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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Quinta sezione)

 

 

 

 

 

AFFAIRE EON c. FRANCE

 

 

 

 

(Requête n. 26118/10)

 

 

ARRÊT

 

STRASBOURG

 

 

14 mars 2013

 

 

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 

En l’affaire Eon c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :

Mark Villiger, président,

Ann Power-Forde,

Ganna Yudkivska,

André Potocki,

Paul Lemmens,

Helena Jäderblom,

Aleš Pejchal, juges,

 et de Claudia Westerdiek, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 février 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 26118/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Hervé Eon (« le requérant »), a saisi la Cour le 12 avril 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Me D. Nogueres, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Le requérant allègue en particulier une violation de l’article 10 de la Convention.

4. Le 15 avril 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1952 et réside à Laval.

6. Le 28 août 2008, jour de la visite du président de la République à Laval, alors que le passage du cortège présidentiel était imminent, le requérant brandit un petit écriteau sur lequel était inscrite la phrase « casse toi pov’con ».

7. Le requérant faisait ainsi référence à une réplique très médiatisée du président de la République, proférée le 23 février 2008 lors du Salon de l’agriculture, alors qu’un agriculteur avait refusé de lui serrer la main. Cette phrase, très commentée, fit l’objet d’une large diffusion dans les médias. Elle fut reprise sur internet à de nombreuses occasions et comme slogan lors de manifestations.

8. Le requérant, immédiatement interpellé par les policiers, fut conduit au commissariat de police. Il fut poursuivi par le procureur de la République pour offense au président de la République, délit prévu et réprimé par l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 (paragraphe 16 ci-dessous). Une convocation devant le tribunal correctionnel lui fut remise le jour même.

9. Par un jugement du 6 novembre 2008, le tribunal de grande instance de Laval déclara le requérant coupable du délit d’offense au président de la République et le condamna à trente euros (EUR) d’amende avec sursis. Le tribunal se prononça comme suit :

« (...) Le jour de la visite du Président (...) le prévenu (...) a cru bon de brandir un petit écriteau sur lequel était inscrite la copie conforme servie à froid d’une réplique célèbre inspirée par un affront immédiat.

Si le prévenu n’avait pas eu l’intention d’offenser, mais seulement l’intention de donner une leçon de politesse incongrue, il n’aurait pas manqué de faire précéder la phrase « casse toi pov’con » par une formule du genre « on ne dit pas ».

En faisant strictement sienne la réplique, il ne peut valablement soutenir qu’il n’avait pas l’intention d’offenser. La question du deux poids, deux mesures, évidemment sous‑jacente, ne se pose même pas, puisque la loi entend protéger la fonction de président de la République, et que Monsieur Eon ne peut se targuer comme simple citoyen d’être traité d’égal à égal.

Le délit d’offense au président de la République est ainsi parfaitement caractérisé (...) »

Sur la peine, le tribunal releva qu’au regard tant des circonstances que des revenus modiques du requérant (quatre cent cinquante EUR par mois), un simple avertissement s’imposait, lequel se matérialisa par une amende qualifiée « de principe » par les juges.

10. Le requérant et le ministère public interjetèrent appel.

11. Par un arrêt du 24 mars 2009, la cour d’appel d’Angers confirma le jugement en toutes ses dispositions. Sur la culpabilité du requérant, elle motiva son arrêt comme suit :

Sur la culpabilité :

La matérialité des faits

« La définition du « Petit Larousse », dans ses éditions de 1959, 2002 et 2006, ne varie quasiment pas : « l’offense est une notion qui se définit par une parole ou une action qui blesse quelqu’un dans sa dignité, dans son honneur ; en droit, c’est la dénomination particulière de l’outrage envers les chefs d’état (1959) ou encore outrage commis publiquement envers le président de la République (...) et qui constitue un délit » (2006).

La jurisprudence admet que le délit est matériellement constitué par toute expression offensante ou de mépris, par toute imputation diffamatoire qui, à l’occasion, tant de l’exercice de la première magistrature de l’Etat, que de la vie privée du président de la République, est de nature à l’atteindre dans son honneur ou dans sa dignité ou dans sa considération. Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur le fait que qualifier le président de la République de « pauvre con » revient à l’offenser.

Or, le petit écriteau comportant la phrase incriminée constitue bien une publicité d’un message qui peut être réalisée par des placards ou des affiches exposés au regard du public (article 23 de la loi de 1881). Ainsi, la matérialité des faits est établie.

L’élément intentionnel

La formule « casse toi pov’con », qualifiée par les premiers juges de réplique célèbre, ne dispense pas de s’interroger sur le caractère offensant de ce propos, lequel n’est pas tombé dans le domaine public et n’est donc pas devenu d’usage libre et dénué de tout caractère offensant. Autrement dit, le prévenu ne peut arguer de sa bonne foi. A cet égard, la cour relève que M. Hervé Eon est un militant, ancien élu socialiste de la Mayenne, qui venait de mener une longue lutte de soutien actif à une famille turque, en situation irrégulière sur le territoire national ; combat politique qui s’était soldé, quelques jours avant la venue du chef de l’Etat à Laval, par un échec cuisant pour le comité de soutien car cette famille venait d’être reconduite à la frontière. M. Eon a expliqué à la cour qu’au moment des faits, il était à tout le moins amer. Dès lors son engagement politique (corroboré par la qualité du témoin et sénateur cité par le prévenu) et la nature même des propos employés, parfaitement prémédités, exclut définitivement toute notion de bonne foi. La cour adoptera donc les motifs des premiers juges qui ont considéré que le prévenu ne pouvait valablement soutenir qu’il n’avait pas l’intention d’offenser.

