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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Seconda Sezione)

 

 

19 gennaio 2016

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE GÖRMÜŞ ET AUTRES c. TURQUIE

 

 

(Requête n° 49085/07)

 

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

 

 

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Görmüş et autres c. Turquie,

 

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

          Julia Laffranque, présidente,
          Işıl Karakaş,
          Paul Lemmens,
          Valeriu Griţco,
          Ksenija Turković,
          Stéphanie Mourou-Vikström,
          Georges Ravarani, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2015,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 49085/07) dirigée contre la République de Turquie et dont six ressortissants de cet État, MM. Ahmet Alper Görmüş, Mehmet Ferda Balancar, Ahmet Haşim Akman, Ahmet Şık, Nevzat Çiçek et Mme Banu Uzpeder (« les requérants »), ont saisi la Cour le 9 novembre 2007 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants ont été représentés par Me Fikret İlkiz, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3.  Dans leur requête, les requérants, tous journalistes à l’époque des faits, soutenaient en particulier que la perquisition effectuée dans leurs locaux professionnels du 13 au 16 avril 2007 et la saisie de leurs documents, sous formes imprimée ou numérique – autant de mesures destinées, selon eux, à identifier leurs sources d’information – ont porté atteinte à leur droit à la liberté d’expression, en particulier à leur droit de recevoir ou de communiquer des informations en tant que journalistes. Ils invoquent à cet égard l’article 10 § 1 de la Convention.

4.  Le 21 novembre 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.

 

EN FAIT

I.            LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

 

5.  La liste des six requérants figure en annexe.

6.  Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

7.  Le premier requérant, M. Görmüş, était, à l’époque des faits, le directeur de publication de l’hebdomadaire Nokta (« Le Point »). Les deuxième et troisième requérants, MM. Balancar et Akman, étaient rédacteurs en chef de Nokta, et les trois autres requérants travaillaient pour le même hebdomadaire en tant que journalistes d’investigation.

8.  Un article, intitulé « À nouveau comme en 2004 : les forces armées turques sont à la recherche d’une coopération avec les ONG « amies » » (Gene 2004: TSK ‘dost’ STK’larla işbirliği arayışında), fut publié dans le numéro 23 de Nokta, édition du 5 au 11 avril 2007. Cet article exposait que la division des relations publiques de l’état-major général des forces armées (« l’état-major ») avait préparé un dossier d’information (andıç, en terminologie militaire), comportant neuf documents de 52 pages au total, lesquels contenaient une liste d’éditeurs de presse et de journalistes classés selon le critère « pour » ou « contre » les forces armées turques, ainsi qu’une liste d’articles de presse portant sur les forces armées, marqués soit d’un « plus » (favorable) soit d’un « moins » (défavorable). Selon l’article, ces documents étaient destinés à guider la sélection des journalistes qui seraient invités lors des événements organisés par l’état-major des forces armées ou autorisés à les couvrir. L’auteur de l’article mettait aussi en cause l’authenticité des manifestations et des réunions d’information mises sur pied par les organisations non gouvernementales (ONG) considérées comme proches des forces armées et il exprimait des doutes sur le point de savoir si ces événements politiques pouvaient passer pour « civils » ou « non gouvernementaux », c’est-à-dire ne pas relever implicitement de l’autorité des forces armées.

9.  Les principales organisations professionnelles représentant les médias, telles que le Conseil des médias et l’Association des journalistes de Turquie, protestèrent contre l’opération de sélection des éditeurs de presse et des journalistes à laquelle aurait procédé l’état-major, la qualifiant d’arbitraire et de préjudiciable à la liberté d’expression et à la liberté de la presse.

10.  Le 5 avril 2007, le chef de l’état-major des forces armées (« le chef de l’état-major »), sans se prononcer sur les pratiques dénoncées dans l’article en cause, demanda au parquet militaire près l’état-major (le parquet militaire) d’ouvrir une instruction au sujet de « la divulgation d’un document appartenant au département des relations publiques de l’état‑major général ».

11.  Le parquet militaire ouvrit une instruction sur le fondement des articles 220 (« Créer une organisation aux fins de commettre des infractions ») et 336 (« Divulgation d’informations confidentielles ») du code pénal.

12.  Le 6 avril 2007, un membre du parquet militaire appela par téléphone le premier requérant, M. Görmüş, et l’invita à lui rendre, « tels qu’ils auraient été livrés », les documents à l’appui desquels l’article litigieux aurait été rédigé.

13.  Le premier requérant refusa, précisant que les renseignements concernant le dossier d’information en cause avaient été confirmés dans un communiqué de presse qui aurait été diffusé par l’état-major général. Il ajouta que les références (le numéro et la date) des documents relatifs aux ONG étaient clairement mentionnées dans l’article en question et que les originaux se trouvaient de toute façon entre les mains de l’état-major.

14.  Le 9 avril 2007, le parquet militaire demanda au tribunal militaire de l’état-major général qu’il ordonne une perquisition dans tous les locaux de l’hebdomadaire Nokta et, notamment, de prendre copie de tous les fichiers se trouvant dans les ordinateurs privés ou professionnels, dans les archives et autres programmes informatiques, ainsi que dans les disques durs, les CD et tout matériel similaire. Il demanda aussi à être autorisé à faire des impressions papier des fichiers informatiques et, pour parer à une éventuelle sécurisation des accès à ces fichiers, à saisir tous les outils informatiques afin de les faire décoder par les laboratoires de criminologie.

