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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Camera)

 

 

25 ottobre 2012

 

 

 

 

AFFAIRE VISTIŅŠ ET PEREPJOLKINS c. LETTONIE

 

(Requête n. 71243/01)

 

 

 

ARRÊT

(Fond)

 

 

 

STRASBOURG

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 


 

En l’affaire Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

         Nicolas Bratza, président,
         Françoise Tulkens,
         Nina Vajić,
         Dean Spielmann,
         Lech Garlicki,
         Peer Lorenzen,
         Karel Jungwiert,
         Elisabeth Steiner,
         Ján Šikuta,
         András Sajó,
         Nona Tsotsoria,
         Işıl Karakaş,
         Kristina Pardalos,
         Angelika Nußberger,
         Julia Laffranque,
         Linos-Alexandre Sicilianos,
         André Potocki, juges,
et de
Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 11 janvier et 19 septembre 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 71243/01) dirigée contre la République de Lettonie et dont deux ressortissants de cet État, MM. Jānis Vistiņš et Genādijs Perepjolkins (« les requérants »), ont saisi la Cour le 5 juin 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Devant la Cour, les requérants ont été représentés par Me E. Radziņš, avocat à Riga. Le gouvernement letton (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme I. Reine.

3.  Dans leur requête, les intéressés alléguaient que l’expropriation de terrains qui leur appartenaient en application d’une loi prévoyant une procédure qui ne s’appliquait qu’à eux et moyennant une indemnisation dérisoire avait emporté violation de leur droit au respect de leurs biens garanti par l’article 1 du Protocole no 1. Ils se disaient également victimes d’une discrimination prohibée par l’article 14 de la Convention.

4.  A la suite du déport d’Ineta Ziemele, juge élue au titre de la Lettonie (article 28 § 3 du règlement de la Cour), le Gouvernement a désigné Lech Garlicki, juge élu au titre de la Pologne, pour siéger à sa place (anciens articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

5.  Par une décision du 30 novembre 2006, une chambre de la troisième section a déclaré la requête recevable. Par la suite, tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement).

6.  Le 8 mars 2011, une chambre de la même section, composée de Josep Casadevall, Corneliu Bîrsan, Boštjan M. Zupančič, Lech Garlicki, Alvina Gyulumyan, Egbert Myjer et Luis López Guerra, juges, ainsi que de Santiago Quesada, greffier de section, a rendu un arrêt concluant, par six voix contre une, à la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1 et, à l’unanimité, à la non-violation de l’article 14 de la Convention.

7.  Le 15 septembre 2011, faisant droit à une demande formulée par les requérants le 16 mai 2011, le collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l’affaire devant celle-ci en application de l’article 43 de la Convention. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

8.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites (article 59 § 1 du règlement).

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 11 janvier 2012 (article 59 § 3 du règlement).

 

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
Mmes I. Reine,                                                                                  agente,
         S. Kauliņa,                                                                           conseil,
         L. Priedīte-Kancēviča,
         I. Strautmane,
M.    Ģ. Bramans,                                                                   conseillers ;

–  pour les requérants
Mes   E. Radziņš,                                                                                       
         G. Kārkliņa,                                                                       conseils,
MM. J. Gromovs,                                                                      conseiller,
         G. Perepjolkins,                                                              requérant.

 

La Cour a entendu en leurs déclarations Me Radziņš, M. Gromovs et Mme Reine. Elle a également entendu Me Radziņš et Mme Reine en leurs réponses à des questions posées par des juges.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  L’acquisition des terrains litigieux par les requérants

10.  Par des contrats de donation entre vifs signés en 1994, les requérants devinrent propriétaires de cinq terrains sis sur l’île de Kundziņsala. Située non loin de l’embouchure du fleuve Daugava, cette île fait partie de la ville de Riga, à laquelle elle est reliée par un pont routier et une ligne ferroviaire. Essentiellement occupée par des infrastructures portuaires, elle comprend également un petit quartier résidentiel dans sa partie sud.

11.  Le premier requérant acquit un terrain de 17 998 m2 en vertu d’un contrat de donation conclu avec Mme P. le 21 avril 1994. Ce transfert de propriété fut inscrit au cadastre par la Division des livres fonciers de la ville de Riga (Rīgas pilsētas Zemesgrāmatu nodaļa) le 26 juillet 1994. Pour sa part, le second requérant devint propriétaire :

a)  d’un terrain mesurant 11 000 m2, en vertu d’un contrat de donation conclu avec Mme J. le 21 avril 1994 (opération inscrite au cadastre le même jour) ;

b)  d’un terrain mesurant 7 150 m2, en vertu d’un contrat de donation conclu avec M. O. le 21 avril 1994 (opération inscrite au cadastre le même jour) ;

c)  d’un terrain mesurant 10 970 m2, en vertu d’un contrat de donation conclu avec le même M.O. le 12 septembre 1994 (opération inscrite au cadastre le lendemain, soit le 13 septembre 1994) ;

d)  d’un terrain mesurant 18 620 m2, en vertu d’un contrat de donation conclu avec Mme D. le 28 juin 1994 (opération inscrite au cadastre le même jour).

12.  Les clauses des contrats en question étaient pratiquement identiques. Le contrat conclu au bénéfice du premier requérant stipulait que le second requérant agissait en qualité de mandataire de la donatrice. De la même manière, il était précisé dans les trois premiers contrats conclus par le deuxième requérant (points a), b) et c) du paragraphe précédent) que le premier requérant agissait au nom des donateurs.

13.  Tous les donateurs étaient des héritiers des propriétaires légitimes des terrains susvisés, qui avaient été expropriés par l’Union soviétique après 1940. Au cours du processus de dénationalisation opéré au début des années 1990, leur droit de propriété sur lesdits terrains avait été rétabli. Selon les explications des requérants, non contestées par le Gouvernement, les donations dont ils avaient bénéficié visaient à récompenser certains services personnels qu’ils avaient rendus aux donateurs. Mme D. aurait offert son terrain au deuxième requérant pour le récompenser de l’aide qu’il lui avait apportée pour l’accomplissement des formalités de restitution de ses dix-neuf biens immobiliers dispersés dans toute la Lettonie. Mme J. aurait été une amie de longue date du deuxième requérant, et le donateur des deux terrains restants, M. O., les aurait cédés à l’intéressé pour le remercier d’avoir pris en charge une opération cardiaque coûteuse. Pour sa part, le premier requérant serait devenu propriétaire de son terrain en échange de services dont il ne précise pas la nature.

14.  Chacun des terrains en question se vit attribuer par les contractants, dans le contrat qui le concernait, une valeur fixée à 500 lats lettons (LVL, soit environ 705 euros (EUR)), à l’exception de celui de 10 970 m², qui fut estimé à 1 000 LVL (environ 1 410 EUR). Les parties s’accordent à dire qu’il ne s’agissait pas de la valeur cadastrale des terrains en cause (valeur servant de référence aux fins du calcul de l’impôt foncier), mais d’une somme purement indicative ayant pour seule fonction de permettre le calcul de la taxe d’enregistrement qui, à l’époque pertinente, représentait 10 % de la valeur du bien. En effet, selon les explications des requérants non démenties par le Gouvernement, les valeurs cadastrales n’existaient pas à cette époque et la seule base de calcul de la taxe était le prix de cession des biens, conformément à la loi applicable (paragraphe 64 ci-dessous).

15.  En outre, les intéressés s’acquittèrent d’une taxe notariale de 0,25 LVL. En revanche, ils ne furent redevables d’aucun impôt sur le revenu en raison de ces opérations, les donations entre particuliers en étant exemptées. Par ailleurs, conformément à la loi applicable à l’époque (paragraphe 63 ci-dessous), ils furent également exemptés du paiement de l’impôt foncier (zemes nodoklis) pendant les six mois suivant l’acquisition, c’est-à-dire jusqu’à la fin de l’année 1994.

16.  Les parties sont en désaccord quant à la valeur réelle des terrains en question à l’époque de leur expropriation. Le Gouvernement explique que l’exploitation de ces terrains avait commencé pendant la période soviétique, en 1980, au moment de la construction des infrastructures portuaires – conteneurs d’entrepôt et installations de fret à ciel ouvert – qui s’y trouvent actuellement. Selon lui, ces infrastructures portuaires sont hors du commerce, de sorte que l’estimation de leur éventuelle valeur marchande est impossible et sans objet.

17.  Selon les requérants, il n’existait sur les cinq terrains litigieux aucune autre infrastructure que des plaques de béton. Ils précisent que celles-ci permettaient aux terrains en question de servir à l’entreposage de conteneurs maritimes, mais qu’aucun autre équipement tel que des voies ferrées, des grues ou des entrepôts n’y avait été installé. Des fiches d’inventaire de trois de ces terrains, auxquelles renvoient les requérants, indiquent que la valeur de ces plaques de béton s’élevait à 5,28 LVL par mètre carré.

18.  D’après les informations statistiques fournies par le Gouvernement, dont les requérants admettent l’exactitude, 89 % de tous les conteneurs spéciaux expédiés en 1996 par voie maritime depuis ou vers la Lettonie ont transité par la partie de l’île où se trouvent les terrains litigieux. Les intéressés ne contestent pas non plus que les premières décisions concernant la zone portuaire de Kundziņsala ont été prises pendant la période de transition constitutionnelle, entre 1990 et 1991, par le Conseil suprême de la République de Lettonie (l’assemblée législative de l’époque). En 1992, les autorités engagèrent une procédure visant à fixer les limites du port et à déterminer les infrastructures à transférer de l’ex-Union soviétique à l’État letton indépendant.

B.  L’expropriation des terrains litigieux

19.  Le 15 août 1995, le Conseil des ministres de la République de Lettonie adopta le règlement no 278 relatif à la fixation des limites du port de Riga (Noteikumi par Rīgas ostas robežu noteikšanu). Conformément à ce règlement, tous les terrains appartenant aux requérants furent incorporés dans le périmètre du port, opération qui fut entérinée par la loi sur le port autonome de commerce de Riga (Rīgas tirdzniecības brīvostas likums) adoptée par le Parlement le 6 novembre 1996. En application de la loi en question, tous les terrains privés situés dans les limites du port furent grevés d’une servitude au profit de la société anonyme publique chargée de la gestion de celui-ci, à charge pour cette société de verser aux propriétaires une indemnité annuelle plafonnée à 5 % de la valeur cadastrale des terrains concernés.

20.  En janvier 1996, les requérants demandèrent au Centre d’évaluation immobilière du Service foncier de l’Etat (Valsts Zemes dienesta Nekustamā īpašuma vērtēšanas centrs) de déterminer la valeur cadastrale de leurs terrains pour l’année 1996. Par cinq lettres du 15 janvier 1996, le Centre fixa à 564 410 LVL (soit environ 900 000 EUR) la valeur cadastrale du terrain de M. Vistiņš, et à 285 830 LVL, 767 724 LVL, 769 824 LVL et 1 303 102 LVL (soit 3 126 480 LVL au total (environ 5 010 000 EUR)) les valeurs cadastrales respectives des parcelles appartenant à M. Perepjolkins.

21.  Le 11 juin 1997, la direction du port autonome de commerce de Riga saisit à son tour le Centre d’évaluation, lui demandant de calculer le montant des indemnités dues aux requérants en cas d’expropriation, par application de l’article 2 de la décision du Conseil suprême sur les modalités de l’entrée en vigueur de la loi relative à l’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique (ci-dessous la « loi générale sur l’expropriation », adoptée en 1923). Cet article – applicable, entre autres, aux requérants – plafonne le montant des indemnités à verser aux propriétaires de certains terrains à exproprier à la valeur cadastrale des terrains en question au 22 juillet 1940 multipliée par un coefficient de conversion.

22.  Le 12 juin 1997, le Centre délivra deux attestations selon lesquelles le premier requérant devait recevoir 548,26 LVL (soit environ 850 EUR) pour sa parcelle de 17 998 m², et le deuxième 8 616,87 LVL (soit environ 13 500 EUR) pour ses terrains d’une superficie totale de 47 740 m².

23.  Conformément au règlement no 273 du 5 août 1997, adopté en application du pouvoir législatif délégué (paragraphe 41 ci-dessous) et entré en vigueur le 9 septembre 1997, le Conseil des ministres ordonna l’expropriation de tous les terrains en cause au profit de l’État. Le 30 octobre 1997, cette mesure fut confirmée par le Parlement, qui adopta une loi spéciale à cet effet (paragraphe 54 ci-dessous). La loi en question prévoyait le versement d’indemnités à MM. Vistiņš et Perepjolkins en contrepartie de l’expropriation et énonçait que celle-ci serait réputée accomplie une fois les sommes en question déposées sur les comptes courants des requérants.

24.  Le 8 mai 1998, la Banque hypothécaire et foncière de Lettonie (Latvijas Hipotēku un zemes banka) ouvrit un compte courant au nom de chacun des requérants. Le 14 octobre 1998, elle attesta officiellement que les montants précités de 548,26 et 8616,87 LVL, alloués aux requérants à titre d’indemnités, avaient été effectivement versés sur ces deux comptes. Toutefois, les intéressés refusèrent d’effectuer quelque opération que ce soit avec lesdits montants. A la suite de ces versements, le juge des livres fonciers (zemesgrāmatu tiesnesis) de Riga prescrivit l’enregistrement, au profit de l’État, du droit de propriété sur les terrains expropriés par deux ordonnances prises les 17 et 20 novembre 1998 respectivement. Aucun impôt ne fut prélevé sur les sommes en question.

C.  Les procédures en remboursement d’arriérés de loyer

25.  En 1998, le deuxième requérant intenta successivement deux procédures en vue d’obtenir le versement d’arriérés de loyer pour l’usage de ses terrains. Dans le cadre de la première procédure, diligentée contre la Direction portuaire de Riga et le port autonome de commerce de Riga, il demanda le paiement d’arriérés de loyer dus au titre de la période allant du 21 avril 1994 au 31 mars 1996. Par un arrêt du 15 octobre 1998, confirmé en cassation le 6 janvier 1999, la cour régionale de Riga condamna le port autonome à verser à l’intéressé 278  175 LVL (soit environ 448 150 EUR) pour l’usage de ses terrains pendant la période en question.

26.  Par la suite, le deuxième requérant exerça une nouvelle action contre le port autonome, auquel il demanda le versement d’arriérés de loyer pour la période postérieure au 1er avril 1996 et d’une indemnité au titre de la servitude foncière grevant sa propriété. Le 18 mars 1999, la chambre des affaires civiles de la Cour suprême fit partiellement droit à cette demande, octroyant au requérant une somme de 90 146,84 LVL (environ 145  000 EUR) à ce titre après avoir fixé le montant du loyer à 2 % de la valeur cadastrale des terrains à l’époque pertinente. Pour déterminer cette somme, la chambre tint notamment compte du fait que l’intéressé n’avait effectué aucun investissement sur les terrains litigieux. Elle précisa également que le droit de propriété du requérant s’était éteint le 9 septembre 1997, date à laquelle l’expropriation était devenue effective. Par un arrêt du 12 mai 1999, le sénat de la Cour suprême confirma l’arrêt de la chambre.

27.  M. Vistiņš intenta une procédure analogue. Par un arrêt du 9 juin 1999, la chambre des affaires civiles condamna le port autonome à lui verser 53 036 LVL (environ 85 000 EUR) au titre d’arriérés de loyer dus pour la période allant de 1994 à 1997.

D.  La procédure en annulation du titre de propriété de l’État

28.  En janvier 1999, les requérants assignèrent le ministère des Transports (Satiksmes ministrija) devant la cour régionale de Riga. Dans leur mémoire, ils demandèrent l’annulation de l’enregistrement cadastral du droit de propriété de l’État et la réinscription, dans les livres fonciers, de leurs titres de propriété initiaux sur les terrains litigieux.