Les faits sont établis par les éléments matériels et intentionnels rappelés ci-avant. C’est donc à bon droit que les premiers juges ont estimé qu’il résultait de l’ensemble de ces données que la culpabilité du prévenu devait être retenue. (...)

La cour d’appel releva par ailleurs que le requérant n’avait pas souhaité présenter des excuses, interdisant ainsi le prononcé d’une dispense de peine. Elle observa que les premiers juges avaient exposé qu’un simple avertissement s’imposait et avaient prononcé une amende de principe de trente EUR avec sursis. Elle nota qu’au bulletin no 1 du casier judiciaire du requérant figurait une condamnation pour un acte de destruction d’une culture comportant des organismes génétiquement modifiés. Elle en conclut que les peines prononcées étaient parfaitement adaptées à la nature des faits commis et à la personnalité du requérant.

12. Le requérant forma un pourvoi en cassation. Il sollicita l’aide juridictionnelle auprès du bureau d’aide juridictionnelle près la Cour de cassation. Par une décision du 14 mai 2009, le bureau d’aide juridictionnelle constata que les ressources du requérant étaient inférieures au plafond légal mais rejeta la demande au motif de l’absence de moyen de cassation sérieux. Le requérant exerça un recours devant le magistrat délégué par le
premier président de la Cour de cassation. Il fit valoir qu’il contestait le refus fondé sur l’absence de moyens sérieux en ces termes :

« Dans l’affaire qui m’a opposé au Ministère Public, ce n’est évidemment pas le quantum de la peine qui motive ma demande de pourvoi mais la question du principe fondamental de la liberté d’expression et de la notion d’offense au chef de l’Etat. En ne m’accordant pas le bénéfice de l’aide juridictionnelle, vous m’empêchez d’exercer légitimement les droits qui sont les miens dans le cadre de l’exercice d’une liberté fondamentale. »

13. Par une ordonnance du 15 juin 2009 rendue par le premier président de la Cour de cassation, le refus d’aide juridictionnelle pour absence de moyen sérieux de cassation fut confirmé.

14. Le requérant poursuivit tout de même la procédure en cassation jusqu’à son terme. Le Gouvernement affirme que le 15 septembre 2009, le cabinet d’avocat constitué adressa à la Cour de cassation un courrier lui faisant savoir qu’il n’entendait pas déposer de mémoire ampliatif ; il ajoute que le requérant n’a pas déposé de mémoire. Le requérant fait valoir que c’est à la suite de l’impossibilité de payer les honoraires réclamés par le cabinet d’avocat que celui-ci a fait savoir qu’il ne déposerait pas de mémoire.

15. Par un arrêt du 27 octobre 2009, la Cour de cassation déclara le pourvoi non admis, après avoir relevé qu’aucun moyen n’était de nature à permettre l’admission du pourvoi.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16. Le délit d’offense au président de la République est prévu par l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, lequel se lit ainsi : « L’offense au président de la République par l’un des moyens énoncés dans l’article 23 est punie d’une amende de 45 000 euros. Les peines prévues à l’alinéa précédent sont applicables à l’offense à la personne qui exerce tout ou partie des prérogatives du président de la République». Tout comme le délit d’offense au chef de l’Etat, les peines prévues par les articles 30 et 31 de la loi de 1881 qui concernent respectivement les atteintes à l’honneur et à la considération des autorités publiques (corps constitués et administration publique) et des personnes physiques investies de l’autorité publique (membres du ministère, etc) sont plus sévères que celles qui sanctionnent la diffamation envers les particuliers. En revanche, l’injure est punie de la même peine qu’elle concerne un particulier ou une autorité publique : l’article 33 de la loi de 1881 prévoit que « l’injure commise de la même manière envers les particuliers, lorsqu’elle n’aura pas été précédée de provocations, sera punie d’une amende de 12 000 euros ». Dans une décision du 16 juillet 2010 (Cass. Crim, no 10-90.081), statuant sur une question prioritaire de constitutionnalité formée dans le cadre d’une procédure diligentée sur le fondement de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881, et dont la question posée tendait à faire constater que l’article 31 méconnaît le principe d’égalité en ce qu’il sanctionne plus sévèrement la diffamation envers un fonctionnaire public que la diffamation envers un particulier, la Cour de cassation statua comme suit :

« (...) attendu que la question posée ne présente pas de caractère sérieux, dès lors que, d’une part, le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que le législateur règle de façon différente des situations distinctes, que d’autre part, si l’amende encourue pour la diffamation publique envers un fonctionnaire public est plus élevée que celle encourue pour la diffamation publique envers un particulier, elle sanctionne, sans disproportion manifeste, l’atteinte portée non seulement à celui qui est visé par les propos incriminés, mais aussi à la fonction qu’il incarne, et qu’enfin, toute personne poursuivie sur le fondement de l’article 31 de la loi du 29 juillet 1881 est admise à rapporter la preuve de sa bonne foi ;

D’où il suit qu’il n’y a pas lieu de la renvoyer au Conseil constitutionnel ; »

17. Le délit d’offense répond au souci de protéger le chef de l’Etat contre certaines atteintes à son honneur ou à sa dignité. Le délit est poursuivi d’office par le ministère public (article 47 de la loi du 29 juillet 1881) qui dispose du monopole exclusif de la mise en mouvement de l’action publique. Le Gouvernement explique que le délit d’offense, à la différence des délits de diffamation et d’injure, tend à protéger la fonction plus que l’homme. Il est qualifié par la loi de « délit contre la chose publique » et se distingue ainsi du délit contre les personnes, ce qui explique que les poursuites ne peuvent être déclenchées qu’à l’initiative du ministère public et non de l’offensé lui-même.