15.  Par une décision du 10 avril 2007, le tribunal militaire de l’état-major général ordonna de procéder à une perquisition dans tous les locaux de l’hebdomadaire Nokta et de faire des copies numériques et papier de tous les fichiers se trouvant dans les ordinateurs privés ou professionnels, dans les archives et les programmes informatiques, ainsi que dans les disques durs, les CD et tout matériel similaire. Le tribunal rejeta, en revanche, la demande du parquet visant à être autorisé à saisir tous les outils informatiques pour parer à une éventuelle sécurisation des accès aux fichiers informatiques. Il estimait que l’enquête menée était limitée à l’identification des responsables de la fuite survenue au sein de l’état-major, que l’autorisation de collecter les documents concernant cette fuite n’enfreignait guère, en tant que telle, la liberté de la presse et que la perquisition, qui serait effectuée dans le respect de la liberté de la presse, était justifiée par le code de procédure pénale. Le tribunal ordonna aussi que le procureur militaire fût présent lors de la perquisition.

16.  Le 11 avril 2007, le procureur militaire s’opposa à l’ordonnance du 10 avril 2007 devant le tribunal militaire du Commandement de l’armée de l’air et demanda que l’autorisation de saisir, lors de la perquisition, tous les outils informatiques fût accordée.

17.  Le même jour, le tribunal militaire du Commandement de l’armée de l’air rejeta l’opposition du procureur militaire. Par ailleurs, il supprima de l’ordonnance du 10 avril 2007 les termes qui prévoyaient la présence d’un procureur militaire lors de la perquisition.

18.  Le 12 avril 2007, le parquet militaire demanda au procureur de la République de Bakırköy de procéder à ladite perquisition.

19.  Le 13 avril 2007, à 12 heures, les représentants du parquet de Bakırköy et les fonctionnaires de police se présentèrent au siège de Nokta pour perquisition. Le premier requérant leur remit, dès le début de la perquisition, les documents sollicités par le parquet militaire. Ces documents, photocopiés et datés d’octobre et de novembre 2006, concernaient principalement « une évaluation des organes de presse accrédités », « les changements intervenus dans les lignes éditoriales, les titres de propriété et les équipes de journalistes dans les médias », « l’entretien avec Tuncay Özkan effectué le 16 décembre 2003 », « Sarıkız, l’analyse de la situation sociale et les propositions », des appréciations individuelles de journalistes et des analyses des tendances de la politique éditoriale de divers journaux et des objectifs poursuivis par ceux-ci.

20.  Le transfert sur des disques externes de toutes les données informatiques de 46 ordinateurs professionnels ou privés qui se trouvaient dans les locaux de Nokta dura jusqu’au 16 avril 2007, à 5 heures. Une copie sur CD des fichiers transférés sur des disques externes et conservés par les policiers fut fournie, à leur demande, aux avocats des requérants.

21.  Le 16 avril 2007, à 9 heures, le procès-verbal de fin de perquisition fut signé par le procureur de la République de Bakırköy, par les agents de police et par les avocats représentant l’éditeur de Nokta. Ces derniers précisèrent, par le biais d’une annotation à la fin du procès-verbal, qu’ils estimaient que la perquisition et la saisie effectuées avaient enfreint principalement les dispositions de l’article 12 de la loi sur la presse, disposition interdisant d’obliger les journalistes à divulguer leurs sources d’information, y compris les renseignements et les documents concernés.

22.  Entre-temps, le 13 avril 2007, les avocats de Nokta et du premier requérant avaient fait opposition à l’ordonnance de perquisition et de saisie et avaient demandé l’annulation de celle-ci au motif qu’elle enfreignait leur droit à la protection des sources journalistiques. Ils invoquèrent l’arrêt Goodwin c. Royaume-Uni (27 mars 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑II) rendu par la Cour, la Recommandation no R(2000)7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs sources d’information ainsi que la législation interne relative à la liberté de la presse.

23.  Par une décision rendue le 24 avril 2007 et notifiée à la partie requérante le 14 mai 2007, le tribunal militaire du Commandement de l’armée de l’air rejeta l’opposition des requérants. Après avoir rappelé le principe constitutionnel selon lequel « la presse est libre et ne peut être censurée », il indiqua que la liberté de la presse pouvait subir des restrictions conformes à l’un des buts légitimes prévus par la loi. Il exposa que les mesures en question avaient pour but l’obtention d’éléments de preuve qui, selon lui, devaient permettre l’arrestation des responsables de la fuite des documents qui auraient été classés « secrets » et conservés dans les locaux de l’état-major. Il estima que la perquisition et la saisie incriminées ne visaient qu’à éclaircir les circonstances de la divulgation d’un document classé « secret » et qu’elles n’avaient pas pour but d’identifier les responsables de la fuite ni de forcer les journalistes à divulguer leurs sources d’information. Il précisa aussi qu’aucun ordinateur n’avait été saisi lors de l’opération. Il ajouta que le code pénal prévoyait des sanctions contre quiconque procurait, utilisait, retenait ou rendait publiques des informations dont la divulgation avait été interdite par les autorités aux fins de la protection de la sûreté de l’État et que le même code n’exemptait pas les journalistes de la responsabilité pénale.

 

II.          LE DROIT INTERNE PERTINENT

 

24.  Selon l’article 220 du code pénal, la constitution d’une association de malfaiteurs aux fins de commettre des infractions est punie de deux à six ans d’emprisonnement. Le fait d’être membre d’une telle association est puni d’un an à trois ans d’emprisonnement.

25.  Selon l’article 336 du code pénal, la divulgation d’informations de nature confidentielle dont les autorités compétentes ont interdit la communication en vertu de la loi est punie de trois à cinq ans d’emprisonnement.

