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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Sezione)

 

13 febbraio 2003

 

 

 

 

 

 

AFFAIRE REFAH PARTİSİ (PARTI DE LA PROSPÉRITÉ)

ET AUTRES c. TURQUIE

 

(Requêtes nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


En l’affaire Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

          MM.  L. Wildhaber, président,
                   C.L. Rozakis,
                   J.-P. Costa,
                   G. Ress,
                   Gaukur Jörundsson,
                   L. Caflisch,
                   R. Türmen,
                   C. Bîrsan,
                   P. Lorenzen,
                   V. Butkevych,
          Mme   N. Vajić,
          M.     M. Pellonpää,
          Mme   M. Tsatsa-Nikolovska,
          MM.  A.B. Baka,
                   R. Maruste,
                   A. Kovler,
          Mme   A. Mularoni,
ainsi que de M. P.J. Mahoney, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 juin 2002 et 22 janvier 2003,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouvent quatre requêtes (nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98) dirigées contre la République de Turquie et dont un parti politique turc, le Refah Partisi (Parti de la Prospérité, ci-après « le Refah »), et trois ressortissants turcs, M. Necmettin Erbakan, M. Şevket Kazan et M. Ahmet Tekdal (« les requérants »), ont saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 22 mai 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants alléguaient en particulier que la dissolution du Refah par la Cour constitutionnelle turque et les restrictions temporelles apportées à certains droits politiques des autres requérants, dirigeants de ce parti à l’époque des faits, emportaient violation des articles 9, 10, 11, 14, 17 et 18 de la Convention et des articles 1 et 3 du Protocole no 1.

3.  Les requêtes ont été transmises à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 dudit Protocole).

4.  Les requêtes ont été attribuées à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Elles ont été jointes (article 43 § 1) et, le 3 octobre 2000, elles ont été déclarées partiellement recevables par une chambre de ladite section, ainsi composée : M. J.-P. Costa, président, M. W. Fuhrmann, M. L. Loucaides, M. R. Türmen, Sir Nicolas Bratza, Mme H.S. Greve, M. K. Traja, juges, et de Mme S. Dollé, greffière de section.

5.  Le 31 juillet 2001, la chambre a rendu son arrêt ; elle a dit, par quatre voix contre trois, qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 11 de la Convention et, à l’unanimité, qu’il n’y avait pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés des articles 9, 10, 14, 17 et 18 de la Convention et des articles 1 et 3 du Protocole no 1. L’opinion dissidente de M. Fuhrmann, M. Loucaides et Sir Nicolas Bratza, juges, se trouvait jointe à l’arrêt.

6.  Le 30 octobre 2001, les requérants ont demandé, en vertu de l’article 43 de la Convention et de l’article 73 du règlement, le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre.

Le 12 décembre 2001, un collège de la Grande Chambre a décidé de renvoyer l’affaire devant celle-ci.

7.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.

8.  Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des mémoires.

9.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 19 juin 2002 (article 59 § 2 du règlement).

 

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
M.    Ş. Alpaslan,                                                                            agent,
Mme  K. Akçay,
MM. M. Özmen
,                                                                          coagents,
         Y. Belet,                                                                               conseil,
Mmes A. Günyakti,
         G. Acar,

         V. Sirmen,                                                                     conseillères ;

–  pour les requérants
M.    L. Hincker,
Mme  M. Lemaitre,
M.    G. Nuss
,                                                                                conseils,
Mme  V. Billamboz,
MM. M. Kamalak,
         Ş. Malkoç,                                                                      conseillers.

 

L’un des requérants, M. Kazan, était également présent.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Kazan, Me Hincker et M. Alpaslan.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  Les requérants

10.  Le premier requérant, le Refah Partisi (le Parti de la Prospérité, ci-après « le Refah »), était un parti politique fondé le 19 juillet 1983. Il est représenté par son président, M. Necmettin Erbakan, qui est aussi le deuxième requérant. Celui-ci, né en 1926, réside à Ankara. Ingénieur de formation, c’est un homme politique. A l’époque des faits, il était député et président du Refah.

Le troisième requérant, M. Şevket Kazan, né en 1933, réside à Ankara. Il est homme politique et avocat. A l’époque des faits, il était député et vice-président du Refah. Le quatrième requérant, M. Ahmet Tekdal, né en 1931, réside à Ankara. Il est homme politique et avocat. A l’époque des faits, il était député et vice-président du Refah.

11.  Le Refah participa à plusieurs élections législatives ou municipales. Aux élections municipales de mars 1989, il obtint 10 % des voix environ et ses candidats furent élus à plusieurs postes de maires, y inclus ceux de cinq grandes villes. Aux élections législatives de 1991, il obtint 16,88 % des voix. Ses soixante-deux députés ainsi élus participèrent, entre 1991 et 1995, aux travaux de l’assemblée générale et des diverses commissions du Parlement, y compris la commission chargée des questions constitutionnelles qui est intervenue pour apporter des modifications à la Constitution le 23 juillet 1995. Au cours des délibérations à l’assemblée générale du Parlement sur le nouveau paragraphe 6 de l’article 69 de la Constitution (paragraphe 45 ci-dessous), le président de cette commission, lors de la présentation du projet élaboré par celle-ci, expliqua que la Cour constitutionnelle ne se contenterait pas de relever le caractère inconstitutionnel des actes individuels des membres d’un parti, mais qu’elle serait alors aussi tenue de déclarer que le parti politique en cause était devenu un centre d’activités anticonstitutionnelles en raison de ces actes. Un député, représentant le groupe parlementaire du Parti de la Mère Patrie, mit l’accent sur la nécessité de modifier les dispositions concernées de la loi no 2820 portant réglementation des partis politiques en fonction du nouveau paragraphe 6 de l’article 69 de la Constitution.

Finalement, le Refah obtint approximativement 22 % des voix aux élections législatives du 24 décembre 1995 et environ 35 % des voix aux élections municipales du 3 novembre 1996.

A l’issue des élections législatives de 1995, le Refah devint le premier parti politique turc avec un total de 158 sièges à la Grande Assemblée nationale de Turquie (qui en comptait 450 à l’époque des faits). Le 28 juin 1996, le Refah accéda au pouvoir en formant un gouvernement de coalition avec le Parti de la Juste Voie (Doğru Yol Partisi), de tendance centre-droite, dirigé par Mme Tansu Çiller. Selon un sondage de l’opinion publique effectué en janvier 1997, si une élection générale avait été tenue à ce moment, le Refah aurait obtenu 38 % des voix. Toujours selon les pronostics du même sondage, le Refah aurait pu obtenir 67 % des voix dans les élections générales qui devaient se tenir probablement quatre ans plus tard.