29.  A l’appui de leur demande, les intéressés alléguèrent que la loi générale sur l’expropriation prévoyait une procédure uniforme qui n’avait pas été respectée à leur égard. Selon cette procédure, après l’adoption de la loi spéciale du 30 octobre 1997, le ministère des Transports aurait tout d’abord dû entamer avec eux des négociations en vue de parvenir à un accord amiable sur le montant des indemnités (article 5 de la loi générale sur l’expropriation) puis, en cas d’échec des négociations, saisir le tribunal compétent pour faire trancher le litige (article 9). Les requérants insistèrent notamment sur le fait qu’ils n’étaient pas satisfaits des sommes versées à titre d’indemnisation et qu’ils étaient privés de leur droit de les contester en justice. A cet égard, ils rappelèrent que les ordonnances du juge des livres fonciers avaient été prises en l’absence d’un jugement préalable passé en force de chose jugée sur le montant des indemnités, raison pour laquelle ces ordonnances étaient selon eux contraires à l’article 18 de la loi générale sur l’expropriation. A leurs yeux, l’expropriation en général, et la transmission du titre légal de propriété en particulier, avaient été opérées en violation de la loi générale sur l’expropriation, et donc au mépris de l’article 1 du Protocole no 1.

30.  Par un arrêt du 29 mars 2000, la cour régionale débouta les requérants de leurs demandes. Dans son arrêt, elle précisa que, contrairement à ce qu’ils soutenaient, l’expropriation n’était pas fondée sur la loi générale sur l’expropriation car elle avait été prononcée dans le cadre de la réforme foncière en Lettonie, circonstance entraînant l’application de la loi spéciale du 30 octobre 1997. Elle ajouta que, selon l’article 4 de cette loi, la simple existence de celle-ci et le constat du versement de l’indemnité d’expropriation suffisaient à opérer un transfert légal de propriété au profit de l’État. Relevant en l’espèce que les indemnités dues aux intéressés avaient été versées sur leurs comptes, la cour régionale constata que les deux éléments se trouvaient réunis et conclut que le juge des livres fonciers avait agi conformément à la loi en enregistrant l’État en tant que nouveau propriétaire des terrains en cause.

31.  Par ailleurs, elle observa que l’article 3 § 1 de la loi du 30 octobre 1997 – relatif aux montants des indemnités – se référait à l’article 2 de la décision du Conseil suprême sur les modalités de l’entrée en vigueur de la loi générale sur l’expropriation, et que cette décision avait été déclarée conforme à l’article 1 du Protocole no 1 par la Cour constitutionnelle.

32.  Les requérants firent appel de cet arrêt devant la chambre des affaires civiles de la Cour suprême. Soulignant d’emblée qu’ils ne s’opposaient pas à l’expropriation en tant que telle, pourvu que les formalités prescrites par la loi fussent observées et que le montant des indemnités fût raisonnable, ils soutinrent que tel n’avait pas été le cas en l’espèce, faisant valoir en particulier qu’aucune expertise n’avait été ordonnée pour déterminer la valeur réelle des terrains en litige (article 16 de la loi générale sur l’expropriation). Sans contester la conclusion de la cour régionale selon laquelle la loi du 30 octobre 1997 s’analysait en une lex specialis par rapport à la loi générale, ils avancèrent toutefois que ce texte ne pouvait être interprété comme dérogeant à la procédure normale d’expropriation, et que le juge des livres fonciers avait dès lors agi illégalement en reconnaissant le droit de propriété de l’État sans avoir reçu copie d’un jugement déterminant le montant de l’indemnisation.

33.  Par un arrêt du 28 septembre 2000, la chambre des affaires civiles rejeta l’appel interjeté par les intéressés, se ralliant en substance aux motifs et aux constats de l’arrêt entrepris. Pour autant que les requérants critiquaient le montant des indemnités allouées, elle releva que celui-ci avait été fixé conformément à l’article 2 de la décision précitée du Conseil suprême. Elle ajouta que, si les intéressés estimaient que le calcul du Service foncier de l’État était erroné et que les coefficients pertinents avaient été incorrectement appliqués, ils auraient pu le contester au moyen d’une procédure distincte, ce qu’ils n’avaient pas fait.

34.  Les requérants se pourvurent en cassation devant le sénat de la Cour suprême. Dans leur pourvoi, ils précisèrent que l’objet direct et immédiat de leur demande n’était pas la contestation du calcul de l’indemnisation en tant que tel, mais plutôt le fait qu’ils n’avaient pu obtenir que l’indemnisation en question fût fixée à l’issue d’une procédure judiciaire équitable, procédure qui s’imposait selon eux en application de la loi générale sur l’expropriation. Ils alléguèrent que la tenue d’une telle procédure leur aurait permis de présenter au juge les preuves de leurs investissements sur les terrains en question, rappelant qu’ils ne pouvaient pas saisir eux-mêmes le tribunal à cet effet puisque l’article 9 de la loi susmentionnée réservait ce droit à l’administration de l’État.

35.  Par un arrêt du 20 décembre 2000, le sénat rejeta le pourvoi des requérants, pour les mêmes motifs que la chambre des affaires civiles.

36.  Entre-temps, le 17 août 2000, l’État avait concédé l’usage de tous les terrains en cause à une société anonyme de transport privée, B., dont il continue de percevoir des loyers.

E.  Les procédures de redressement fiscal

37.  Le 9 décembre 1999, le département des finances du conseil municipal de Riga adressa au premier requérant un avis de redressement fiscal, lui enjoignant d’acquitter une somme de 18 891 LVL correspondant à l’impôt foncier grevant le terrain qui lui avait appartenu, majoré d’une pénalité, au titre de la période allant du 1er janvier 1997 au 30 octobre 1997, date de l’expropriation. L’intéressé saisit le tribunal de première instance de l’arrondissement de Ziemeļu, qui lui donna raison et annula l’avis litigieux. La municipalité interjeta appel de cette décision devant la cour régionale de Riga, qui confirma l’annulation de l’avis par un arrêt du 10 janvier 2003. Dans son arrêt, la cour régionale précisa que l’impôt foncier pouvait être acquitté par une personne autre que le propriétaire parce qu’il s’agissait d’un impôt réel et non d’un impôt personnel, et releva qu’il avait déjà été payé par la société anonyme publique chargée de la gestion du port qui exploitait le terrain en cause au titre d’une servitude. Le pourvoi en cassation formé par le conseil municipal devant le sénat de la Cour suprême fut rejeté par un arrêt du 19 mars 2003.

38.  Le 22 janvier 1999, le département des finances du conseil municipal de Riga notifia au deuxième requérant un avis de redressement fiscal de 78 382 LVL, pénalités comprises, au titre de l’année 1997. L’intéressé forma un recours en annulation devant le tribunal compétent, qui y fit droit. Sur appel de la municipalité, la cour régionale de Riga annula le jugement du tribunal de première instance par un arrêt du 26 février 2002, déclarant que les terrains du requérant ne faisaient pas partie de ceux pour lesquels la société anonyme portuaire avait payé l’impôt foncier. Cet arrêt fut ultérieurement confirmé en cassation. Toutefois, s’appuyant sur des faits nouvellement découverts, le sénat de la Cour suprême rouvrit la procédure en septembre 2003. Le dossier fut renvoyé devant la Cour administrative d’appel qui, par un arrêt du 15 juillet 2005, accueillit le recours du deuxième requérant et annula l’avis de redressement contesté, au motif que la société portuaire avait déjà payé l’impôt foncier pour les terrains concernés. Le sénat de la Cour suprême statuant en cassation ayant confirmé cet arrêt le 7 février 2006, le deuxième requérant n’eut pas à acquitter d’impôt sur les terrains en question.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Dispositions constitutionnelles

39.  Adoptée en 1922, la Constitution lettonne (Satversme) a retrouvé sa pleine application en 1993. En 1997, année où les expropriations litigieuses eurent lieu, elle ne comportait pas encore de charte des droits fondamentaux. Ceux-ci étaient régis par un texte distinct, la loi constitutionnelle du 10 décembre 1991 sur les droits et obligations de l’homme et du citoyen (Konstitucionālais likums «Cilvēka un pilsoņa tiesības un pienākumi»). L’article 21 de cette loi se lisait ainsi :

« L’État reconnaît et protège la propriété et le droit à l’héritage.

Un particulier peut être propriétaire de biens de toutes sortes, sauf ceux soumis aux restrictions établies à l’article 9 [relatif aux ressources naturelles].

Les biens ne peuvent faire l’objet d’une expropriation que selon les modalités prévues par loi et sur décision de justice. Si les biens sont expropriés en vue de la réalisation de projets publics, le propriétaire a droit à une indemnisation adéquate. »

40.  Par une loi du 15 octobre 1998, entrée en vigueur le 6 novembre 1998, le législateur inséra dans la Constitution un nouveau chapitre VIII, consacré aux droits fondamentaux. Au sein de ce chapitre, le nouvel article 105 de la Constitution dispose que :

« Chacun a droit à la propriété. La propriété ne peut être utilisée à des fins contraires aux intérêts de la société. Le droit de propriété ne peut être restreint que conformément à la loi. L’expropriation forcée pour cause d’utilité publique ne peut être autorisée que dans des cas exceptionnels, sur le fondement d’une loi spéciale et moyennant une indemnisation équitable. »

41.  Abrogé en 2007, l’article 81 de la Constitution conférait au Conseil des ministres un pouvoir législatif délégué et limité. En vigueur à l’époque de l’expropriation litigieuse, il se lisait ainsi :

« Durant les intersessions parlementaires, le Conseil des ministres peut, en cas de besoin impérieux, adopter des règlements ayant force de loi. Ceux-ci ne peuvent modifier la loi sur les élections parlementaires, ni les lois d’organisation judiciaire et de procédure, ni la loi budgétaire, ni le droit budgétaire, ni les lois adoptées par la législature en cours. Ils ne peuvent pas non plus régir l’amnistie, l’émission de bons du Trésor, les impôts de l’État, les douanes, les tarifs des chemins de fer et les emprunts. Ils deviennent caducs s’ils ne sont pas soumis au Parlement au plus tard trois jours après l’ouverture de la session parlementaire suivante. »

B.  Dispositions législatives et réglementaires

1.  Restitution des terrains illégalement saisis par l’Union soviétique

42.  Dans sa rédaction initiale, le premier alinéa de l’article 12 de la loi du 20 novembre 1991 sur la réforme foncière dans les villes de la République de Lettonie (Likums « Par zemes reformu Latvijas Republikas pilsētās ») se lisait ainsi :

« Dans tous les (...) cas, lorsque des bâtiments ont été érigés [entre-temps] sur les terrains des anciens propriétaires, ou que, conformément aux plans d’urbanisme, il est prévu d’y édifier des constructions nécessaires à la satisfaction des besoins de la société, les anciens propriétaires des terrains ou leurs héritiers pourront, à leur convenance :

        réclamer la restitution de leur propriété et obtenir du propriétaire des bâtiments ou des constructions (...) le paiement d’un loyer dont le montant maximal sera fixé par le Conseil des ministres (...), ou

         demander qu’on leur accorde la propriété ou l’usage d’autres parcelles de même valeur situées dans les limites administratives de la même ville, selon la destination des parcelles en question, ou

        recevoir une indemnisation selon les modalités définies par la loi. »

43.  Une loi du 31 mars 1994 apporta des restrictions à la restitution des terrains occupés par certaines constructions ou installations, modifiant l’article précité de la manière suivante :

« Les anciens propriétaires fonciers ou leurs héritiers se verront restituer la propriété des terrains qui leur appartenaient, sauf :

(...)

3)  si les terrains en question sont occupés par (...) des installations ou des infrastructures de génie civil ou de transport (...), [par exemple] des ports. En pareil cas, le droit de propriété sur ces terrains sera enregistré au nom de l’État ou de la collectivité locale concernée et les anciens propriétaires ou leurs héritiers pourront, à leur convenance, demander qu’on leur attribue la propriété d’autres parcelles de même valeur situées dans les limites administratives de la même ville ou recevoir une indemnisation selon les modalités définies par la loi. »

44.  Une loi du 24 novembre 1994 modifia cette disposition de la façon suivante :

« Les anciens propriétaires fonciers ou leurs héritiers se verront restituer la propriété des terrains qui leur appartenaient, sauf :

(...)

3)  si les terrains en question sont occupés par (...) des installations ou des infrastructures de génie civil ou de transport (...), [par exemple] des ports. En pareil cas, le droit de propriété sur ces terrains sera enregistré au nom de l’État ou de la collectivité locale concernée après attribution aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers, selon leur convenance et d’après les modalités définies par la loi, de parcelles de même valeur situées ailleurs (...) ou d’une indemnité. S’il est impossible de parvenir à un accord avec les anciens propriétaires des terrains ou leurs héritiers au sujet de l’indemnité ou de l’attribution d’autres parcelles de même valeur, les terrains devront faire l’objet d’une expropriation selon les modalités définies par la loi relative à l’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique. »

45.  La loi du 12 octobre 1995 modifia la disposition précitée en en supprimant la dernière phrase relative à l’expropriation des terrains. Entrée en vigueur le 6 juin 1997, la loi du 8 mai 1997 assortit l’alinéa précité d’une note ayant la même valeur juridique que l’article 12 et ainsi libellée :

« Note : Les anciens propriétaires de terrains ou leurs héritiers qui possèdent des immeubles d’habitation situés sur le territoire d’un port pourront se voir restituer la propriété de ces terrains pour autant qu’ils en aient l’usage légal [et à condition que la superficie des terrains en question] ne dépasse pas 1 200 mètres carrés, sauf si les terrains concernés sont situés dans le quartier résidentiel de l’île de Kundziņsala compris dans le territoire du port autonome de commerce de Riga, auquel cas les anciens propriétaires et leurs héritiers pourront se voir restituer la propriété de toute la superficie qui leur appartenait. »

46.  En outre, la loi en question inséra dans le texte de l’article 12 un nouvel alinéa qui se lisait ainsi :

« Lorsque les anciens propriétaires ou leurs héritiers se sont vu restituer la propriété d’un terrain occupé par des installations mentionnées au point 3 du premier alinéa du [présent] article (...), le montant annuel du loyer exigible ne peut excéder cinq pour cent de la valeur cadastrale du terrain en question ».