26.  Selon l’article 66 de la loi relative à l’instauration des tribunaux militaires et à la procédure devant ceux-ci, les tribunaux militaires ont le pouvoir d’ordonner des perquisitions et des saisies au domicile et sur le lieu de travail d’une personne pour des raisons touchant à la sécurité nationale, à l’ordre public, à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

EN DROIT

I.            SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

 

27.  Les requérants dénoncent une atteinte à leur droit à la liberté d’expression. Ils allèguent que les mesures en cause ont violé le secret de leurs sources d’information et qu’elles constituaient une forme d’intimidation exercée sur leurs activités de journaliste. Ils invoquent l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2.  L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

28.  Le Gouvernement combat la thèse des requérants.

A.  Sur la recevabilité

29.  Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

30.  Les requérants soutiennent que, en dépit de ce que le tribunal militaire aurait indiqué dans sa décision, les autorités militaires, par le biais des mesures de perquisition et de saisie en cause, ont bien cherché à savoir quelles étaient leurs sources d’information. Ils estiment que, lorsque le parquet militaire a demandé aux journalistes de lui fournir les documents à l’origine de l’article, « tels qu’ils avaient été livrés », il n’avait pas d’autre but que d’identifier les personnes qui auraient transmis ces documents. Ils allèguent aussi que la portée de l’ordonnance rendue par le tribunal militaire concernant la perquisition était tellement large qu’elle aurait couvert l’ensemble des contenus informatiques de l’éditeur de Nokta. Ils reprochent aux autorités d’enquête d’avoir poursuivi l’exécution de cette ordonnance alors même qu’ils auraient remis les documents réclamés, et ils considèrent qu’il s’est agi d’un acte d’intimidation et de dissuasion visant leur activité de journalistes.

31.  Le Gouvernement expose que les autorités avaient ordonné la perquisition conformément à la loi (notamment à l’article 66 de la loi no 353 instaurant les juridictions militaires et réglementant leur procédure) et en vertu de la décision d’un tribunal, et ce, d’après lui, afin d’empêcher la divulgation d’informations classées « confidentielles » et de protéger la sécurité nationale. Il indique que les articles 116-121 du code de procédure pénale offraient les garanties nécessaires contre tout abus de la part des autorités lors de la collecte des éléments de preuve dans le cadre d’une enquête pénale. Il renvoie à l’ordonnance du tribunal militaire, qui précise, selon le Gouvernement, que la perquisition en cause aurait eu pour but non pas de percer le secret des sources journalistiques, mais d’obtenir des indices permettant d’identifier les personnes qui auraient été à l’origine de la fuite des documents confidentiels de l’état-major. Il ajoute que le premier requérant a refusé de remettre les documents aux responsables de l’état-major et que, dès lors, les autorités étaient fondées à penser qu’il pouvait y avoir des éléments de preuve d’ordre criminel dans les locaux professionnels des requérants.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Existence d’une ingérence

32.  La Cour estime que les mesures de perquisition sur le lieu de travail des requérants et de saisie de leurs données, sous forme informatique ou imprimée, s’analysent en une ingérence dans l’exercice du droit des intéressés à la liberté d’expression, ce que nul ne conteste.

33.  Pareille ingérence a enfreint l’article 10, sauf si, « prévue par la loi », elle poursuivait un ou plusieurs buts légitimes au regard du paragraphe 2 et était « nécessaire, dans une société démocratique », pour atteindre ce ou ces buts.

b)  « Prévue par la loi »

34.  Dans leur requête, les requérants soutenaient que l’ingérence en cause n’était pas prévue par la loi, dès lors que, selon eux, elle était clairement contraire à l’article 12 de la loi sur la presse interdisant d’obliger les journalistes à dévoiler leurs sources. Ils n’ont toutefois pas repris ce point dans leurs observations ultérieures.

35.  La Cour observe, à l’instar du Gouvernement, que les juridictions nationales, confrontées à la thèse de l’illégalité des mesures en cause, ont estimé que la perquisition et les saisies en cause avaient été effectuées conformément aux dispositions de l’article 66 de la loi no 353 instaurant les juridictions militaires et réglementant leur procédure, qui primait selon elles sur l’article 12 de la loi sur la presse. Compte tenu de ce que la « loi » au sens de l’article 10 § 2 de la Convention est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété (voir, par exemple, Sunday Times c. Royaume‑Uni (no 1), 26 avril 1979, § 47, série A no 30, ou Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 43, série A no 285‑A) et de ce que les parties n’ont pas discuté davantage de ce point devant elle, la Cour poursuivra son examen en postulant que les dispositions de l’article 66 de la loi no 353 répondent aux conditions requises pour que l’on puisse considérer l’ingérence litigieuse comme « prévue par la loi ».

c)  Buts légitimes

36.  D’après le Gouvernement, la perquisition et la saisie des données informatiques en cause tendaient à « empêcher la divulgation d’informations confidentielles » et visaient aussi à la protection de la « sécurité nationale ».

Les requérants contestent cette thèse.

37.  La Cour n’est pas convaincue que les mesures en cause visaient à protéger la « sécurité nationale ». Elle constate en effet que les autorités internes n’ont pas entamé de poursuites pénales, ni contre le requérant ni contre des tierces personnes, pour des activités menaçant la « sécurité nationale ». Elle rappelle qu’il convient d’appliquer cette notion avec retenue et de l’interpréter de manière restrictive, en n’y ayant recours que lorsqu’il a été démontré qu’il était nécessaire d’empêcher la publication de telles informations à des fins de protection de la sécurité nationale (Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 54, CEDH 2007‑V).

38.  En revanche, la Cour est disposée à admettre qu’il était légitime pour les autorités militaires de chercher à empêcher la divulgation d’informations confidentielles.

Elle doit donc examiner si l’ingérence en question était nécessaire dans une société démocratique, en particulier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi.

d)  « Nécessaire dans une société démocratique »

i.  Les principes élaborés par la Cour

39.  La Cour constate que, dans la présente affaire, sont en cause trois domaines liés à la liberté d’expression sur lesquels elle s’est déjà prononcée : la protection des sources journalistiques, la diffusion des informations confidentielles et la protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte.

α.  La liberté de la presse et la protection des sources journalistiques

40.  La Cour rappelle que la presse joue un rôle essentiel dans une société démocratique et que, si elle ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et aux droits d’autrui ainsi qu’à la nécessité d’empêcher la divulgation d’informations confidentielles, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et idées sur toutes les questions d’intérêt général (voir, par exemple, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 37, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I).