B.  Procédure devant la Cour constitutionnelle

1.  Réquisitoire du procureur général

12.  Le 21 mai 1997, le procureur général près la Cour de cassation saisit la Cour constitutionnelle turque d’une action en dissolution du Refah. Il reprochait au Refah de constituer un « centre » (mihrak) d’activités contraires au principe de laïcité. A l’appui de sa demande, le procureur général invoquait notamment les actes et propos de certains dirigeants et membres du Refah, à savoir :

–  le président et les autres dirigeants du Refah soutenaient, dans toutes leurs interventions publiques, le port du foulard islamique dans les écoles publiques et dans les locaux d’administrations publiques, alors que la Cour constitutionnelle avait déjà déclaré qu’une telle pratique irait à l’encontre du principe de laïcité inscrit dans la Constitution ;

–  lors d’une réunion relative à la révision constitutionnelle, le président du Refah, M. Necmettin Erbakan, avait formulé des propositions tendant à abolir le système laïque de la République. Il avait suggéré que les fidèles de chaque mouvement religieux suivent leurs propres règles et non plus les règles de droit de la République ;

–  le 13 avril 1994, M. Necmettin Erbakan avait posé devant le groupe parlementaire du Refah à l’Assemblée nationale la question de savoir si le changement de l’ordre social dans le sens prévu par son parti allait être « pacifique ou violent, [et] se [faire] en douceur ou dans le sang » ;

–  lors d’un séminaire tenu en janvier 1991 à Sivas, M. Necmettin Erbakan avait invité les musulmans à adhérer au Refah. Selon lui, seul son parti pouvait instaurer la suprématie du Coran à l’issue d’une guerre sainte (djihad) et, pour cette raison, les musulmans devaient verser leurs dons au Refah au lieu de les distribuer à des tiers ;

–  pendant la période du ramadan, M. Necmettin Erbakan avait accueilli les chefs des mouvements islamistes dans la résidence réservée au premier ministre et leur avait ainsi manifesté son soutien ;

–  plusieurs membres du Refah, y compris ceux qui remplissaient des fonctions officielles importantes, avaient prôné, dans leurs discours publics, le remplacement du système politique laïque par un système théocratique. Ces personnes avaient également plaidé pour l’élimination des opposants à ce projet, si nécessaire par la force. Le Refah, en se refusant à engager des procédures disciplinaires contre ces membres et même, dans certains cas, en facilitant la diffusion de leurs discours, avait tacitement adopté leurs points de vue ;

–  un député du Refah, M. İbrahim Halil Çelik, avait indiqué le 8 mai 1997, devant des journalistes dans les couloirs du Parlement, que le sang allait couler si on tentait de fermer les écoles religieuses (d’İmam Hatip, écoles formant les futurs fonctionnaires religieux), que la situation pourrait être pire qu’en Algérie, que personnellement il désirait que le sang coule pour que la démocratie s’installe dans le pays et qu’il répliquerait à celui qui le frapperait, et enfin qu’il se battrait jusqu’au bout pour l’instauration de la charia (la loi islamique) ;

–  le ministre de la Justice, M. Şevket Kazan (député et vice-président du Refah), afin de marquer son soutien au maire de Sincan, lui avait rendu visite dans la maison d’arrêt où ce dernier se trouvait en détention provisoire après son inculpation pour avoir fait l’apologie de groupes terroristes islamistes internationaux.

Le procureur fit également observer que le Refah n’avait engagé aucune poursuite disciplinaire contre les auteurs des actes et propos susmentionnés.

13.  Le 7 juillet 1997, le procureur général présenta à la Cour constitutionnelle de nouvelles preuves à la charge de ce parti.

2.  Défense des requérants

14.  Le 4 août 1997, les représentants du Refah soumirent leurs observations écrites en défense. Ils invoquèrent les textes internationaux concernant la protection des droits de l’homme, notamment la Convention, et firent observer que ces textes étaient une partie intégrante de la législation turque. Ils rappelèrent ensuite la jurisprudence de la Commission, qui avait conclu à la violation de l’article 11 de la Convention dans les affaires concernant le Parti communiste unifié de Turquie et le Parti socialiste. Ils se référèrent également à la jurisprudence de la Cour et de la Commission sur les restrictions à la liberté d’expression et à la liberté d’association autorisées par les seconds paragraphes des articles 10 et 11 de la Convention. Ils soutinrent que la dissolution du Refah n’était ni fondée sur un besoin social impérieux ni nécessaire dans une société démocratique. Pour les représentants du Refah, la dissolution de leur parti ne se justifiait pas non plus par l’application du critère du « danger manifeste et immédiat » établi par la Cour suprême des Etats-Unis d’Amérique.

15.  Par ailleurs, les représentants du Refah réfutèrent la thèse du procureur général selon laquelle le parti constituait un « centre » d’activités portant atteinte à la nature laïque de la République. Ils soutinrent que les critères établis par la loi portant réglementation des partis politiques afin de qualifier un parti politique de « centre d’activités anticonstitutionnelles » n’avaient pas été réunis en l’espèce. Ils firent observer, entre autres, que le parquet n’avait pas notifié d’avertissement au Refah (qui comptait quatre millions de membres) pour que ce dernier procède à un éventuel renvoi de ses membres dont les actes auraient enfreint les dispositions du code pénal.

16.  Les représentants du Refah exposèrent également leur point de vue sur la notion de laïcité. Ils firent valoir que le principe de laïcité impliquait le respect de toutes les croyances et que le Refah avait fait preuve de ce respect dans la vie politique.

17.  Les représentants des requérants alléguèrent que le parquet, lorsqu’il avait reproché à M. Necmettin Erbakan de soutenir l’usage de la force sur le plan politique et de violer le principe de laïcité, n’avait invoqué que de simples extraits de ses discours en en remaniant le sens et sans tenir compte de l’ensemble des textes. Ils ajoutèrent que ces propos étaient couverts par l’immunité parlementaire dont bénéficiait M. Necmettin Erbakan. Ils notèrent par ailleurs que le dîner offert par celui-ci aux hauts fonctionnaires de la direction des affaires religieuses et aux anciens de la faculté des sciences théologiques avait été présenté par le parquet comme une réception organisée pour les dirigeants de mouvements fondamentalistes islamistes, lesquels étaient d’ailleurs prohibés par la loi depuis 1925.

18.  Quant aux propos des autres dirigeants et membres du Refah mis en cause par le parquet, les représentants du parti observèrent que ces propos n’étaient constitutifs d’aucune infraction pénale.

Ils firent valoir qu’aucun des députés dont les discours avaient été invoqués par le parquet n’avait le pouvoir de représenter le Refah et n’occupait un poste au sein du parti. Selon les représentants de celui-ci, le parquet n’avait pas déclenché la procédure prévue par la loi portant réglementation des partis politiques afin de donner au Refah l’occasion de mettre éventuellement en question l’appartenance de ces personnes au parti : les responsables du Refah avaient été informés pour la première fois par le réquisitoire du procureur des propos incriminés dans cette affaire. Les trois députés mis en cause avaient été exclus du parti. Ainsi, celui-ci avait fait le nécessaire afin de ne pas constituer un « centre » d’activités illégales au sens de la loi portant réglementation des partis politiques.

3.  Conclusions des parties

19.  Le 5 août 1997, le procureur général présenta à la Cour constitutionnelle ses observations sur le fond de l’affaire. Il allégua que selon la Convention et la jurisprudence des tribunaux nationaux en matière de droit constitutionnel, rien n’obligeait les Etats à tolérer l’existence de partis politiques visant la destruction de la démocratie et du principe de la prééminence du droit. De l’avis du procureur, le Refah, en se qualifiant d’armée pour le djihad et en affichant son intention de remplacer la législation de la République par la charia, avait montré que ses objectifs étaient incompatibles avec les exigences d’une société démocratique. Le but du Refah d’établir un système multijuridique (dans lequel chaque groupe serait régi par un ordre juridique conforme aux convictions religieuses de ses membres) constituait, selon le procureur, la première étape dans le processus visant à substituer un régime théocratique à la République.

20.  Dans leurs observations relatives au fond de l’affaire, les représentants du Refah rappelèrent que la dissolution de leur parti ne pouvait se fonder sur aucune des restrictions prévues par le second paragraphe de l’article 11 de la Convention. Ils déclarèrent en outre que l’article 17 de la Convention ne pouvait s’appliquer en l’espèce, le Refah n’ayant aucun point commun avec les partis politiques visant l’instauration d’un régime totalitaire. Ils ajoutèrent que le système multijuridique proposé par leur parti tendait en fait à favoriser la liberté de conclure des contrats et la liberté de choisir son juge.

21.  Le 11 novembre 1997, le procureur général près la Cour de cassation présenta oralement ses observations. Les 18 et 20 novembre 1997, M. Necmettin Erbakan soumit, au nom du Refah, ses observations orales.