47.  A l’époque des faits, l’article 19 § 4 de la loi du 22 juin 1994 sur les ports (Likums par ostām) se lisait ainsi :

« Seuls l’État et les collectivités locales agissant par l’intermédiaire d’une direction portuaire peuvent acheter des terrains sur le territoire d’un port. Il est interdit aux directions portuaires de vendre des terrains situés sur le territoire d’un port. »

48.  Modifié par une loi du 24 octobre 2002 entrée en vigueur le 28 novembre 2002, l’article 19 § 5 de la loi précitée se lit désormais ainsi :

« Les anciens propriétaires (ou leurs héritiers) qui, à la date du 21 juillet 1940, possédaient des terrains situés sur le territoire actuel du port, et dont le droit de propriété sur ces terrains a été reconnu (...) mais n’a pas été rétabli en raison des restrictions prévues par la loi, se verront attribuer des parcelles de même valeur ou seront indemnisés au moyen de certificats d’indemnisation, dont le nombre sera calculé d’après la valeur cadastrale actualisée des terrains en question. Si les personnes concernées ont reçu des certificats d’indemnisation correspondant à la valeur cadastrale des terrains pour l’année 1940, elles se verront accorder un nombre de certificats (...) supplémentaires correspondant à la différence entre la valeur cadastrale de 1940 et la valeur cadastrale actualisée. »

49.  Le règlement no 171 du 6 mai 1997 relatif au calcul de l’indemnisation due aux anciens propriétaires fonciers ou à leurs héritiers et à la détermination de la valeur des terrains urbains dont la propriété a été transférée (Noteikumi par kompensācijas aprēķināšanu bijušajiem zemes īpašniekiem vai viņu mantiniekiem un maksas noteikšanu par īpašumā nodoto zemi pilsētās), adopté en application de la loi sur la réforme foncière dans les villes de la République de Lettonie, comporte un article 8 ainsi libellé :

« Les demandeurs en indemnisation qui contestent le montant des indemnités calculé [par le Service foncier de l’État] peuvent saisir les tribunaux. »

2.  Expropriation

a)  Dispositions générales

50.  A l’époque des faits, et jusqu’au 1er janvier 2011, l’expropriation était régie par la loi relative à l’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique (Likums « Par nekustamā īpašuma piespiedu atsavināšanu valsts vai sabiedriskajām vajadzībām ») adoptée en 1923 et remise en vigueur le 15 septembre 1992. Les articles pertinents de cette loi étaient ainsi libellés :

Article premier

« L’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique n’est autorisée que dans des cas exceptionnels. Pareille mesure doit toujours donner lieu à indemnisation et être prise sur le fondement d’une loi spéciale. »

Article 3, premier alinéa

« La proposition d’expropriation (...) est présentée par le gouvernement sur la base d’un avis émis par l’organe administratif compétent ou la collectivité locale concernée, si l’institution en question ne peut obtenir le bien immobilier par la voie d’un accord avec le propriétaire. La proposition doit comporter des informations relatives au bien immobilier à exproprier et indiquer les motifs justifiant l’expropriation. »

Article 5

« Après adoption de la loi [d’expropriation], l’institution expropriante invite le propriétaire à conclure avec elle un accord de cession [amiable] du bien immobilier concerné et à choisir, à son gré, entre une juste indemnisation et l’échange [du bien] contre un bien de même valeur. »

Article 6

« Lorsque l’indemnité [d’expropriation] est fixée par la voie d’un accord amiable, ou que l’indemnisation a lieu par compensation de la valeur du bien immobilier exproprié avec celle d’un autre bien attribué en échange de celui-ci, un contrat (...) doit être conclu. »

Article 9, premier et deuxième alinéas

« Lorsque [les parties] ne peuvent parvenir à un accord, l’affaire est examinée par un tribunal à la demande de l’institution expropriante.

A réception de la demande en question, le tribunal désigne un huissier de justice avec mission de décrire et d’évaluer le bien immobilier, en présence d’un représentant de l’institution expropriante, du propriétaire, ainsi que de trois experts choisis d’un commun accord par les parties. (...) »

Article 10

« L’institution expropriante soumet au tribunal une déclaration indiquant la valeur qu’elle attribue au bien immobilier à exproprier et justifiant son évaluation. Copies de cette déclaration sont délivrées au propriétaire du bien immobilier et à ses créanciers hypothécaires (...) »

Article 13

« L’évaluation est effectuée en fonction des prix locaux et de l’état du bien concerné. Si le propriétaire le demande, [le bien] doit également être évalué en fonction des revenus qu’il génère.

Les revenus que génère un bien immobilier sont évalués au regard des renseignements fournis par son propriétaire. Lorsque la valeur du bien est déterminée en fonction des revenus générés par celui-ci, elle correspond aux revenus nets moyens générés par le bien pendant les cinq dernières années majorés de 5 %, ou, si le propriétaire a possédé le bien moins de cinq ans, aux revenus nets moyens générés par le bien pendant toute la période en question majorés de 5 % »

Article 16

« Avant d’examiner l’affaire, le tribunal cite le propriétaire, le représentant de l’institution expropriante et les créanciers hypothécaires.

Le tribunal détermine le montant de l’indemnisation sur la base des avis des experts et en fonction des prix locaux ou des revenus que génère [le bien] lorsque le propriétaire le demande et que le tribunal juge cette demande raisonnable.

Le jugement du tribunal est susceptible de recours selon les modalités définies par la loi. »

Article 17, premier alinéa

« Une fois le jugement relatif à l’expropriation du bien immobilier devenu exécutoire, le propriétaire de celui-ci doit se voir verser l’indemnité due et, le cas échéant, les intérêts fixés par le tribunal – lesquels ne peuvent être inférieurs à 6 % l’an – à compter de la date du transfert de propriété jusqu’à la date du versement. »

Article 18

« Après le versement de l’indemnité (...), l’institution concernée transmet une copie du jugement accompagnée de la description du bien immobilier à la division des livres fonciers afin que celle-ci l’enregistre au nom de l’État ou de la collectivité locale. »

51.  Une loi du 19 décembre 1996 inséra dans l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992 sur les modalités de l’entrée en vigueur[1] de la loi générale de 1923 (Lēmums « Par Latvijas Republikas likuma « Par nekustamā īpašuma piespiedu atsavināšanu valsts vai sabiedriskajām vajadzībām » spēkā stāšanās kārtību ») des dispositions dont les parties pertinentes se lisaient ainsi :

« (...) Lorsqu’une expropriation réalisée dans le cadre de la réforme foncière portait sur un bien immobilier nécessaire à (...) l’entretien ou au fonctionnement d’infrastructures (...) de transport, [et lorsque l’objet de l’expropriation] a été ou doit être restitué à l’ancien propriétaire (ou à ses héritiers), le montant de l’indemnité doit être déterminé en argent selon les modalités fixées par la loi sans pouvoir dépasser la valeur du bien immobilier concerné fixée dans les livres fonciers ou les pièces de cadastre dressées avant le 22 juillet 1940 et comportant la mention de la valeur de ce bien (...). Il incombe au Service foncier de l’État de déterminer les coefficients de conversion en prix actuels de la valeur du bien exprimée en prix des années 1938-1940 (établis en lats d’avant-guerre).

Lorsque, après avoir recouvré son bien, le propriétaire en a augmenté la valeur, les investissements à l’origine de cette augmentation doivent eux aussi faire l’objet d’une indemnisation. De même, il y a lieu de compenser les dépenses raisonnablement engagées par le propriétaire (ou ses héritiers) et liées à la restitution de la propriété (l’arpentage, l’obtention d’informations auprès des archives, etc.). Les sommes payées en rémunération des services d’un représentant doivent être remboursées à concurrence des frais réellement engagés, dont le montant ne peut dépasser celui déterminé par le barème des honoraires d’avocat.

Les modalités d’expropriation définies par le présent article s’appliquent également aux propriétaires ayant acquis un bien immobilier par voie de donation consentie par les anciens propriétaires (ou leurs héritiers) de celui-ci. »

52.  Le 1er janvier 2011, la loi de 1923 a été remplacée par une nouvelle loi sur l’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique (Sabiedrības vajadzībām nepieciešamā nekustamā īpašuma atsavināšanas likums), adoptée le 14 octobre 2010. Aux termes de l’article 4 de cette nouvelle loi, l’expropriation d’un bien immobilier peut prendre la forme d’un accord amiable conclu entre l’État et le propriétaire du bien en question ou d’une expropriation « forcée » ordonnée sur le fondement d’une loi spéciale.

53.  L’emploi de l’expression « loi spéciale » dans l’article 105 de la Constitution et l’article premier de la loi de 1923 implique que toutes les mesures individuelles d’expropriation relèvent de la compétence exclusive du législateur, c’est-à-dire du Parlement. Comme la Cour constitutionnelle l’a relevé dans son arrêt du 16 décembre 2005, il s’agit là d’une particularité du système juridique letton par rapport à la plupart des autres pays (paragraphe 62 ci-dessous). Dans ce système, toute expropriation est toujours fondée sur deux textes législatifs, à savoir la loi générale qui détermine les règles de droit commun de l’expropriation, et une loi spéciale et ciblée par laquelle le Parlement ordonne l’expropriation de tel ou tel bien. Quant au montant de l’indemnisation, il est fixé à l’amiable ou, à défaut, par voie judiciaire (article 9 de la loi générale de 1923).

b)  Dispositions spéciales applicables aux requérants

54.  Adopté le 5 août 1997, le règlement no 273 portant expropriation de terrains pour les besoins de l’État sur le territoire du port autonome de commerce de Riga fut aussitôt soumis au Parlement, conformément à l’article 81 de la Constitution (dans sa version en vigueur à l’époque pertinente). Le 30 octobre 1997, le Parlement adopta la loi portant expropriation de terrains pour les besoins de l’État sur le territoire du port autonome de commerce de Riga (Likums « Par zemes īpašuma atsavināšanu valsts vajadzībām Rīgas tirdzniecības brīvostas teritorijā »), dont les termes sont quasiment identiques à ceux du règlement précité. Les passages pertinents de cette loi se lisent ainsi :

Article premier

« Sont expropriés, pour les besoins de l’État, des terrains appartenant à M. Genādijs Perepjolkins situés sur le territoire du port autonome de commerce de Riga, à Kundziņsala, quai de la Daugava, d’une superficie respective de 1,8620 hectare (...), 1,1000 hectare (...), 1,0970 hectare (...) et 0,7150 hectare (...) , ainsi qu’un terrain appartenant à M. Jānis Vistiņš situé dans le même secteur et d’une superficie de 1,7998 hectare (...). »

Article 2

« Le ministère des Transports fera enregistrer au nom de l’État les terrains mentionnés à l’article 1er de la présente loi (...) dans le livre foncier »

Article 3

« 1o Un compte courant sera ouvert auprès de la société anonyme publique « Latvijas Hipotēku un zemes banka » [« la banque hypothécaire et foncière de Lettonie »] au nom de chacun des propriétaires visés par l’article 1er de la présente loi. Les montants destinés à l’indemnisation y seront versés conformément à l’article 2 de la décision du Conseil suprême sur les modalités de l’entrée en vigueur de la loi relative à l’expropriation de biens immobiliers pour cause d’utilité publique.

2o Le numéro du compte courant sera communiqué, par lettre recommandée, à chacun des bénéficiaires de l’indemnisation. »

Article 4

« Les terrains visés par la présente loi seront enregistrés dans le livre foncier au nom de l’État, sur le fondement de la présente loi et après confirmation du versement [effectif] des montants destinés à l’indemnisation sur le compte des personnes mentionnées à l’article 1er de la présente loi par la société anonyme publique « Latvijas Hipotēku un zemes banka ». »

55.  La loi du 5 février 1997 portant expropriation de terrains pour les besoins de l’Etat sur le territoire de la société aéroportuaire publique « Riga » (Likums « Par zemes īpašumu atsavināšanu valsts vajadzībām valsts lidostu uzņēmuma « Rīga » teritorijā ») possède une structure presque identique à la loi susmentionnée. Ses articles 1 et 2 ordonnent l’expropriation de terrains bien précis énumérés dans les annexes à la loi. L’article 3 charge le ministère des Transports de faire inscrire le titre de propriété de l’Etat dans le livre foncier. Pour leur part, les deux derniers articles régissent les modalités de paiement des indemnités et le transfert effectif du droit de propriété.

3.  Baux et servitudes sur le territoire du port autonome de Riga

56.  Le 6 novembre 1996, le Parlement adopta la loi relative au port autonome de commerce de Riga (Rīgas tirdzniecības brīvostas likums). Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 6 de cette loi étaient ainsi libellées :

« 1o Par la présente loi, il est institué une servitude personnelle au profit de la société anonyme publique « port de commerce de Riga » sur les terrains des personnes physiques ou morales (...) occupés par le port autonome.

(...)

6o L’usager du terrain verse au propriétaire de celui-ci, en contrepartie de l’usage de la servitude, une indemnité dont le montant annuel sera déterminé d’un commun accord sans pouvoir dépasser cinq pour cent de la valeur cadastrale du terrain. »

(...) »

57.  Le 9 mars 2000, le Parlement adopta une nouvelle loi relative au port autonome de Riga (Rīgas brīvostas likums). Entrée en vigueur le 11 avril 2000, cette loi remplaça la loi précédente. L’article 4 § 8 de ce nouveau texte est identique à l’article 6 § 6 de l’ancienne loi.

4.  Dispositions du code civil

58.  Aux termes de l’article 994, premier alinéa, du code civil (Civillikums), « [s]eul celui qui est inscrit dans les livres fonciers comme le propriétaire d’un bien immobilier peut être reconnu comme tel ». Cependant, l’article 1477, deuxième alinéa, précise que « [l]es droits réels créés par une loi sont effectifs même en l’absence d’inscription dans les livres fonciers ».

59.  Les dispositions pertinentes du même code relatives à la validité des contrats et des autres conventions se lisent ainsi :

Article 1415

« Un acte illicite ou immoral dont l’objectif est contraire à la religion, aux lois ou aux bonnes mœurs, ou qui vise à contourner la loi, ne peut faire l’objet d’une convention à peine de nullité de celle-ci. »

Article 1439

« Une convention exprimant une volonté réelle mais qui a été occultée par une autre convention est valide, sauf si elle a été conclue dans le but de tromper un tiers ou, d’une manière générale, de procéder à une opération illicite. La convention apparente ne demeure valide que dans la mesure où cela s’avère nécessaire à la validité de la convention occulte. »

60.  L’article 1919 du code civil autorise la révocation d’une donation (dāvinājums) pour cause d’ingratitude du donataire. Outre la donation ordinaire, le code civil letton prévoit trois catégories particulières de donation : la donation de tous les biens présents du donateur, la donation avec charges ou conditions, et la donation rémunératoire (dāvinājums atlīdzības nozīmē) régie par l’article 1933 du même code, ainsi libellé :

« La donation rémunératoire est une donation effectuée en contrepartie d’un service rendu.

Une telle donation ne peut être révoquée pour cause d’ingratitude. »

C.  Jurisprudence de la Cour constitutionnelle

61.  Par un arrêt du 30 avril 1998, rendu dans l’affaire no 09-02(98), la Cour constitutionnelle déclara l’article 2 de la décision du Conseil suprême sur les modalités de l’entrée en vigueur de la loi générale sur l’expropriation (paragraphe 51 ci-dessus) conforme à l’article 1 du Protocole no 1. Elle s’exprima ainsi :

« (...) 5o La réforme foncière est un processus continu et complexe qui ne prend pas fin avec la restitution des biens immobiliers concernés à leurs anciens propriétaires ou aux héritiers de ceux-ci, mais avec l’achèvement de la restructuration des relations juridiques, sociales et économiques (...).

(...)

7o Les deuxième et quatrième alinéas de l’article 2 de la décision ne privent pas les propriétaires dont les biens immobiliers ont été expropriés pour cause d’utilité publique de leur droit de saisir les tribunaux afin que ceux-ci tranchent la question du montant de l’indemnisation. Le deuxième alinéa de l’article 2 de la décision a pour seul effet de plafonner le montant de l’indemnisation. Par conséquent, le moyen (...) tiré de ce que ces personnes se trouveraient privées de leur droit à la protection judiciaire et à l’égalité devant les tribunaux est dénué de fondement (...) »

62.  Par un arrêt du 16 décembre 2005, rendu dans l’affaire no 2005‑12‑0103, la Cour constitutionnelle déclara anticonstitutionnelles, nulles et non avenues les modifications apportées à la loi générale sur l’expropriation au cours de l’année 2005. Les passages pertinents de cet arrêt sont ainsi libellés :

« (...) 22o (...)

22-2) La quatrième phrase de l’article 105 de la Constitution dispose que l’expropriation forcée ne peut être autorisée que sur le fondement d’une « loi spéciale » adoptée par le législateur dans des cas exceptionnels.

Le fait que l’expropriation doive être [effectuée] non pas sur le fondement d’une loi, mais « sur le fondement d’une loi spéciale » est, dans une certaine mesure, une particularité de la Constitution lettonne. La plupart des constitutions des États européens se contentent d’énoncer que l’expropriation doit se faire en application d’une loi ou selon les modalités définies par la loi.