18. La notion d’offense ne reçoit pas de définition dans la loi de 1881. Le délit d’offense suppose la réunion des éléments suivants : une offense à la personne du président, sa commission par l’un des moyens et suivant les modalités de publicité énoncé aux articles 23 de la loi, ainsi qu’une intention délictueuse.

19. S’agissant de l’élément de publicité, il est admis que l’offense résulte aussi bien d’un écrit que d’un photomontage, d’une caricature ou de la combinaison d’un dessin et d’un écrit (Cass. Crim. 5 avril 1965). Les gestes relèvent de l’outrage et peuvent faire l’objet de poursuites sur la base de l’article 433-5 du code pénal.

20. D’après la jurisprudence, l’offense est constituée par « toute expression offensante ou de mépris, par toute imputation diffamatoire qui, à l’occasion tant de l’exercice de la première magistrature de l’Etat que de la vie privée du président de la République, ou de sa vie publique antérieure à son élection, sont de nature à l’atteindre dans son honneur ou sa dignité » (Cass. Crim, 21 déc 1966, Bull crim. no 302). L’offense doit en principe viser la personne même du président de la République et non sa politique ou les actes de son Gouvernement. Toutefois, l’offense adressée à l’occasion des actes politiques atteint nécessairement la personne. Dans un arrêt du 12 avril 1967, la Cour de cassation s’est exprimée comme suit :

« Qu’il appert de cet examen qu’au-delà d’une critique objective de la politique du général de Gaulle avant et pendant l’occupation, et pendant et après la libération, les passages en cause constituent bien, ainsi que l’énonce la cour d’appel, une « diatribe », qui « n’est pas, comme le prétendent les prévenus, un simple commentaire des événements auxquels a assisté l’auteur du livre, mais une attaque délibérée, violente et injurieuse, contre la personne même du président de la République, auquel sont prêtés des sentiments et des mobiles vils et bas » ;

Qu’en particulier, le chef de l’état est qualifié, dans ces passages, d’âme ambitieuse et incapable de règle, avide de domination jusqu’au vertige en état d’hallucination, ayant abandonné son poste devant l’ennemi, tente d’exploiter à son profit la défaite et le malheur du pays, fomente la division entre Français, pratique un despotisme outrageant, bafoue la justice dont il aurait fait l’instrument de ses colères, de ses rancunes et de ses haines, et été la cause exclusive, enfin, par sa seule faute, que « les infections ont peu à peu pourri le corps et l’âme de la nation » ;

Attendu qu’en cet état, c’est à bon droit que l’arrêt attaqué a dit que les faits imputés au demandeur entrent dans les prévisions des articles 26 et 61 de la loi du 29 juillet 1881, comme ayant été commis par l’un des moyens énumérés à l’article 23 de la même loi ;

Attendu en effet que si le droit de libre discussion appartient à tout citoyen en vertu des principes généraux du droit tels qu’ils sont reconnus par la constitution du 4 octobre 1958, et s’il est conforme à celle-ci d’étendre l’exercice de cette liberté publique à la discussion des actes politiques du président de la République, ce libre exercice s’arrête là où commence l’offense au chef de l’état ;

Que l’offense adressée à l’occasion des actes politiques atteint nécessairement la personne ;

Que lorsque les faits relevés par la prévention ont été commis par l’un des moyens énoncés dans l’article 23 et dans l’article 28 de la loi du 29 juillet 1881, et que l’intention d’offenser est établie, le délit prévu et puni par l’article 26 de la loi sur la presse est matériellement constitué par toute expression offensante ou de mépris, par toute imputation diffamatoire qui, à l’occasion tant de l’exercice de la première magistrature de l’état que de la vie privée du président de la République, ou de sa vie publique antérieure à son élection, sont de nature à l’atteindre dans son honneur ou dans sa dignité ;

Que la critique historique ou qui se prétend telle n’échappe pas plus à ces règles que la controverse politique ; (...) »

21. A la différence de la diffamation et de l’injure, l’intention délictueuse ne se présume pas et doit être démontrée. Il incombe au ministère public de rapporter la preuve de la mauvaise foi de l’auteur de l’offense. L’exceptio veritatis n’est pas admise comme justification du délit d’offense. La loi de 1881 n’a pas étendu à l’offense les dispositions de l’article 35 qui autorisent la vérité du fait diffamatoire au cas de diffamation commise envers les fonctionnaires publics parce que le délit de l’article 26 est un délit distinct du délit de diffamation (Cass crim. 21 déc. 1966, Bull crim. No 300).

22. Le délit d’offense au président de la République était quasiment tombé en désuétude. Les poursuites furent nombreuses sous la présidence du Général de Gaulle. Sous la présidence de G. Pompidou, il n’y eut qu’une seule poursuite engagée sur ce fondement et aucune action ne fut intentée sous celles de MM. Giscard d’Estaing, Mitterrand et Chirac entre 1974 et 2007. Plusieurs propositions de loi visant à l’abrogation du délit ont été présentées après les faits litigieux par des sénateurs ou des députés (voir notamment celle présentée par M. Mélenchon, sénateur, en novembre 2008, ou encore la proposition enregistrée à la présidence de l’Assemblée nationale le 20 mai 2010 et adressée par plusieurs députés), la dernière ayant été enregistrée à la présidence du Sénat le 20 mars 2012. Dans l’exposé des motifs, l’auteur de la proposition (M. Masson) expose « (...) que dans la mesure où chaque citoyen peut utiliser le droit commun sanctionnant l’injure ou la diffamation, le délit d’offense au président de la République n’a pas de raison d’être. Qui plus est, celui-ci est anormalement étendu puisqu’il peut viser un simple dénigrement politique ou des critiques un peu dures. Pour ces raisons, la quasi-totalité des démocraties modernes ont rayé de leur code pénal la notion d’offense au chef de l’Etat. Le Luxembourg a, par exemple, fait disparaître en 2002 l’incrimination pénale des « attaques méchantes contre le Grand Duc » et leur a substitué le droit commun ».

