisprudence et salue les efforts consentis par la Cour de cassation pour se conformer à la jurisprudence européenne. Elle rappelle en outre avoir jugé raisonnable de retenir que le revirement de jurisprudence, et notamment l’arrêt no 1340 de la Cour de cassation, ne pouvait plus être ignoré du public à partir du 26 juillet 2004. Par conséquent, elle a considéré qu’à partir de cette date il doit être exigé des requérants qu’ils usent de ce recours aux fins de l’article 35 § 1 de la Convention (Di Sante c. Italie (déc.), no 56079/00, 24 juin 2004, et, mutatis mutandis, Broca et Texier-Micault c. France, nos 27928/02 et 31694/02, § 20, 21 octobre 2003).

148.  En l’espèce, la Grande Chambre, à l’instar de la chambre, constate que le délai pour se pourvoir en cassation avait expiré avant le 26 juillet 2004 et estime que, dans ces circonstances, les requérants étaient dispensés de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes.

149.  A la lumière de ces considérations, la Cour conclut que cette exception doit être rejetée.

B.  Exception préliminaire du Gouvernement tirée de l’absence de qualité de « victime »

150.  Comme devant la chambre, le Gouvernement soutient qu’en accordant une indemnité aux requérants la cour d’appel de Reggio de Calabre a non seulement reconnu la violation du droit à un procès dans un délai raisonnable mais a aussi réparé le préjudice subi. Par conséquent, les requérants ont perdu la qualité de « victime ».

1.  La décision de la chambre

151.  Dans sa décision sur la recevabilité, la chambre a affirmé que, bien que le juge national ait reconnu la violation, les requérants pouvaient continuer à se prétendre « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention, étant donné que l’indemnité obtenue au niveau national en vertu de la loi Pinto n’était pas de nature à réparer le préjudice subi.

2.  Thèses des comparants

a)  Le Gouvernement

152.  Selon le Gouvernement, les requérants ne sont plus « victimes » de la violation alléguée car ils ont obtenu de la cour d’appel une décision constatant le dépassement du « délai raisonnable » ainsi qu’une indemnité.

153.  Quant au montant obtenu en vertu de la loi Pinto, celui-ci ne saurait être remis en cause par la Cour, puisque le juge national a décidé en équité et dans le cadre de la marge d’appréciation dont il bénéficie en matière de satisfaction équitable. L’évaluation du niveau d’indemnisation échapperait ainsi à la compétence de la Cour, au nom du principe de subsidiarité et de la marge d’appréciation laissée aux Etats.

A cet égard, le Gouvernement observe que la question de savoir si un dommage existe et quelle est son étendue relève de l’appréciation des preuves par le juge national et est, en principe, soustraite à l’appréciation du juge supranational. Si la Cour a, certes, le pouvoir de contrôler que la décision soumise à son examen est motivée d’une manière qui n’est ni manifestement déraisonnable ni arbitraire, et qu’elle est conforme à la logique et aux enseignements de l’expérience réellement vérifiés dans le contexte social, elle ne saurait imposer en revanche ses propres critères et substituer sa propre conviction à celle du juge national quant à l’appréciation des éléments probatoires.

154.  En outre, le Gouvernement fait observer que la Cour doit ménager un juste équilibre entre l’exigence de clarté et le respect de principes tels que la marge d’appréciation des Etats et le principe de subsidiarité. La recherche de cet équilibre devrait être gouvernée par la règle générale d’après laquelle à tout élément d’appréciation dont l’énoncé reste souple ou vague dans la jurisprudence de Strasbourg doit correspondre le plus grand respect pour la marge d’appréciation équivalente dont chaque Etat a le droit de bénéficier sans crainte d’être ensuite désavoué par la Cour.

155.  Le Gouvernement tient ensuite à expliquer les critères utilisés en droit italien en matière de préjudice moral.

Selon la loi Pinto, seules les années dépassant la durée moyenne que l’on peut qualifier de raisonnable doivent être prises en compte pour l’évaluation du dommage. En outre, l’existence du préjudice moral ne découle pas implicitement du constat de violation. Au contraire, le dommage moral doit être déterminé et prouvé conformément aux dispositions pertinentes du code civil. La Cour de cassation a cependant affirmé que le dommage moral était une conséquence ordinaire du constat de la violation du délai raisonnable, et que le requérant n’avait dorénavant pas besoin de le démontrer. D’après la haute juridiction, c’est à l’Etat de fournir la preuve, le cas échéant, que le délai d’attente exorbitant d’une décision judiciaire n’a pas causé d’anxiété et de malaise, mais qu’elle a, au contraire, été profitable pour la partie requérante, ou bien que la partie requérante était consciente d’avoir engagé une procédure ou a fait preuve de résistance dans le cadre d’une instance sur la base d’argumentations erronées (Cour de cassation, 29 mars-11 mai 2004, no 8896), comme, par exemple, lorsqu’elle savait pertinemment depuis le début qu’elle n’avait aucune chance de succès.

156.  Le Gouvernement fait enfin observer qu’aux termes de l’article 41 de la Convention la Cour accorde une satisfaction équitable lorsque cela est opportun et, parfois, affirme que le constat de violation suffit. Cette possibilité devrait être accordée également aux Etats, qui doivent pouvoir également moduler les indemnités à accorder, voire ne pas allouer d’indemnité dans certains cas.

157.  Le Gouvernement demande ensuite à la Cour d’expliciter les différents éléments du raisonnement qui la conduisent à ses décisions, tant dans ses parties concernant la violation que pour ce qui est de la satisfaction équitable. Il estime qu’à l’instar des juridictions nationales la Cour devrait indiquer, dans chaque cas de figure, le nombre d’années devant être considéré comme « normal » par degré de procédure, et la durée qui peut être acceptable en fonction de la complexité de l’affaire, l’ampleur des retards imputables à chaque partie, le poids de l’enjeu de la procédure, l’issue de celle-ci et le mode de calcul de la satisfaction équitable découlant de ces éléments.

158.  A l’audience, le Gouvernement a indiqué, enfin, qu’en ce qui concernait les frais de procédure les requérants n’avaient obtenu qu’un remboursement partiel par le juge, au motif que l’une des parties assignées en justice n’avait pas de qualité pour agir.

159.  Pour toutes ces raisons, le Gouvernement considère que les requérants ne doivent plus être considérés comme « victimes » de la violation tenant à la durée excessive de la procédure.

b)  Les requérants

160.  Les requérants estiment qu’ils sont toujours « victimes » de la violation alléguée, dans la mesure où la somme qui leur a été allouée par la cour d’appel est dérisoire et se démarque excessivement des niveaux d’indemnisation accordés par la Cour.

161.  Se référant à l’arrêt Holzinger c. Autriche (no 1) (no 23459/94, § 21, CEDH 2001-I), les requérants soutiennent que la Cour a le pouvoir d’évaluer le montant de l’indemnisation reçue au plan national pour juger de la qualité de « victime ». Ce faisant, elle peut comparer cette somme avec celle qu’elle aurait octroyée au titre de la satisfaction équitable.

162.  Les requérants contestent la thèse selon laquelle, une fois la violation du principe du « délai raisonnable » constatée, il peut y avoir absence d’indemnisation. Selon eux, lorsque le juge conclut à la durée excessive de la procédure, cela implique qu’on a « volé du temps » aux intéressés. Or, ce temps ne pouvant pas être restitué, une réparation pécuniaire s’impose, à défaut de laquelle la violation perdure. A cet égard, les requérants parlent de « dommage minimal » découlant implicitement du constat de violation et qui serait le même pour tous. A ce montant minimal, il faudrait ensuite ajouter des sommes tenant compte d’autres facteurs, tel que l’enjeu pour l’intéressé, à évaluer au cas par cas.

163.  Etant donné que le recours introduit par la loi Pinto est uniquement indemnitaire, et en l’absence de tout remède permettant de prévenir la violation, les requérants soutiennent que l’indemnité – pour qu’elle soit considérée comme étant susceptible de réparer le préjudice allégué – doit être d’un niveau suffisant, c’est-à-dire qu’elle doit présenter un rapport raisonnable avec les montants accordés par la Cour.

Par ailleurs, les requérants remarquent que les sommes accordées par les juges nationaux dans des affaires de diffamation ou de blessures sont nettement plus élevées que les montants octroyés par la Cour au titre du préjudice moral dans des affaires de durée de procédures.

164.  En conclusion, une comparaison entre l’indemnité reçue au plan national et les sommes octroyées par la Cour au titre de la satisfaction équitable est non seulement possible, mais aussi nécessaire.

165.  Les requérants font observer que dans leur cas l’indemnité qui leur a été accordée conformément à la loi Pinto était de 2 450 EUR, somme qui, selon la chambre, correspond à environ 10 % du montant que la Cour aurait octroyé dans un cas similaire. En outre, les frais de procédure mis à leur charge sont de 1 500 EUR, plus 2 % au titre de la contribution à la caisse de prévoyance des avocats et 20 % au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, soit 1 834 EUR. De ce fait, l’indemnité réellement accordée, une fois déduits les frais de procédure, s’élève à 614 EUR, soit 153,50 EUR chacun.

3.  Tiers intervenants

a)  Le gouvernement tchèque

166.  Selon le gouvernement tchèque, la Cour devrait se limiter à vérifier la conformité à la Convention des conséquences qui découlent des choix de politique jurisprudentielle opérés par les juridictions internes, cette vérification devant être plus ou moins rigoureuse en fonction de la marge d’appréciation que la Cour accorde aux autorités nationales. Elle devrait uniquement s’assurer que les autorités internes, conformément à l’article 13 de la Convention, respectent les principes qui se dégagent de sa jurisprudence ou appliquent les dispositions nationales de manière à permettre aux intéressés de bénéficier d’un niveau de protection – de leurs droits et libertés garantis par la Convention – supérieur ou équivalent à celui dont ils bénéficieraient si les autorités internes appliquaient directement les dispositions de la Convention. La Cour ne devrait dépasser cette limite que dans les cas où les résultats auxquels les autorités internes sont arrivées sont de prime abord arbitraires.