4.  Arrêts de la Cour constitutionnelle

22.  Par un arrêt du 9 janvier 1998, rendu à l’issue d’une procédure portant sur des questions préliminaires et déclenchée par elle-même en sa qualité de juge du fond, la Cour constitutionnelle déclara inconstitutionnel le paragraphe 2 de l’article 103 de la loi portant réglementation des partis politiques et l’annula, compte tenu de l’article 69 § 6 de la Constitution. Cette disposition, combinée avec l’article 101 d) de la même loi, prévoyait que, pour qu’un parti politique puisse être considéré comme un centre d’activités contraires aux principes fondamentaux de la République, il fallait que ses membres aient été condamnés au pénal. Selon la Cour constitutionnelle, cette limitation prescrite par la loi ne couvrait pas tous les cas où il y avait violation des principes de la République. Elle rappela, entre autres, qu’après l’abrogation de l’article 163 du code pénal turc, les activités contraires au principe de laïcité n’étaient plus passibles de sanctions pénales.

23.  Le 16 janvier 1998, la Cour constitutionnelle prononça la dissolution du Refah au motif que celui-ci était devenu un « centre d’activités contraires au principe de laïcité ». Elle fonda sa décision sur les articles 101 b) et 103 § 1 de la loi no 2820 portant réglementation des partis politiques. Elle constata également le transfert ipso jure des biens du Refah au Trésor public, conformément à l’article 107 de la même loi.

24.  Dans son arrêt, la Cour constitutionnelle rejeta, en premier lieu, les exceptions préliminaires soulevées par le Refah. Elle considéra à cet égard que l’immunité parlementaire des députés dont les déclarations étaient mentionnées dans le réquisitoire du 21 mai 1997 n’avait aucun effet sur l’examen de la demande visant à obtenir qu’un parti politique soit dissous et que ses membres soient déchus de leurs droits politiques. Il s’agissait d’une question concernant une éventuelle responsabilité pénale de ces députés, qui ne relevait pas du droit constitutionnel.

25.  Quant au fond, la Cour constitutionnelle estima que si les partis politiques étaient les principaux acteurs de la vie politique démocratique, leurs activités n’échappaient pas à certaines restrictions. Notamment, leurs activités incompatibles avec le principe de la prééminence du droit ne pouvaient être tolérées. La Cour constitutionnelle invoqua les dispositions constitutionnelles imposant le respect de la laïcité aux divers organes du pouvoir politique. Elle rappela également les nombreuses dispositions de la législation interne obligeant les partis politiques à appliquer le principe de laïcité dans plusieurs domaines de la vie politique et sociale. La Cour constitutionnelle fit valoir que la laïcité était l’une des conditions indispensables de la démocratie. Selon elle, le principe de laïcité était garanti en Turquie sur le plan constitutionnel, en raison de l’expérience historique du pays et des particularités de la religion musulmane. La Cour fit observer l’incompatibilité des règles de la charia avec le régime démocratique. Elle rappela que le principe de laïcité interdisait à l’Etat de témoigner une préférence pour une religion ou croyance précise et constituait le fondement de la liberté de conscience et de l’égalité entre les citoyens devant la loi. Selon la Cour constitutionnelle, l’intervention de l’Etat en vue de sauvegarder la nature laïque du régime politique devait être considérée comme nécessaire dans une société démocratique.

26.  Pour la Cour constitutionnelle, les éléments de preuve suivants démontraient que le Refah était devenu un « centre d’activités contraires au principe de laïcité » (paragraphes 27-39 ci-dessous) :

27.  Le président du Refah, M. Necmettin Erbakan, avait encouragé le port du foulard islamique dans les établissements publics et scolaires. Le 10 octobre 1993, lors de la quatrième assemblée générale ordinaire du parti, il avait tenu les propos suivants :

« (...) lorsque nous étions au gouvernement, pendant quatre ans, le fameux article 163 du code de la persécution n’a jamais été appliqué, contre aucun enfant de la patrie. A notre époque, il n’a jamais été question d’hostilité au port du voile (...) »

Dans son discours du 14 décembre 1995, précédant les élections législatives, il avait déclaré ce qui suit :

« (...) les recteurs [d’université] vont s’incliner devant le voile quand le Refah sera au pouvoir. »

Or manifester ainsi sa religion équivalait à faire pression sur les personnes qui ne suivaient pas cette pratique et créait une discrimination fondée sur la religion ou les croyances. Cette conclusion était renforcée par les constatations de la Cour constitutionnelle et du Conseil d’Etat dans diverses affaires et par la jurisprudence de la Commission européenne des Droits de l’Homme dans les requêtes nos 16278/90 et 18783/91 concernant le port du foulard dans les universités.

28.  Le système multijuridique proposé par M. Necmettin Erbakan ne concernait nullement la liberté de conclure des contrats, comme le prétendait le Refah, mais tentait d’établir une distinction entre les citoyens en fonction de leur religion et de leurs croyances et envisageait l’instauration d’un régime théocratique. Le 23 mars 1993, M. Necmettin Erbakan avait prononcé le discours suivant devant l’Assemblée nationale :

« (...) « tu vivras d’une manière conforme à tes convictions ». Nous voulons que le despotisme soit aboli. Il doit y avoir plusieurs systèmes juridiques. Le citoyen doit pouvoir choisir lui-même le système de droit qui lui convient, dans le cadre des principes généraux. Cela a d’ailleurs déjà existé dans notre histoire. Dans notre histoire, il y a eu divers courants religieux. Chacun a vécu conformément aux règles juridiques de sa propre organisation ; ainsi, tout le monde vivait en paix. Pourquoi serais-je donc obligé de vivre selon les normes d’un autre ? (...) Le droit de choisir son propre système juridique fait partie intégrante de la liberté de religion. »

Par ailleurs, M. Necmettin Erbakan avait tenu les propos suivants le 10 octobre 1993 lors d’une assemblée de son parti :

« (...) nous allons garantir tous les droits de l’homme. Nous allons garantir à chacun le droit de vivre comme il l’entend, de choisir le système juridique qu’il préfère. Nous allons libérer l’administration du centralisme. L’Etat que vous avez instauré est un Etat de répression, pas un Etat au service de la population. Vous ne donnez pas la liberté de choisir son droit. Quand nous serons au pouvoir, le musulman se mariera devant le mufti, s’il le souhaite, et le chrétien se mariera à l’église, s’il le préfère. »

29.  Le système multijuridique que M. Necmettin Erbakan préconisait dans ses discours prenait sa source dans la pratique instaurée dans les premières années de l’Islam, par l’accord dit de Médine selon lequel les communautés juives et païennes avaient le droit de vivre selon leurs propres systèmes juridiques, et non selon les lois islamiques. Certains penseurs et politiciens islamistes, se fondant sur l’accord de Médine, proposaient de vivre ensemble et de trouver la paix sociale en reconnaissant à chaque groupe religieux la liberté de choisir son propre ordre juridique. Depuis la fondation du parti politique de Nizam en 1970 (dissous par un arrêt du 2 mai 1971), M. Necmettin Erbakan aspirait à instaurer un système multijuridique à la place de l’ordre juridique unique.

30.  La Cour constitutionnelle observa aussi que, dans le système multijuridique tel que proposé par le Refah, la société devrait être divisée en plusieurs mouvements religieux ; chacun devrait choisir le mouvement auquel il souhaitait appartenir et serait ainsi soumis aux droits et obligations découlant de la religion de sa communauté. La Cour constitutionnelle rappela qu’un tel système, qui prenait sa source dans l’histoire de l’Islam en tant que régime politique, s’opposait au sentiment d’appartenance à une nation ayant une unité législative et judiciaire. Un tel système porterait naturellement atteinte à l’unité judiciaire puisque chaque mouvement religieux se doterait de ses propres juridictions, et les tribunaux de l’ordre juridique général seraient tenus d’appliquer le droit selon la religion des comparants, obligeant ces derniers à dévoiler leurs convictions. Pareil système saperait également l’unité législative et judiciaire, les conditions de la laïcité et le sentiment national, étant donné que chaque mouvement religieux aurait compétence pour édicter les règles de droit applicables en son sein.