23. Le Gouvernement soutient que la législation française n’est pas un exemple de législation isolée en Europe. Il cite à titre d’exemples l’Espagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Pologne et la Turquie.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

24. Le requérant allègue que sa condamnation porte atteinte à sa liberté d’expression tel que garantie par l’article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (...)

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

1. Non-épuisement des voies de recours internes

25. Le Gouvernement soulève une exception de non-épuisement des voies de recours internes, au motif que le requérant n’a pas fait valoir le moyen tiré de l’article 10 de la Convention devant les juridictions du fond et qu’il n’a pas déposé de mémoire devant la Cour de cassation. A cet égard, il explique qu’après le rejet de sa demande d’aide juridictionnelle, il aurait pu solliciter, conformément à l’article 585-1 du code de procédure pénale, une dérogation de délai auprès du président de la chambre criminelle aux fins d’un dépôt d’un mémoire personnel, ce qu’il n’a pas fait.

26. Le requérant fait valoir que l’article 585 du CPP ne fait pas de la production du mémoire en cassation une obligation mais prévoit que le condamné pénalement peut transmettre son mémoire directement au greffe. Ainsi, la non transmission de ce mémoire n’est pas de nature à rendre la requête irrecevable.

27. La Cour rappelle que la finalité de l’article 35 § 1 de la Convention est de ménager aux Etats contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant qu’elles ne soient soumises à la Cour. Si cette disposition doit s’appliquer « avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif », il faut pour autant que le grief dont on entend saisir la Cour soit d’abord soulevé, au moins en substance, dans les formes et délais prescrits par le droit interne, devant les juridictions nationales appropriées (voir, notamment, Cardot c. France, 19 mars 1991, § 34, série A no 200).

28. En l’espèce, la Cour relève que le requérant a déposé une demande d’aide juridictionnelle qui a été rejetée par le bureau d’aide juridictionnelle, puis par le premier président, au motif qu’aucun moyen de cassation sérieux ne pouvait être relevé. Au vu du motif de ce rejet, la Cour estime qu’il ne peut être reproché au requérant d’avoir omis d’épuiser les voies de recours internes en ne déposant pas de mémoire au greffe de la Cour de cassation dans les délais légaux (Gnahoré c. France, no 40031/98, §§ 46-48, CEDH 2000‑IX, et Si Amer c. France, no 29137/06, § 22, 29 octobre 2009). Au surplus, la Cour observe que devant les juridictions du fond, les arguments juridiques avancés contenaient bien une doléance liée à l’article 10 de la Convention. Dans ces conditions, elle estime que la liberté d’expression était en cause, fût-ce de façon sous-jacente, dans la procédure devant le tribunal et la cour d’appel et que le requérant a invoqué au moins en substance le grief qu’il tire de l’article 10 de la Convention (mutatis mutandis, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, § 39, CEDH 1999‑I).

29. Eu égard à ce qui précède, la Cour rejette l’exception de non‑épuisement des voies de recours internes.

2. Absence de préjudice important

30. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a subi aucun préjudice important, en particulier financier, compte tenu de l’amende de trente euros avec sursis à laquelle il a été condamné, qu’il ne serait donc contraint de payer qu’en cas de récidive. Le gouvernement fait valoir qu’ainsi les juges du fond ont pris en compte sa situation économique et que, dans l’hypothèse où il serait amené à devoir s’acquitter de l’amende, le montant n’aurait pas un impact important sur sa situation (Rinck c. France (déc), no 18774/09, 19 octobre 2010).

31. Par ailleurs, selon le Gouvernement, les clauses de sauvegarde prévues à l’article 35 § 3 b) n’ont pas vocation à s’appliquer en l’espèce. Premièrement, le respect des droits de l’homme n’exige pas que la Cour poursuive l’examen au fond de la requête. Il affirme que la Cour a déjà eu l’occasion de préciser qu’une condamnation légère d’un particulier pour propos outranciers qui ne nourrissaient aucun débat politique ne constitue pas une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression (Janowski c. Pologne [GC], no 25716/94, CEDH 1999‑I). En second lieu, l’affaire a été dûment examinée par deux instances internes, ainsi que par la Cour de cassation. La déclaration de non admission par cette dernière n’est pas un déni de justice puisque le requérant avait l’occasion de formuler des griefs à l’encontre de l’arrêt de la cour d’appel d’Angers et qu’il n’a jamais produit de mémoire à l’appui de sa demande de pourvoi. La non-admission devant la Cour de cassation résulte ainsi de sa défaillance et ne fait pas obstacle à l’application de l’irrecevabilité prévue à l’article 35 § 3 b) (Korolev c. Russie (déc.), no 25551/05, CEDH 2010, et Bratři Zátkove A.S. c. République tchèque (dec), no 20862/06, 8 février 2011).