167.  Le gouvernement tchèque admet que le caractère adéquat du montant accordé au niveau interne est l’un des critères de l’effectivité d’un recours indemnitaire au sens de l’article 13. Cependant, au vu de l’ample marge d’appréciation dont devraient bénéficier les Parties contractantes dans la mise en œuvre de l’article 13, il estime que la Cour ne devrait par la suite exercer qu’un « contrôle restreint », donc limité à la vérification que les autorités nationales n’ont pas entaché d’une « erreur manifeste d’appréciation » leur évaluation du préjudice moral causé par la durée excessive d’une procédure judiciaire.

168.  Par ailleurs, le gouvernement tchèque, qui veut doter son pays d’une voie de recours indemnitaire en plus du recours de nature préventive déjà existant, demande à la Cour de fournir un maximum de directives à cet égard afin que soit mis en place un recours ne prêtant pas à contestation quant à son effectivité.

b)  Le gouvernement polonais

169.  Pour le gouvernement polonais, l’appréciation des circonstances de l’espèce aux fins de savoir s’il y a eu dépassement du « délai raisonnable » fait partie de l’examen des éléments de preuve mené par les juridictions nationales. On peut donc se demander dans quelle mesure un organe supranational peut intervenir dans ce processus. Il est en revanche communément admis que, dans la plupart des cas, les faits sont établis par les juridictions nationales et que la tâche de la Cour se limite à l’examen de la conformité des faits avec la Convention. Il semble que dans sa jurisprudence la Cour se soit bornée à vérifier si la juridiction nationale statuant dans le cadre de la procédure interne précédemment approuvée par elle-même avait correctement appliqué les règles générales au cas concret. Or, en l’absence d’indications précises permettant d’apprécier les circonstances et de calculer le montant de l’indemnisation, il n’y a aucun motif de contester les décisions des juridictions nationales. Il convient à cet égard de ne pas oublier la liberté dont jouit le juge national dans l’appréciation des faits et des éléments de preuve.

170.  En outre, dans les circonstances très particulières de certaines affaires, le seul constat d’une violation suffit à répondre à l’exigence de recours effectif et constitue une réparation suffisante. Cette règle a été clairement établie dans la jurisprudence de la Cour concernant d’autres articles de la Convention. De plus, dans certains cas, la durée excessive de la procédure peut être favorable aux parties et une éventuelle indemnisation à ce titre serait donc extrêmement contestable.

c)  Le gouvernement slovaque

171.  Pour le gouvernement slovaque, la Cour devrait adopter la même approche que lorsqu’elle apprécie le caractère équitable d’une procédure, question pour laquelle elle estime qu’il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. Par ailleurs, si la Convention garantit en son article 6 le droit à un procès équitable, elle ne réglemente pas pour autant l’admissibilité des preuves ou leur appréciation, matière qui relève donc au premier chef du droit interne et des juridictions nationales. Ainsi, lorsqu’elle examine les décisions des juridictions nationales relatives aux montants alloués pour dommage moral découlant de la lenteur d’une procédure, la Cour devrait laisser suffisamment de place au pouvoir discrétionnaire des tribunaux à cet égard puisque ceux-ci se prononcent sur les retards de procédure selon les mêmes critères qu’elle – tout en étant mieux placés pour en analyser les causes et les conséquences et donc pour déterminer le dommage moral en équité.

172.  Le gouvernement slovaque remarque que les décisions de la Cour constitutionnelle slovaque concernant les retards de procédure sont beaucoup plus détaillées que les décisions de la Cour. Lorsque la Cour examine les décisions des juridictions nationales concernant les montants alloués pour dommage moral, elle devrait se demander uniquement si ces décisions sont manifestement arbitraires et inéquitables, et non si les montants accordés par la Cour dans des circonstances analogues sont nettement supérieurs. Par ailleurs, le gouvernement slovaque trouve logique que les sommes allouées par les juridictions nationales pour lenteur de procédure soient inférieures aux montants octroyés par la Cour, compte tenu du fait que les personnes lésées peuvent obtenir une réparation effective et rapide dans leur pays sans avoir à saisir cette autorité internationale.

4.  Appréciation de la Cour

a)  Rappel du contexte particulier aux affaires de durée de procédures

173.  D’emblée, la Cour considère qu’elle doit répondre aux observations des différents gouvernements quant au manque de précision de ses arrêts tant en ce qui concerne les raisons conduisant au constat de violation qu’en matière de sommes octroyées pour dommage moral.

174.  Elle tient à préciser que, si elle a été amenée à se prononcer sur autant d’affaires concernant la durée de procédures, c’est parce que certaines Parties contractantes ont failli, pendant des années, à se conformer à l’exigence du « délai raisonnable » posée par l’article 6 § 1, et n’ont prévu aucune voie de recours interne pour ce genre de grief.

175.  La situation s’est aggravée du fait du grand nombre d’affaires provenant de certains pays, dont l’Italie. La Cour a déjà eu l’occasion de signaler les sérieuses difficultés que lui causait l’incapacité de l’Etat italien à résoudre la situation. Elle s’est exprimée à cet égard de la façon suivante :

« La Cour souligne ensuite avoir déjà rendu depuis le 25 juin 1987, date de l’arrêt Capuano c. Italie (série A no 119), 65 arrêts constatant des violations de l’article 6 § 1 dans des procédures s’étant prolongées au-delà du « délai raisonnable » devant les juridictions civiles des différentes régions italiennes. Pareillement, en application des anciens articles 31 et 32 de la Convention, plus de 1 400 rapports de la Commission ont abouti à des constats, par le Comité des Ministres, de violation de l’article 6 par l’Italie pour la même raison.

La répétition des violations constatées montre qu’il y a là accumulation de manquements de nature identique et assez nombreux pour ne pas se ramener à des incidents isolés. Ces manquements reflètent une situation qui perdure, à laquelle il n’a pas encore été porté remède et pour laquelle les justiciables ne disposent d’aucune voie de recours interne.

Cette accumulation de manquements est, dès lors, constitutive d’une pratique incompatible avec la Convention. » (Bottazzi c. Italie [GC], no 34884/97, § 22, CEDH 1999-V, Ferrari c. Italie [GC], no 33440/96, § 21, 28 juillet 1999, A.P. c. Italie [GC], no 35265/97, § 18, 28 juillet 1999, et Di Mauro c. Italie [GC], no 34256/96, § 23, CEDH 1999-V)

176.  Aussi la Cour, à l’instar de la Commission, après avoir pendant des années évalué les causes des retards imputables aux parties dans le cadre des règles italiennes de procédure, a dû se résoudre à uniformiser la rédaction de ses décisions et arrêts, ce qui lui a permis d’adopter depuis 1999 plus de 1 000 arrêts contre l’Italie en matière de durée de procédures civiles. Or une telle approche a rendu nécessaire, quant à l’octroi pour dommage moral dans le cadre de l’application de l’article 41, la mise en place de barèmes fondés sur l’équité afin de parvenir à des résultats équivalents dans des cas similaires.

Tout cela a amené la Cour à des niveaux d’indemnisation qui sont plus élevés que ceux pratiqués par les organes de la Convention avant 1999, et qui peuvent différer de ceux appliqués en cas de constat d’autres violations. Cette augmentation, loin de revêtir un caractère punitif, avait un double objectif : d’une part, elle visait à inciter l’Etat à trouver une solution propre et accessible à tous et, d’autre part, elle permettait aux requérants de ne pas être pénalisés du fait de l’absence de recours internes.

177.  La Cour tient également à souligner qu’elle maintient sa pratique en ce qui concerne les appréciations des retards et en matière de satisfaction équitable. Quant à la question du dépassement du délai raisonnable, elle rappelle qu’il faut avoir égard aux circonstances de la cause et aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Comingersoll S.A. précité, § 19). En outre, une analyse plus attentive des nombreux arrêts postérieurs à l’arrêt Bottazzi permettra au Gouvernement de saisir la logique interne sous-jacente aux décisions de la Cour relatives aux indemnités octroyées dans ses arrêts, les montants variant uniquement en fonction des circonstances particulières de chaque affaire.

b)  Principes découlant de la jurisprudence de la Cour

178.  Quant aux observations concernant le principe de subsidiarité, y compris celles formulées par les tiers intervenants, la Cour remarque que selon l’article 34 de la Convention elle « peut être saisie d’une requête par toute personne physique (...) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles (...) ».

179.  La Cour rappelle qu’il appartient en premier lieu aux autorités nationales de redresser une violation alléguée de la Convention. A cet égard, la question de savoir si un requérant peut se prétendre victime du manquement allégué se pose à tous les stades de la procédure au regard de la Convention (Bourdov c. Russie, no 59498/00, § 30, CEDH 2002-III).

180.  La Cour réaffirme en outre qu’une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, par exemple, les arrêts Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, §§ 69 et suiv., série A no 51, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil 1996-III, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, § 44, CEDH 1999-VI, et la décision Jensen c. Danemark (déc.), no 48470/99, CEDH 2001-X).

181.  La question de savoir si une personne peut encore se prétendre victime d’une violation alléguée de la Convention implique essentiellement pour la Cour de se livrer à un examen ex post facto de la situation de la personne concernée. Comme elle l’a déjà dit dans d’autres affaires de durée de procédures, le fait de savoir si celle-ci a obtenu pour le dommage qui lui a été causé une réparation – comparable à la satisfaction équitable dont parle l’article 41 de la Convention – revêt de l’importance. Il ressort de la jurisprudence constante de la Cour que, lorsque les autorités nationales ont constaté une violation et que leur décision constitue un redressement approprié et suffisant de cette violation, la partie concernée ne peut plus se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention (Holzinger (no 1), précité, § 21).