41.  La Cour rappelle également le principe selon lequel l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou des questions d’intérêt général (voir, par exemple, Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V). Quand elle examine les affaires portées devant elle, elle doit faire preuve de la plus grande vigilance lorsque les mesures prises ou les sanctions infligées par l’autorité nationale sont de nature à dissuader la presse de participer à la discussion de problèmes d’un intérêt général légitime (voir, par exemple, Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, § 64, CEDH 1999‑III).

42.  D’une manière générale, la « nécessité » d’une quelconque restriction à l’exercice de la liberté d’expression doit se trouver établie de manière convaincante. Certes, il revient en premier lieu aux autorités nationales d’évaluer s’il existe un « besoin social impérieux » susceptible de justifier cette restriction, exercice pour lequel elles bénéficient d’une certaine marge d’appréciation. Cependant, lorsqu’il y va de la presse, les autorités ne disposent que d’une marge d’appréciation restreinte pour juger de l’existence d’un « besoin social impérieux ». De même, lorsqu’il s’agit de déterminer, comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 10, si la restriction était proportionnée au but légitime poursuivi, le pouvoir d’appréciation national se heurte à l’intérêt de la société démocratique à assurer et à maintenir la liberté de la presse, intérêt auquel il convient d’accorder un grand poids (voir, mutatis mutandis, Goodwin c. Royaume-Uni, 27 mars 1996, § 40, Recueil 1996‑II, Worm c. Autriche, 29 août 1997, § 47, Recueil 1997‑V, et Dupuis et autres c. France, no 1914/02, § 36, 7 juin 2007).

43.  Cependant, toute personne, fût-elle journaliste, qui exerce sa liberté d’expression, assume « des devoirs et des responsabilités » dont l’étendue dépend de sa situation et du procédé technique utilisé (voir, par exemple, Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, § 49 in fine, série A n24). Ainsi, la garantie que l’article 10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition que les intéressés agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations « fiables et précises » dans le respect de la déontologie journalistique (voir, par exemple, Colombani et autres c. France, no 51279/99, § 65, CEDH 2002-V, Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 78, CEDH 2004‑XI, et Masschelin c. Belgique (déc.), no 20528/05, 20 novembre 2007).

44.  En particulier, la protection des sources journalistiques est l’une des pierres angulaires de la liberté de la presse. L’absence d’une telle protection pourrait dissuader les sources journalistiques d’aider la presse à informer le public sur des questions d’intérêt général. En conséquence, la presse pourrait être moins à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde », et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (voir, parmi beaucoup d’autres, Sanoma Uitgevers B.V. c. Pays-Bas [GC], no 38224/03, § 50, 14 septembre 2010, Martin et autres c. France, no 30002/08, § 59, 12 avril 2012, et Saint‑Paul Luxembourg S.A. c. Luxembourg, no 26419/10, § 49, 18 avril 2013).

45.  Selon la conception de la Cour, la « source » journalistique désigne « toute personne qui fournit des informations à un journaliste » ; par ailleurs, la Cour entend les termes « information identifiant une source » comme visant, dans la mesure où elle risque de conduire à identifier une source, tant « les circonstances concrètes de l’obtention d’informations par un journaliste auprès d’une source » que « la partie non publiée de l’information fournie par une source à un journaliste » (Telegraaf Media Nederland Landelijke Media B.V. et autres c. Pays-Bas, no 39315/06, § 86, 22 novembre 2012).

46.  La Cour a déjà jugé que des perquisitions qui avaient été menées au domicile et sur les lieux de travail de journalistes aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré à ceux-ci des informations confidentielles s’analysaient en des atteintes aux droits découlant pour les journalistes du paragraphe 1 de l’article 10. Elle a également considéré que le fait que les perquisitions étaient demeurées sans résultat ne leur enlevait pas leur finalité, à savoir l’identification de la source d’un journaliste (voir, par exemple, Sanoma Uitgevers B.V., précité, § 61). Aux yeux de la Cour, une décision de saisie et de perquisition dans les locaux professionnels des journalistes concernés constitue un acte plus grave qu’une sommation de divulgation de l’identité de la source. En effet, les enquêteurs qui, munis d’un mandat de perquisition, surprennent un journaliste à son lieu de travail ont des pouvoirs d’investigation très larges du fait qu’ils ont, par définition, accès à toute la documentation détenue par le journaliste (Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, § 57, CEDH 2003‑IV).

β.  La liberté d’expression et la liberté de la presse, et la divulgation d’informations confidentielles

47.  Il est vrai que la Cour a déjà considéré que la publication de rapports classés « confidentiels » (Stoll, précité) ou la divulgation de renseignements touchant à des intérêts militaires et à la sécurité nationale (Hadjianastassiou c. Grèce, 16 décembre 1992, §§ 45 et 47, série A no 252), dans la mesure où elles portaient « un préjudice considérable » aux intérêts des organes étatiques, pouvaient être restreintes et réprimées, sous certaines conditions, sans que cela portât atteinte à l’article 10 de la Convention.

48.  Cependant, la liberté de la presse est d’autant plus importante lorsque les activités et les décisions étatiques, en raison de leur nature confidentielle ou secrète, échappent au contrôle démocratique ou judiciaire. Dans un tel contexte, la divulgation d’informations qui se trouvent entre les mains de l’État joue un rôle primordial dans une société démocratique, puisqu’elle permet à la société civile de contrôler les activités du gouvernement auquel elle a confié la protection de ses intérêts. De plus, la sanction infligée à un journaliste pour divulgation d’informations considérées comme confidentielles ou secrètes peut dissuader les professionnels des médias d’informer le public sur des questions d’intérêt général. En pareil cas, la presse pourrait ne plus être à même de jouer son rôle indispensable de « chien de garde » et son aptitude à fournir des informations précises et fiables pourrait s’en trouver amoindrie (Stoll, précité, §§ 110‑111).

49.  À cet égard, la Cour réaffirme que, dans l’équilibre entre la liberté de la presse et la protection des informations confidentielles ou secrètes, la publicité des documents est la règle et leur classification l’exception (Stoll, précité, § 111).