32. Le requérant ne fournit pas d’observations sur ce point.

33. La Cour rappelle qu’une requête peut être rejetée par application du critère de recevabilité prévu par l’article 35 § 3 b) de la Convention amendée par le Protocole no 14, entré en vigueur le 1er juin 2010, et dont les dispositions pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :

« 3. La Cour déclare irrecevable toute requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsqu’elle estime : (...)

b) que le requérant n’a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige un examen de la requête au fond et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n’a pas été dûment examinée par un tribunal interne »

34. Quant au « préjudice important », la Cour observe avec le Gouvernement que l’affaire porte sur un montant pécuniaire modique et que son enjeu financier est minime. Toutefois, l’appréciation de la gravité d’une violation doit être aussi faite compte tenu à la fois de la perception subjective du requérant et de l’enjeu objectif d’une affaire donnée. Or, l’importance subjective de la question paraît évidente pour le requérant (voir, a contrario, Shefer c. Russie (déc.), no 45175/04, 13 mars 2012). Ce dernier a en effet poursuivi la procédure jusqu’au bout, y compris après le refus d’aide juridictionnelle qui lui a été opposé pour absence de moyens sérieux. Quant à l’enjeu objectif de l’affaire, la Cour relève que celle-ci est largement médiatisée et qu’elle porte sur la question du maintien du délit d’offense au chef de l’Etat, question régulièrement évoquée au sein du Parlement (paragraphe 22 ci-dessus).

35. Quant au point de savoir si le respect des droits de l’homme garantis par la Convention et ses Protocoles exige d’examiner la requête au fond, la Cour réitère que celle-ci porte sur une question qui n’est pas mineure, tant au plan national (paragraphe 34 ci-dessus) qu’au plan conventionnel (Berladir et autres c. Russie, no 34202/06, § 34, 10 juillet 2012 ; voir également la jurisprudence citée au paragraphe 55 ci-dessous).

36. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la première condition de l’article 35 § 3 b) de la Convention, à savoir l’absence de préjudice important pour le requérant, n’a pas été remplie et qu’il y a lieu de rejeter l’exception du Gouvernement.

3. Conclusion quant à la recevabilité

37. La Cour relève que le grief ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Aussi, le déclare-t-elle recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

38. Le requérant considère qu’il est victime d’une atteinte caractérisée à sa liberté d’expression. Il soutient que la cour d’appel, en soulignant ses activités de militant socialiste, a porté une appréciation subjective sur les faits de la cause, ce qui lui a permis d’exclure sa bonne foi.

39. Le requérant ne conteste pas le quantum de la sanction dont la modicité est évidente mais son principe. Il rappelle que le délit d’offense à chef d’Etat étranger prévu par l’article 36 de la loi de 1881 a été abrogé à la suite du prononcé de l’arrêt Colombani et autres c. France, no 51279/99, CEDH 2002‑V). Dans cet arrêt, la Cour a observé « (...) que, contrairement au droit commun de la diffamation, l’accusation d’offense ne permet pas aux requérants de faire valoir l’exceptio veritatis, c’est-à-dire de prouver la véracité de leurs allégations, afin de s’exonérer de leur responsabilité pénale. Cette impossibilité de faire jouer cette exception constitue une mesure excessive pour protéger la réputation et les droits d’une personne, même lorsqu’il s’agit d’un chef d’Etat ou de gouvernement ». Dans la lignée de cette jurisprudence, le requérant demande à la Cour de conclure que le délit d’offense au président de la République est contraire à la Convention car le régime procédural est identique à celui de l’article 36 abrogé : il est impossible de faire valoir l’exceptio veritatis. Il suggère que le président de la République soit ajouté à la liste des personnalités bénéficiant d’un régime spécifique de protection face aux abus de la liberté d’expression, comme actuellement un ministre, un député ou un fonctionnaire ; ce régime prévu par l’article 31 de la loi de 1881 aggrave la sanction lorsque la diffamation vise l’une de ces personnalités mais permet aux auteurs de propos poursuivis de se défendre en prouvant la vérité des faits allégués.

40. Le Gouvernement émet des doutes sur la question de savoir si les propos litigieux, ne comportant aucune expression d’opinion, affichés par un particulier hors de tout débat d’intérêt général, à l’occasion du passage du cortège du président de la République, peut être considéré comme relevant de la liberté d’expression au sens du paragraphe premier de l’article 10.

41. En tout état de cause, le Gouvernement soutient que la condamnation du requérant était prévue par la loi, la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse, et nécessaire dans une société démocratique à la protection de l’ordre, au sens de la nécessité de protéger le représentant institutionnel incarnant l’une des plus hautes autorités de l’Etat des attaques verbales et physiques et qui tendent à porter atteinte aux institutions elles-mêmes (Janowski, précité, §§ 25 et 26 et paragraphe 17 ci-dessus).

42. Le Gouvernement estime que la protection accordée au président de la République répond à un besoin social impérieux. Il considère que la marge d’appréciation dont disposent les Etats est ample lorsque la remarque en cause ne relève pas d’un débat portant sur des questions d’intérêt général (ibidem) ou de l’expression politique (voir, a contrario, Mamère c. France, no 12697/03, § 20, CEDH 2006‑XIII) et lorsqu’elle ne s’inscrit pas dans l’exercice d’une activité journalistique (a contrario, Colombani, précité, §§ 57 et 64).

43. En l’espèce, il observe que le requérant n’est pas un élu, qu’il n’exerce aucune fonction en lien avec la presse et que ses propos ne peuvent être considérés comme nourrissant un débat d’intérêt général alors que, de surcroît, les propos n’ont pas été tenus dans le cadre d’une manifestation politique mais sur la voie publique.