182.  Pour autant que les parties semblent lier la question de la qualité de « victime » à celle plus générale de l’effectivité du recours et qu’elles souhaitent avoir des directives pour créer les voies de recours internes les plus efficaces possibles, la Cour se propose d’aborder ce point dans une perspective plus large, en donnant certaines indications quant aux caractéristiques que devrait présenter un tel recours interne, étant entendu que, dans ce type d’affaires, la possibilité pour le requérant de se prétendre victime dépendra du redressement que le recours interne lui aura fourni.

183. Force est de constater que le meilleur remède dans l’absolu est, comme dans de nombreux domaines, la prévention. La Cour rappelle qu’elle a affirmé à maintes reprises que l’article 6 § 1 astreint les Etats contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent remplir chacune de ses exigences, notamment quant au délai raisonnable (voir, parmi de nombreux autres, Süßmann c. Allemagne, 16 septembre 1996, § 55, Recueil 1996-IV, et Bottazzi, arrêt précité, § 22). Lorsque le système judiciaire s’avère défaillant à cet égard, un recours permettant de faire accélérer la procédure afin d’empêcher la survenance d’une durée excessive constitue la solution la plus efficace. Un tel recours présente un avantage incontestable par rapport à un recours uniquement indemnitaire car il évite également d’avoir à constater des violations successives pour la même procédure et ne se limite pas à agir uniquement a posteriori comme le fait un recours indemnitaire, tel que celui prévu par la loi italienne par exemple.

184.  La Cour a de nombreuses fois reconnu à ce type de recours un caractère « effectif » dans la mesure où il permet de hâter la décision de la juridiction concernée (voir, parmi d’autres, les décisions Bacchini c. Suisse (déc.), no 62915/00, 21 juin 2005, Kunz c. Suisse (déc.), no 623/02, 21 juin 2005, Fehr et Lauterburg c. Suisse (déc.), nos 708/02 et 1095/02, 21 juin 2005, Gonzalez Marin c. Espagne (déc.), no 39521/98, CEDH 1999-VII, Tomé Mota c. Portugal (déc.), no 32082/96, CEDH 1999-IX, et l’arrêt précité Holzinger (no 1), § 22).

185.  Il est aussi évident que, pour les pays où existent déjà des violations liées à la durée de procédures, un recours tendant uniquement à accélérer la procédure, s’il est souhaitable pour l’avenir, peut ne pas être suffisant pour redresser une situation où il est manifeste que la procédure s’est déjà étendue sur une période excessive.

186.  Différents types de recours peuvent redresser la violation de façon appropriée. La Cour l’a déjà affirmé en matière pénale en jugeant satisfaisante la prise en compte de la durée de la procédure pour octroyer une réduction de la peine de façon expresse et mesurable (Beck c. Norvège, no 26390/95, § 27, 26 juin 2001).

Par ailleurs, certains Etats, tels que l’Autriche, la Croatie, l’Espagne, la Pologne et la Slovaquie, l’ont du reste parfaitement compris en choisissant de combiner deux types de recours, l’un tendant à accélérer la procédure et l’autre de nature indemnitaire (voir, par exemple, Holzinger (no 1), précité, § 22, et les décisions Slaviček c. Croatie (déc.), no 20862/02, CEDH 2002-VII, Fernández-Molina González et autres c. Espagne (déc.), no 64359/01, CEDH 2002-IX, Michalak c. Pologne (déc.), no 24549/03, 1er mars 2005, Andrášik et autres c. Slovaquie (déc.), nos 57984/00, 60237/00, 60242/00, 60679/00, 60680/00, 68563/01 et 60226/00, CEDH 2002-IX).

187.  Toutefois, les Etats peuvent également choisir de ne créer qu’un recours indemnitaire, comme l’a fait l’Italie, sans que ce recours puisse être considéré comme manquant d’effectivité (Mifsud, décision précitée).

188.  La Cour a déjà eu l’occasion de rappeler dans l’arrêt Kudła (précité, §§ 154-155) que, dans le respect des exigences de la Convention, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la façon de garantir aux individus le recours exigé par l’article 13 et de se conformer à l’obligation que leur fait cette disposition de la Convention. Elle a également insisté sur le principe de subsidiarité afin que les justiciables ne soient plus systématiquement contraints de lui soumettre des requêtes qui auraient pu être instruites d’abord et, selon elle, de manière plus appropriée, au sein des ordres juridiques internes.

189.  Ainsi, lorsque les législateurs ou les juridictions nationales ont accepté de jouer leur véritable rôle en introduisant une voie de recours interne, il est évident que la Cour doit en tirer certaines conséquences. Lorsqu’un Etat a fait un pas significatif en introduisant un recours indemnitaire, la Cour se doit de lui laisser une plus grande marge d’appréciation pour qu’il puisse organiser ce recours interne de façon cohérente avec son propre système juridique et ses traditions, en conformité avec le niveau de vie du pays. Le juge national pourra notamment se référer plus facilement aux montants accordés au niveau national pour d’autres types de dommages – les dommages corporels, ceux concernant le décès d’un proche ou ceux en matière de diffamation, par exemple – et se fonder sur son intime conviction, même si cela aboutit à l’octroi de sommes inférieures à celles fixées par la Cour dans des affaires similaires.

190.  Conformément à sa jurisprudence relative à l’interprétation et l’application du droit interne, si, aux termes de l’article 19 de la Convention, la Cour a pour tâche d’assurer le respect des engagements résultant de la Convention pour les Etats contractants, il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. De plus, il incombe au premier chef aux autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Jahn et autres, arrêt précité, § 86).

191.  La Cour est donc appelée à vérifier si la manière dont le droit interne est interprété et appliqué produit des effets conformes aux principes de la Convention tels qu’interprétés dans sa jurisprudence. Comme l’a très justement relevé la Cour de cassation italienne, cela vaut d’autant plus quand le droit interne se réfère explicitement aux dispositions de la Convention. Cette tâche de vérification devrait lui être facilitée quand il s’agit d’Etats qui ont effectivement intégré la Convention dans leur ordre juridique et qui en considèrent les normes comme directement applicables, puisque les juridictions suprêmes de ces Etats se chargeront, normalement, de faire respecter les principes fixés par la Cour.

Partant, une erreur manifeste d’appréciation de la part du juge national peut aussi découler d’une mauvaise application ou interprétation de la jurisprudence de la Cour.

192.  Le principe de subsidiarité ne signifie pas qu’il faille renoncer à tout contrôle sur le résultat obtenu du fait de l’utilisation de la voie de recours interne, sous peine de vider les droits garantis par l’article 6 § 1 de toute substance. A cet égard, il y a lieu de rappeler que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, § 45, CEDH 2001-VIII). La remarque vaut en particulier pour les garanties prévues par l’article 6, vu la place éminente que le droit à un procès équitable, avec toutes les garanties prévues par cette disposition, occupe dans une société démocratique (ibidem).

c)  Application de ces principes

193.  Il découle de ce qui précède qu’il appartient à la Cour de vérifier, d’une part, s’il y a eu reconnaissance par les autorités, au moins en substance, d’une violation d’un droit protégé par la Convention et, d’autre part, si le redressement peut être considéré comme approprié et suffisant (voir, notamment, Normann c. Danemark (déc.), no 44704/98, 14 juin 2001, Jensen et Rasmussen c. Danemark (déc.), no 52620/99, 20 mars 2003, et Nardone c. Italie (déc.), no 34368/02, 25 novembre 2004).

i.  Le constat de violation

194.  La première condition, à savoir le constat de violation par les autorités nationales, ne prête pas à controverse puisque, dans l’hypothèse où une cour d’appel octroierait une indemnité sans avoir au préalable constaté expressément une violation, il faudrait considérer que ce constat existe en substance, étant donné que, selon la loi Pinto, la cour d’appel ne peut accorder une somme que lorsqu’il y a eu dépassement de la durée raisonnable (Capogrossi c. Italie (déc.), no 62253/00, 21 octobre 2004).

ii.  Les caractéristiques du redressement

195.  Quant à la seconde condition, à savoir un redressement approprié et suffisant, la Cour a déjà indiqué que, même si un recours est « effectif » dès lors qu’il permet soit de faire intervenir plus tôt la décision des juridictions saisies, soit de fournir au justiciable une réparation adéquate pour les retards déjà accusés, cette conclusion n’est valable que pour autant que l’action indemnitaire demeure elle-même un recours effectif, adéquat et accessible permettant de sanctionner la durée excessive d’une procédure judiciaire (décision Mifsud, précitée).

On ne peut en effet exclure que la lenteur excessive du recours indemnitaire n’en affecte le caractère adéquat (Paulino Tomás c. Portugal (déc.), no 58698/00, CEDH 2003-VIII, Belinger c. Slovénie (déc.), no 42320/98, 2 octobre 2001, et, mutatis mutandis, arrêt Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, § 156, CEDH 2004-XII).

196.  A cet égard, la Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat contractant permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. L’exécution d’un jugement, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du « procès » au sens de l’article 6 (voir, notamment, Hornsby c. Grèce, 19 mars 1997, §§ 40 et suiv., Recueil 1997-II, et Metaxas c. Grèce, no 8415/02, § 25, 27 mai 2004).