31.  M. Necmettin Erbakan avait en outre tenu un discours le 13 avril 1994, devant le groupe parlementaire du Refah, dans lequel il prônait l’instauration d’un régime théocratique, si nécessaire par la force :

« Le deuxième point important est ceci : le Refah viendra au pouvoir, l’ordre [social] juste [adil düzen] sera établi. Quelle est la question à se poser ? C’est celle de savoir si ce changement se fera dans la violence ou de façon pacifique, s’il ne sera pas sanglant. J’aurais aimé ne pas avoir à employer ces termes, mais face à tout cela, face au terrorisme, et pour que tout le monde puisse clairement voir la réalité, je me sens obligé de les employer. A ce jour, la Turquie a une décision à prendre. Le Parti Refah établira l’ordre juste, cela est certain. [Mais] le passage sera-t-il pacifique ou violent, se fera-t-il en douceur ou dans le sang, les soixante millions [de citoyens] doivent prendre position sur ce point. »

32.  La réception offerte par M. Necmettin Erbakan dans la résidence du premier ministre aux chefs de différents mouvements religieux, qui s’étaient présentés dans les tenues vestimentaires représentatives de leurs mouvements, témoignait sans ambiguïté du soutien du président du Refah à ces groupes religieux devant l’opinion publique.

33.  Le député du département de Rize, M. Şevki Yılmaz, dans un discours public, avait clairement appelé la population à déclencher la guerre sainte (djihad) et avait défendu l’instauration de la loi islamique. Dans son discours public d’avril 1994, il déclara ce qui suit :

« Nous allons absolument demander des comptes à ceux qui se détournent des préceptes du Coran, à ceux qui privent le messager d’Allah de sa compétence dans leur pays. »

Dans un autre discours public, tenu toujours en avril 1994, M. Şevki Yılmaz s’était exprimé ainsi :

« Dans l’au-delà, vous serez convoqués avec les dirigeants que vous aurez choisis dans cette vie. (...) Avez-vous donc examiné dans quelle mesure le Coran est appliqué dans ce pays ? Moi, j’ai fait le compte. Seules 39 % [des règles] du Coran sont appliquées dans ce pays. 6 500 versets sont jetés aux oubliettes (...) Tu fondes une école coranique, tu construis un foyer, tu subventionnes la scolarisation d’un enfant, tu enseignes, tu prêches. (...) Tout cela ne fait pas partie du chapitre du djihad, mais de celui des amel-i salih [activités de la période de paix]. On appelle djihad la quête du pouvoir pour l’avènement de la justice, pour la propagation de la justice, pour la glorification de la parole d’Allah. Allah ne voyait pas dans cette tâche une notion politique abstraite, il l’a confiée aux guerriers [cahudi]. Qu’est-ce que cela signifie ? Que cela se fait sous la forme d’une armée ! Le commandant est identifié (...) La condition à remplir avant la prière [namaz] est l’islamisation du pouvoir. Allah dit que, avant les mosquées, c’est le chemin du Pouvoir qui doit être musulman (...) Ce n’est pas le fait de dresser des voûtes dans les lieux de prière qui vous mènera au paradis. Car Allah ne demande pas si dans ce pays tu as construit des voûtes. Il ne le demandera pas. Il te demandera si tu as atteint un niveau suffisant (...) aujourd’hui, si les musulmans ont cent livres, ils doivent en consacrer trente aux écoles coraniques, pour former nos enfants, filles et garçons, et soixante livres doivent être attribuées aux établissements politiques qui vont vers le pouvoir. Allah a demandé à tous ses prophètes de lutter pour le pouvoir. Vous ne pouvez pas me citer une seule personne d’un courant religieux qui ne lutte pas pour le pouvoir. Je vous le dis, si j’avais autant de têtes que j’ai de cheveux, même si chacune de mes têtes devait m’être arrachée sur la voie du Coran, je n’abandonnerais pas ma cause. La question qu’Allah va vous poser est la suivante : « Pourquoi, du temps du régime blasphématoire, n’as-tu pas travaillé à la construction d’un Etat islamique ? » Erbakan et ses amis veulent amener l’Islam dans ce pays, sous la forme d’un parti politique. Le procureur l’a bien compris. Si nous pouvions le comprendre comme lui, le problème serait réglé. Même Abraham le Juif a compris que dans ce pays, le symbole de l’Islam c’est le Refah. Celui qui incite la communauté musulmane [cemaat] à s’armer avant que le pouvoir [politique] soit aux mains des musulmans, est un ignorant, ou bien c’est un traître, qui est dirigé par d’autres. Car aucun des prophètes n’autorise la guerre avant de gagner l’Etat (...) Le Musulman est intelligent. Il ne montre pas de quelle manière il va battre son ennemi. L’état-major dicte, le soldat applique. Si l’état-major révèle son plan, il revient aux commandants de la communauté musulmane de faire un nouveau plan. Notre mission n’est pas de parler, mais d’appliquer le plan de guerre, en qualité de soldats de l’armée (...) »

Des poursuites pénales avaient été déclenchées contre M. Şevki Yılmaz. Alors que les opinions de ce dernier contre la laïcité étaient bien connues, le Refah l’avait présenté comme candidat pour les élections municipales. Après qu’il eut été élu maire de Rize, son élection comme député à la Grande Assemblée nationale de Turquie avait été assurée par le Refah.

34.  Le député du Refah pour le département d’Ankara, M. Hasan Hüseyin Ceylan, lors d’un discours prononcé en public (le 14 mars 1993) et d’une interview télévisée (réalisée en 1992 et retransmise le 24 novembre 1996), avait encouragé la discrimination entre les croyants et les non-croyants, et avait prédit que les tenants de l’application de la charia, s’ils s’emparaient du pouvoir politique, allaient anéantir les non-croyants :

« Cette patrie est à nous, mais pas le régime, chers frères. Le régime et le kémalisme appartiennent à d’autres. (...) La Turquie sera détruite, Messieurs. On demande : la Turquie pourrait-elle devenir comme l’Algérie ? De la même manière que là-bas, nous avons obtenu 81 % [des votes], ici aussi, nous atteindrons les 81 %, nous n’en resterons pas aux 20 %. Ne vous acharnez pas en vain, je m’adresse à vous, à ceux (...) de l’Occident impérialiste, de l’Occident colonisateur, de l’Occident sauvage, à ceux qui, pour s’unir avec le reste du monde, se font les ennemis de l’honneur et de la pudeur, ceux qui s’abaissent au rang du chien, au rang du chiot, afin d’imiter l’Occident, au point de mettre un chien entre les jambes de la femme musulmane. C’est à vous que je m’adresse, ne vous acharnez pas en vain, vous crèverez entre les mains des habitants de Kırıkkale. »

« (...) l’armée dit : « Nous acceptons que vous soyez partisan du PKK, mais partisan de la charia, ça, jamais. » Eh bien, ce n’est pas avec cet état d’esprit-là que vous résoudrez le problème. Si vous voulez la solution, c’est la charia. »

Le Refah avait assuré l’élection de cette personne comme député à la Grande Assemblée nationale de Turquie et avait diffusé, au sein de ses structures locales, les bandes vidéo de ce discours et de cette interview.