44. Le Gouvernement ajoute que les circonstances de la présente affaire sont différentes de l’affaire Colombani car il s’agit d’attaques verbales offensantes ne reposant sur aucun fait susceptible d’être vérifié et non de faits rapportés par un journaliste en vue d’informer le public sur un problème d’ordre général.

45. Le contexte de l’incident ne permet pas non plus de justifier les propos affichés par le requérant. Selon le Gouvernement, les propos identiques tenus par le Président avaient été prononcés dans le cadre d’un affront fait par un individu qui avait eu une attitude désobligeante à son égard, et non au cours de propos échangés entre hommes politiques qui peuvent être provocateurs et susciter des réactions vigoureuses (Pakdemirli c. Turquie, no 35839/97, § 47, 22 février 2005). Partant, si la Cour tend à admettre que la critique doit être plus largement admissible à l’égard des hommes politiques, le principe doit nécessairement être nuancé lorsque les attaques visent le chef de l’Etat et que cette « critique » consiste en des propos offensants.

46. Enfin, le Gouvernement juge la condamnation proportionnée compte tenu du montant de l’amende, et considère que les juridictions nationales ont fait preuve de retenue dans l’usage de la voie pénale comme l’exige la jurisprudence de la Cour (Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 46, série A no 236).

2. Appréciation de la Cour

47. La Cour estime que la condamnation du requérant constitue une « ingérence des autorités publiques » dans son droit à la liberté d’expression et que les arguments du Gouvernement doivent être examinés dans le cadre des restrictions à la liberté d’expression prévue au paragraphe 2 de l’article 10. Pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences de cette disposition. Il y a donc lieu de déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.

a) Prévue par la loi

48. La Cour constate que les juridictions compétentes se sont notamment fondées sur les articles 23 et 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse. L’ingérence était donc bien « prévue par la loi ».

b) But légitime

49. Selon le Gouvernement, l’ingérence avait pour but de protéger l’ordre. La Cour considère pour sa part, en particulier à la lumière des motivations retenues par les juridictions nationales, que l’ingérence visait « la protection de la réputation (...) d’autrui ».

c) Nécessaire dans une société démocratique

50. Il reste à la Cour à rechercher si cette ingérence était « nécessaire » dans une société démocratique pour atteindre le but légitime poursuivi. Elle renvoie à cet égard aux principes fondamentaux qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière (voir, parmi de nombreux autres, Mamère, précité, et Lindon, Otchakovsky‑Laurens et July c. France [GC], nos 21279/02 et 36448/02, §§ 45 et 46, CEDH 2007‑XI).

51. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a point pour tâche de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation (Fressoz et Roire c. France, précité, § 45). Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable ; il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés aux requérants et le contexte dans lequel ceux-ci les ont tenus (News Verlags GmbH & Co. KG c. Autriche, n o31457/96, § 52, CEDH 2000-I).

52. En particulier, il incombe à la Cour de déterminer si les motifs invoqués par les autorités nationales pour justifier l’ingérence apparaissent « pertinents et suffisants » et si la mesure incriminée était « proportionnée aux buts légitimes poursuivis » (Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 70, CEDH 2004‑VI). Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents, appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 10 (voir, parmi beaucoup d’autres, l’arrêt Zana c. Turquie, 25 novembre 1997, § 51, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VII).

53. En l’espèce, la Cour relève que l’expression apposée sur un écriteau, « Casse toi pov’con », brandi par le requérant lors d’un cortège présidentiel sur la voie publique, est littéralement offensante à l’égard du président de la République. Cela étant, ce propos doit être analysé à la lumière de l’ensemble de l’affaire, et en particulier au regard de la qualité de son destinataire, de celle du requérant, de sa forme et du contexte de répétition dans lequel il a été proféré.

54. Après l’avoir qualifié de « copie conforme servie à froid d’une réplique célèbre inspirée par un affront immédiat », les juridictions nationales ont principalement retenu que le propos avait été repris uniquement dans l’intention d’offenser. Le tribunal a considéré qu’en faisant « strictement sienne la réplique », le requérant ne pouvait avoir d’autre intention. La cour d’appel a estimé qu’il ne pouvait pas être de bonne foi – le propos n’étant pas tombé dans le domaine public pour devenir d’usage libre – eu égard en particulier à son engagement politique et à la préméditation de son acte.

55. La Cour note en premier lieu que la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant est sans relation avec les intérêts de la liberté de la presse puisque les propos litigieux n’ont pas été formulés dans un tel contexte. C’est la raison pour laquelle il ne lui semble pas approprié d’examiner la présente requête à la lumière de l’affaire Colombani précitée. En effet, dans cet arrêt, la Cour avait relevé que, contrairement au droit commun de la diffamation, l’accusation d’offense ne permettait pas aux requérants de faire valoir l’exceptio veritatis, c’est-à-dire de prouver la véracité de leurs allégations, afin de s’exonérer de leur responsabilité pénale. Elle avait alors jugé que cette particularité constituait une mesure excessive pour protéger la réputation et les droits d’une personne, même lorsqu’il s’agit d’un chef d’Etat ou de gouvernement. En l’espèce, le requérant, à qui des propos injurieux étaient reprochés, ne soutenait pas avoir été l’objet d’une attitude ou d’un propos blessant de la part du chef de l’Etat et avait formulé une insulte et non une allégation. Il en résulte qu’il ne pouvait invoquer comme moyen de défense ni l’excuse de provocation, ni l’exception de vérité. En outre, il convient de constater que, comme en droit commun, les juridictions nationales ont examiné la bonne foi du requérant, afin d’envisager une éventuelle justification de son acte, même si elles l’ont exclue compte tenu de son engagement politique et du caractère prémédité des propos employés. Il reste enfin que la poursuite s’est faite, non pas à l’initiative du président de la République, mais du ministère public, ainsi que le veut le droit interne pertinent.