197.  La Cour a souligné, dans des affaires de durée de procédures civiles, que l’exécution est la seconde phase de la procédure au fond et que le droit revendiqué ne trouve sa réalisation effective qu’au moment de l’exécution (voir, entre autres, les arrêts Di Pede c. Italie et Zappia c. Italie, 26 septembre 1996, respectivement §§ 22, 24 et 26, et §§ 18, 20, et 22, Recueil 1996-IV, et, mutatis mutandis, Silva Pontes c. Portugal, 23 mars 1994, § 33, série A no 286-A).

198.  La Cour a affirmé en outre qu’il est inopportun de demander à un individu qui a obtenu une créance contre l’Etat à l’issue d’une procédure judiciaire d’engager par la suite une procédure d’exécution forcée afin d’obtenir satisfaction. Il en résulte que le versement tardif des sommes dues au requérant par le biais de la procédure d’exécution forcée ne saurait remédier au refus prolongé des autorités nationales de se conformer à l’arrêt, et qu’il n’opère pas une réparation adéquate (Metaxas, arrêt précité, § 19, et Karahalios c. Grèce, no 62503/00, § 23, 11 décembre 2003). D’ailleurs certains Etats, tels que la Slovaquie et la Croatie, ont même prévu un délai de paiement, à savoir deux et trois mois respectivement (Andrášik et autres et Slaviček, décisions précitées).

La Cour peut admettre qu’une administration puisse avoir besoin d’un laps de temps avant de procéder à un paiement ; néanmoins, s’agissant d’un recours indemnitaire visant à redresser les conséquences de la durée excessive de procédures, ce laps de temps ne devrait généralement pas dépasser six mois à compter du moment où la décision d’indemnisation devient exécutoire.

199.  Comme la Cour l’a déjà abondamment répété, une autorité de l’Etat ne saurait prétexter du manque de ressources pour ne pas honorer une dette fondée sur une décision de justice (voir, parmi de nombreux autres précédents, Bourdov, arrêt précité, § 35).

200.  En ce qui concerne le souci d’avoir un recours indemnitaire qui réponde à l’exigence d’un délai raisonnable, il est tout à fait envisageable que les règles de procédure applicables ne soient pas exactement les mêmes que celles qui valent pour des actions en réparation ordinaires. Il appartient à chaque Etat de déterminer, en fonction des règles applicables dans son système judiciaire, quelle procédure sera la plus à même de respecter le caractère « effectif » que doit revêtir le recours, pour peu que cette procédure observe les principes d’équité garantis par l’article 6 de la Convention.

201.  Enfin, la Cour trouve raisonnable que dans ce type de procédure où l’Etat, du fait de la mauvaise organisation de son système judiciaire, force en quelque sorte les justiciables à intenter un recours indemnitaire, les règles en matière de frais de procédure puissent être différentes et permettre ainsi au justiciable de ne pas supporter de charges excessives lorsque son action est fondée. Il pourrait sembler paradoxal que l’Etat, par le biais de différentes taxes – avant l’introduction du recours ou postérieures à la décision –, reprenne d’une main ce qu’il a accordé de l’autre pour réparer une violation de la Convention. Il ne faudrait pas non plus que ces frais soient excessifs et constituent une limitation déraisonnable au droit d’introduire une telle action en réparation et, partant, une atteinte au droit d’accès à un tribunal. Sur ce point, la Cour note qu’en Pologne les frais de procédure dus par un requérant pour introduire une action en réparation lui sont remboursés si son recours s’avère fondé (Charzyński c. Pologne (déc.), no 15212/03, CEDH 2005-V).

202.  Quant à la méconnaissance de l’exigence du délai raisonnable, une des caractéristiques d’un redressement susceptible de faire perdre au justiciable sa qualité de « victime » tient au montant qui lui a été alloué à l’issue du recours interne. La Cour a déjà eu l’occasion d’indiquer que le statut de victime d’un requérant peut dépendre du montant de l’indemnisation qui lui a été accordée au niveau national pour la situation dont il se plaint devant la Cour (Normann et Jensen et Rasmussen, décisions précitées).

203.  En matière de dommage matériel, la juridiction interne est clairement plus à même de déterminer son existence et son montant. Ce point n’a d’ailleurs pas été contesté par les parties ni par les intervenants.

204.  Quant au dommage moral, la Cour – rejointe sur ce point par la Cour de cassation italienne (voir l’arrêt no 8568/05 de celle-ci, paragraphe 70 ci-dessus) – admet comme point de départ la présomption solide, quoique réfragable, selon laquelle la durée excessive d’une procédure occasionne un dommage moral. La Cour admet aussi que, dans certains cas, la durée de la procédure n’entraîne qu’un dommage moral minime, voire pas de dommage moral du tout (Nardone, décision précitée). Le juge national devra alors justifier sa décision en la motivant suffisamment.

205.  De surcroît, selon la Cour, le niveau d’indemnisation dépend des caractéristiques et de l’effectivité du recours interne.

206.  La Cour peut au demeurant parfaitement accepter qu’un Etat qui s’est doté de différents recours, dont un tendant à accélérer la procédure et un de nature indemnitaire, et dont les décisions conformes à la tradition juridique et au niveau de vie du pays sont rapides, motivées, et exécutées avec célérité, accorde des sommes qui, tout en étant inférieures à celles fixées par la Cour, ne sont pas déraisonnables (Dubjakova c. Slovaquie (déc.), no 67299/01, 19 octobre 2004).

Cependant, lorsque les exigences énumérées ci-dessus n’ont pas toutes été respectées par le recours interne, il est envisageable que le montant à partir duquel le justiciable pourra encore se prétendre « victime » soit plus élevé.

207.  Il est même possible de concevoir que la juridiction fixant le montant de l’indemnisation fasse état de son propre retard et qu’en conséquence, afin de ne pas pénaliser ultérieurement le requérant, elle accorde une réparation particulièrement élevée afin de combler ce retard supplémentaire.

iii.  L’application au cas d’espèce

208.  Le délai de quatre mois prévu par la loi Pinto respecte l’exigence de célérité requise pour un recours effectif. En l’espèce, l’examen par la cour d’appel de Reggio de Calabre du recours Pinto s’est étendu du 18 avril 2002 au 27 juillet 2002, soit moins de quatre mois, ce qui est conforme à la durée fixée par la loi.

209.  Dans la présente affaire, les requérants n’ont pas allégué de retards dans le paiement de l’indemnité accordée. La Cour insiste tout de même sur le fait que, pour être effectif, un recours indemnitaire doit être accompagné de dispositions budgétaires adéquates afin qu’il puisse être donné suite, dans les six mois suivant la date du dépôt au greffe, aux décisions d’indemnisation des cours d’appel, qui, selon la loi Pinto, sont immédiatement exécutoires (article 3 § 6 de la loi Pinto, paragraphe 62 ci-dessus).

210.  En ce qui concerne les frais de procédure, les requérants ont dû supporter des frais correspondant à environ deux tiers de l’indemnité accordée. A cet égard, la Cour estime que le montant des frais de procédure, et notamment certaines dépenses fixes (comme celles relatives à l’enregistrement de la décision judiciaire), peuvent réduire fortement les efforts déployés par les requérants en vue d’obtenir une indemnisation.

211.  Pour évaluer le montant de l’indemnisation allouée par la cour d’appel, la Cour examine, sur la base des éléments dont elle dispose, ce qu’elle aurait accordé dans la même situation pour la période prise en considération par la juridiction interne.

212.  D’après les documents fournis par les parties pour l’audience, il n’y a pas de disproportion en Italie entre les sommes versées au titre du dommage moral aux héritiers en cas de décès d’un proche, ou celles allouées pour des dommages corporels ou encore en matière de diffamation, et les montants octroyés généralement par la Cour au titre de l’article 41 de la Convention dans les affaires de durée de procédures. Ainsi, le niveau de l’indemnisation accordée en général par les cours d’appel dans le cadre des recours Pinto ne saurait être justifié par ce genre de considérations.

213.  Même si la méthode de calcul prévue en droit interne ne correspond pas exactement aux critères énoncés par la Cour, une analyse de la jurisprudence devrait permettre l’octroi par les cours d’appel de sommes qui ne sont pas déraisonnables par rapport à celles allouées par la Cour dans des affaires similaires.

214.  En l’espèce, la Cour relève que la cour d’appel n’a pas dit que le comportement des requérants ait eu une influence significative sur la durée de la procédure. Elle n’a pas estimé non plus que la cause fût de nature très complexe. Dans sa décision, elle a semblé ne prendre en compte que la durée excessive, évaluée à trois ans et six mois, et l’enjeu du litige. La Cour rappelle que l’enjeu du litige ne peut pas s’apprécier en prenant uniquement en considération le résultat final, sinon les procédures encore pendantes n’auraient pas de valeur. Il faut avoir égard à l’enjeu global du litige pour les requérants.

Quant au montant accordé, il semblerait qu’en attribuant 2 450 EUR pour trois années et demi de retard, le tarif par année soit de 700 EUR, soit 175 EUR pour chaque requérant. La Cour observe que pareil montant représente environ 10 % de ce qu’elle octroie généralement dans des affaires italiennes similaires. Cet élément à lui seul aboutit à un résultat manifestement déraisonnable par rapport à sa jurisprudence. La Cour se propose de revenir sur la question dans le cadre de l’article 41 (paragraphes 272-273 ci-dessous).

215.  En conclusion, et eu égard au fait que différentes exigences n’ont pas été satisfaites, la Cour considère que le redressement s’est révélé insuffisant. La seconde condition, à savoir un redressement approprié et suffisant, n’ayant pas été remplie, la Cour estime que les requérants peuvent en l’espèce toujours se prétendre « victimes » d’une violation de l’exigence du « délai raisonnable ».