35.  Le vice-président du Refah, M. Ahmet Tekdal, avait indiqué, dans un discours prononcé en 1993 lors d’un pèlerinage en Arabie Saoudite et retransmis par une chaîne télévisée en Turquie, qu’il préconisait l’instauration d’un régime basé sur la charia :

« Dans les pays où le régime parlementaire est en vigueur, si le peuple n’est pas assez conscient, s’il ne déploie pas assez d’efforts pour l’avènement de « hak nizami » [l’ordre juste ou l’ordre de Dieu], il y a deux calamités qui l’attendent : la première, ce sont les renégats qu’il devra affronter. Il sera tyrannisé par eux et finira par disparaître. La deuxième, c’est qu’il ne pourra pas rendre des comptes à Allah, puisqu’il n’aura pas œuvré pour l’instauration de « hak nizami ». Ainsi, il périra aussi. Vénérables frères, notre devoir est de déployer les efforts nécessaires afin d’instaurer le système de justice, en prenant en considération ces subtilités. L’appareil politique qui veut instaurer « hak nizami » en Turquie se nomme le Parti Refah. »

36.  Le 10 novembre 1996, le maire de la ville de Kayseri, M. Şükrü Karatepe, avait invité la population à renoncer à la laïcité et avait demandé aux auditeurs de « préserver leur haine » jusqu’au changement de régime, dans les termes suivants :

« Les forces dominantes disent : « Ou bien vous vivez à notre manière, ou bien nous allons semer la discorde et la corruption chez vous. » De ce fait, même les ministres du parti de Refah n’osent pas révéler leur vision du monde au sein de leur ministère. Ce matin, moi aussi, j’ai assisté à une cérémonie, du fait de mon titre officiel. En me voyant ainsi vêtu, avec toute cette parure, ne croyez surtout pas que je suis laïque. Dans cette période où notre croyance n’est pas respectée et fait l’objet de blasphèmes, c’est malgré moi que j’ai dû assister aux cérémonies. Le premier ministre, les ministres, les députés peuvent avoir certaines obligations. Mais vous, vous n’avez aucune obligation. Ce système doit changer. Nous avons attendu, nous attendrons encore un peu. Voyons ce que l’avenir nous réserve. Que les musulmans préservent la hargne, la rancune, la haine qu’ils ont en eux. »

M. Şükrü Karatepe avait été condamné au pénal pour avoir incité la population à la haine fondée sur la religion.

37.  Le député du Refah pour le département de Şanlıurfa, M. İbrahim Halil Çelik, avait tenu le 8 mai 1997, à l’Assemblée nationale, des propos favorables à l’instauration d’un régime fondé sur la charia, et à des actes de violence tels que ceux qui avaient cours en Algérie :

« Si vous tentez de fermer les écoles d’İmam Hatip pendant le gouvernement du Refah, le sang va couler. Ce serait pire qu’en Algérie. Moi aussi, je voudrais que le sang coule. C’est ainsi qu’arrivera la démocratie. Et ce sera bien beau. L’armée n’a pas pu venir à bout des 3 500 membres du PKK. Comment viendrait-elle à bout de six millions d’islamistes ? S’ils pissent contre le vent, ils en auront plein la figure. Si l’on me frappe, je frapperai aussi. Je suis pour la charia jusqu’au bout. Je veux instaurer la charia. »

M. İbrahim Halil Çelik avait été exclu du parti un mois après l’introduction du recours en dissolution. Cette exclusion ne constituait vraisemblablement qu’une tentative d’éviter la sanction en question.

38.  Le vice-président du Refah et ministre de la Justice, M. Şevket Kazan, avait rendu visite à une personne qui se trouvait en détention provisoire pour activités contraires au principe de laïcité et lui avait ainsi marqué son soutien en sa qualité de ministre.

39.  Sur la base des éléments de preuve présentés le 7 juillet 1997 par le parquet, la Cour constitutionnelle releva que d’autres éléments confirmaient que le Refah était au centre d’activités contraires au principe de laïcité :

–  M. Necmettin Erbakan, dans un discours prononcé en public le 7 mai 1996, avait mis l’accent sur l’importance de la télévision comme instrument de propagande dans le cadre de la guerre sainte menée en vue d’instaurer l’ordre islamique :

« (...) Un Etat sans télévision n’est pas un Etat. Si aujourd’hui avec votre cadre, vous vouliez instaurer un Etat, si vous vouliez instaurer une chaîne de télévision, vous ne pourriez même pas émettre pendant plus de vingt-quatre heures. Croyez-vous qu’il est aussi facile que ça d’instaurer un Etat ? C’est ce que je leur avais dit il y a dix ans. Je m’en souviens maintenant. Car aujourd’hui, les personnes qui ont une croyance, un public, une certaine vision du monde, ont, Dieu merci, une chaîne de télévision à elles. C’est un grand événement.

La conscience, le fait que la [chaîne de] télévision ait la même conscience dans toutes ses émissions, que l’ensemble soit harmonieux, revêt une très grande importance. On ne peut pas mener une cause sans [l’appui de la] télévision. D’ailleurs, aujourd’hui, on peut dire que la télévision joue le rôle de l’artillerie, ou bien des forces aériennes, dans le cadre du djihad, c’est-à-dire de la lutte pour la domination du peuple (...) on ne peut concevoir qu’un soldat occupe une colline avant que ces forces ne l’aient bombardée. C’est pour cette raison que le djihad d’aujourd’hui ne peut être conduit sans la télévision. Donc, pour un sujet aussi vital, eh bien il faudra se sacrifier. Qu’est-ce que cela peut faire, que nous sacrifiions de l’argent ? La mort est proche de nous tous. Lorsque tout sera noir, après la mort, si vous voulez que quelque chose vous montre le chemin, sachez que cette chose, c’est l’argent que vous donnerez aujourd’hui, avec conviction, pour le Kanal 7. C’est pour vous le rappeler que je vous ai fait part d’un souvenir.

(...) C’est pour cela que, désormais, avec cette conviction, nous ferons vraiment tous les sacrifices, jusqu’à ce que ça fasse mal. Que ceux qui contribuent, avec conviction, à la suprématie de Hakk [Allah] soient heureux. Qu’Allah vous bénisse tous, qu’Allah accorde encore plus de succès au Kanal 7. Salutations. »

–  Par un décret du 13 janvier 1997, le conseil des ministres (où les membres du Refah étaient majoritaires) avait réorganisé les heures de travail dans les établissements publics en fonction du jeûne du Ramadan. Le Conseil d’Etat annula ce décret pour atteinte au principe de laïcité.

40.  La Cour constitutionnelle rappela qu’elle prenait en considération les textes internationaux concernant la protection des droits de l’homme, y compris la Convention. Elle invoqua également les restrictions prévues par le second paragraphe de l’article 11 et par l’article 17 de la Convention. Elle fit observer dans ce contexte que les dirigeants et les membres du Refah utilisaient les droits et libertés démocratiques en vue de remplacer l’ordre démocratique par un système fondé sur la charia. Or la Cour constitutionnelle estima que :

« la démocratie est l’antithèse de la charia. [Le] principe [de laïcité], qui est un signe de civisme, a été la pulsion qui a permis, pour la République turque, le passage de l’ouma [ümmet : la communauté religieuse musulmane] à la nation. Avec l’adhésion au principe de laïcité, des valeurs fondées sur la raison et la science ont remplacé les valeurs dogmatiques. (...) Des personnes ayant des croyances différentes, désirant vivre ensemble, ont été confortées par l’approche égalitaire de l’Etat à leur égard. (...) La laïcité a accéléré la civilisation en empêchant la religion de remplacer la pensée scientifique dans les activités de l’Etat. Elle crée un vaste environnement de civisme et de liberté. La philosophie de la modernisation de la Turquie se fonde sur un idéal humaniste : vivre plus humainement. Dans un régime laïque, la religion, qui est une institution sociale spécifique, ne peut avoir autorité sur la constitution et la gestion de l’Etat. (...) Le fait d’attribuer à l’Etat le droit de contrôle et de surveillance sur les questions religieuses ne saurait être considéré comme une ingérence contraire aux exigences de la société démocratique. (...) La laïcité, qui est également l’outil du passage à la démocratie, est l’essence philosophique de la vie en Turquie. Au sein d’un Etat laïque, les sentiments religieux ne peuvent absolument pas être associés à la politique, aux affaires publiques et aux dispositions législatives. Ces domaines relèvent non pas des exigences et des pensées religieuses, mais uniquement des données scientifiques, avec la considération des besoins des individus et des sociétés. »

Selon la Cour constitutionnelle, lorsqu’un parti politique poursuivait des activités visant à mettre fin à l’ordre démocratique et utilisait sa liberté d’expression pour appeler à passer à l’action dans ce sens, la Constitution et les normes supranationales de sauvegarde des droits de l’homme autorisaient sa dissolution.