A la lumière de ces éléments, la Cour considère qu’il n’y a pas lieu en l’espèce d’apprécier la compatibilité avec la Convention de la qualification pénale retenue, fut-elle considérée comme présentant un caractère exorbitant, dès lors qu’elle n’a produit aucun effet particulier ni conféré de privilège au chef d’Etat concerné vis-à-vis du droit d’informer et d’exprimer des opinions à son sujet (voir, a contrario, Artun et Güvener c. Turquie, no 75510/01, § 31, 26 juin 2007 et Pakdemirli précité, §§ 51 et 52 ; voir aussi le rappel de ces références dans l’arrêt Otegi Mondragon c. Espagne, no 2034/07, § 55, CEDH 2011).

56. La question se pose néanmoins de savoir si la restriction apportée à la liberté d’expression du requérant peut être mise en balance avec les intérêts de la libre discussion de questions d’intérêt général dans le contexte de la présente espèce.

57. A cet égard, la Cour estime que l’on ne peut pas considérer que la reprise du propos présidentiel visait la vie privée ou l’honneur, ou qu’elle constituait une simple attaque personnelle gratuite contre la personne du président de la République.

58. La Cour observe, d’une part, qu’il résulte des éléments retenus par la cour d’appel que le requérant a entendu adresser publiquement au chef de l’Etat une critique de nature politique. Cette juridiction a en effet indiqué qu’il était un militant, ancien élu, et qu’il venait de mener une longue lutte de soutien actif à une famille turque, en situation irrégulière sur le territoire national. Elle a précisé que ce combat politique s’était soldé, quelques jours avant la venue du chef de l’Etat à Laval, par un échec pour le comité de soutien car cette famille venait d’être reconduite à la frontière et que le requérant en éprouvait de l’amertume. Elle a enfin établi un lien entre son engagement politique et la nature même des propos employés.

59. Or, la Cour rappelle que l’article 10 § 2 ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours et du débat politique – dans lequel la liberté d’expression revêt la plus haute importance – ou des questions d’intérêt général. Les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé en cette qualité, que d’un simple particulier : à la différence du second, le premier s’expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes tant par les journalistes que par la masse des citoyens ; il doit, par conséquent, montrer une plus grande tolérance (Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103, Vides Aizsardzības Klubs c. Lettonie, no 57829/00, § 40, 27 mai 2004, et Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 30, CEDH 2000‑X).

60. La Cour retient, d’autre part, qu’en reprenant à son compte une formule abrupte, utilisée par le président de la République lui-même, largement diffusée par les médias puis reprise et commentée par une vaste audience de façon fréquemment humoristique, le requérant a choisi d’exprimer sa critique sur le mode de l’impertinence satirique. Or, la Cour a souligné à plusieurs reprises que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste – ou de toute autre personne – à s’exprimer par ce biais (Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, no 8354/01, § 33, 25 janvier 2007, Alves da Silva c. Portugal, no 41665/07, § 27, 20 octobre 2009, et mutatis mutandis, Tuşalp c. Turquie, nos 32131/08 et 41617/08, § 48, 21 février 2012).

61. La Cour considère que sanctionner pénalement des comportements comme celui qu’a eu le requérant en l’espèce est susceptible d’avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société qui peuvent elles aussi jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d’intérêt général sans lequel il n’est pas de société démocratique (mutatis mutandis, Alves da Silva, précité, § 29).

62. Eu égard à ce qui précède, et après avoir pesé l’intérêt de la condamnation pénale pour offense au chef de l’Etat dans les circonstances particulières de l’espèce et l’effet de la condamnation à l’égard du requérant, la Cour juge que le recours à une sanction pénale par les autorités compétentes était disproportionné au but visé et n’était donc pas nécessaire dans une société démocratique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

63. Le requérant se plaint également de ce que le rejet de sa demande d’aide juridictionnelle a porté atteinte à son droit à un procès équitable. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention qui dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. » garanti par l’article 6 § 1 de la Convention. »

64. Au vu de sa jurisprudence en la matière (Del Sol c. France, no 46800/99, CEDH 2002‑II), la Cour estime que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

65. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

66. Le requérant réclame cinq mille euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.

67. Le Gouvernement est d’avis que l’éventuel constat de violation constituerait une réparation suffisante du préjudice invoqué.

68. La Cour estime que dans les circonstances de la cause, le constat de manquement figurant dans le présent arrêt constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, par six voix contre une, le grief tiré de l’article 10 de la Convention recevable et, à l’unanimité, déclare le restant de la requête irrecevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit, par cinq voix contre deux, que le constat d’une violation constitue une satisfaction équitable suffisante au titre du dommage moral subi par le requérant.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 mars 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Claudia Westerdiek, Greffière

Mark Villige, Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion en partie dissidente de la juge A. Power-Forde ;

– déclaration de la juge G. Yudkivska ;

– opinion en partie dissidente du juge A. Pejchal.

M.V.
C.W.