216.  Partant, cette exception du Gouvernement doit également être rejetée.

C.  Sur l’observation de l’article 6 § 1 de la Convention

217.  Dans son arrêt, la chambre a conclu à la violation de l’article 6 § 1 parce que la durée de la procédure litigieuse ne répondait pas à l’exigence du « délai raisonnable » et qu’il y avait là encore une manifestation de la pratique citée dans l’arrêt Bottazzi (paragraphes 69-70 de l’arrêt de la chambre).

218.  Les requérants se plaignent du montant dérisoire des dommages accordés. En outre, ils ne voient pas en quoi la loi Pinto pourrait prévenir la répétition des violations et rappellent que le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe considère que la situation quant aux affaires de durée de procédures en Italie est toujours très grave. Par conséquent, ils demandent à la Grande Chambre de confirmer la formulation de l’arrêt de la chambre.

219.  Le Gouvernement conteste la formulation adoptée dans l’arrêt Bottazzi (précité, § 22) quant à l’existence d’une « pratique » contraire à la Convention, puisqu’en l’espèce il n’y aurait pas de tolérance de la part de l’Etat, celui-ci ayant pris de nombreuses mesures, dont la loi Pinto, pour prévenir la répétition des violations.

1.  Période à considérer

220.  La Cour rappelle que de sa jurisprudence relative à l’intervention des tiers dans des procédures civiles se dégage la distinction suivante : lorsqu’un requérant est intervenu dans la procédure nationale uniquement en son nom propre, la période à prendre en considération commence à courir à compter de cette date, alors que, lorsqu’un requérant se constitue partie au litige en tant qu’héritier, il peut se plaindre de toute la durée de la procédure (voir, en dernier lieu, M.Ö. c. Turquie, no 26136/95, § 25, 19 mai 2005).

221.  La période à prendre en compte a donc commencé le 25 mai 1990, avec l’assignation des défenderesses par A. Scordino devant la cour d’appel de Reggio de Calabre, pour s’achever le 7 décembre 1998, date du dépôt au greffe de l’arrêt de la Cour de cassation. Elle a donc été d’un peu plus de huit ans et demi pour deux degrés de juridiction.

2.  Caractère raisonnable de la durée de la procédure

222.  La Cour a déjà rappelé les raisons qui l’ont amenée à conclure dans les quatre arrêts contre l’Italie du 28 juillet 1999 (Bottazzi, § 22, Ferrari, § 21, A.P. c. Italie, § 18, et Di Mauro, § 23) à l’existence d’une pratique en Italie (paragraphe 175 ci-dessus).

223.  Elle constate que, comme le Gouvernement le souligne, une voie de recours interne a depuis lors été mise en place. Toutefois, cela n’a pas changé le problème de fond, c’est-à-dire le fait que la durée de procédures en Italie continue d’être excessive. Les rapports annuels du Comité des Ministres sur la durée excessive des procédures judiciaires en Italie (voir, entre autres, le document CM/Inf/DH(2004)23 révisé et la Résolution intérimaire ResDH(2005)114) n’évoquent pas l’existence d’évolutions importantes en la matière. Comme les requérants, la Cour ne voit pas en quoi la création de la voie de recours interne Pinto permet d’éliminer les durées excessives de procédures. Elle a certes évité à la Cour de constater ces violations, mais cette tâche a simplement été transférée à des cours d’appel déjà surchargées. De plus, vu l’existence de divergences ponctuelles entre la jurisprudence de la Cour de cassation (paragraphes 63-70 ci-dessus) et celle de la Cour, cette dernière est à nouveau appelée à se prononcer sur l’existence de telles violations.

224.  La Cour rappelle que l’article 6 § 1 de la Convention oblige les Etats contractants à organiser leurs juridictions de manière à leur permettre de répondre aux exigences de cette disposition. Elle tient à réaffirmer l’importance qu’elle attache à ce que la justice ne soit pas administrée avec des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité (Bottazzi, précité, § 22). La situation de l’Italie à ce sujet n’a pas suffisamment changé pour remettre en cause l’évaluation selon laquelle l’accumulation de manquements est constitutive d’une pratique incompatible avec la Convention.

225.  La Cour note que dans la présente affaire la cour d’appel a constaté un dépassement du délai raisonnable. Toutefois, le fait que la procédure Pinto, considérée dans son ensemble, n’a pas enlevé aux requérants la qualité de « victime » constitue une circonstance aggravante dans un contexte de violation de l’article 6 § 1 pour dépassement du délai raisonnable. La Cour sera donc amenée à revenir sur cette question sous l’angle de l’article 41.

226.  Après avoir examiné les faits à la lumière des informations fournies par les parties et de la pratique précitée, et compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

227.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

IV.  SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION

A.  Article 46 de la Convention

228.  Aux termes de cette disposition :

« 1.  Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2.  L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

1.  L’indemnité d’expropriation

229.  Les conclusions de la Cour impliquent en soi que la violation du droit des requérants, tel que le garantit l’article 1 du Protocole no 1, tire son origine d’un problème à grande échelle résultant d’un dysfonctionnement de la législation italienne, et qui a touché, et peut encore toucher à l’avenir, un grand nombre de personnes. L’obstacle injustifié à l’obtention d’une indemnité d’expropriation « raisonnablement en rapport avec la valeur du bien » n’a pas été causé par un incident isolé ni n’est imputable au tour particulier qu’ont pris les événements dans le cas des intéressés ; il résulte de l’application d’une loi à l’égard d’une catégorie précise de citoyens, à savoir les personnes concernées par l’expropriation de terrains.

230.  L’existence et le caractère systémique de ce problème n’ont pas été reconnus par les autorités judiciaires italiennes. Cependant, certains passages des arrêts de la Cour constitutionnelle no 223 de 1983 (paragraphe 55 ci-dessus), nos 283 et 442 de 1993 (paragraphe 60 ci-dessus), dans lesquels celle-ci invite le législateur à élaborer une loi permettant une indemnisation conséquente (serio ristoro) et juge l’article 5 bis de la loi no 359/1992 compatible avec la Constitution en raison de son caractère urgent et provisoire, indiquent que la haute juridiction a détecté l’existence d’un problème structurel sous-jacent, auquel le législateur devrait trouver une solution.

La Cour est d’avis que les faits de la cause révèlent dans l’ordre juridique italien une défaillance, en conséquence de laquelle une catégorie entière de particuliers se sont vus, ou se voient toujours, privés de leur droit au respect de leurs biens. Elle estime également que les lacunes du droit décelées dans l’affaire particulière des requérants peuvent donner lieu à l’avenir à de nombreuses requêtes bien fondées, compte tenu également de ce que le Répertoire des dispositions sur l’expropriation a codifié les critères d’indemnisation introduits par l’article 5 bis de la loi no 359/1992 (paragraphe 61 ci-dessus).

231.  Dans le cadre des mesures visant à garantir l’effectivité du mécanisme établi par la Convention, le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a adopté, le 12 mai 2004, une Résolution (Res(2004)3) sur les arrêts qui révèlent un problème structurel sous-jacent dans laquelle, après avoir souligné l’intérêt d’aider l’Etat concerné à identifier les problèmes sous-jacents et les mesures d’exécution nécessaires (septième paragraphe du préambule), il invite la Cour « à identifier dans les arrêts où elle constate une violation de la Convention ce qui, d’après elle, révèle un problème structurel sous-jacent et la source de ce problème, en particulier lorsqu’il est susceptible de donner lieu à de nombreuses requêtes, de façon à aider les Etats à trouver la solution appropriée et le Comité des Ministres à surveiller l’exécution des arrêts » (paragraphe I de la résolution). Cette résolution doit être replacée dans le contexte de l’augmentation de la charge de travail de la Cour, en raison notamment de séries d’affaires résultant de la même cause structurelle ou systémique.

232.  A ce propos, la Cour attire l’attention sur la Recommandation du Comité des Ministres du 12 mai 2004 (Rec(2004)6) sur l’amélioration des recours internes, dans laquelle celui-ci a rappelé que, au-delà de l’obligation en vertu de l’article 13 de la Convention d’offrir à toute personne ayant un grief défendable un recours effectif devant une instance nationale, les Etats ont une obligation générale de remédier aux problèmes sous-jacents aux violations constatées. Soulignant que l’amélioration des recours au niveau national, tout particulièrement en matière d’affaires répétitives, devrait également contribuer à réduire la charge de travail de la Cour, le Comité des Ministres a recommandé aux Etats membres de réexaminer, à la suite d’arrêts de la Cour qui révèlent des défaillances structurelles ou générales dans le droit ou la pratique de l’Etat, l’effectivité des recours existants et, « le cas échéant, [de] mettre en place des recours effectifs, afin d’éviter que des affaires répétitives ne soient portées devant la Cour ».

233.  Avant de se pencher sur les demandes de satisfaction équitable présentées par les requérants au titre de l’article 41 de la Convention, et eu égard aux circonstances de l’espèce ainsi qu’à l’évolution de sa charge de travail, la Cour se propose d’étudier quelles conséquences peuvent être tirées de l’article 46 de la Convention pour l’Etat défendeur. Elle rappelle qu’aux termes de l’article 46 les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que, lorsque la Cour constate une violation, l’Etat défendeur a l’obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l’article 41, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences. L’Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII, et Broniowski, précité, § 192).

234.  En outre, il résulte de la Convention, et notamment de son article 1, qu’en ratifiant la Convention les Etats contractants s’engagent à faire en sorte que leur droit interne soit compatible avec celle-ci (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004-I).

235.  La Cour a déjà relevé que la violation qu’elle a constatée en l’espèce découlait d’une situation concernant un grand nombre de personnes, à savoir la catégorie des particuliers faisant l’objet d’une expropriation de terrain (paragraphes 99-104 ci-dessus). La Cour est déjà saisie de quelques dizaines de requêtes qui ont été présentées par des personnes concernées par des biens expropriés tombant sous le coup des critères d’indemnisation litigieux. C’est là non seulement un facteur aggravant quant à la responsabilité de l’Etat au regard de la Convention à raison d’une situation passée ou actuelle, mais également une menace pour l’effectivité à l’avenir du dispositif mis en place par la Convention.