La disposition de l’article 105 de la Constitution qui subordonne l’expropriation à l’édiction d’une loi spéciale vise à protéger les droits fondamentaux de la personne contre l’arbitraire éventuel des autorités administratives. En l’espèce, le terme « spéciale » doit être interprété non seulement selon sa signification formelle et grammaticale, mais aussi et surtout selon son essence. En adoptant une loi « spéciale », le législateur doit prêter attention à toutes les circonstances de l’affaire ; il doit déterminer si l’expropriation revêt véritablement un caractère exceptionnel et si elle sert les besoins de l’État ou de la société ; il doit également s’assurer qu’elle donne lieu à une indemnisation équitable.

(...) »

D.  Dispositions fiscales

63.  Le premier alinéa de l’article 9 de la loi du 20 décembre 1990 sur l’impôt foncier (Likums « Par zemes nodokli ») en vigueur à l’époque des faits énonçait que l’acquéreur d’un terrain était exempté du paiement de l’impôt foncier sur ce terrain pendant les six premiers mois suivant l’acquisition de celui-ci.

64.  Dans sa version en vigueur en 1994, l’article 17 de la loi sur la réforme et les modalités de l’entrée en vigueur de la loi du 22 décembre 1937 sur le registre foncier était ainsi libellé :

« Pour déterminer la valeur du bien donnant lieu à la perception d’une taxe pour l’enregistrement de droits de propriété consécutif à un transfert contractuel de propriété, il conviendra de retenir le plus élevé des montants suivants :

1)  le montant de la cession indiqué dans le contrat ;

2)  le montant résultant de l’évaluation opérée aux fins de la détermination de l’impôt foncier ;

3)  le montant de l’évaluation opérée aux fins de la mise en gage du bien auprès d’un établissement de crédit ».

EN DROIT

I.  SUR L’APPLICABILITÉ DE L’ARTICLE 35 § 3 b) DE LA CONVENTION

65.  Devant la Grande Chambre, le Gouvernement soutient que les requérants n’ont subi aucun préjudice important, la violation alléguée n’ayant pas atteint selon lui le minimum de gravité requis pour mériter d’être examinée par la Cour. En conséquence, le Gouvernement demande à la Cour de rejeter la présente requête en application du nouveau critère de recevabilité introduit par le Protocole no 14 (nouvel article 35 § 3 b) de la Convention). Les parties pertinentes de l’article 35 se lisent comme suit :

« 3.  La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34 lorsqu’elle estime:

(...)

b)  que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne.

4.  La Cour rejette toute requête qu’elle considère comme irrecevable par application du présent article. Elle peut procéder ainsi à tout stade de la procédure. »

66.  La Cour relève d’emblée que le Gouvernement n’a pas soulevé cette exception au cours de la procédure suivie devant la chambre, qui a rendu son arrêt après le 1er juin 2010, date de l’entrée en vigueur du Protocole no 14. En tout état de cause, elle rappelle que, aux termes de l’article 20 § 2 dudit Protocole, « [l]e nouveau critère de recevabilité inséré par [le] présent Protocole dans l’article 35, paragraphe 3 b) de la Convention ne s’applique pas aux requêtes déclarées recevables avant l’entrée en vigueur du Protocole ». La présente requête ayant été déclarée recevable en 2006 (paragraphe 5 ci-dessus), elle tombe clairement en dehors du champ d’application du nouveau critère. En conséquence, l’exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

67.  Les requérants allèguent une violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A.  L’arrêt de la chambre

68.  Dans son arrêt, la chambre a analysé l’affaire à la lumière des trois conditions auxquelles la jurisprudence de la Cour subordonne traditionnellement la conformité d’une expropriation à la Convention. En ce qui concerne la première d’entre elles, voulant que l’expropriation soit réalisée « dans les conditions prévues par la loi », la chambre a relevé que, comme l’avaient constaté les juridictions lettones, la procédure normale d’expropriation en Lettonie à l’époque des faits était régie par une loi générale, mais que les requérants s’étaient vu appliquer une loi spéciale adoptée en 1997 qui prévoyait une procédure dérogatoire d’expropriation. Tout en reconnaissant que, avant l’adoption de la loi spéciale, les requérants pouvaient s’attendre à ce qu’une expropriation éventuelle se déroulât dans les conditions prévues par la loi générale, la chambre a estimé que ce fait ne suffisait pas en soi à remettre en cause la légalité des dispositions spéciales applicables aux intéressés. Souscrivant à la thèse du Gouvernement selon laquelle l’expropriation critiquée s’inscrivait dans le processus de dénationalisation après le retour de la Lettonie à l’indépendance, la chambre a admis que, dans ce genre de situation, une loi spéciale pouvait établir des règles spécifiques visant une ou plusieurs personnes sans nécessairement porter atteinte à l’exigence de légalité, et que le législateur devait disposer d’une marge de manœuvre particulièrement large notamment pour corriger, pour des motifs d’équité et de justice sociale, des lacunes ou injustices créées lors de la dénationalisation. Elle a déclaré ne rien voir de déraisonnable ou de manifestement contraire aux objectifs fondamentaux de l’article 1 du Protocole no 1 dans la loi spéciale du 30 octobre 1997.

69.  Quant à la seconde condition, selon laquelle l’expropriation doit avoir été menée « pour cause d’utilité publique », la chambre a admis qu’elle avait été respectée car la mesure litigieuse tendait à l’optimisation de la gestion des infrastructures du port autonome de Riga, question relevant de la politique des transports et, plus généralement, de la politique économique du pays.

70.  Enfin, en ce qui concerne la troisième condition exigeant le respect d’un « juste équilibre », la chambre a constaté une extrême disproportion entre la valeur cadastrale actuelle des terrains en cause et celle de 1940 – prise en compte pour déterminer le montant des indemnités–, la première étant environ 350 fois supérieure à la seconde. Toutefois, elle a apprécié cette disproportion au regard d’un certain nombre de considérations, relevant en premier lieu que la très forte augmentation de la valeur des terrains résultait du développement des infrastructures portuaires et du changement total de l’importance stratégique de ces terrains entre 1940 et 1990, facteurs objectifs auxquels les requérants n’avaient aucunement contribué, en second lieu que ceux-ci avaient acquis ces terrains gratuitement et ne les avaient possédés que trois ans, sans rien y investir ni payer d’impôts à ce titre, en troisième lieu que les intéressés avaient profité d’un véritable « effet d’aubaine » en percevant environ 85 000 EUR et 593 150 EUR d’arriérés de loyer et, en quatrième et dernier lieu, qu’ils avaient bénéficié de garanties procédurales adéquates. Envisageant ces faits de manière globale et rappelant les considérations – déjà évoquées – tirées de la nécessité de corriger les éventuelles injustices engendrées par le processus de dénationalisation, la chambre a admis que, dans les circonstances très particulières de l’espèce, les sommes indemnitaires reçues par les requérants n’étaient pas disproportionnées. En conséquence, elle a conclu à la non-violation de l’article 1 du Protocole no 1.

B.  Arguments des parties

1.  Les requérants

71.  Les requérants contestent d’emblée toute tentative de mise en cause de la manière dont ils ont acquis les terrains litigieux. Selon eux, la quasi-simultanéité de la conclusion des contrats de donation s’explique par le fait que les livres fonciers n’ont été remis en service que fin 1993 et que, avant cette époque, il était impossible de faire enregistrer des opérations portant sur des transferts de droits de propriété foncière. De même, ils reconnaissent qu’ils ont eux-mêmes initialement décidé d’attribuer aux terrains en question une valeur plutôt basse, mais rappellent que les valeurs cadastrales n’existaient pas à cette époque et que, en vertu de la disposition législative alors en vigueur (paragraphe 64 ci-dessus), la seule base de calcul de la taxe d’enregistrement était le prix de cession des biens qui, en l’occurrence, était objectivement indéterminable. Ils expliquent que dans ces conditions, indépendantes de leur volonté, ils ont payé la taxe minimale pour faire enregistrer leurs droits de propriété dans les livres fonciers, et qu’ils n’ont indiqué dans les contrats de donation les montants qui y figurent que pour des raisons formelles. Alléguant qu’ils ne pouvaient pas prévoir que l’expropriation future de leurs terrains leur donnerait droit à une indemnité dont le montant pourrait dépendre de celui de la taxe d’enregistrement de leurs droits de propriété, ils estiment qu’il serait injuste de retenir cet élément contre eux.

72.  Quant au respect des exigences de l’article 1 du Protocole no 1, les requérants soutiennent tout d’abord que leur affaire ne peut être examinée sur le terrain des lois de restitution, car ils n’appartiennent pas à la catégorie des anciens propriétaires auxquels l’État a restitué des biens confisqués par l’URSS. Ils avancent que la réserve formulée par la Lettonie lors de la ratification du Protocole no 1, aux termes de laquelle l’article 1 de ce texte ne s’applique pas aux « lois (...) qui régissent (...) la restitution ou le remboursement aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers légaux des biens mobiliers nationalisés, confisqués ou collectivisés ou de ceux dont ils ont été illégalement expropriés de toute autre manière pendant la période de l’annexion soviétique », ne leur est pas opposable car ils ont acquis les terrains litigieux par voie de contrats civils de droit commun conclus avec des particuliers déjà inscrits au cadastre en qualité de propriétaires de ces terrains, circonstance qui indique selon eux que la réforme foncière était déjà définitivement achevée au regard de ces biens. A cet égard, ils renvoient à un arrêt de la section administrative du sénat de la Cour suprême, d’où il ressort que « la réforme de la propriété est une mesure isolée s’achevant lors du passage des biens immobiliers concernés sous le régime de la propriété privée ». Ils en concluent que, au moment où ils ont acheté les terrains litigieux, ceux-ci étaient tout aussi disponibles que n’importe quels autres biens privés, et qu’il serait erroné d’inscrire leur cas dans le cadre de la réforme foncière.

73.  Ils estiment que la mesure litigieuse n’a pas été prise « dans les conditions prévues par la loi ». Ils rappellent que, au sens de la jurisprudence constante de la Cour, la notion de « légalité » implique nécessairement la prévisibilité des conséquences juridiques de la disposition en cause, prévisibilité qui a fait défaut en l’espèce. A cet égard, ils font valoir, en premier lieu, que les autorités lettonnes n’ont pas appliqué la procédure ordinaire prévue par la loi générale sur l’expropriation, selon laquelle le montant des indemnités à verser aurait dû être déterminé conventionnellement et correspondre à la valeur du bien exproprié, et, en second lieu, que la fixation définitive du montant en question n’a pas été effectuée par le juge compétent, mais par le Service foncier de l’État.

74.  Par ailleurs, ils soutiennent que la loi de 1996 modifiant l’article 2 de la décision du Conseil suprême de 1992 doit s’analyser en une mesure ad personam spécialement conçue par le législateur pour s’appliquer à leur situation particulière. Ils en veulent pour preuve que cette loi n’a été adoptée qu’en décembre 1996, à une époque où ils étaient déjà propriétaires de leurs terrains depuis deux ans, qu’ils étaient les seuls à entrer dans le champ d’application du nouveau libellé du dernier alinéa de l’article 2, et qu’ils ont effectivement été les seuls à subir les effets de cette disposition. A cet égard, ils se réfèrent au libellé de l’article 19 § 5 de la loi sur les ports tel que modifié en 2002, qui accorde aux propriétaires de terrains situés dans le périmètre des ports le droit à des indemnités calculées sur la base de la valeur actuelle de leurs terrains, et non de celle de 1940 (paragraphe 48 ci‑dessus), et font observer que cette modification est intervenue après l’expropriation litigieuse, de sorte qu’aucune autre personne n’a pu subir le même sort qu’eux. Ils y voient une preuve du caractère injustifié de la mesure litigieuse.

75.  En outre, ils contestent que l’expropriation incriminée ait été opérée pour des motifs « d’utilité publique ». Tout en reconnaissant que le législateur national dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, ils estiment qu’il est manifestement déraisonnable en l’espèce d’invoquer « l’utilité publique » au sujet d’une mesure présentant un intérêt exclusivement commercial. A cet égard, ils avancent que, en définitive, seul le domaine public a bénéficié de cette opération puisque c’est désormais l’État – et non eux-mêmes – qui perçoit des loyers en contrepartie de l’usage des terrains litigieux par la société commerciale qui les exploite à l’heure actuelle, situation qui ne profite à aucun groupe social ni à la société en général.

76.  Par ailleurs, ils nient que l’exemple de l’expropriation des terrains affectés à l’aéroport international de Riga donné par le Gouvernement et repris par l’arrêt de la chambre soit pertinent, estimant que la situation en question n’est nullement comparable à la leur. A cet égard, ils font valoir qu’un aéroport remplit une mission de service public clairement destinée à satisfaire les intérêts de différents groupes sociaux, alors que le port autonome de Riga s’apparente à une grande entreprise privée poursuivant des objectifs commerciaux. En outre, ils avancent que les terrains occupés par l’aéroport de Riga étaient en 1940 des terrains à usage exclusivement agricole et que l’augmentation importante de leur valeur s’explique uniquement par le développement des infrastructures aéroportuaires, tandis que celle des terrains expropriés en l’espèce tient plutôt à leur localisation et à leurs qualités naturelles. Ils font observer que, contrairement aux monuments historiques, aux édifices religieux ou à d’autres biens immobiliers de cette nature, ces terrains ne sont pas des biens appartenant au patrimoine culturel pour lesquels l’État serait fondé à invoquer l’existence d’une « utilité publique ».

77.   S’agissant enfin du « juste équilibre » exigé par la jurisprudence de la Cour, les requérants soutiennent qu’un préjudice très grave a été porté à leurs intérêts. Selon eux, les sommes qu’ils ont reçues à titre d’indemnisation, respectivement plus de 1 000 et 350 fois inférieures à la valeur cadastrale des terrains expropriés à l’époque du déclenchement de la procédure d’expropriation, sont manifestement inadéquates par rapport à la valeur réelle des terrains en question. Ils considèrent que leur cas est comparable à l’affaire Pincová et Pinc c. République tchèque (no 36548/97, CEDH 2002‑VIII), où une indemnisation correspondant au cinquième de la valeur marchande du bien exproprié a été jugée inacceptable.

78.  Ils reconnaissent que, d’après la jurisprudence constante de la Cour, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une indemnisation intégrale, et que des objectifs légitimes peuvent parfois militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande. Ils avancent toutefois que le montant de l’indemnité accordé par l’État doit toujours rester en rapport raisonnable avec la valeur du bien exproprié, et soutiennent que tel n’a manifestement pas été le cas en l’espèce. Selon eux, l’État ne saurait enfreindre ce principe au seul motif que les biens litigieux ont été acquis par voie de donation. Qui plus est, la prise en compte de la valeur cadastrale de 1940 serait incompréhensible en l’espèce, et d’autant plus illogique que le plafond des loyers des terrains sis dans les limites du port autonome de Riga serait assis sur la valeur cadastrale actuelle.

79.  Par ailleurs, il serait tout à fait injustifié de qualifier d’« effet d’aubaine » le recouvrement des arriérés de loyer dus au titre de l’usage de leurs terrains. En leur qualité de propriétaires légitimes des terrains en question, les requérants auraient eu le droit, expressément garanti par la législation nationale, de tirer profit de leur usage. Enfin, le fait qu’ils disposaient d’autres sources de revenus que les terrains litigieux serait sans rapport avec la substance de l’affaire.