41.  La Cour constitutionnelle rappela que les déclarations publiques des dirigeants du Refah, à savoir celles de M. Necmettin Erbakan, M. Şevket Kazan et M. Ahmet Tekdal, avaient engagé directement la responsabilité du Refah quant à la constitutionnalité de ses activités. Elle estima également que les déclarations publiques faites par les députés Şevki Yılmaz, Hasan Hüseyin Ceylan et İbrahim Halil Çelik, et par le maire Şükrü Karatepe, avaient engagé la responsabilité du Refah, puisque ce dernier n’avait aucunement réagi contre ces déclarations et ne s’en était pas démarqué, du moins pas avant le déclenchement de la procédure de dissolution.

42.  Par ailleurs, la Cour constitutionnelle décida, à titre de sanction accessoire, de déchoir M. Necmettin Erbakan, M. Şevket Kazan, M. Ahmet Tekdal, M. Şevki Yılmaz, M. Hasan Hüseyin Ceylan et M. İbrahim Halil Çelik de leur qualité de député, en application de l’article 84 de la Constitution. Elle constata que ces personnes avaient causé, par leurs actes et propos, la dissolution du Refah. Elle leur interdit également, en vertu de l’article 69 § 8 de la Constitution, d’être membres fondateurs, adhérents, dirigeants ou comptables d’un autre parti politique pour une période de cinq ans.

43.  Dans leurs opinions dissidentes, les juges Haşim Kılıç et Sacit Adalı estimèrent, entre autres, que la dissolution du Refah n’était conforme ni aux dispositions de la Convention ni à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme en matière de dissolution de partis politiques. Ils rappelèrent que les partis politiques qui ne soutenaient pas l’usage de la violence devaient trouver leur place sur la scène politique et que les idées dérangeantes ou même choquantes devaient être débattues au sein d’un système pluraliste.

44.  Cet arrêt fut publié au Journal officiel le 22 février 1998.

II.  LE DROIT INTERNE PERTINENT

A.  La Constitution

45.  Les dispositions pertinentes de la Constitution se lisent ainsi :

Article 2

« La République de Turquie est un Etat de droit démocratique, laïque et social, respectueux des droits de l’homme dans un esprit de paix sociale, de solidarité nationale et de justice, attaché au nationalisme d’Atatürk et reposant sur les principes fondamentaux énoncés dans le préambule. »

Article 4

« Les dispositions de l’article premier de la Constitution stipulant que la forme de l’Etat est celle d’une république, ainsi que les dispositions de l’article 2 relatives aux caractéristiques de la République et celles de l’article 3 ne peuvent être modifiées et leur modification ne peut être proposée. »

Article 6

« La souveraineté appartient, sans condition ni réserve, à la nation. (...) L’exercice de la souveraineté ne peut en aucun cas être délégué à un individu, un groupe ou une classe sociale. (...) »

Article 10 § 1

« Tous les individus sont égaux devant la loi sans aucune discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, les croyances philosophiques, la religion, l’appartenance à un courant religieux ou d’autres motifs similaires. »

Article 14 § 1

« Les droits et libertés mentionnés dans la Constitution ne peuvent être exercés dans le but de porter atteinte à l’intégrité territoriale de l’Etat et à l’unité de la nation, de mettre en péril l’existence de l’Etat turc et de la République, de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la direction de l’Etat à un seul individu ou à un groupe ou d’assurer l’hégémonie d’une classe sociale sur d’autres classes sociales, d’établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la religion ou l’appartenance à une organisation religieuse, ou d’instituer par tout autre moyen un ordre étatique fondé sur de telles conceptions et opinions. »

Article 24 § 4

« Nul ne peut, de quelque manière que ce soit, exploiter la religion, les sentiments religieux ou les choses considérées comme sacrées par la religion, ni en abuser dans le but de faire reposer, même partiellement, l’ordre social, économique, politique ou juridique de l’Etat sur des préceptes religieux ou de s’assurer un intérêt ou une influence sur le plan politique ou personnel. »

Article 68 § 4

« (...) Le statut, le règlement et les activités des partis politiques ne peuvent être contraires à l’indépendance de l’Etat, à son intégrité territoriale et à celle de sa nation, aux droits de l’homme, aux principes d’égalité et de la prééminence du droit, à la souveraineté nationale, ou aux principes de la République démocratique et laïque. Il ne peut être fondé de partis politiques ayant pour but de préconiser et d’instaurer la domination d’une classe sociale ou d’un groupe, ou une forme quelconque de dictature. (...) »

Article 69 § 4

« La Cour constitutionnelle statue définitivement sur la dissolution des partis politiques à la requête du procureur général de la République près la Cour de cassation. »

Article 69 § 6

« (...) Un parti politique ne peut être dissous pour des activités contraires aux dispositions de l’article 68 § 4 que si la Cour constitutionnelle constate que ce parti politique constitue un centre de telles activités. »

Cette disposition de la Constitution a été ajoutée le 23 juillet 1995.

Article 69 § 8

« (...) Les membres et les dirigeants dont les déclarations et les activités entraînent la dissolution d’un parti politique ne peuvent être membres fondateurs, dirigeants ou commissaires aux comptes d’un autre parti politique pour une durée de cinq ans à compter de la date à laquelle l’arrêt motivé de dissolution est publié au Journal officiel (...) »

Article 84

« Perte de la qualité de membre

Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale a validé la démission des députés, la perte de leur qualité de membre est décidée par la Grande Assemblée nationale siégeant en Assemblée plénière.

La perte de la qualité de membre par le député condamné ne peut avoir lieu qu’après notification à l’Assemblée plénière par le tribunal de l’arrêt définitif de condamnation.

Le député qui persiste à exercer une fonction ou une activité incompatible avec la qualité de membre, au sens de l’article 82, est déchu de sa qualité après un vote secret de l’Assemblée plénière à la lumière du rapport de la commission compétente mettant en évidence l’exercice par l’intéressé de la fonction ou activité en question.

Lorsque le Conseil de la Présidence de la Grande Assemblée nationale relève qu’un député, sans autorisation ni excuse valable, s’est abstenu pendant cinq jours au total sur un mois de participer aux travaux de l’Assemblée, ce député perd sa qualité de membre après un vote à la majorité de l’Assemblée plénière.

Le mandat du député dont les actes et les propos ont, selon l’arrêt de la Cour constitutionnelle, entraîné la dissolution du parti prend fin à la date de la publication de cet arrêt au Journal officiel. La présidence de la Grande Assemblée nationale met à exécution cette partie de l’arrêt et en informe l’Assemblée plénière. »

B.  La loi no 2820 portant réglementation des partis politiques

46.  Les dispositions pertinentes de la loi no 2820 se lisent ainsi :

Article 78

« Les partis politiques :

(...) ne peuvent ni viser, ni œuvrer, ni inciter des tiers :

(...)