236.  Bien qu’en principe il ne lui appartienne pas de définir quelles peuvent être les mesures de redressement appropriées pour que l’Etat défendeur s’acquitte de ses obligations au regard de l’article 46 de la Convention, eu égard à la situation de caractère structurel qu’elle constate, la Cour observe que des mesures générales au niveau national s’imposent sans aucun doute dans le cadre de l’exécution du présent arrêt, mesures qui doivent prendre en considération les nombreuses personnes touchées. En outre, les mesures adoptées doivent être de nature à remédier à la défaillance structurelle dont découle le constat de violation formulé par la Cour, de telle sorte que le système instauré par la Convention ne soit pas compromis par un grand nombre de requêtes résultant de la même cause. Pareilles mesures doivent donc comprendre un mécanisme offrant aux personnes lésées une réparation pour la violation de la Convention établie dans le présent arrêt relativement aux requérants. A cet égard, la Cour a le souci de faciliter la suppression rapide et effective d’un dysfonctionnement constaté dans le système national de protection des droits de l’homme. Une fois un tel défaut identifié, il incombe aux autorités nationales, sous le contrôle du Comité des Ministres, de prendre, rétroactivement s’il le faut (voir les arrêts précités Bottazzi, § 22, Di Mauro, § 23, et la Résolution provisoire du Comité des Ministres ResDH(2000)135 du 25 octobre 2000 (Durée excessive des procédures judiciaires en Italie : mesures de caractère général) ; voir également Brusco, précité, et Giacometti et autres c. Italie (déc.), no 34939/97, CEDH 2001-XII), les mesures de redressement nécessaires conformément au principe de subsidiarité de la Convention, de manière que la Cour n’ait pas à réitérer son constat de violation dans une longue série d’affaires comparables.

237.  Pour aider l’Etat défendeur à remplir ses obligations au titre de l’article 46, la Cour a cherché à indiquer le type de mesures que l’Etat italien pourrait prendre pour mettre un terme à la situation structurelle constatée en l’espèce. Elle estime que l’Etat défendeur devrait, avant tout, supprimer tout obstacle à l’obtention d’une indemnité en rapport raisonnable avec la valeur du bien exproprié, et garantir ainsi par des mesures légales, administratives et budgétaires appropriées la réalisation effective et rapide du droit en question relativement aux autres demandeurs concernés par des biens expropriés, conformément aux principes de la protection des droits patrimoniaux énoncés à l’article 1 du Protocole no 1, en particulier aux principes applicables en matière d’indemnisation (paragraphes 93-98 ci-dessus).

2.  La durée excessive des procédures

238.  Devant la Cour sont actuellement pendantes des centaines d’affaires portant sur les indemnités accordées par des cours d’appel dans le cadre de procédures Pinto, avant le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation. Dans ces affaires, sont en cause le montant de l’indemnisation et/ou le retard dans le paiement des sommes en question. Tout en prenant acte avec satisfaction de l’évolution favorable de la jurisprudence en Italie, et particulièrement du récent arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation (paragraphe 68 ci-dessus), la Cour note avec regret que, si un défaut, source de violation, a été corrigé, un autre lié au premier apparaît : le retard dans l’exécution des décisions. Elle ne saurait assez insister sur le fait que les Etats doivent se donner les moyens nécessaires et suffisants pour que tous les aspects permettant l’efficacité de la justice soient garantis.

239.  Dans sa Recommandation du 12 mai 2004 (Rec(2004)6) le Comité des Ministres s’est félicité de ce que la Convention faisait partie intégrante de l’ordre juridique interne de l’ensemble des Etats parties, tout en recommandant aux Etats membres de s’assurer de l’existence de recours internes et de leur effectivité. A cet égard, la Cour tient à souligner que, si l’existence d’un recours est nécessaire, elle n’est en soi pas suffisante. Encore faut-il que les juridictions nationales aient la possibilité en droit interne d’appliquer directement la jurisprudence européenne, et que leur connaissance de cette jurisprudence soit facilitée par l’Etat en question.

La Cour rappelle sur ce point le contenu des Recommandations du Comité des Ministres sur la publication et la diffusion dans les Etats membres du texte de la Convention européenne des droits de l’homme et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (Rec(2002)13 du 18 décembre 2002) et sur la Convention européenne des droits de l’homme dans l’enseignement universitaire et la formation professionnelle (Rec(2004)4 du 12 mai 2004), sans oublier la Résolution du Comité des Ministres (Res(2002)12) établissant la CEPEJ et le fait qu’au sommet de Varsovie en mai 2005 les chefs d’Etat et de gouvernement des Etats membres ont décidé de développer les fonctions d’évaluation et d’assistance de la CEPEJ.

Dans la Recommandation du 12 mai 2004 (Rec(2004)6) le Comité des Ministres a également rappelé que les Etats ont l’obligation générale de remédier aux problèmes sous-jacents aux violations constatées.

240.  Tout en réitérant que l’Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (Broniowski, précité, § 192), et sans vouloir définir quelles peuvent être les mesures à prendre par l’Etat défendeur pour qu’il s’acquitte de ses obligations au regard de l’article 46 de la Convention, la Cour attire son attention sur les conditions indiquées ci-dessus (paragraphes 173-216) quant à la possibilité pour une personne de pouvoir encore se prétendre « victime » dans ce type d’affaires.

La Cour invite l’Etat défendeur à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que les décisions nationales soient non seulement conformes à la jurisprudence de la Cour mais encore exécutées dans les six mois suivant leur dépôt au greffe.

B.  Article 41 de la Convention

241.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1.  Dommage matériel

a)  L’arrêt de la chambre

242.  Dans son arrêt (paragraphes 111-112), la chambre s’est ainsi exprimée :

« La Cour vient de constater que l’expropriation subie par les requérants satisfaisait à la condition de légalité et n’était pas arbitraire. L’acte du gouvernement italien que la Cour a tenu pour contraire à la Convention est une expropriation qui eût été légitime si une indemnisation raisonnable avait été versée. La Cour n’a pas non plus conclu à l’illégalité de l’application de l’impôt de 20 % en tant que telle, mais a pris en compte cet élément dans l’appréciation de la cause. Enfin, la Cour a constaté la violation du droit à un procès équitable des requérants en raison de l’application à leur cas de l’article 5 bis.

Compte tenu de ces éléments, et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants la somme de 410 000 EUR. »

b)  Thèses des comparants

i.  Les requérants

243.  Les requérants sollicitent une somme correspondant à la différence entre l’indemnité qu’ils auraient perçue au sens de la loi no 2359/1865 et celle qui leur a été accordée conformément à l’article 5 bis de la loi no 359/1992. Cette somme s’élevait à 123 815,56 EUR en 1983, l’année de l’expropriation. A cette somme devraient s’ajouter l’intérêt légal capitalisé jusqu’en 2005 (297 849,76 EUR) ainsi que l’indexation (198 737,84 EUR). Ainsi, le capital indexé en 2005 et augmenté des intérêts s’élève à 620 403,16 EUR. Les requérants critiquent l’arrêt de la chambre en ce que celle-ci ne leur aurait pas accordé de somme au titre des intérêts.

244.  En outre, les requérants demandent le remboursement de l’impôt de 20 % qui a été appliqué sur l’indemnité d’expropriation, indexé et assorti d’intérêts jusqu’en 2005. Ce montant s’élève à 137 261,34 EUR.

ii.  Le Gouvernement

245.  Le Gouvernement estime qu’au vu de ses arguments sur le fond aucune somme ne doit être accordée au sens de l’article 41 de la Convention. Pour le cas où la Cour serait de l’avis contraire, le Gouvernement soutient que la satisfaction équitable devra être limitée à une somme calculée avec la plus grande prudence, et devra être certainement inférieure à celle fixée par la chambre ainsi qu’à la valeur marchande du terrain.

c)  Appréciation de la Cour

246.  La Cour rappelle qu’un arrêt constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000-XI).

247.  Les Etats contractants parties à une affaire sont en principe libres de choisir les moyens dont ils useront pour se conformer à un arrêt de la Cour constatant une violation. Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1). Si la nature de la violation permet une restitutio in integrum, il incombe à l’Etat défendeur de la réaliser, la Cour n’ayant ni la compétence ni la possibilité pratique de l’accomplir elle-même. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder, s’il y a lieu, à la partie lésée la satisfaction qui lui semble appropriée (Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I).

248.  La Cour a dit que l’ingérence litigieuse satisfaisait à la condition de légalité et n’était pas arbitraire (paragraphe 81). L’acte du gouvernement italien qu’elle a tenu pour contraire à la Convention était une expropriation qui eût été légitime si une indemnisation adéquate avait été versée (paragraphes 99-104). En outre, la Cour a constaté que l’application rétroactive de l’article 5 bis de la loi no 359/1992 avait privé les requérants de la possibilité offerte par l’article 39 de la loi no 2359/1865, applicable en l’espèce, d’obtenir une indemnisation à hauteur de la valeur marchande du bien (paragraphes 127-133 ci-dessus).

249.  Dans la présente affaire, la Cour estime que la nature des violations constatées ne lui permet pas de partir du principe d’une restitutio in integrum (voir, a contrario, Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), 31 octobre 1995, série A no 330-B). Il s’agit dès lors d’accorder une réparation par équivalent.

250.  Le caractère licite de pareille dépossession se répercute par la force des choses sur les critères à employer pour déterminer la réparation due par l’Etat défendeur, les conséquences financières d’une mainmise licite ne pouvant être assimilées à celles d’une dépossession illicite (Ex-roi de Grèce et autres (satisfaction équitable), précité, § 75).