2.  Le Gouvernement

80.  Le Gouvernement se rallie aux conclusions et aux motifs de l’arrêt de la chambre (paragraphes 68-70 ci-dessus). Selon lui, l’expropriation des terrains des requérants a eu lieu « pour cause d’utilité publique », « dans les conditions prévues par la loi » et dans le respect d’un  juste équilibre  entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

81.  Il souhaite formuler deux remarques à titre liminaire. Premièrement, quoiqu’en pensent les requérants, la mesure litigieuse devrait s’apprécier dans le cadre global de la législation sur la réforme foncière et la restitution des biens illégalement nationalisés par le pouvoir soviétique. A cet égard, il conviendrait de s’en remettre à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 avril 1998, aux termes duquel «  [l]a réforme foncière est un processus continu et complexe qui ne prend pas fin avec la restitution des biens immobiliers concernés à leurs anciens propriétaires ou aux héritiers de ceux‑ci, mais avec l’achèvement de la restructuration des relations juridiques, sociales et économiques » (paragraphe 61 ci-dessus), et à la jurisprudence constante de la Cour accordant une marge d’appréciation particulièrement large à l’État dans un tel contexte.

82.  Deuxièmement, pour juger de la conformité de la mesure litigieuse avec les exigences de l’article 1 du Protocole no 1, il faudrait tenir compte de la situation économique de la Lettonie pendant la première moitié des années 1990, caractérisée notamment par une pénurie de ressources budgétaires consécutive au changement radical de régime politique que ce pays aurait mené à bien. A l’instar d’autres pays de l’Europe centrale et orientale, la Lettonie aurait engagé pendant cette période de transition un véritable processus de restructuration sociale et économique, qui se serait traduit par la lutte contre l’inflation et aurait entraîné une croissance incessante du chômage, la pauvreté, la stagnation de l’ensemble de l’économie et une crise bancaire extrêmement grave.

83.  S’agissant de la légalité de l’expropriation litigieuse, il conviendrait d’abord de retracer l’historique de la législation régissant la réforme foncière et la dénationalisation en Lettonie. Le texte initial de la loi sur la réforme foncière dans les villes de la République de Lettonie aurait présenté une anomalie car il aurait permis aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers de se voir restituer des terrains occupés par des infrastructures présentant une importance stratégique pour l’État construites au cours d’un demi-siècle de régime soviétique. Afin de résoudre ce problème, le législateur aurait par la suite modifié le texte initial de la loi en ne permettant plus aux anciens propriétaires ou à leurs héritiers qui n’avaient pas encore recouvré leur titre de propriété de revendiquer la restitution de ce genre de terrains, leur offrant en revanche la possibilité de réclamer des terrains de valeur équivalente ou une indemnité.

84.  Peu après, le législateur aurait été contraint de revoir la législation concernant l’expropriation des biens immobiliers et le système d’indemnisation qu’elle prévoyait afin d’en assurer la cohérence, raison pour laquelle le Parlement aurait modifié le 19 décembre 1996 l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992 en plafonnant le montant de l’indemnité due au titre d’une expropriation à la valeur que le bien exproprié avait en 1940. A cet égard, il y aurait lieu de souligner que l’État est libre de modifier une législation existante ou d’adopter une nouvelle législation afin d’éviter toute contradiction avec d’autres lois en vigueur ou de combler les lacunes de ces dernières, surtout dans le cas où les modifications requises s’inscrivent dans le cadre d’une réforme foncière complexe et approfondie.

85.  Il conviendrait ensuite de s’en remettre aux conclusions des juridictions internes d’après lesquelles la loi du 30 octobre 1997 appliquée en l’espèce s’analyse en une lex specialis dérogeant aux dispositions de la loi générale sur l’expropriation. La loi en question, accessible aux requérants et parfaitement prévisible quant à ses effets, ferait explicitement référence à l’article 2 de la décision du Conseil suprême tel que modifié par la loi du 19 décembre 1996 et validé par la Cour constitutionnelle. Il ressortirait clairement de cette disposition que des terrains occupés par des infrastructures de transport, a fortiori des terrains acquis par voie de donation, sont soumis à une procédure spécifique d’expropriation. En conséquence, les requérants auraient dû raisonnablement s’attendre à ce que cette procédure spécifique leur soit appliquée. Au demeurant, les dispositions de la loi du 30 octobre 1997 auraient été rigoureusement observées par les autorités chargées les mettre en œuvre.

86.  La loi du 19 décembre 1996 portant modification de l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992 ne serait pas une loi ad personam adoptée dans le seul but de limiter le montant des indemnités dues aux requérants. Les rédacteurs de cette loi auraient eu pour objectif de créer un environnement juridique propre à garantir la justice sociale, notamment pour les personnes visées par cette dénationalisation, sans imposer pour autant au maigre budget de l’État une charge financière disproportionnée. D’ailleurs, les lois litigieuses seraient restées en vigueur bien après l’expropriation des terrains des requérants, de sorte que ceux-ci ne seraient pas fondés à soutenir que la mesure en question était spécifiquement dirigée contre eux.

87.  Par ailleurs, l’expropriation litigieuse aurait été opérée « pour cause d’utilité publique ». Elle aurait eu pour but principal d’assurer le fonctionnement et l’entretien des infrastructures d’énergie et de transport ayant une importance stratégique pour l’État, lequel aurait eu besoin des terrains expropriés pour développer le port autonome de Riga, l’agrandir, le rénover et le reconstruire conformément aux plans officiellement approuvés par le gouvernement letton.

88.  Les autorités lettones auraient ménagé un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les droits fondamentaux des requérants en fixant le montant des indemnités d’expropriation. Le législateur aurait légitimement estimé nécessaire, dans certaines hypothèses bien précises, de limiter le montant des indemnités en le plafonnant à la valeur cadastrale des terrains concernés à la date du 22 juillet 1940. Ce plafonnement aurait été appliqué deux fois, aux anciens propriétaires des vingt-trois terrains occupés par l’aéroport de Riga d’abord, à MM. Vistiņš et Perepjolkins ensuite. En 1940, la valeur cadastrale de tous les terrains en question aurait été très faible. Ceux-ci auraient bénéficié par la suite seulement d’investissements importants auxquels leurs propriétaires légitimes n’auraient aucunement contribué et qui auraient conduit à en multiplier plusieurs fois la valeur après le rétablissement de l’indépendance. Dans ces conditions, le rattachement du montant des indemnités à la valeur cadastrale de 1940 ne serait pas en soi critiquable car il serait conforme au principe restitutio in integrum reconnu en droit international public et aurait fait l’objet d’un choix mûrement réfléchi du législateur.

89.  En ce qui concerne les requérants, il conviendrait de rappeler, en premier lieu, qu’ils avaient acquis les terrains litigieux par voie de donation, c’est-à-dire gratuitement, raison pour laquelle leur situation ne serait pas objectivement comparable à celle des acheteurs de terrains similaires, ne serait-ce que parce qu’un contrat de vente reflète la valeur réelle du bien vendu. Par ailleurs, les requérants eux-mêmes auraient décidé d’attribuer aux terrains une valeur plutôt basse dans les contrats de donation. En second lieu, les intéressés n’auraient réalisé aucun investissement sur les terrains litigieux, et rien n’indiquerait qu’ils aient eu à leur égard un quelconque projet d’investissement ou d’activité foncière de nature à en modifier la valeur. Dans ces conditions, force serait de conclure que les requérants avaient pour unique intention de s’enrichir aux dépens de l’État et de la société, leur seule activité « économique » ayant consisté à percevoir de substantiels arriérés de loyer. En troisième et dernier lieu, les intéressés n’auraient payé aucun impôt sur ces terrains. Dès lors, leur situation ne serait nullement comparable à celle des requérants dans l’affaire Pincová et Pinc (précitée), à laquelle ils se réfèrent. En revanche, la présente affaire serait objectivement comparable à l’affaire Jahn et autres c. Allemagne ([GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, CEDH 2005‑VI) où, dans le contexte unique de la réunification allemande, la Cour aurait admis, à titre exceptionnel, qu’une privation de propriété sans indemnisation était justifiée.

90.  Les anciens ou les nouveaux propriétaires de terrains ayant exposé des dépenses en vue de l’entretien de leurs biens avant leur expropriation pourraient se prévaloir de l’article 2 de la décision du Conseil suprême du 15 septembre 1992, disposition garantissant le remboursement de ces dépenses. Si les requérants avaient effectué des investissements sur les terrains litigieux, ce qu’ils n’auraient pas fait en l’espèce, ils auraient pu en réclamer le remboursement en contestant en justice, par la voie d’une procédure distincte, le montant des indemnités perçues.

91.  Au demeurant, il conviendrait de souscrire à la conclusion de l’arrêt de la chambre selon laquelle les requérants ont bénéficié d’un véritable « effet d’aubaine » en tirant de leurs terrains un profit considérable sous la forme d’arriérés de loyer, alors pourtant que ces terrains ne leur ont rien coûté et qu’ils n’y ont réalisé aucun investissement. Il serait impératif de tenir compte de ces éléments pour apprécier la proportionnalité de la mesure contestée.

92.  En résumé, la mesure incriminée aurait ménagé un juste équilibre entre les intérêts légitimes de la communauté et ceux des intéressés sans faire peser sur ceux-ci une « charge disproportionnée », et les autorités lettonnes n’auraient pas outrepassé l’ample marge d’appréciation dont elles bénéficieraient dans ce domaine.

C.  Appréciation de la Cour

93.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, par exemple, Scordino c. Italie (no 1) [GC], no 36813/97, § 78, CEDH 2006‑V, et Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 48, 19 février 2009).

94.  En l’espèce, nul ne conteste qu’il y ait eu « privation de propriété » au sens de la seconde phrase de l’article 1 du Protocole no 1. La Cour doit donc rechercher si la privation dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition. Pour être compatible avec l’article 1 du Protocole no 1, une mesure d’expropriation doit remplir trois conditions: elle doit être effectuée « dans les conditions prévues par la loi », ce qui exclut une action arbitraire de la part des autorités nationales, « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits du propriétaire et les intérêts de la communauté. La Cour recherchera si chacune de ces trois conditions a été respectée en l’espèce.

1.  « Dans les conditions prévues par la loi »

a)  Principes généraux

95.  La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (fond) [GC], no 25701/94, § 79, CEDH 2000‑XII ; et Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 147, CEDH 2004-V).

96.  Toutefois, l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. A cet égard, il faut rappeler que la notion de « loi », au sens de l’article 1 du Protocole no 1, a la même signification que celle qui lui est attribuée par d’autres dispositions de la Convention (voir, par exemple, Špaček, s.r.o., c. République tchèque, no 26449/95, § 54, 9 novembre 1999).

 97. Il s’ensuit qu’en plus d’être conformes au droit interne de l’État contractant, en ce compris la Constitution (Ex-roi de Grèce et autres (fond) précité, §§ 79 et 82, et Jahn et autres c. Allemagne, précité, § 81), les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Guiso-Gallisay c. Italie, no 58858/00, §§ 82-83, 8 décembre 2005). Quant à la portée de la notion de « prévisibilité », elle dépend dans une large mesure du contenu du texte dont il s’agit, du domaine qu’il couvre ainsi que du nombre et de la qualité de ses destinataires (voir, mutatis mutandis, Sud Fondi S.r.l. et autres c. Italie, no 75909/01, § 109, 20 janvier 2009). En particulier, une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique (Centro Europa 7 S.R.L. et di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 143, 7 juin 2012). De même, la loi applicable doit offrir des garanties procédurales minimales, en rapport avec l’importance du droit en jeu (voir, mutatis mutandis, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 88, 14 septembre 2010).

98.  Par ailleurs, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et le contexte locaux. Lorsque des questions de politique économique et sociale générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une marge d’appréciation particulièrement large aux décideurs nationaux (voir, par exemple, Stec et autres c. Royaume-Uni [GC], no 65731/01, § 52, CEDH 2006‑VI). Il en va de même lorsque des questions d’urbanisme et d’aménagement du territoire sont en cause (voir, sur le terrain de l’article 6 § 1, Gorraiz Lizarraga et autres c. Espagne, no 62543/00, § 70, CEDH 2004‑III).

99.  En règle générale, la prééminence du droit exige qu’une ingérence se fonde sur un texte d’application générale. Toutefois, dans certaines situations exceptionnelles, la Cour s’est accommodée, fût-ce implicitement, de l’existence de lois spéciales établissant des conditions particulières applicables à une ou plusieurs personnes nommément désignées (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (fond), précité, §§ 80-82 ; Les saints monastères c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301‑A ; Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, 9 décembre 1994, série A no 301‑B, et, sur le terrain de l’article 6 § 1, Ruiz-Mateos c. Espagne, 23 juin 1993, série A no 262). De même, en ce qui concerne l’appréciation de la précision des termes de la loi applicable, la Cour a reconnu, s’agissant de réformes entreprises par un État passé d’un régime totalitaire à la démocratie, que, dans le contexte particulier des États de l’Europe centrale et orientale, elle devait prendre en compte les conséquences de la transition vers la démocratie ainsi que les circonstances propres à chaque affaire (Velikova et autres c. Bulgarie, nos 43278/98, 45437/99, 48014/99, 48380/99, 51362/99, 53367/99, 60036/00, 73465/01 et 194/02, § 166, 15 mars 2007).

b)  Application en l’espèce des principes susmentionnées

100.  En l’espèce, il n’est pas contesté que l’expropriation litigieuse a été opérée sur le fondement de la loi du 30 octobre 1997 portant expropriation de terrains pour les besoins de l’État sur le territoire du port autonome de commerce de Riga (paragraphe 54 ci-dessus). La Cour doit dès lors rechercher si ce texte satisfaisait à l’exigence de « légalité » au sens de sa jurisprudence.

101.  A cet égard, la Cour relève qu’en droit letton, la décision formelle et définitive d’expropriation est prise non par le pouvoir exécutif, mais par le Parlement, sous la forme d’une loi spéciale. Adoptée en 1923, la loi générale sur les expropriations applicable à l’époque des faits soumettait toute expropriation de biens immobiliers à une procédure selon laquelle il incombait d’abord au gouvernement de soumettre au Parlement une proposition d’expropriation répondant à certains critères, puis au Parlement d’adopter une loi spéciale ordonnant l’expropriation des biens concernés élaborée sur le fondement de cette proposition, et enfin à l’autorité publique expropriante de trouver avec les propriétaires un accord amiable sur le montant des indemnités ou, en cas d’échec des négociations, de saisir le tribunal compétent pour qu’il tranche le litige et fixe la somme définitive des indemnités à allouer. La Cour note que la loi qui a remplacé la loi de 1923 sur les expropriations a conservé le dispositif applicable en l’absence de règlement amiable entre l’État et le propriétaire (paragraphe 52 ci‑dessus).

102.  La Cour relève qu’il s’agit là d’une spécificité de l’ordre juridique letton qui remonte à 1923 et que l’article 105 de la Constitution a consacrée en 1998 (paragraphe 40 ci-dessus). Loin d’être propre à la Lettonie, la pratique consistant à réaliser des expropriations au moyen de lois ad hominem (voir notamment Ruiz-Mateos précité, ainsi que, mutatis mutandis, Gorraiz Lizarraga précité, § 58) s’inscrit dans une tradition libérale du dix-neuvième siècle qui visait à renforcer la protection du droit de propriété contre les abus du pouvoir exécutif en soumettant toute expropriation forcée à une approbation parlementaire au cas par cas. On en trouve des illustrations dans l’article 3 de la loi française du 3 mai 1841 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique, qui obligeait le législateur à constater par un acte législatif spécial l’utilité publique de tout ouvrage public majeur, ainsi que dans les lois belges du 17 avril 1835 et du 27 mai 1870, selon lesquelles l’utilité publique des ouvrages publics majeurs devait, dans certains cas, être établie par le Parlement au moyen d’une loi. Dans son arrêt du 16 décembre 2005, la Cour constitutionnelle lettonne a souligné que cet élément du régime letton de l’expropriation était protecteur du droit de propriété (paragraphe 62 ci-dessus). En tout état de cause, la Cour rappelle qu’il appartient au premier chef aux juridictions nationales de se prononcer sur la constitutionnalité du droit interne (Jahn et autres précité, § 86). Pour sa part, elle estime que les objectifs et les principes généraux du système d’expropriation institué par le droit letton ne soulèvent, comme tels, aucun problème de « légalité » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.