γ.  La protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte

50.  En ce qui concerne la protection par la Convention de lanceurs d’alerte qui sont des agents de la fonction publique, la Cour a établi les principes suivants (Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, §§ 70-78, CEDH 2008) :

« (...) [L’] article 10 s’applique également à la sphère professionnelle et (...) les fonctionnaires (...) jouissent du droit à la liberté d’expression (...). Cela étant, elle n’oublie pas que les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur. Cela vaut en particulier pour les fonctionnaires, dès lors que la nature même de la fonction publique exige de ses membres une obligation de loyauté et de réserve (...)

La mission des fonctionnaires dans une société démocratique étant d’aider le gouvernement à s’acquitter de ses fonctions et le public étant en droit d’attendre que les fonctionnaires apportent cette aide et n’opposent pas d’obstacles au gouvernement démocratiquement élu, l’obligation de loyauté et de réserve revêt une importance particulière les concernant (...). De plus, eu égard à la nature même de leur position, les fonctionnaires ont souvent accès à des renseignements dont le gouvernement, pour diverses raisons légitimes, peut avoir un intérêt à protéger la confidentialité ou le caractère secret. Dès lors, ils sont généralement tenus à une obligation de discrétion très stricte.

(...) En ce qui concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances. Pareille protection peut s’imposer lorsque l’agent concerné est seul à savoir – ou fait partie d’un petit groupe dont les membres sont seuls à savoir – ce qui se passe sur son lieu de travail et est donc le mieux placé pour agir dans l’intérêt général en avertissant son employeur ou l’opinion publique. (...)

Eu égard à l’obligation de discrétion susmentionnée, il importe que la personne concernée procède à la divulgation d’abord auprès de son supérieur ou d’une autre autorité ou instance compétente. La divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (...). Dès lors, pour juger du caractère proportionné ou non de la restriction imposée à la liberté d’expression du requérant en l’espèce, la Cour doit examiner si l’intéressé disposait d’autres moyens effectifs de faire porter remède à la situation qu’il jugeait critiquable.

Pour apprécier la proportionnalité d’une atteinte portée à la liberté d’expression d’un fonctionnaire en pareil cas, la Cour doit également tenir compte d’un certain nombre d’autres facteurs. Premièrement, il lui faut accorder une attention particulière à l’intérêt public que présentait l’information divulguée. La Cour rappelle que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine des questions d’intérêt général (...). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi (...)

Le deuxième facteur à prendre en compte dans cet exercice de mise en balance est l’authenticité de l’information divulguée. Il est loisible aux autorités compétentes de l’État d’adopter des mesures destinées à réagir de manière adéquate et non excessive à des imputations diffamatoires dénuées de fondement ou formulées de mauvaise foi (...). En outre, l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et responsabilités, et quiconque choisit de divulguer des informations doit vérifier avec soin, dans la mesure où les circonstances le permettent, qu’elles sont exactes et dignes de crédit (...)

La Cour doit par ailleurs apprécier le poids respectif du dommage que la divulgation litigieuse risquait de causer à l’autorité publique et de l’intérêt que le public pouvait avoir à obtenir cette divulgation (...) À cet égard, elle peut prendre en compte l’objet de la divulgation et la nature de l’autorité administrative concernée (...)

La motivation du salarié qui procède à la divulgation est un autre facteur déterminant pour l’appréciation du point de savoir si la démarche doit ou non bénéficier d’une protection. Par exemple, un acte motivé par un grief ou une animosité personnels ou encore par la perspective d’un avantage personnel, notamment un gain pécuniaire, ne justifie pas un niveau de protection particulièrement élevé (...) Il importe donc d’établir si la personne concernée, en procédant à la divulgation, a agi de bonne foi et avec la conviction que l’information était authentique, si la divulgation servait l’intérêt général et si l’auteur disposait ou non de moyens plus discrets pour dénoncer les agissements en question.

Enfin, l’évaluation de la proportionnalité de l’ingérence par rapport au but légitime poursuivi passe par une analyse attentive de la peine infligée et de ses conséquences (...) »

ii.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

α.  Les domaines en jeu en l’espèce

51.  En l’espèce, la Cour observe que, en avril 2007, l’hebdomadaire Nokta a publié un article, élaboré à partir de documents classés « confidentiels » par l’état-major des forces armées, qui révélait, entre autres, le système d’évaluation des éditeurs de presse et des journalistes que ce dernier avait mis en place dans le but d’exclure de certaines invitations et activités les journalistes supposés être des « opposants » à l’armée. À la suite d’une demande d’ouverture d’une instruction par l’état-major, le tribunal militaire a ordonné une perquisition dans les locaux de l’hebdomadaire afin de saisir les documents qui auraient été transmis au rédacteur en chef de Nokta. Selon les autorités judiciaires, ces documents pouvaient servir à identifier l’officier ou le fonctionnaire lanceur d’alerte au sein de l’état‑major. Le tribunal militaire a aussi ordonné l’extraction de tous les contenus informatiques disponibles dans les locaux de l’hebdomadaire. Alors même que les documents sollicités avaient bien été remis au parquet dès le début de la perquisition, les fichiers sauvegardés dans 46 ordinateurs se trouvant dans les locaux de Nokta ont été copiés sur des disques externes conservés par le parquet.

52.  Pour déterminer si la mesure litigieuse a respecté le juste équilibre entre, d’une part, la liberté d’expression et la liberté de la presse – qui incluent la protection des sources journalistiques et la protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte – et, d’autre part, la protection des données confidentielles des organes étatiques, la Cour prendra en compte les aspects suivants : les intérêts en présence, le contrôle exercé par les juridictions internes, le comportement des requérants et la proportionnalité des mesures incriminées.