–  à mettre en péril l’existence de l’Etat et de la République turcs, à abolir les droits et libertés fondamentaux, à établir une discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur de peau, la religion ou l’appartenance à un courant religieux, ou à instaurer, par tout moyen, un régime étatique fondé sur de telles notions et conceptions.

(...) »

Article 90 § 1

« Les statuts, programmes et activités des partis politiques ne peuvent contrevenir à la Constitution et à la présente loi. »

Article 101

« La Cour constitutionnelle prononce la dissolution du parti politique :

(...)

b)  dont l’assemblée générale, le bureau central ou le conseil administratif (...) adoptent des décisions, émettent des circulaires ou font des communications (...) contraires aux dispositions du chapitre 4 de la présente loi (...) [Dans ce chapitre (de l’article 78 à l’article 97) qui a trait aux restrictions apportées aux activités des partis politiques, il est indiqué, entre autres, que ces activités ne peuvent être menées au détriment de l’ordre constitutionnel démocratique (y inclus la souveraineté du peuple, les élections libres), des caractéristiques de l’Etat-nation (notamment l’indépendance de l’Etat, l’unité de l’Etat, le principe d’égalité) et du caractère laïque de l’Etat (y inclus le respect des réformes accomplies par Atatürk, l’interdiction d’abuser des sentiments religieux et l’interdiction faite aux partis politiques d’organiser des manifestations religieuses)], ou dont le président, le vice-président ou le secrétaire général font des déclarations écrites ou orales contraires auxdites dispositions (...)

(...)

d)  dans le cas où des actes en violation des dispositions du chapitre 4 de cette loi ont été commis par des organes, autorités ou conseils autres que ceux cités à l’alinéa b), le procureur de la République, dans les deux ans à partir de l’accomplissement de l’acte, exigera par écrit la révocation de l’organe, de l’autorité ou du conseil en question. Le procureur de la République exigera l’exclusion définitive du parti des membres qui auront été condamnés pour avoir accompli des actes ou formulé des déclarations en violation des dispositions figurant dans la quatrième partie.

Le procureur de la République engagera une action en dissolution à l’encontre du parti politique qui ne s’est pas conformé aux exigences prévues dans sa lettre dans les trente jours à partir de la signification. Si dans les trente jours de la signification de la demande du procureur le parti révoque l’organe, l’autorité ou le conseil en cause, ou s’il exclut définitivement le ou les membres en question, l’action en dissolution sera éteinte. Dans le cas contraire, la Cour constitutionnelle examinera l’affaire sur dossier et la clôturera en recueillant si nécessaire les explications orales du procureur de la République, des représentants du parti politique et de tous ceux susceptibles de donner des informations sur l’affaire (...) »

Article 103

« Lorsqu’il est constaté qu’un parti politique est devenu un centre d’activités contraires aux dispositions des articles 78 à 88 (...) de la présente loi, ce parti politique est dissous par la Cour constitutionnelle. »

Article 107 § 1

« L’intégralité des biens d’un parti politique dissous par la Cour constitutionnelle est transférée au Trésor public. »

47.  Le paragraphe 2 de l’article 103, déclaré inconstitutionnel par la Cour constitutionnelle le 9 janvier 1998, exigeait, afin d’examiner le point de savoir si un parti politique était devenu un centre d’activités anticonstitutionnelles, le recours à la procédure prévue à l’article 101 d).

C.  L’article 163 du code pénal, abrogé le 12 avril 1991

48.  Cette disposition se lisait ainsi :

« Quiconque, à l’encontre du principe de laïcité, établit, fonde, organise, réglemente, dirige et administre des associations dans l’intention d’adapter, même partiellement, les bases fondamentales juridiques, sociales, économiques ou politiques de l’Etat à des croyances religieuses, sera puni de huit ans à quinze ans de réclusion.

Quiconque fait partie d’une association de ce genre ou incite autrui à en faire partie sera puni de cinq ans à douze ans de réclusion.

Quiconque, à l’encontre du principe de laïcité et dans l’intention d’adapter, même partiellement, les bases fondamentales sociales, économiques, politiques et juridiques de l’Etat à des principes ou croyances religieux, ou de servir des intérêts politiques, fait de la propagande sous une forme quelconque ou tente d’acquérir de l’influence, en utilisant la religion, les sentiments religieux ou les objets considérés comme sacrés par la religion, sera puni de cinq à dix ans de réclusion.

Quiconque fait de la propagande sous une forme quelconque ou tente d’acquérir de l’influence dans le but de servir ses intérêts personnels ou d’obtenir des avantages, en utilisant la religion, les sentiments religieux, les objets considérés comme sacrés par la religion ou les ouvrages religieux, sera puni de deux à cinq ans de réclusion.

Si les actes mentionnés ci-dessus sont commis dans les locaux de l’administration publique, de municipalités, d’entreprises publiques dont le capital appartient, même partiellement, à l’Etat, de syndicats, de formations d’ouvriers, d’écoles, d’établissements d’enseignement supérieur ou par les fonctionnaires, agents techniques, huissiers ou membres de ces établissements, la peine sera aggravée d’un tiers.

Si les actes mentionnés aux alinéas 3 et 4 sont commis au moyen de publications, la peine sera aggravée de moitié. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

49.  Les requérants allèguent que la dissolution du Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et l’interdiction temporaire faite à ses dirigeants – dont M. Necmettin Erbakan, M. Şevket Kazan et M. Ahmet Tekdal – d’exercer des fonctions comparables au sein de tout autre parti politique ont enfreint leur droit à la liberté d’association, garanti par l’article 11 de la Convention, lequel, en ses passages pertinents, se lit ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (...)

2.  L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (...) »

A.  Sur l’existence d’une ingérence

50.  Les parties reconnaissent que la dissolution du Refah et les mesures qui accompagnaient cet acte s’analysent en une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’association des requérants. Tel est également l’avis de la Cour.

B.  Sur la justification de l’ingérence

51.  Pareille ingérence enfreint l’article 11, sauf si elle était « prévue par la loi », dirigée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 de cette disposition et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.

1.  « Prévue par la loi »

a)  Thèses des comparants

i.  Les requérants

52.  Les requérants soutiennent que les critères appliqués par la Cour constitutionnelle pour établir que le Refah était devenu un centre d’activités anticonstitutionnelles étaient plus larges que ceux prévus par la loi no 2820 portant réglementation des partis politiques. Les dispositions de cette loi, qui énonçaient à cet égard des critères plus stricts, à savoir ceux concernant le refus d’exclure ses membres condamnés au pénal, ont été annulées par une décision de la Cour constitutionnelle une semaine avant sa décision portant sur la dissolution du Refah. De plus, la première décision a été publiée dans le Journal officiel ultérieurement à la date de la dissolution du Refah.