103.  En l’espèce, toutefois, la Cour constate que, en vertu du pouvoir législatif qui lui avait été délégué, le Conseil des ministres a adopté le 5 août 1997 le règlement no 273 ordonnant l’expropriation de tous les terrains litigieux et que les tribunaux internes ont interprété ce règlement et la loi du 30 octobre 1997 le confirmant comme des textes dérogatoires à la loi générale de 1923 qui permettaient de ne pas appliquer aux requérants la procédure d’expropriation ordinaire et de limiter le montant des indemnités par renvoi à l’article 2 de la décision du Conseil suprême de 1992. Or, avant l’adoption du règlement no 273 et de la loi le confirmant, ceux-ci pouvaient s’attendre à ce que l’expropriation éventuelle de leurs biens se déroulât conformément à la loi générale de 1923. Certes, la loi spéciale du 30 octobre 1997 avait la même valeur législative que la loi générale de 1923 et les requérants n’ont pas soutenu que le droit constitutionnel letton interdit au Parlement de déroger à une simple loi par une loi postérieure de même rang. Pour leur part, les juridictions internes ont jugé que la base légale de l’expropriation litigieuse était conforme au droit letton.

104.  S’agissant de la limitation du montant des indemnités dont se plaignent les requérants, la Cour relève qu’elle résultait de l’article 2 de la décision du Conseil suprême de 1992 tel que modifié par la loi du 19 décembre 1996, que cette disposition était d’application générale, qu’elle était entrée en vigueur avant l’expropriation litigieuse et que, compte tenu de son libellé, les requérants pouvaient s’attendre à ce qu’elle leur fût appliquée. De surcroît, cette disposition a été déclarée conforme à l’article 1 du Protocole no 1 par la Cour constitutionnelle lettonne (paragraphe 61 ci‑dessus).

105.  Il n’en reste pas moins que la Cour demeure dubitative quant au point de savoir si l’expropriation litigieuse peut passer pour avoir été opérée « dans les conditions prévues par la loi », eu égard en particulier au régime dérogatoire appliqué aux requérants et aux garanties procédurales dont il était – ou non – assorti (paragraphes 23 in fine, 30 à 35 et 103 ci-dessus). Elle n’estime toutefois pas nécessaire de trancher cette question, dès lors que l’expropriation en question méconnaît l’article 1 du Protocole no 1 pour d’autres raisons (paragraphe 131 ci-dessous).

2.  « Pour cause d’utilité publique »

106.  Les intéressés contestent la légitimité du but poursuivi par l’expropriation litigieuse. A cet égard, la Cour rappelle que, grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le mécanisme de protection créé par la Convention, il leur appartient par conséquent de se prononcer les premières sur l’existence d’un problème d’intérêt général justifiant des privations de propriété. Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquels s’étendent les garanties de la Convention. De plus, la notion d’« utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’« utilité publique », sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable. (Ex-roi de Grèce et autres (fond), précité, § 87; James et autres c. Royaume-Uni, 21 février 1986, § 46, série A no 98 ; et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 112, CEDH 2000‑I).

107.  En l’espèce, le Gouvernement avance que l’État avait besoin des terrains expropriés, situés à proximité du port autonome de Riga, pour agrandir, rénover et reconstruire celui-ci. La Cour ne dispose d’aucun élément convaincant lui permettant de conclure que ces motifs sont manifestement dépourvus de base raisonnable (voir, a contrario, Tkachevy c. Russie, no 35430/05, § 50, 14 février 2012).

3.  Proportionnalité de la mesure litigieuse

a)  Principes généraux

108.  Même si elle a été effectuée « dans les conditions prévues par la loi » – ce qui implique l’absence d’arbitraire – et pour cause d’utilité publique, une ingérence dans le droit au respect des biens doit toujours ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par une mesure privant une personne de sa propriété (Scordino précité, § 93).

109.  En contrôlant le respect de cette exigence, la Cour reconnaît à l’État une grande marge d’appréciation tant pour choisir les modalités de mise en œuvre que pour juger si leurs conséquences se trouvent légitimées, dans l’intérêt général, par le souci d’atteindre l’objectif de la loi en cause (Chassagnou et autres c. France [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999-III, et Herrmann c. Allemagne [GC], no 9300/07, § 74, 26 juin 2012). Elle ne saurait renoncer pour autant à son pouvoir de contrôle, en vertu duquel il lui appartient de vérifier que l’équilibre voulu a été préservé de manière compatible avec le droit des requérants au respect de leurs biens, au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1 (Jahn et autres précité, § 93).

110.  Afin de déterminer si une mesure d’expropriation respecte le « juste équilibre » voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. La Cour a déjà jugé que, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive. Dans de nombreux cas d’expropriation licite, comme l’expropriation isolée d’un terrain en vue de la construction d’une route ou à d’autres fins « d’utilité publique », seule une indemnisation intégrale peut être considérée comme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien (Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 25701/94, § 78, 28 novembre 2002; ainsi que, mutatis mutandis, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 48, CEDH 1999‑II ; et Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika c. Grèce, no 55794/00, § 26, CEDH 2003‑IX). Sur ce point, la Cour ne saurait mettre sur le même plan une expropriation régulière, effectuée conformément aux exigences du droit interne, et une expropriation indirecte tendant à entériner une situation de fait découlant des illégalités commises par l’administration (Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, §§ 94-95, 22 décembre 2009).

111.  Par ailleurs, la Cour a jugé que lorsque les biens d’un individu font l’objet d’une expropriation, il doit exister une procédure qui assure une appréciation globale des conséquences de l’expropriation, à savoir l’octroi d’une indemnité en rapport avec la valeur du bien exproprié, la détermination des titulaires du droit à l’indemnité et le règlement de toute autre question afférente à l’expropriation (Efstathiou et Michaïlidis & Cie Motel Amerika précité, § 29). Quant au montant de l’indemnisation, il doit normalement être calculé d’après la valeur du bien au moment où l’intéressé en a perdu la propriété. En effet, une approche différente pourrait laisser place à une marge d’incertitude, voire d’arbitraire (Guiso-Gallisay (satisfaction équitable) précité, § 103).

112.  Cependant, l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas dans tous les cas le droit à une réparation intégrale (Broniowski c. Pologne précité, § 182). Certes, un défaut total d’indemnisation ne saurait se justifier que dans des circonstances très exceptionnelles (Ex-roi de Grèce et autres (fond) précité, § 89). Toutefois, des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (James et autres précité, § 54). En pareils cas, l’indemnisation ne doit pas nécessairement refléter la pleine valeur des biens litigieux.

113.  Ce principe s’impose avec encore plus de vigueur lorsque sont en cause des lois adoptées dans le contexte d’un changement de régime politique et économique, surtout au cours d’une période initiale de transition nécessairement marquée par des bouleversements et des incertitudes. En pareil cas, l’État dispose d’une marge d’appréciation particulièrement large (voir, notamment, Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 35, CEDH 2004-IX, Jahn et autres précité, § 116 a), et Suljagić c. Bosnie-Herzégovine, no 27912/02, § 42, 3 novembre 2009). Ainsi la Cour a-t-elle jugé qu’une indemnisation inférieure à une réparation intégrale pouvait s’imposer également, a fortiori, en cas de mainmise sur des biens visant à opérer « des changements du système constitutionnel d’un pays aussi radicaux que la transition de la monarchie à la république » (Ex-roi de Grèce et autres (fond) précité, § 87). Elle a réaffirmé ce principe dans l’arrêt Broniowski précité (§ 182), où était en cause une politique de restitution de biens et d’indemnisation, précisant qu’un dispositif de réglementation des rapports de propriété « ayant de lourdes conséquences et prêtant à controverse, dont l’impact économique sur l’ensemble du pays [était] considérable » pouvait impliquer des décisions restreignant l’indemnisation pour la privation ou la restitution de biens à un niveau inférieur à la valeur marchande de ceux-ci. La Cour a également réitéré ces principes en ce qui concerne l’adoption de lois dans « le contexte unique de la réunification allemande » (Von Maltzan et autres c. Allemagne (déc.) [GC], nos 71916/01, 71917/01 et 10260/02, §§ 77 et 111-112, CEDH 2005‑V ; et Jahn et autres précité).

114.  Enfin, pour apprécier la conformité de la conduite de l’État à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits « concrets et effectifs » et non pas théoriques ou illusoires. Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse, en tenant compte de toutes les circonstances pertinentes, y compris du comportement des parties au litige, des moyens employés par l’État et de leur mise en œuvre. En effet, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les pouvoirs publics sont tenus d’agir en temps utile, de façon correcte et avec la plus grande cohérence (Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 46, CEDH 2007‑... (extraits), et Bistrović c. Croatie, no 25774/05, § 35, 31 mai 2007).

b)  Application en l’espèce des principes susmentionnés

115.  La Cour relève d’emblée que la valeur des terrains litigieux a fait l’objet de trois évaluations successives. La première a eu lieu en 1994, lors de l’acquisition des terrains par les requérants par voie de donation. Les parties aux contrats de donation y avaient indiqué que chacun des terrains concernés avait une valeur de 500 ou de 1 000 LVL. La Cour relève que les requérants eux-mêmes avaient initialement décidé d’attribuer à leurs terrains une valeur exceptionnellement basse et que les parties s’accordent à dire que cette évaluation avait pour seule fin de permettre le calcul de la taxe d’enregistrement. Abstraction faite de la question de la bonne foi des parties au regard de leurs obligations fiscales, il y a lieu de relever que ce calcul n’a jamais été invoqué dans la procédure ultérieure d’expropriation et d’indemnisation.

116.  En 1996, les biens litigieux ont été évalués une deuxième fois, par le Centre d’évaluation immobilière du Service foncier de l’État, sur la base de leur valeur cadastrale. Cette évaluation a conduit à fixer la valeur du terrain du premier requérant à environ 900 000 EUR, et celle des terrains du deuxième requérant à plus de 5 millions d’EUR. La Cour tient à souligner que, loin de constituer une valeur théorique ou fantaisiste, la valeur cadastrale d’un terrain est celle retenue pour le calcul de l’impôt foncier auquel il est assujetti.

117.  La troisième et dernière évaluation, réalisée en 1997, avait pour objectif de permettre le calcul des indemnités à allouer aux requérants en cas d’expropriation. Calculées d’après la valeur des terrains en 1940, ces indemnités s’élevaient respectivement à environ 850 EUR pour le premier requérant, et à environ 13 500 EUR pour le deuxième. Ces sommes sont bien celles que les requérants ont reçues à titre d’indemnisation en application de la loi du 19 décembre 1996, adoptée après l’acquisition des terrains litigieux par les intéressés (paragraphe 53 ci-dessus).

118.  La Cour considère que les autorités lettonnes étaient fondées à ne pas rembourser aux requérants la pleine valeur marchande des biens expropriés et que des montants très inférieurs auraient suffit à satisfaire aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1, pour trois raisons. D’abord parce que la valeur marchande réelle des terrains pouvait être objectivement indéterminable, compte tenu notamment du droit exclusif d’achat instauré au profit de l’État et des collectivités locales par la loi sur les ports (paragraphe 47 ci-dessus). Ensuite parce que les terrains en cause étaient grevés d’une servitude imposée par la loi au profit du port (paragraphe 56 ci-dessus). Enfin parce que les requérants n’ont réalisé aucun investissement sur leurs terrains et n’ont payé aucun impôt foncier, les procédures de redressement fiscal ultérieurement engagées contre eux par la municipalité de Riga n’ayant pas abouti.

119.  Cela dit, la Cour constate qu’il existe une extrême disproportion entre la valeur cadastrale officielle des terrains et les indemnités allouées aux intéressés, le premier d’entre eux ayant perçu une somme représentant moins d’un millième de la valeur cadastrale de son terrain, le second une somme environ 350 fois inférieure à la valeur cadastrale globale de tous les siens (voir, mutatis mutandis, Urbárska Obec Trenčianske Biskupice c. Slovaquie, no 74258/01, §§ 123-124, 27 novembre 2007). Aux yeux de la Cour, une telle disproportion équivaut presque à une absence d’indemnisation. Comme la Cour l’a déjà indiqué ci-dessus, seules des circonstances tout à fait exceptionnelles peuvent justifier une telle situation. Il incombe donc à la Cour de rechercher si de telles circonstances existaient en l’espèce en examinant successivement les deux éléments invoqués à cet égard par le Gouvernement, à savoir, d’une part, la situation personnelle et le comportement des requérants, et, d’autre part, le contexte historico‑politique général dans lequel s’inscrivait la mesure critiquée.

120.  S’agissant tout d’abord de la situation individuelle des intéressés, la Cour note que leur bonne foi quant à l’acquisition des biens en question n’a jamais été contestée au niveau national (voir, mutatis mutandis, N.A. et autres c.Turquie, no 37451/97, § 39, CEDH 2005‑X). Bien que le Gouvernement semble mettre en cause devant la Cour les circonstances dans lesquelles les requérants sont devenus propriétaires des terrains litigieux, la Cour constate que les autorités lettonnes n’ont jamais contesté en justice la validité des contrats de donation de 1994 comme elles auraient pu le faire en s’appuyant sur les dispositions pertinentes du code civil (paragraphe 59 ci-dessus). Bien au contraire, elles ont formellement reconnu le droit de propriété des requérants en l’inscrivant au cadastre et en leur versant des loyers. Dans ces conditions, la Cour ne voit aucune raison de douter de la conformité des donations susmentionnées aux exigences du droit letton et de la validité du droit de propriété des intéressés.

121.  La Cour relève que si les requérants ont acquis les terrains litigieux par voie de donations, les parties s’accordent à dire que celles-ci avaient été réalisées en contrepartie de certains services rendus par les intéressés aux donateurs (voir la disposition spécifique du code civil au paragraphe 60). Dès lors, il serait inexact d’affirmer que les biens en question ont été acquis « gratuitement » stricto sensu. En tout état de cause, la donation se définissant comme un acte conclu avec une intention libérale, la manière dont les requérants ont acquis leurs biens ne peut leur être opposée (paragraphe 115 ci-dessus). De même, s’il est vrai que les intéressés n’ont possédé leurs terrains que pendant trois ans environ, ce fait n’a aucune incidence sur la valeur de ces biens et ne justifiait pas à lui seul une forte réduction des indemnités. En conséquence, la Cour conclut que la situation personnelle et le comportement des requérants ne justifiaient pas en eux-mêmes l’octroi de montants aussi réduits.

122.  Quant au contexte historico-politique général de l’affaire, le Gouvernement avance que la mesure critiquée s’inscrivait dans le cadre plus large du processus de dénationalisation consécutif au retour de la Lettonie à l’indépendance et que la présente affaire doit être examinée dans ce contexte. Bien que celle-ci ne relève pas formellement des lois de dénationalisation et de réforme foncière et immobilière – que la réserve lettonne a soustraites du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1 (Kozlova et Smirnova c. Lettonie (déc.), no 57381/00, CEDH 2001‑XI, et Liepājnieks c. Lettonie (déc.), no 37586/06, § 49, 2 novembre 2010) – la Cour croit utile de dépasser l’approche formaliste et d’envisager la réforme foncière lato sensu. Toutefois, elle constate que, au moment de leur expropriation, tous les terrains litigieux avaient déjà été définitivement dénationalisés et attribués à des particuliers. A cet égard, la Cour ne saurait mettre sur le même pied les personnes qui n’avaient pas encore obtenu la restitution de leurs biens et celles qui possédaient déjà un titre valide de propriété (voir à cet égard Kopecký, précité, §§ 53-61).