β.  Intérêts du public à voir divulguer des informations et à voir protéger les sources de celles-ci

–  Contribution au débat public sur des questions d’intérêt général

53.  La Cour note que les documents divulgués par l’hebdomadaire contenaient des évaluations, effectuées par l’état-major des forces armées, d’organes de presse accrédités, de journalistes nommément désignés et des politiques éditoriales de divers journaux. Il ressort du dossier que les forces armées n’ont pas démenti l’existence d’une liste d’articles de presse accompagnés d’une évaluation favorable (« plus ») ou défavorable (« moins »), destinée à guider la sélection des journalistes qui seraient invités lors des événements organisés par l’état-major des forces armées ou autorisés à couvrir ceux-ci.

54.  La Cour observe également que l’article litigieux a été publié dans le contexte des débats publics relatifs à des questions qui étaient largement évoquées par les médias et qui divisaient l’opinion publique en Turquie, à savoir l’intervention des forces armées dans la politique générale du pays. Les enquêtes engagées par le parquet en 2007 contre certains officiers des forces armées et des personnalités publiques, soupçonnés, entre autres, de manipuler la presse et d’inciter à des manifestations de protestation contre le gouvernement dans le cadre du plan d’action Sarıkız, témoignent de l’importance du débat public en la matière (voir, entre autres, Levent Bektaş c. Turquie (déc.), no 70026/10, 7 février 2012).

55.  Quant à la question de savoir si l’article et les informations divulguées étaient susceptibles de nourrir le débat sur le sujet, la Cour observe que les principales organisations professionnelles représentant les médias ont protesté contre l’opération de sélection des éditeurs de presse et des journalistes à laquelle aurait procédé l’état-major général des forces armées, la qualifiant d’arbitraire et de préjudiciable à la liberté d’expression et à la liberté de la presse. En effet, l’on peut aisément considérer que la tenue de fichiers dans lesquels les journalistes ont été classés selon leur tendance politique et l’utilisation de ces fichiers pour écarter certains d’entre eux de la diffusion d’informations d’intérêt général relèvent du droit du public à recevoir des informations, qui constitue l’un des droits principaux prévus par l’article 10 de la Convention.

56.  Partant, aux yeux de la Cour, les points de vue soutenus et la teneur des documents divulgués dans l’article en question étaient, sans doute aucun, susceptibles de contribuer au débat public sur les relations des forces armées avec la politique générale.

–  Protection des sources journalistiques

57.  Les faits de la cause montrent que, aux fins d’identifier les fonctionnaires qui avaient livré les informations confidentielles en question aux requérants, les autorités judiciaires ont procédé à la perquisition et aux saisies en surprenant les journalistes sur leur lieu de travail et qu’elles ont ainsi eu accès à tous les documents détenus par les intéressés. Il s’agit d’un acte plus grave qu’une simple sommation de révéler l’identité de la source des informations en cause.

58.  La Cour observe également que le premier requérant, le directeur de publication de l’hebdomadaire, a fourni aux enquêteurs, lorsque ceux-ci se sont présentés au siège, les documents sollicités par le parquet militaire. Or la remise de ces documents n’a pas empêché les autorités de transférer sur des disques externes, pendant soixante-cinq heures environ, les contenus informatiques de 46 ordinateurs sur lesquels les journalistes de Nokta travaillaient. L’intervention des autorités judiciaires s’est ainsi étendue au-delà de la demande initiale que le parquet militaire avait formulée par téléphone le 6 avril 2007, à savoir la remise, en l’état, du dossier tel qu’il avait été fourni par le lanceur d’alerte.

59.  La Cour estime qu’une telle intervention est de nature à dissuader toutes les sources potentielles d’aider la presse à informer le public sur les questions concernant les forces armées, même si elles sont d’intérêt général.

–  Protection des fonctionnaires lanceurs d’alerte

60.  La Cour constate que, contrairement à ce que le tribunal militaire du commandement de l’armée de l’air a exposé dans sa décision du 24 avril, il ressort des décisions rendues par les tribunaux militaires le 10 avril et le 24 avril 2007 que l’enquête avait bien pour buts l’identification des responsables de la fuite survenue au sein de létat-major et l’arrestation de ceux‑ci. Elle estime que les requérants, en protégeant leurs sources d’information, protégeaient aussi les fonctionnaires lanceurs d’alerte.

61.  La Cour peut accepter que les devoirs et les responsabilités qu’assument les journalistes qui exercent leur droit à la liberté d’expression puissent inclure le devoir de ne pas publier les renseignements que des fonctionnaires lanceurs d’alerte leur ont fournis, jusqu’à ce que ces fonctionnaires aient utilisé les procédures administratives internes prévues pour faire part de leurs préoccupations à leurs supérieurs (voir, entre autres, mutatis mutandis, Colombani et autres, précité, § 65, combiné avec Guja, précité, § 73). Cependant, dans la présente affaire, après avoir constaté que la teneur des documents divulgués par les présumés lanceurs d’alerte était à même de contribuer au débat public, la Cour relève aussi que la législation en Turquie ne comportait aucune disposition concernant la divulgation par les membres des forces armées d’actes potentiellement irréguliers commis sur le lieu de travail. Le Gouvernement n’a soumis aucun élément montrant que des moyens existaient au sein des forces armées pour contester pareilles pratiques. Partant, on ne peut reprocher aux requérants d’avoir publié les informations qui leur avaient été fournies sans avoir attendu que leurs sources et/ou leurs lanceurs d’alerte eussent fait part de leurs préoccupations par la voie hiérarchique.