 

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DE LA JUGE POWER-FORDE

(Traduction)

Je souscris à l’avis de la majorité selon lequel il y a eu violation du droit du requérant à la liberté d’expression. En revanche, je ne pense pas que le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable. Même si la sanction infligée au requérant était légère, il a néanmoins subi l’épreuve d’un procès pénal et a été reconnu coupable d’une infraction pénale pour avoir exercé son droit à la liberté d’expression. Cela a incontestablement dû provoquer chez lui angoisse, appréhension et désarroi. Selon moi, la majorité n’aurait pas dû s’écarter de la pratique suivie habituellement par la Cour dans les affaires relatives à l’article 10[1] et aurait dû accorder au requérant la modeste indemnisation qu’il réclamait. A mon avis, il avait droit à quelque chose de plus « qu’à une simple victoire morale ou à la satisfaction d’avoir participé à l’enrichissement de la jurisprudence de la Cour »[2].

S’agissant de cette jurisprudence, j’admets la distinction établie par la majorité entre la situation du requérant en l’espèce et celle des requérants dans l’affaire Colombani et autres c. France[3]. J’ajouterais toutefois que l’objectif des infractions pénales était le même dans les deux cas, à savoir de conférer aux chefs d’Etat un statut juridique particulier « les soustrayant à la critique seulement en raison de leur fonction ou statut, sans que soit pris en compte [l’]intérêt [de la critique] ». Dans l’affaire Colombani et autres, la Cour a jugé qu’un tel privilège ne pouvait « se concilier avec la pratique et les conceptions politiques d’aujourd’hui » (paragraphe 68 de cet arrêt). Quel que soit l’intérêt évident, pour tout Etat, d’assurer le respect de son chef ou d’entretenir des rapports amicaux avec les dirigeants des autres pays, « ce privilège dépasse ce qui est nécessaire pour atteindre un tel objectif ». Dans l’arrêt Colombani et autres, la Cour a estimé que l’existence d’une telle infraction tendait à porter atteinte à la liberté d’expression et ne répondait à aucun « besoin social impérieux » susceptible de justifier pareille restriction (paragraphe 69 de cet arrêt). A mon avis, la majorité aurait dû déclarer que ce principe était applicable dans le cadre de la présente espèce.

 

DÉCLARATION DE LA JUGE YUDKIVSKA

(Traduction)

J’ai voté contre le point 3. du dispositif de l’arrêt pour les raisons exposées par la juge Power-Forde dans son opinion séparée.

 

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE PEJCHAL

(Traduction)

Le rapport explicatif relatif au Protocole no 14 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, lequel amende le mécanisme de contrôle instauré par la Convention en introduisant un nouveau critère de recevabilité, contient un paragraphe 80 qui se lit ainsi :

« Le principal élément de ce nouveau critère est la question de savoir si le requérant n’a subi aucun préjudice important. Il faut reconnaître que ces termes demandent à être interprétés (c’est là l’élément de souplesse supplémentaire qui a été introduit) ; il en va de même pour nombre d’autres termes utilisés dans la Convention, y compris pour certains autres critères de recevabilité. Comme dans ces autres cas, il s’agit de termes juridiques pouvant et devant faire l’objet d’une interprétation établissant des critères objectifs par le biais du développement progressif de la jurisprudence de la Cour. »

Ce paragraphe indique que l’on a deux éléments importants :

1. L’élément principal : le préjudice important subi par le requérant,

2. l’élément supplémentaire : la souplesse due à l’interprétation.

Pourquoi la question de savoir si le requérant a subi un préjudice important est-elle présentée comme le principal élément du nouveau critère de recevabilité ? Parce que cet élément doit faire partie intégrante de tout examen effectué par la Cour pour déterminer s’il y a eu violation d’une disposition de la Convention. Et pourquoi cet élément demande-t-il à être interprété ? La réponse est que chacun sait que toute appréciation par la Cour suppose une interprétation de la Convention.

Cependant, tout traité international doit être interprété dans les limites du droit international. Toute appréciation de la Cour est également bornée par le droit international. La règle générale d’interprétation des traités internationaux est énoncée dans la Convention de Vienne sur le droit des traités, qui dispose en son article 31 § 1 : « Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. »

Un arrêt de la Cour ne constitue pas une dispute philosophique sur le point de savoir s’il y a eu violation de la Convention. Un arrêt de la Cour est une décision individualisée portant sur une violation alléguée de la Convention et comprenant un avis quant au point de savoir si le requérant individuel en cause a subi un préjudice important. Je pense comme la majorité qu’il y a lieu de manière générale de considérer que la présente espèce est un cas de violation de l’article 10 de la Convention. Toutefois, je ne vois pas que le grief tiré de l’article 10 ait représenté pour le requérant un préjudice important. La peine prononcée, une amende de 30 euros avec sursis, ne saurait selon moi correspondre au « sens ordinaire » que l’on donne aux termes « préjudice important ». De plus, la même majorité (à laquelle j’appartiens) a estimé que le procès pénal avait respecté les exigences de l’article 6 de la Convention, ou plus précisément a déclaré irrecevables les griefs tiré de l’article 6 § 1.

Considérant que le requérant n’avait pas subi de préjudice important, j’ai voté contre la recevabilité du grief tiré de l’article 10 de la Convention.


[1]. Voir, par exemple, Oberschlick c. Autriche (no 2), 1er juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, série A no 298, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, série A no 103, Fressoz et Roire c. France [GC], no 29183/95, CEDH 1999‑I, Roemen et Schmit c. Luxembourg, no 51772/99, CEDH 2003‑IV, et Martchenko c. Ukraine, no 4063/04, 19 février 2009.

[2]. Expression utilisée au paragraphe 2 de l’opinion en partie dissidente du juge Casadevall, à laquelle se rallient les juges Bonello et Kovler, jointe à l’arrêt Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, CEDH 2002‑IV.

[3]. Colombani et autres c. France, no 51279/99, CEDH 2002‑V.