123.  La Cour relève que le Gouvernement invoque l’arrêt rendu par elle dans l’affaire Jahn et autres, précitée, mais précise que celle-ci portait sur une rectification a posteriori, par voie législative, de situations manifestement injustes créées par le processus de restitution des biens. La Cour reconnaît avoir jugé, au vu des motifs convaincants de justice sociale invoqués par les autorités internes dans le contexte unique de la réunification allemande, que l’absence de toute indemnisation dans cette affaire ne rompait pas le « juste équilibre » à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général (ibidem, § 117), mais elle tient à souligner que c’était le caractère unique du contexte politico-juridique général – et non simplement le caractère exceptionnel des circonstances de l’espèce – qui l’avait déterminée à accepter une expropriation sans indemnisation. Or, aux yeux de la Cour, le contexte des deux affaires est fondamentalement différent, notamment sur les trois points qui l’avaient conduite à conclure au caractère exceptionnel de l’affaire Jahn et autres (ibidem, § 116).

124.  En premier lieu, les circonstances de l’adoption des lois respectivement en cause en l’espèce et dans l’affaire Jahn et autres ne sont guère comparables. La loi Modrow à l’origine de cette dernière affaire avait été adoptée par un Parlement non élu démocratiquement, au cours d’une période de transition entre deux régimes nécessairement marquée par des bouleversements et des incertitudes. Dans ces conditions, même si les requérants avaient acquis un titre formel de propriété, ils ne pouvaient être sûrs de maintenir leur position juridique (ibidem, § 116 a)). Au contraire, les lois ici en cause ont été adoptées par un Parlement démocratiquement élu et rien ne s’opposait au maintien des droits des intéressés, sauf un éventuel enrichissement frauduleux au détriment des anciens propriétaires mais, comme la Cour l’a déjà relevé, ni la validité des contrats de donation ni la bonne foi des requérants n’ont été mises en cause par les autorités lettonnes. De même, contrairement à celui des requérants dans l’affaire Jahn et autres, le statut de propriétaire de MM. Vistiņš et Perepjolkins était indéniablement solide et les créances découlant de l’exercice de leur droit de propriété avaient été renforcées par la loi sur le port autonome de commerce de Riga, qui avait créé sur leurs terrains des servitudes lucratives (paragraphe 56 ci‑dessus).

125.  En deuxième lieu, le délai d’intervention du législateur est un élément à prendre en considération pour l’appréciation de la proportionnalité (Althoff et autres c. Allemagne, no 5631/05, § 71, 8 décembre 2011). Dans l’affaire Jahn et autres, un laps de temps assez court (deux ans) s’était écoulé entre la réunification allemande et l’adoption de la deuxième loi sur la modification du droit patrimonial. Eu égard à l’immense tâche à laquelle le législateur allemand avait dû s’atteler pour régler notamment toutes les questions complexes relatives au droit de propriété soulevées par le passage à un régime démocratique d’économie de marché, la Cour a reconnu qu’il était intervenu dans un délai raisonnable pour corriger les effets – injustes à ses yeux – de la loi Modrow, et qu’on ne pouvait lui reprocher de ne pas avoir réalisé toute la portée de cette loi le jour même de l’entrée en vigueur de la réunification allemande (ibidem, § 116 b)). En revanche, dans la présente affaire, tous les faits litigieux sont survenus plus de trois ans après la remise en vigueur définitive de la Constitution démocratique de 1922 et plus de cinq ans après la restauration de l’indépendance de la Lettonie, c’est-à-dire bien après la fin de la période de bouleversement historique (voir, à cet égard, Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, §§ 18-27, CEDH 2006‑IV). Il s’ensuit que, s’il était encore loisible au législateur letton de corriger en 1997 d’éventuelles erreurs commises au cours de la réforme foncière, on pouvait néanmoins exiger de lui qu’il respectât le principe de sécurité juridique et qu’il n’imposât pas aux particuliers des charges exorbitantes.

126.  En troisième et dernier lieu, dans l’affaire Jahn et autres, les objectifs de la deuxième loi sur la modification du droit patrimonial étaient légitimes, raison pour laquelle la Cour a reconnu qu’on ne pouvait considérer comme manifestement déraisonnable l’opinion du Parlement de la République fédérale d’Allemagne selon laquelle il était tenu de corriger les effets de la loi Modrow pour des motifs de justice sociale. En outre, la pondération entre les intérêts en présence opérée par la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans le cadre de l’examen de la conformité de cette loi rectificative à la Loi fondamentale n’était pas arbitraire. Compte tenu de l’« effet d’aubaine » dont les intéressés avaient bénéficié grâce à la loi Modrow, le fait que la correction litigieuse avait été effectuée sans indemnisation n’était pas disproportionné. En particulier, la deuxième loi sur la modification du droit patrimonial ne profitait pas exclusivement à l’État, mais prévoyait aussi, dans certains cas, la redistribution de terrains aux agriculteurs (ibidem, § 116 c)). En revanche, la Cour se demande si la « justice sociale » peut être invoquée dans la présente affaire, dès lors que l’expropriation litigieuse a bénéficié uniquement à l’Etat, qui n’a procédé à aucune redistribution au profit des particuliers.

127.  En résumé, à la différence de l’affaire Jahn et autres, la présente affaire n’est pas de celles où un processus de dénationalisation a créé une situation manifestement injuste que le législateur a dû corriger a posteriori dans un délai relativement bref afin de restaurer la justice sociale. Le contexte général et les circonstances particulières des deux affaires étant fondamentalement différents, l’arrêt Jahn et autres ne peut être utilement invoqué pour justifier l’absence d’indemnisation adéquate constatée en l’espèce.

128.  Par ailleurs, la Cour note que, peu après avoir été privés de leur propriété, les requérants ont reçu du port autonome de commerce de Riga d’importants montants au titre des arriérés de loyer qui leur étaient dus et des servitudes grevant leurs terrains. Or ces montants – calculés cette fois à partir de la valeur actualisée, et non de celle de 1940 – étaient respectivement 95 fois supérieurs à l’indemnité octroyée au premier requérant, et 40 fois supérieurs à celle accordée au second. Relevant que les arriérés de loyer versés aux requérants procédaient d’une cause juridique distincte de celle des indemnités qui leur ont été allouées, la Cour ne peut souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle les premiers suffisent à compenser l’extrême modicité des secondes. En tout état de cause, la disproportion entre les arriérés de loyer et les indemnités versées confirme le caractère déraisonnablement bas de celles-ci.

129.  Enfin, le Gouvernement n’a pas démontré que le but légitime invoqué, à savoir l’optimisation de la gestion des infrastructures du port autonome de Riga dans le cadre global de la politique économique de l’État, ne pouvait être atteint par des mesures moins drastiques qu’une expropriation compensée par des indemnités purement symboliques. Si la Cour reconnaît que le Gouvernement est fondé à invoquer les difficultés budgétaires de l’État, celles-ci ne constituent pas pour autant un impératif propre à justifier l’adoption de mesures exceptionnelles de cette nature. En principe, il n’appartient pas à la Cour d’indiquer aux Parties contractantes quelles sont les mesures législatives ou réglementaires concrètes à prendre pour se conformer aux obligations qui leur incombent. Cela dit, l’échange de terrains ou la réduction des loyers dus aux requérants – tant que l’État ne disposait pas des moyens budgétaires requis pour procéder à une expropriation contre une juste indemnité – en constituent des exemples aisément envisageables. Enfin, les autorités auraient pu calculer les indemnités d’après la valeur cadastrale des terrains à la date où les requérants avaient effectivement perdu leur droit de propriété, au lieu de s’en tenir à leur valeur cadastrale de 1940 (Guiso-Gallisay (satisfaction équitable) précité, § 103). Or, il ne ressort pas du dossier que de telles mesures aient été discutées ou même seulement envisagées au niveau national.

130.  Dans ces conditions, même si l’article 1 du Protocole no 1 n’exigeait pas en l’espèce le remboursement de la pleine valeur cadastrale ou marchande des biens expropriés, la Cour estime que la disproportion entre leur valeur cadastrale actuelle et les indemnités allouées – qui résulte de surcroît d’une modification législative rétroactive génératrice d’une inégalité au profit de l’État et au détriment des requérants – est trop importante pour que l’on puisse conclure à l’existence d’un « juste équilibre » entre les intérêts de la communauté et les droits fondamentaux des intéressés (voir, mutatis mutandis, Urbárska Obec Trenčianske Biskupice précité, § 126, et Althoff précité, § 73).

131.  Eu égard à toutes les circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour conclut que l’État a outrepassé la marge d’appréciation dont il disposait, et que l’expropriation dénoncée par les requérants a fait peser sur eux une charge disproportionnée et excessive, rompant le « juste équilibre » à ménager entre la protection de la propriété et les exigences de l’intérêt général.

Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

132.  Les requérants soutiennent que l’expropriation litigieuse s’analyse en une discrimination fondée sur la fortune. A cet égard, ils invoquent l’article 14 de la Convention, dont les parties pertinentes se lisent ainsi :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur (...) la fortune (...) ou toute autre situation. »

133.  Le Gouvernement estime qu’il ne saurait y avoir de discrimination en l’espèce, puisque les requérants et toutes les autres personnes devenues propriétaires de terrains par voie de donations entre vifs se trouvent dans une situation objectivement différente de ceux qui en ont acheté, les premiers ayant obtenu leurs biens gratuitement et n’y ayant rien investi, les seconds ayant engagé des dépenses importantes pour acquérir les leurs. Il en conclut que les situations respectives de ces deux catégories de propriétaires ne sont ni analogues, ni même comparables. Même à admettre le contraire, le Gouvernement estime que la différence de traitement litigieuse est justifiée par des considérations objectives et raisonnables.

134.   La Cour relève que, dans son arrêt, la chambre a estimé que, à supposer que la situation dans laquelle se trouvaient les requérants fût comparable à celle d’autres propriétaires de bien immobiliers, eu égard à l’ample marge d’appréciation dont disposait la Lettonie dans le domaine de la dénationalisation, la situation litigieuse se fondait sur une justification objective et raisonnable, raison pour laquelle il y avait lieu de conclure à la non-violation de l’article 14 de la Convention.

135.  La Cour rappelle que l’article 14 n’a pas d’existence autonome, mais joue un rôle important de complément des autres dispositions de la Convention et des Protocoles puisqu’il protège les individus, placés dans des situations analogues, contre toute discrimination dans la jouissance des droits énoncés dans ces autres dispositions. Lorsque la Cour a constaté une violation séparée d’une clause normative de la Convention, invoquée devant elle à la fois comme telle et conjointement avec l’article 14, elle n’a en général pas besoin d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de cet article, mais il en va autrement si une nette inégalité de traitement dans la jouissance du droit en cause constitue un aspect fondamental du litige (voir, par exemple, Chassagnou et autres, précité, § 89).

136.  Dans les circonstances de la présente affaire, la Cour considère que l’inégalité de traitement dont les requérants se disent victimes a été dûment prise en compte dans l’analyse qui l’a conduite à conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 pris isolément. Par conséquent, elle estime inutile de procéder à un examen séparé des mêmes faits sur le terrain de l’article 14 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Église de Scientologie de Moscou c. Russie, no 18147/02, § 101, 5 avril 2007).

IV.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

137.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

138.  Au titre de cette disposition, les requérants réclament :

a)  le remboursement de la pleine valeur cadastrale des terrains litigieux au moment de leur expropriation, à savoir 564 140 LVL (802 698,90 EUR) pour le premier requérant, et 3 126 480 LVL (4 448 580,26 EUR) pour le second ;

b)  le remboursement du manque à gagner correspondant aux loyers des terrains litigieux qui ne leur ont pas été versés pendant la période allant de 1998 à 2006, à savoir 152 317,80 LVL (216 728,70 EUR) pour le premier requérant, et 844 149,60 LVL (1 201 116,67 EUR) pour le second ;

c)  le remboursement des frais de procédure à hauteur de 3 500 LVL (4 980,05 EUR) pour chacun des requérants.

139.  Le Gouvernement conteste les prétentions des intéressés.

140.  Eu égard aux circonstances de la cause, la Cour estime que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état. Par conséquent, il y a lieu de la réserver en entier et de fixer la procédure ultérieure, en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’État défendeur et les requérants (article 75 § 1 du règlement) et des conclusions auxquelles la Cour est parvenue au paragraphe 118 ci-dessus. A cette fin, la Cour accorde aux parties un délai de trois mois à partir de la date du présent arrêt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Rejette, à l’unanimité, l’exception du Gouvernement tirée de l’article 35 § 3 b) de la Convention ;

 

2.  Dit, par douze voix contre cinq, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

 

3.  Dit, à l’unanimité, qu’aucune question distincte ne se pose sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 ;

 

4.  Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état ;

en conséquence,

a)  la réserve en entier ;

b)  invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans un délai de trois mois à compter de la date de notification du présent arrêt, leurs observations sur cette question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir ;

c)  réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la Cour le soin de la fixer au besoin.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 25 octobre 2012.

       Michael O’Boyle                                                             Nicolas Bratza
        Greffier adjoint                                                                  Président

 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion partiellement dissidente commune aux juges Bratza, Garlicki, Lorenzen, Tsotsoria et Pardalos.

 

N.B.

M.O’B.


OPINION partiellement dissidente COMMUNE AUX juges BRATZA, GARLICKI, LORENZEN, TSOTSORIA ET PARDALOS

(Traduction)

I.

1.  Nous avons le regret de ne pouvoir souscrire à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 en l’espèce. Nous estimons que l’approche adoptée par la Cour dans l’arrêt de chambre aurait dû être confirmée par la Grande Chambre.

Nous sommes prêts à admettre que la prise de possession des terrains des requérants par les autorités s’analyse en une expropriation.

Il nous semble que la Grande Chambre a choisi de ne pas répondre à la question du respect du principe de légalité dans la présente affaire (voir paragraphe 105 de l’arrêt) et qu’elle a estimé que, compte tenu du caractère stratégique du port de Riga, il existait un lien suffisant entre l’expropriation litigieuse et l’« utilité publique » (voir paragraphe 107).

2.  Il reste donc à apprécier la proportionnalité de la mesure contestée. Compte tenu des circonstances de l’espèce, il n’y a pas d’autre possibilité que de faire porter cette appréciation sur la question de l’indemnisation. Si la Grande Chambre paraissait disposée à s’accommoder d’une indemnisation très inférieure à la pleine valeur marchande des terrains expropriés (paragraphe 118), elle a considéré qu’il y avait violation de la Convention du fait de l’« extrême disproportion » entre la valeur cadastrale officielle des terrains en question et les indemnités allouées aux intéressés (paragraphe 119).

Toutefois, dès lors que tout débat sur la question du « juste équilibre » implique des jugements de valeur, il paraît également nécessaire de se pencher sur la nature juridique et économique des droits de propriété litigieux.

II.

3.  L’arrêt rendu par la chambre reposait dans une large mesure sur l’idée selon laquelle l’expropriation litigieuse s’inscrivait dans la période initiale de transition économique, circonstance dans laquelle la Cour reconnaît à l’État une marge d’appréciation particulièrement étendue (voir l’arrêt Jahn et autres c. Allemagne [GC], nos 46720/99, 72203/01 et 72552/01, CEDH 2005‑VI). La Grande Chambre a décidé de s’écarter de l’arrêt Jahn, expliquant longuement en quoi la présente affaire s’en distingue (voir paragraphes 123-127).