γ.  Les intérêts protégés des autorités nationales

–  Confidentialité des affaires militaires

62.  La Cour peut admettre que le caractère confidentiel des informations portant sur l’organisation et le fonctionnement internes des forces armées soit a priori justifié. Cependant, pareille confidentialité ne saurait être protégée à n’importe quel prix. La Cour se réfère sur ce point au principe en vertu duquel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir, par exemple, Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Ce principe doit aussi être respecté quand il s’agit d’apprécier une ingérence dans l’exercice d’un droit. Il en découle que, pour qu’ils puissent passer pour être légitimes, les arguments invoqués par le Gouvernement doivent être fondés concrètement et effectivement sur les motifs énoncés dans le paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention. En tant qu’exceptions à l’exercice du droit à la liberté d’expression, ceux-ci appellent un examen attentif et soigneux par la Cour. La Cour estime que la tâche d’information et de contrôle accomplie par les médias s’étend également aux actes des forces armées. Dès lors, l’exclusion absolue du débat public des questions relevant des forces armées n’est pas acceptable. En conséquence, il convient de vérifier si la divulgation des documents et la publication de l’article y relatif étaient de nature à causer aux intérêts du pays un « préjudice considérable » (voir, dans le même sens, Hadjianastassiou, précité, § 45).

En l’espèce, la Cour note que le dossier ne révèle pas les raisons pour lesquelles les documents mentionnés dans l’article en question étaient classés « confidentiels ». Le Gouvernement s’est borné à signaler que les documents en cause avaient été classés « confidentiels » par les autorités militaires sans soumettre à la Cour des pièces pertinentes et convaincantes susceptibles de justifier ce classement.

Par ailleurs, la Cour note que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer que la divulgation des documents de l’état-major a effectivement eu des répercussions négatives pour l’image des relations que les autorités militaires entretiennent avec les médias et l’opinion publique. Elle estime que le contenu de l’article en question, dénonçant, documents divulgués à l’appui, une pratique de l’administration qui limitait la diffusion des informations à destination de l’opinion publique, était hautement pertinent dans le débat sur la question d’une discrimination des médias par des organes de l’État. Elle observe aussi qu’il n’a été soutenu ni par les autorités judiciaires nationales ni par le Gouvernement que le style de l’article litigieux ou le moment de sa publication pouvaient être la source de difficultés de nature à causer un « préjudice considérable » aux intérêts de l’État.

–  Maintien de la confiance des citoyens dans les autorités nationales concernées

63.  La Cour peut admettre qu’il est dans l’intérêt général de maintenir la confiance des citoyens dans le respect du principe du traitement égalitaire des médias par les autorités officielles de l’État, y compris les forces armées. En même temps, le citoyen a un intérêt à recevoir des éclaircissements lorsque des pratiques discutables portant sur la liberté de la presse sont reprochées à une institution publique. La Cour considère que l’intérêt général à la divulgation d’informations faisant état de pratiques discutables de la part des forces armées dans le domaine de la liberté de recevoir des informations est si important dans une société démocratique qu’il l’emporte sur l’intérêt qu’il y a à maintenir la confiance du public dans cette institution. Elle rappelle à cet égard qu’une libre discussion des problèmes d’intérêt public est essentielle dans un État démocratique et qu’il faut se garder de décourager les citoyens de se prononcer sur de tels problèmes (Barfod c. Danemark, 22 février 1989, § 29, série A no 149, et Bucur et Toma c. Roumanie, no 40238/02, § 115, 8 janvier 2013).

δ.  Contrôle des juridictions nationales

64.  Il n’appartient pas à la Cour de se substituer aux États parties à la Convention dans la définition de leurs intérêts nationaux, domaine qui relève traditionnellement du noyau dur de la souveraineté étatique. Pour autant, il se peut que des considérations relatives à l’équité d’une procédure doivent être prises en compte dans l’examen d’une ingérence dans l’exercice des droits garanti par l’article 10 (Stoll, précité, § 137). Il en résulte que, en l’espèce, la Cour est appelée à vérifier si l’application purement formelle de la notion de « confidentialité » qui sous-tend l’article 336 du code pénal relatif à la divulgation d’informations confidentielles est compatible avec les exigences de la Convention. En d’autres termes, il convient d’examiner si l’application purement formelle de cette notion liait le juge au point de l’empêcher de prendre en compte le contenu matériel des documents confidentiels en vue de procéder à une mise en balance des intérêts en jeu. Pareille impossibilité ferait en effet obstacle au contrôle de la justification d’une ingérence dans l’exercice des droits protégés par l’article 10 de la Convention.

65.  La Cour note que les tribunaux militaires ont omis de vérifier si le classement « confidentiel » était justifié au regard des documents élaborés par la division des relations publiques de létat-major général. Ces juridictions n’ont pas répondu non plus à la question de savoir si l’intérêt du maintien de la confidentialité de ces documents primait sur l’intérêt qu’avait le public à prendre connaissance de la façon dont les services des relations publiques de létat-major général traitaient les divers organes des médias. En fait, les juridictions internes, considérant comme acquise la nécessité d’accorder à ces documents le statut de secret d’État, ont mis plutôt l’accent sur la responsabilité pénale des fonctionnaires lanceurs d’alerte et sur celle des requérants journalistes qui refusaient de fournir les documents afin de protéger leurs sources d’information. Elles auraient par conséquent dû examiner, dans le cadre de la protection des lanceurs d’alerte, si les fonctionnaires en question disposaient de procédures ou des moyens administratifs internes spéciaux susceptibles de leur permettre de faire part de leurs préoccupations à leur supérieurs et si les informations qu’ils avaient divulguées étaient de nature à contribuer au débat public, ce qu’elles n’ont pas fait.

66.  En conclusion, dès lors que les juridictions militaires n’ont pas vérifié si le classement « confidentiel » des informations divulguées par les requérants était justifié et qu’elles n’ont pas procédé à une mise en balance des divers intérêts en jeu en l’espèce, la Cour doit constater que l’application formelle de la notion de confidentialité des documents d’origine militaire a empêché les juridictions internes de contrôler la compatibilité de l’ingérence litigieuse avec l’article 10 de la Convention.

ε.  Comportement des requérants

67.  La Cour examine ensuite si, du point de vue de sa forme, l’article publié par les requérants respectait les règles déontologiques et si les requérants avaient agi de bonne foi.