251.  La Cour a adopté une position très semblable dans l’affaire Papamichalopoulos et autres (article 50) (précitée, §§ 36 et 39). Elle y a conclu à une violation à raison d’une expropriation de fait irrégulière (occupation de terres par la marine grecque depuis 1967) qui durait depuis plus de vingt-cinq ans à la date de l’arrêt au principal rendu le 24 juin 1993. La Cour enjoignit en conséquence à l’Etat grec de verser aux requérants, pour dommage et perte de jouissance depuis la prise de possession par les autorités de ces terrains, une somme équivalente à la valeur actuelle des terrains augmentée de la plus-value apportée par l’existence de certains bâtiments qui avaient été édifiés depuis l’occupation.

252.  La Cour a suivi cette même approche dans deux affaires italiennes, portant sur des expropriations non conformes au principe de la prééminence du droit. Dans la première de ces affaires, Belvedere Alberghiera S.r.l. c. Italie (satisfaction équitable), no 31524/96, §§ 34-36, 30 octobre 2003), elle a dit :

« Comme c’est l’illégalité intrinsèque de la mainmise, qui a été à l’origine de la violation constatée, l’indemnisation doit nécessairement refléter la valeur pleine et entière des biens.

S’agissant du dommage matériel, la Cour estime par conséquent que l’indemnité à accorder à la requérante ne se limite pas à la valeur qu’avait sa propriété à la date de l’occupation. Pour cette raison, elle a invité l’expert à estimer aussi la valeur actuelle du terrain litigieux et les autres préjudices.

La Cour décide que l’Etat devra verser à l’intéressée la valeur actuelle du terrain. A ce montant s’ajoutera une somme pour la non-jouissance du terrain depuis que les autorités ont pris possession du terrain en 1987 et pour la dépréciation de l’immeuble. En outre, à défaut de commentaires du Gouvernement sur l’expertise, il y a lieu d’octroyer une somme pour le manque à gagner dans l’activité hôtelière. »

253.  Dans la deuxième de ces affaires (Carbonara et Ventura c. Italie (satisfaction équitable), no 24638/94, §§ 40-41, 11 décembre 2003), la Cour a déclaré :

« S’agissant du dommage matériel, la Cour estime par conséquent que l’indemnité à accorder aux requérants ne se limite pas à la valeur qu’avait leur propriété à la date de son occupation. Pour cette raison, elle a invité l’expert à estimer aussi la valeur actuelle du terrain litigieux. Cette valeur ne dépend pas de conditions hypothétiques, ce qui serait le cas s’il se trouvait aujourd’hui dans le même état qu’en 1970. Il ressort clairement du rapport d’expertise que, depuis lors, ledit terrain et son voisinage immédiat – qui disposaient de par leur situation d’un potentiel de développement urbain – ont été mis en valeur par la construction de bâtiments, dont l’école.

La Cour décide que l’Etat devra verser aux intéressés, pour dommage et perte de jouissance depuis que les autorités ont pris possession du terrain en 1970, la valeur actuelle du terrain augmentée de la plus-value apportée par l’existence du bâtiment.

Quant à la détermination du montant de cette indemnité, la Cour entérine les conclusions du rapport d’expertise pour l’évaluation exacte du préjudice subi. Ce montant s’élève à 1 385 394,60 EUR. »

254.  Il ressort de l’analyse des trois affaires mentionnées ci-dessus, qui portent toutes sur des cas de dépossession illicite en soi, qu’aux fins de réparer intégralement le préjudice subi la Cour a octroyé des sommes tenant compte de la valeur actuelle du terrain par rapport au marché immobilier d’aujourd’hui. En outre, elle a cherché à compenser le manque à gagner en tenant compte du potentiel du terrain en cause, calculé, le cas échéant, à partir du coût de construction des immeubles érigés par l’expropriant.

255.  Contrairement aux sommes octroyées dans les affaires évoquées ci-dessus, l’indemnisation à fixer en l’espèce n’aura pas à refléter l’idée d’un effacement total des conséquences de l’ingérence litigieuse. En effet, dans la présente affaire, c’est l’absence d’une indemnité adéquate et non pas l’illégalité intrinsèque de la mainmise sur le terrain, qui a été à l’origine de la violation constatée sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.

256.  Pour déterminer le montant de la réparation adéquate, qui ne doit pas nécessairement refléter la valeur pleine et entière des biens, la Cour doit s’inspirer des critères généraux énoncés dans sa jurisprudence relativement à l’article 1 du Protocole no 1 et selon lesquels, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constituerait d’ordinaire une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (arrêt James et autres, précité, § 54). La Cour réitère que dans de nombreux cas d’expropriation licite, comme l’expropriation isolée d’un terrain en vue de la construction d’une route ou pour d’autres fins « d’utilité publique », seule une indemnisation intégrale peut être considérée comme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien (Ex-roi de Grèce et autres (satisfaction équitable), arrêt précité, § 78). Toutefois, des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (ibidem).

257.  Dans la présente affaire, la Cour vient de constater que le « juste équilibre » n’a pas été respecté, eu égard au niveau d’indemnisation largement inférieur à la valeur marchande du terrain et à l’absence de motifs « d’utilité publique » permettant de déroger à la règle énoncée au paragraphe 95 ci-dessus, selon laquelle, en l’absence desdits motifs, et en cas d’« expropriation isolée », l’indemnisation adéquate est celle qui correspond à la valeur du bien (paragraphes 99-104 ci-dessus).

Il s’ensuit que l’indemnité d’expropriation adéquate en l’espèce aurait dû correspondre à la valeur marchande du bien. La Cour va par conséquent accorder une somme correspondant à la différence entre la valeur du terrain et l’indemnité obtenue par les requérants au niveau national.

258.  A l’instar de la chambre, la Grande Chambre estime opportun de se baser sur la valeur du bien au moment de l’expropriation, telle qu’elle ressort des expertises d’office effectuées au cours de la procédure nationale (165 755 ITL par mètre carré en 1983, voir les paragraphes 32 et 37 ci-dessus) et sur lesquelles les requérants fondent leurs prétentions (paragraphes 243-244 ci-dessus). Etant donné que le caractère adéquat d’un dédommagement risque de diminuer si le paiement de celui-ci fait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps considérable (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis, arrêt précité, § 82, et, mutatis mutandis, Motais de Narbonne c. France (satisfaction équitable), no 48161/99, §§ 20-21, 27 mai 2003), une fois que l’on aura déduit la somme octroyée au niveau national et obtenu ainsi la différence avec la valeur marchande du terrain en 1983, ce montant devra être actualisé pour compenser les effets de l’inflation. Il faudra aussi l’assortir d’intérêts susceptibles de compenser, au moins en partie, le long laps de temps s’étant écoulé depuis la dépossession du terrain. Aux yeux de la Cour, ces intérêts doivent correspondre à l’intérêt légal simple appliqué sur le capital progressivement réévalué. Enfin, quant à l’impôt de 20 % appliqué à l’indemnité d’expropriation accordée au niveau national, la Grande Chambre, à l’instar de la chambre, n’a pas conclu à l’illégalité de l’application de cet impôt en tant que telle mais a pris en compte cet élément dans l’appréciation de la cause (paragraphe 101 ci-dessus).

259.  Compte tenu de ces éléments, et statuant en équité, la Cour estime raisonnable d’accorder aux requérants la somme de 580 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

2.  Dommage moral à raison de la durée de la procédure

a)  L’arrêt de la chambre

260.  Dans son arrêt, la chambre a dit que, sur ce point, la question de l’application de l’article 41 ne se trouvait pas en état et l’a réservée (paragraphe 115 de l’arrêt de la chambre).

b)  Thèses des comparants

i.  Les requérants

261.  Les requérants estiment à 6 000 EUR la réparation du préjudice moral subi par chacun d’eux à raison de la durée de la procédure, soit 24 000 EUR en tout.

ii.  Le Gouvernement

262.  Le Gouvernement n’a pas d’objection de principe à ce que la Cour précise les critères du dommage moral dans ce type de violations, et l’invite à indiquer que le montant de la satisfaction équitable doit être calculé uniquement par référence aux retards qui excèdent le délai raisonnable et dont la responsabilité pèse sur l’Etat. En outre, il invite la Cour à dire que les critères de calcul ne doivent pas se limiter à la fixation d’une somme par année, et qu’il faut prendre en compte d’autres éléments, parmi lesquels l’enjeu et le dénouement de l’affaire.

263.  Quant au cas d’espèce, le Gouvernement se limite à observer qu’aucune somme ne devra être accordée au titre de l’article 41.

c)  Les tiers intervenants

i.  Le gouvernement tchèque

264.  Le gouvernement tchèque ayant décidé, outre l’introduction d’un recours de nature préventive, d’adopter une loi prévoyant un recours indemnitaire, il se sent tenu de proposer un texte législatif qui serait suffisamment prévisible. Il fait état de difficultés, car selon lui ni la Convention ni la jurisprudence de la Cour n’apportent de précisions suffisantes. Il demande plus d’informations sur les critères utilisés par la Cour, sur les affaires pouvant être considérées comme « similaires » et sur le seuil du rapport « raisonnable ».

ii.  Le gouvernement polonais

265.  Pour le gouvernement polonais, il serait souhaitable que la Cour indique en quoi consiste la satisfaction équitable. En l’absence d’indications précises, la jurisprudence nationale risque de présenter parfois des incohérences par rapport à celle de la Cour. Il serait très difficile pour les requérants ainsi que pour les gouvernements de dégager de la jurisprudence de la Cour des règles générales en matière de satisfaction équitable. Il en résulte que les juridictions nationales ne seraient pas en mesure de s’appuyer sur la jurisprudence de la Cour pour prendre des décisions compatibles avec celle-ci.

iii.  Le gouvernement slovaque

266.  Selon le gouvernement slovaque, les considérations sur lesquelles la Cour se base pour déterminer le dommage moral devraient constituer une partie des motifs de sa décision. Ce n’est que de cette façon que les arrêts de la Cour deviendraient des instructions claires pour les juridictions nationales, qui décident des montants versés au titre du dommage moral occasionné par les retards dans les procédures.