Nous reconnaissons qu’il existe des différences entre l’affaire Jahn et la présente espèce. En revanche, nous ne pensons pas que l’approche suivie dans l’arrêt Jahn soit tout bonnement inapplicable aux faits de la cause.

4.  Il convient de garder à l’esprit l’extrême complexité des processus de transition vers la démocratie opérés par les pays anciennement communistes.

D’abord parce que ces transitions se sont étalées dans le temps et ne se sont achevées, dans les meilleurs des cas, que bien des années après avoir été engagées. Si l’on peut admettre que la marge d’erreur s’est réduite au fil du temps, ce serait faire preuve d’ingénuité que de penser que, en Lettonie et dans de nombreux autres pays, ce processus était déjà terminé en 1996/1997. Rappelons que la Convention n’est entrée en vigueur à l’égard de la Lettonie qu’en 1997 et que, dans d’autres affaires liées à des périodes de transition (notamment les affaires Ždanoka c. Lettonie [GC], no 58278/00, CEDH 2006‑IV ; et Ādamsons c. Lettonie no 3669/03, 24 juin 2008), la Cour a déterminé la durée de la période de transition de manière moins restrictive.

Ensuite parce qu’il serait caricatural de penser que les transitions ont été des processus « linéaires » commençant par des dénationalisations pour finir par des reprivatisations et/ou des privatisations. En réalité, les pays concernés ont procédé par tâtonnements et ont fréquemment été amenés à rectifier ou à annuler des mesures dès le lendemain de leur adoption, soit en raison d’un manque d’expérience et d’intuition (notamment en ce qui concerne les effets économiques réels de l’« enthousiasme des restitutions »), soit en raison du constat amer de la corruption et des abus considérables consécutifs aux réformes économiques. C’est pourquoi certains « reculs » peuvent se justifier non seulement du point de vue économique, mais aussi du point de vue politique (moral), notamment des mesures de renationalisation.

En résumé, s’il est vrai que la reprise de la zone portuaire et du port de Riga ne se rattachait pas directement aux restitutions ou aux dénationalisations, il ne faut pas pour autant en déduire que cette décision ne s’inscrivait pas dans le cadre général du processus de réforme. Les expropriations portuaires doivent être considérées comme des mesures visant à rectifier des erreurs antérieures, comme celles qui avaient été prises dans l’affaire Jahn. Une situation conduisant l’État (autrement dit les contribuables) à se défaire d’un terrain pour 1 500 euros en 1994 et à devoir le racheter 5 millions d’euros deux ans plus tard seulement au terme d’une série d’opérations de restitution et de donation ne répond à aucune logique économique ou politique. La chambre avait donc exactement jugé que les expropriations litigieuses se rattachaient par nature à la réforme foncière et immobilière opérée après le retour de la Lettonie à l’indépendance (voir paragraphe 76 de l’arrêt de chambre).

5.  Dès lors que l’on considère que la présente espèce appartient à la catégorie des affaires liées à des périodes de transition, il est difficile de faire abstraction de l’arrêt Jahn.

Si l’arrêt James et autres c. Royaume-Uni (21 février 1986, série A no 98) est sans conteste pertinent en l’espèce dans la mesure où il définit le cadre conceptuel général, il portait sur des décisions prises dans le contexte d’une démocratie établie de longue date où nulle question de transition ne se posait, raison pour laquelle il ne peut s’appliquer que mutatis mutandis à la présente affaire.

Quoique se rattachant plus étroitement à une situation de transition démocratique, l’affaire Ex-roi de Grèce et autres c. Grèce ([GC] (fond), no 25701/94, CEDH 2000‑XII) ne portait pas sur une question de restructuration économique et doit être considérée comme relevant plutôt de la catégorie des affaires de « justice post révolutionnaire ».

Les affaires Broniowski c. Pologne ([GC], no 31443/96, CEDH 2004‑V) et, dans une certaine mesure, Suljagić c. Bosnie-Herzégovine (no 27912/02, 3 novembre 2009), mettaient en cause des normes législatives reconnaissant des droits de propriété que les autorités n’avaient pas correctement appliquées. Aucun des États défendeurs n’avait soutenu que ses actes visaient à rectifier des erreurs commises par le passé.

En matière de mesures correctives, l’arrêt Jahn, le seul à avoir été rendu par la Grande Chambre, constitue le précédent le plus pertinent[2]. S’il est vrai que la conclusion à laquelle la Cour est parvenue dans l’arrêt Jahn se cantonnait au contexte très particulier de la réunification allemande, ce qui permet de distinguer la situation qui était en cause dans cette affaire d’autres cas d’ingérence dans le droit de propriété imputable aux autorités allemandes, le raisonnement suivi dans cet arrêt ne peut être circonscrit au contexte allemand. Les processus de transition opérés par d’autres pays anciennement communistes ont été plus complexes, ont nécessité davantage de sacrifices et ont engendré plus d’erreurs, de fraudes et d’abus que la réunification allemande mise en œuvre dans le cadre du régime économique et juridique qui était celui de la République fédérale d’Allemagne.

6.  Dans ces conditions, même à supposer – hypothèse audacieuse – qu’aucune fraude et qu’aucun abus n’aient été commis en l’espèce, le raisonnement suivi dans l’arrêt Jahn peut et doit s’appliquer à la situation de la Lettonie et à celle d’autres pays en voie de transition.

Ce raisonnement se décompose en trois éléments : a) l’État commet inévitablement des erreurs dans le cadre du processus de transition et doit se voir reconnaître le droit de prendre des mesures correctives ; b) dans cette situation, l’État dispose d’une marge d’appréciation plus étendue et ses mesures correctives peuvent porter atteinte à des droits acquis ou à des espérances non dénuées de fondement ; c) l’étendue de la marge d’appréciation se réduit au fil du temps. Ce raisonnement a été repris par la suite – quoique dans des contextes différents – dans les arrêts Suljagić (précité), où la Cour n’a constaté aucune violation de la Convention, et Althoff et autres c. Allemagne (no 5631/05, 8 décembre 2011), où elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

S’il est indéniable que les circonstances de la présente espèce se distinguent à maints égards de celles qui étaient en cause dans l’arrêt Jahn, il n’en demeure pas moins que cet arrêt définit un cadre général pouvant et devant être employé dans les cas où des expropriations se rattachent étroitement à un processus de transition. En tout état de cause, l’arrêt Jahn ne saurait être interprété a contrario, à tout le moins dans les cas où une indemnité a été allouée aux « victimes » de pareilles expropriations. Il semble que la Grande Chambre n’ait pas tenu compte du fait que, si la chambre avait suivi en l’espèce le raisonnement appliqué dans l’affaire Jahn, elle n’avait pas reproduit la solution qui y avait été apportée.

7.  La présente affaire trouvant son origine dans des mesures correctives prises par l’État, il n’y a pas d’autre possibilité que de s’en tenir à l’approche suivie dans l’affaire Jahn. En d’autres termes, l’État doit non seulement bénéficier d’une marge d’appréciation très étendue pour reprendre ce qu’il a cédé par erreur, mais aussi se voir reconnaître le droit de tenir compte de l’aspect financier de l’évolution des choses.

III.

8.  La question de l’indemnisation doit être appréciée à l’aune de ce contexte. Si l’absence de toute indemnité ne peut se justifier que dans des circonstances exceptionnelles, des objectifs légitimes d’« utilité publique » appellent souvent un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande (voir James, précité, § 54). Ce principe s’impose avec encore plus de vigueur lorsque sont en cause des lois adoptées dans le contexte d’un changement de régime politique et économique, surtout au cours d’une période initiale de transition nécessairement marquée par des bouleversements et des incertitudes. En pareil cas, l’État dispose d’une marge d’appréciation particulièrement large (voir les paragraphes 81-82 de l’arrêt de chambre).

Dans ces conditions, la Cour n’est pas strictement liée par la valeur marchande des biens expropriés lorsqu’elle apprécie la proportionnalité de dispositions d’ordre financier. Si elle estime qu’il existe des raisons valables d’écarter l’évaluation fondée sur la valeur marchande, elle peut considérer acceptable une indemnisation inférieure (voire, à titre exceptionnel, une absence totale d’indemnisation). La question de savoir si le montant de l’indemnisation fait peser sur le(s) requérant(s) une charge spéciale et exorbitante contraire à l’exigence du « juste équilibre » demeure le critère d’appréciation ultime en la matière.

9.  Nous estimons que le montant des indemnités allouées en l’espèce n’a pas imposé aux requérants une charge excessive. Cette opinion se fonde sur trois catégories d’arguments.

10.  Du point de vue mathématique, il convient en premier lieu de rappeler que les requérants se sont vu attribuer les terrains litigieux par donation en contrepartie de services personnels qu’ils avaient rendus aux anciens propriétaires des terrains en question. La valeur pécuniaire de ces services n’a jamais été déterminée, mais la description qui en a été faite donne à penser qu’elle n’était guère élevée. Autrement dit, l’investissement de départ des intéressés a été limité sur le plan financier.

En second lieu, les requérants ont eux-mêmes déclaré que la valeur indicative des parcelles qu’ils avaient acquises s’élevait à environ 750 EUR et 1 410 EUR respectivement aux fins du calcul du montant de la taxe d’enregistrement. Cette évaluation n’a jamais été contestée par les autorités.

En troisième lieu, les intéressés se sont vu allouer environ 85 000 EUR et 593 150 EUR respectivement à l’issue des actions en recouvrement d’arriérés de loyer qu’ils avaient engagées.

Enfin, les indemnités d’expropriation à allouer aux requérants s’élevaient respectivement à environ 850 EUR et 13 500 EUR. Autrement dit, les montants effectivement attribués aux requérants ne correspondaient ni à leur investissement de départ, ni à leurs déclarations initiales quant à la valeur de leurs parcelles. L’opportunisme des intéressés leur a permis de réaliser un bénéfice considérable en l’espace de deux ans. S’il est indiscutable que la valeur cadastrale des parcelles litigieuses se chiffrait en millions en 1997, la question se pose de savoir si le remboursement de leur pleine valeur cadastrale (marchande) ne fait pas peser une charge excessive sur l’État. Il nous semble que la chambre a eu raison d’opter pour une méthode de calcul équilibrée dans laquelle toutes les sommes versées ont été agrégées et considérées comme répondant suffisamment aux intérêts de chacune des parties.

11.  Du point de vue de la « justice historique », nous rappellerons que les requérants ne sont pas les « propriétaires historiques » des parcelles litigieuses. Dans le contexte d’une transition démocratique, on peut concevoir que les propriétaires historiques aient non seulement un droit (moral) à la restitution des biens confisqués, mais aussi un droit à la réparation du dommage moral et des autres inconvénients qu’ils ont subis pour survivre sous le régime communiste. En d’autres termes, l’État peut leur devoir davantage qu’une indemnité corrigée au moyen d’une formule mathématique. Il peut être justifié d’accorder aux propriétaires historiques une gratification supplémentaire, inattendue, voire inespérée. Pour leur part, les requérants n’ont jamais eu de droit historique sur les parcelles litigieuses. Ils les ont acquises sans investissement substantiel et revendiquent maintenant un droit exclusif à tous les bénéfices découlant de cette opération. Les intéressés n’étant pas en mesure de justifier leur position par un argument relevant de la « justice historique », la situation en cause dans la présente affaire se rapproche davantage de celle qui était à l’origine de l’affaire Jahn que de celle qui avait donné lieu aux affaires Althoff, Suljagić et Broniowski (précitées).

12.  Enfin, du point de vue de « justice sociale », on peut s’interroger sur la légitimité de la prétention des requérants à recouvrer la pleine valeur marchande de leurs parcelles respectives.

En premier lieu, l’ensemble des faits de la cause s’inscrit dans le cadre de la transition accomplie en Lettonie, période pendant laquelle l’État disposait d’une marge d’erreur plus importante mais aussi d’une latitude plus étendue pour prendre des mesures correctives.

En second lieu, il paraît à tout le moins étrange que la valeur marchande d’un même terrain ait pu passer de 1 000 euros environ en 1994 à des millions d’euros en 1996-1997. Aucune preuve directe d’actes illicites ou délictueux n’ayant été produite, la seule explication plausible à ce phénomène est celle d’une erreur imputable aux autorités. Soit la valeur des terrains était très supérieure dès 1994 – auquel cas les autorités ont eu tort d’accepter la valeur très inférieure déclarée par les requérants au fisc –, soit leur prix s’est envolé en l’espace de deux ans, auquel cas les autorités ont commis l’erreur de ne pas prévoir cette évolution avant la restitution initiale. La première explication semble mieux correspondre aux faits de la cause, car il convient de garder à l’esprit que les parcelles litigieuses ont toujours fait partie du port de Riga et qu’elles comportaient déjà d’importantes infrastructures techniques. En tout état de cause, les autorités ne doivent pas être privées de toute possibilité de rectifier les erreurs qu’elles commettent.

En troisième lieu, si la Cour n’est pas forcément en mesure de porter un jugement sur la valeur morale des opérations en cause, on ne saurait en déduire qu’elle n’est pas habilitée à tenir compte du contexte des revendications formulées par les requérants. Une affaire dans laquelle une donation effectuée en contrepartie de services d’une nature indéterminée donne ultérieurement lieu à une réclamation se chiffrant à plusieurs millions peut être considérée comme un exemple typique de l’aspect négatif du processus de réforme opéré par les pays anciennement communistes. Et lorsque l’on connaît dans les grandes lignes la complexité de ce type de processus, on devrait faire preuve de circonspection pour déterminer laquelle des parties est de bonne foi ou de mauvaise foi. L’appréciation de la proportionnalité ne peut être moralement neutre, en particulier lorsqu’il est question de « justice sociale ».

En quatrième lieu, c’est précisément au nom de la « justice sociale » que l’on ne peut accorder aux requérants le droit de réaliser des bénéfices astronomiques. L’interdiction d’imposer une charge excessive vaut pour les deux parties et oblige la Cour à réduire la protection garantie en cas d’abus. Permettre à un individu de soutirer des millions à l’État au terme d’une série d’opérations et d’évaluations portant sur un même terrain et manquant de transparence paraît fondamentalement immoral. Si l’État doit payer le prix de ses erreurs, il doit y avoir une limite raisonnable au profit qu’un individu peut réaliser aux frais des contribuables.

13.  En conclusion, s’il est indéniable que les indemnités versées aux requérants ne représentaient d’une fraction de la valeur marchande de leurs terrains, il n’en résulte pas, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, qu’un juste équilibre n’ait pas été ménagé entre les droits des propriétaires et l’intérêt public.

En conséquence, il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1. En ce qui concerne le grief des requérants tiré de l’article 14 de la Convention, nous considérons qu’il se confond avec le grief tiré de la clause normative invoquée par les intéressés et qu’il ne soulève donc aucune question distincte.

 



[1] En réalité, de la remise en vigueur de la loi.

[2] L’arrêt récemment rendu dans l’affaire Althoff et autres c. Allemagne semble également confirmer l’applicabilité générale de l’arrêt Jahn à la réglementation de la propriété postérieure à la réunification allemande. Le constat de violation auquel la Cour est parvenue dans l’arrêt Althoff était principalement fondé sur les « circonstances très particulières de l’affaire » (voir Althoff et autres c. Allemagne, n° 5631/05, § 74, 8 décembre 2011), notamment le caractère rétroactif des mesures prises par l’État défendeur, l’intervention du législateur dans une procédure pendante et le caractère très tardif des mesures litigieuses (adoptées par l’État défendeur huit ans après la réunification et six ans après l’expiration du délai légal de dépôt des demandes de restitution basées sur la loi sur le patrimoine).