68.  En premier lieu, la Cour ne décèle aucune carence dans la forme de la publication. Les requérants s’étaient concentrés sur la stratégie élaborée par les services concernés de l’armée quant au traitement des éditeurs de presse et des journalistes en fonction de leur classement selon les critères « favorable » ou « défavorable » aux forces armées, et ce sans sortir du contexte. Ils n’ont pas caché non plus aux lecteurs des éléments qui n’appelaient pas de critiques à l’égard des forces armées. En outre, les requérants n’ont pas attaqué personnellement les membres de l’état-major par le biais de propos diffamatoires fondés sur des faits dont la réalité n’aurait pas été établie. Au contraire, dans leur manière de présenter le sujet, ils en ont respecté l’importance et le sérieux, sans user d’effets de style susceptibles de détourner le lecteur d’une information objective.

69.  En deuxième lieu, la Cour n’aperçoit aucune raison de penser que les requérants étaient motivés par la volonté de tirer des avantages personnels de la publication de leur article, qu’ils nourrissaient des griefs personnels à l’égard des services concernés des forces armées ou qu’ils étaient mus par une quelconque autre intention cachée.

70.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour ne peut que constater que les requérants n’avaient d’autre intention que d’informer le public sur une question d’intérêt général.

ζ.  Proportionnalité de l’ingérence

71.  La Cour rappelle que la nature et la lourdeur des mesures incriminées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (n1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999‑IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004‑VI).

72.  Par ailleurs, la Cour doit veiller à ce que les mesures litigieuses en cause ne constituent pas une forme de censure visant à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte du débat sur un sujet d’intérêt général, pareilles mesures sont de nature à dissuader les journalistes de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité. Par là même, elles risquent d’entraver les médias dans l’accomplissement de leur tâche d’information et de contrôle (Stoll, précité, § 154).

73.  En l’espèce, la Cour estime que la perquisition effectuée dans les locaux professionnels des requérants ainsi que le transfert sur des disques externes de tous les contenus des ordinateurs des journalistes et la conservation par le parquet de ces disques étaient plus attentatoires à la protection des sources qu’une sommation de révéler l’identité des informateurs. En effet, l’extraction sans discrimination de toutes les données se trouvant dans les supports informatiques permettait aux autorités de recueillir des informations sans lien avec les faits poursuivis.

74.  Cette intervention risquait non seulement d’avoir des répercussions très négatives sur les relations des requérants avec l’ensemble de leurs sources d’information, mais également d’avoir un effet dissuasif sur d’autres journalistes ou d’autres fonctionnaires lanceurs d’alerte, en les décourageant de signaler les agissements irréguliers ou discutables d’autorités publiques.

75.  Partant, la Cour considère que l’intervention en cause était disproportionnée au but poursuivi.

η.  Conclusion

76.  Compte tenu de ce qui précède, notamment de l’importance de la liberté d’expression relativement aux questions d’intérêt général et de la nécessité de protéger les sources journalistiques dans ce domaine, y compris lorsque ces sources sont des fonctionnaires ayant constaté et signalé des comportements ou des pratiques qu’ils estimaient contestables sur leur lieu de travail, la Cour, après avoir pesé les divers autres intérêts ici en jeu, à savoir principalement la confidentialité des affaires militaires, considère que l’atteinte portée au droit à la liberté d’expression des requérants, en particulier à leur droit de communiquer des informations, ne répondait pas à un besoin social impérieux, qu’elle n’était pas, en tout état de cause, proportionnée au but légitime visé et que, de ce fait, elle n’était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

77.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II.          SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

 

78.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

79.  Les requérants réclament l’équivalent d’un mois de leur salaire de l’époque pour préjudice matériel, soit 5 000 TRY (équivalent de 2750 EUR à l’époque des faits) pour Ahmet Alper Görmüş, 3 000 TRY (équivalent de 1650 EUR à l’époque des faits) chacun pour Ahmet Haşim Akman et Mehmet Ferda Balancar, 1 500 TRY (équivalent de 850 EUR à l’époque des faits) chacun pour Ahmet Şık et Banu Uzpeder, et 900 TRY (équivalent de 500 EUR à l’époque des faits) pour Nevzat Çiçek.

Les requérants réclament les mêmes sommes pour préjudice moral.

80.  Le Gouvernement estime les demandes infondées.

81.  La Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, et elle rejette cette demande.

En revanche, elle considère que les requérants ont subi un préjudice moral du fait de la perquisition sur leur lieu de travail et de la saisie de leurs données sous forme informatique et sous forme imprimée, et qu’il y a lieu de leur octroyer la totalité des sommes qu’ils réclament à ce titre.

B.  Intérêts moratoires

82.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable ;

 

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

 

3.  Dit

a)  que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :

i.  2 750 EUR (deux mille sept cent cinquante euros) à Ahmet Alper Görmüş, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii.  1 650 EUR (mille six cent cinquante euros), à chacun des requérants Ahmet Haşim Akman et Mehmet Ferda Balancar, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iii.  850 EUR (huit cent cinquante euros) à chacun des requérants Ahmet Şık et Banu Uzpeder, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

iv.  500 EUR (cinq cents euros) à Nevzat Çiçek, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2016, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith                                                                  Julia Laffranque
        Greffier                                                                              Présidente


 

ANNEXE

 

  1. Ahmet Alper GÖRMÜŞ est un ressortissant turc, résidant à Antalya et représenté par F. İLKİZ
  2. Mehmet Ferda BALANCAR est un ressortissant turc, résidant à Istanbul et représenté par F. İLKİZ
  3. Ahmet Haşim AKMAN est un ressortissant turc, résidant à Istanbul et représenté par F. İLKİZ
  4. Ahmet ŞIK est un ressortissant turc, résidant à Istanbul et représenté par F. İLKİZ
  5. Nevzat ÇİÇEK est un ressortissant turc, résidant à Istanbul et représenté par F. İLKİZ

Banu UZPEDER est une ressortissante turque, résidant à Istanbul et représentée par F. İLKİZ