Le gouvernement slovaque juge impossible de traduire en chiffres tous ces aspects ou d’envisager toutes les situations qui peuvent se présenter. Il n’attend pas de la Cour qu’elle élabore une formule précise permettant de calculer le montant à allouer pour le dommage moral découlant de la lenteur d’une procédure, ni qu’elle fixe des montants précis. Il estime plus important que la Cour justifie suffisamment, dans ses décisions, la façon dont les critères utilisés pour apprécier le caractère raisonnable de la durée de la procédure sont ensuite pris en compte pour fixer le montant alloué pour dommage moral découlant d’un retard de procédure. Il ressort de ce qui précède que les requérants devraient obtenir la même somme dans des cas comparables.

d)  Les critères de la Cour

267.  Pour répondre aux gouvernements, la Cour indique avant tout que par « affaires similaires », elle entend deux procédures ayant duré le même nombre d’années, pour un nombre d’instances identique, avec un enjeu d’importance équivalente, un comportement des parties requérantes, sensiblement le même, dans le même pays.

Par ailleurs, elle partage l’approche du gouvernement slovaque en ce qu’il est impossible et irréalisable de tenter de fournir une liste d’explications détaillées pour tous les cas d’espèce et elle considère que tous les éléments nécessaires se trouvent dans les précédents disponibles dans la base de données relative à sa jurisprudence.

268.  Elle indique ensuite que le montant qu’elle accordera au titre du dommage moral pourra être inférieur à celui qu’on peut dégager de sa jurisprudence, lorsque la partie requérante a déjà obtenu au niveau national un constat de violation et une indemnité dans le cadre d’une voie de recours interne. Outre que l’existence d’une voie de recours sur le plan interne s’accorde pleinement avec le principe de subsidiarité propre à la Convention, cette voie est plus proche et accessible que le recours devant la Cour, est plus rapide et se déroule dans la langue de la partie requérante ; elle présente donc des avantages qu’il convient de prendre en considération.

269.  La Cour estime toutefois que lorsqu’un requérant peut encore se prétendre « victime » après avoir épuisé cette voie de recours interne, il doit se voir accorder la différence entre la somme qu’il a obtenue par la cour d’appel et une somme qui n’aurait pas été considérée comme manifestement déraisonnable par rapport à celle octroyée par la Cour si elle avait été allouée par la cour d’appel et versée rapidement.

270.  Il convient également d’attribuer à l’intéressé une somme pour les phases de la procédure que la juridiction nationale n’aurait – le cas échéant – pas prises en compte dans la période de référence, lorsque le requérant n’a plus la possibilité de saisir une cour d’appel pour faire appliquer la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation du 26 janvier 2004 (voir son arrêt no 1339, paragraphe 64 ci-dessus) ou lorsque la durée restante n’était en soi pas suffisamment longue pour pouvoir être considérée comme constitutive d’une seconde violation dans le cadre de la même procédure.

271.  Enfin, il y a lieu de condamner le Gouvernement à verser une somme supplémentaire lorsque l’intéressé a dû supporter l’attente du versement de l’indemnité due par l’Etat, en vue de compenser la frustration qui découle du retard dans l’obtention du paiement.

e)  L’application de ces critères au cas d’espèce

272.  Eu égard aux éléments qui ressortent de la présente affaire (paragraphes 220-221 ci-dessus), la Cour estime qu’elle-même, en l’absence de recours internes, aurait octroyé une indemnité de 24 000 EUR. Elle constate que la cour d’appel a accordé aux requérants 2 450 EUR, ce qui représente approximativement 10 % du montant qu’elle-même aurait alloué aux intéressés. Pour la Cour, cette circonstance en soi aboutit à un résultat manifestement déraisonnable au regard des critères dégagés dans sa jurisprudence.

Eu égard aux caractéristiques de la voie de recours choisie par l’Italie et au fait que, malgré ce recours interne, elle est parvenue à un constat de violation, la Cour, statuant en équité, estime que les requérants devraient se voir allouer 8 400 EUR.

Aucune somme ne doit être ajoutée en raison d’une « frustration supplémentaire » pouvant découler du retard dans le versement de la somme due par l’Etat, faute d’allégations y relatives.

273.  Partant, les requérants ont droit au titre de la réparation du dommage moral à une somme globale de 8 400 EUR, soit 2 100 EUR chacun, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

3.  Dommage moral en rapport avec les autres violations constatées

a)  L’arrêt de la chambre

274.  Dans son arrêt, la chambre a dit que, sur ce point, la question de l’application de l’article 41 ne se trouvait pas en état et a réservé la question (paragraphe 115 de l’arrêt de la chambre).

b)  Les thèses des comparants

i.  Les requérants

275.  Les requérants estiment à 6 500 EUR chacun la réparation du préjudice moral résultant de l’iniquité du procès et de l’atteinte à leur droit au respect des biens. Au total, les requérants réclament donc 26 000 EUR pour préjudice moral à raison de ces violations.

ii.  Le Gouvernement

276.  Le Gouvernement n’a pas soumis d’observations sur ce point.

c)  Appréciation de la Cour

277.  La Cour estime que les requérants ont dû subir un préjudice moral certain, découlant de l’atteinte injustifiée à leur droit au respect des biens et à l’iniquité de la procédure, que les constats de violation n’ont pas suffisamment réparé.

278.  Compte tenu des circonstances de la cause, et statuant en équité, la Cour accorde à chacun des requérants 1 000 EUR de ce chef, soit 4 000 EUR au total, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

4.  Frais et dépens

a)  L’arrêt de la chambre

279.  La chambre a réservé la question de la satisfaction équitable sur ce point.

b)  Thèses des comparants

i.  Les requérants

280.  Justificatifs à l’appui, les requérants chiffrent à 16 355,99 EUR les frais et dépens encourus dans les procédures devant les juridictions nationales, dont 1 500 EUR correspondent à la partie des frais mis à leur charge dans la procédure instituée dans le cadre de la loi Pinto (paragraphe 45 ci-dessus).

281.  Pour ce qui est des frais encourus dans la procédure devant la Cour, les requérants présentent une note d’honoraires et de frais rédigée sur la base du barème national et sollicitent le remboursement de 46 313,70 EUR, pour la procédure jusqu’à l’arrêt de la chambre. A cette somme se rajoute un montant de 19 705 EUR incluant les frais et dépens encourus devant la Grande Chambre.

ii.  Le Gouvernement

282.  Le Gouvernement s’est limité à observer que dans la procédure instituée aux termes de la loi Pinto, les requérants ont dû supporter une partie des frais de procédure au motif qu’ils ont assigné en justice une partie défenderesse qui n’aurait pas dû l’être.

c)  Appréciation de la Cour

283.  Selon la jurisprudence de la Cour, l’allocation des frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En outre, les frais de justice ne sont recouvrables que dans la mesure où ils se rapportent à la violation constatée (voir, par exemple, Beyeler c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 33202/96, § 27, 28 mai 2002, et Sahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 105, CEDH 2003-VIII).

284.  Etant donné que l’affaire des requérants devant les juridictions nationales visait essentiellement à réparer les violations de la Convention alléguées devant la Cour, ces frais de procédure interne peuvent être pris en compte dans l’appréciation de la demande de coûts. La Cour juge cependant trop élevé le montant réclamé à titre d’honoraires.

285.  Quant aux frais et dépens exposés au cours de la procédure à Strasbourg, la Cour vient de conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 et à la double violation de l’article 6 § 1 de la Convention, admettant ainsi les thèses des requérants.

Si la Cour ne doute pas de la nécessité des frais réclamés ni qu’ils aient été effectivement engagés à ce titre, et reconnaît la durée et la précision des conclusions soumises par les requérants et la grande quantité de travail effectuée en leur nom, elle trouve cependant excessifs les honoraires revendiqués. Elle considère dès lors qu’il n’y a lieu de les rembourser qu’en partie.

286.  Compte tenu des circonstances de la cause, la Cour alloue aux requérants 50 000 EUR au total pour l’ensemble des frais exposés devant les juridictions nationales et à Strasbourg, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

5.  Intérêts moratoires

287.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à raison du caractère inadéquat de l’indemnité d’expropriation ;

2.  Dit qu’il ne s’impose pas d’examiner sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 le grief tiré de l’application rétroactive en l’espèce de l’article 5 bis de la loi no 359/1992 ;

3.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de l’application en l’espèce de l’article 5 bis de la loi no 359/1992 ;

4.  Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement relative au non-épuisement des voies de recours internes, pour ce qui est du grief tiré de la durée de la procédure ;

5.  Dit que les requérants peuvent se prétendre « victimes » aux fins de l’article 34 de la Convention d’une violation du principe du « délai raisonnable » ;

6.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la durée de la procédure ;

7.  Dit

a)  que lEtat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes suivantes :

i.  580 000 EUR (cinq cent quatre-vingt mille euros) pour dommage matériel,

ii.  8 400 EUR (huit mille quatre cents euros) plus 4 000 EUR (quatre mille euros) soit au total 12 400 EUR (douze mille quatre cents euros) pour dommage moral,

iii.  50 000 EUR (cinquante mille euros) pour frais et dépens,

iv.  tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

8.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 mars 2006.

Lawrence Early Luzius Wildhaber 
Greffier adjoint Président