53.  Selon les requérants, l’ensemble de ces faits a ôté toute prévisibilité aux critères que la Cour constitutionnelle a appliqués pour décider que le Refah s’était transformé en centre d’activités anticonstitutionnelles. La nouvelle version de la loi n’était pas accessible aux requérants avant la dissolution du Refah. On ne pouvait donc pas attendre des requérants qu’ils organisent leurs activités politiques selon des critères qui n’existaient pas avant la date de dissolution du Refah. Les requérants estiment que l’ancienne version de la loi no 2820 aurait dû être appliquée dans leur cas et que, à la suite de l’exclusion par le Refah de ses membres dont les discours étaient invoqués par le procureur général dans son réquisitoire, la Cour constitutionnelle aurait dû mettre fin à la procédure de dissolution.

ii.  Le Gouvernement

54.  Le Gouvernement prie la Cour de rejeter les thèses des requérants. Il fait observer que l’ingérence en question était clairement prévue par les articles 68 et 69 de la Constitution. Selon ces dispositions, les partis politiques qui constituent un centre d’activités anticonstitutionnelles, contraires notamment aux principes d’égalité et aux principes de la République démocratique et laïque, seraient dissous par la Cour constitutionnelle. Le Gouvernement souligne que l’une des conditions de la dissolution d’un parti politique, c’est-à-dire le fait pour celui-ci de n’avoir pas exclu ceux de ses membres condamnés pénalement – qui a été ajoutée par la loi portant réglementation des partis politiques à la définition de la notion de « centre d’activités anticonstitutionnelles » –, n’était plus applicable en l’espèce, en raison des modifications du code pénal. En d’autres termes, à la suite de l’abrogation de l’article 163 du code pénal turc, qui portait sur la diffusion des idées anti-laïques et la formation d’associations dans ce but, la procédure prévue à l’article 103 § 2 de la loi portant réglementation des partis politiques serait devenue sans objet. C’est pourquoi, selon le Gouvernement, l’article 103 § 2 était manifestement inconstitutionnel en ce que sa mise en jeu interdisait d’appliquer pleinement la Constitution, et notamment son article 69 § 6, qui donnait à la Cour constitutionnelle compétence exclusive pour constater qu’un parti politique représente un centre d’activités anticonstitutionnelles.

55.  Le Gouvernement soutient également qu’un arrêt relatif au contrôle de constitutionnalité de la norme spécifique à appliquer dans un litige concret n’a pas besoin d’être publié dans le Journal officiel avant la naissance de ce litige pour produire ses effets. Dans une telle hypothèse, la Cour constitutionnelle suspendrait la procédure jusqu’à ce qu’elle ait tranché la question de la constitutionnalité de la disposition législative qu’elle doit appliquer. Il s’agit, selon le Gouvernement, d’une procédure bien établie dans la pratique de la Cour constitutionnelle turque ainsi que dans celle de plusieurs hautes juridictions de pays européens.

b)  Appréciation de la Cour

56.  La Cour doit tout d’abord examiner la question de savoir si les requérants sont forclos à présenter ce moyen puisqu’ils ont admis, dans leurs observations complémentaires présentées à la chambre et lors de l’audience tenue devant celle-ci, que les mesures incriminées étaient en conformité avec le droit interne, notamment avec la Constitution. La chambre, dans son arrêt, a noté que les parties s’accordaient « à considérer que l’ingérence en cause était « prévue par la loi », les mesures litigieuses prononcées par la Cour constitutionnelle reposant sur les articles 68, 69 et 84 de la Constitution et 101 et 107 de la loi no 2820 portant réglementation des partis politiques ».

Cependant, la Cour rappelle que « l’affaire » renvoyée devant la Grande Chambre englobe en principe tous les aspects des requêtes que la chambre a examinés précédemment dans son arrêt, l’étendue de sa juridiction dans « l’affaire » ne se trouvant délimitée que par la décision de la chambre sur la recevabilité. Elle n’exclut pas l’application de la forclusion dans l’hypothèse où une des parties devant elle procède à un changement de position radical qui s’éloigne de la bonne foi. Cependant, tel n’est pas le cas en l’espèce : les requérants ont présenté, dans leurs requêtes initiales, les lignes principales de leur argumentation sur ce point. Ils ne sont donc pas forclos à plaider cette question à présent (voir, mutatis mutandis, K. et T. c. Finlande [GC], no 25702/94, §§ 139-141, CEDH 2001-VII ; Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 34, CEDH 2002-IV ; Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, §§ 35-37, CEDH 2002-V).

57.  Quant à l’accessibilité et à la prévisibilité des dispositions en cause, la Cour rappelle que les mots « prévues par la loi » veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en question : ils exigent l’accessibilité de celle-ci aux personnes concernées et une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé. Cependant, l’expérience montre l’impossibilité d’arriver à une exactitude absolue dans la rédaction des lois, notamment dans des domaines dont les données changent en fonction de l’évolution des conceptions de la société. Une loi qui confère un pouvoir d’appréciation ne se heurte pas en soi à cette exigence, à condition que l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir se trouvent définies avec une netteté suffisante, eu égard au but légitime en jeu, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (arrêts Müller et autres c. Suisse du 24 mai 1988, série A no 133, p. 20, § 29 ; Ezelin c. France du 26 avril 1991, série A no 202, pp. 21-22, § 45 ; Margareta et Roger Andersson c. Suède du 25 février 1992, série A no 226-A, p. 25, § 75). La Cour accepte aussi que le niveau de précision requis de la législation interne – laquelle ne saurait parer à toute éventualité – dépend dans une large mesure du texte considéré, du domaine qu’il couvre et de la qualité de ses destinataires. D’autre part, il incombe au premier chef aux autorités nationales d’interpréter et d’appliquer le droit interne (arrêt Vogt c. Allemagne du 26 septembre 1995, série A no 323, p. 24, § 48).

58.  En l’espèce, la Cour observe que le litige au niveau du droit national portait sur la constitutionnalité des activités d’un parti politique et relevait de la compétence de la Cour constitutionnelle. Le texte à prendre principalement en considération pour les besoins du critère « prévue par la loi » est celui de la Constitution turque.

59.  Les parties ne contestent pas que les activités contraires aux principes d’égalité et du respect de la République démocratique et laïque étaient sans aucun doute inconstitutionnelles au regard de l’article 68 de la Constitution. Elles ne nient pas non plus que la Cour constitutionnelle a la compétence exclusive, sur recours du procureur général, de dissoudre un parti politique devenu un centre d’activités contraires à l’article 68 de la Constitution. En outre, l’article 69 de la Constitution (modifié en 1995) confirme explicitement la compétence exclusive de la Cour constitutionnelle pour apprécier si un parti politique avait constitué un centre d’activités anticonstitutionnelles. La Cour rappelle que les députés du Refah ont participé aux travaux effectués par la commission concernée et l’assemblée générale du Parlement en ce qui concerne les modifications constitutionnelles de 1995 (paragraphe 11 ci-dessus).

60.  Par ailleurs, le fait que les activités anti-laïques ne sont plus réprimées sur le plan pénal depuis le 12 avril 1991 ne fait l’objet d’aucune contestation entre les parties. La Cour note, comme l’explique la Cour constitutionnelle turque dans son arrêt du 9 janvier 1998, que dans ces conditions il existait une divergence entre la loi portant réglementation des partis politiques et la Constitution. En effet, l’exigence posée par l’article 103 § 2 de la loi portant réglementation des partis politiques, selon laquelle un parti politique, pour être qualifié de « centre d’activités anticonstitutionnelles », devait avoir refusé d’exclure ses membres condamnés pénalement, combinée avec les modifications du code pénal du 12 avril 1991, avait pour effet de vider de son contenu la compétence de la Cour constitutionnelle pour dissoudre les partis politiques constituant un centre d’activités anti-laïques. Or cette compétence de la Cour constitutionnelle était clairement prévue par l’article 68 § 4 et l’article 69 §§ 4 et 6 de la Constitution.

61.  Reste à savoir si les requérants devaient avoir connaissance de la possibilité d’une application directe de la Constitution dans leur cas et pouvaient donc prévoir les risques qu’ils encouraient de par les activités anti-laïques de leur parti ou de par leur refus de se désolidariser de ce type d’activités, sans que la procédure prévue à l’article 103 § 2 de la loi portant réglementation des partis politiques ne soit suivie.

Afin de répondre à cette question, la Cour doit, en premier lieu, examiner les particularités pertinentes du domaine juridique dans lequel se sont déroulés les faits de la cause, telles qu’elles ressortent de l’arrêt de la Cour constitutionnelle turque et non contestées par les parties : la Constitution turque, qui est de type « rigide », est supérieure aux lois ordinaires ; un conflit entre les dispositions de la Constitution et celles des lois ordinaires se résout en faveur de la Constitution. En outre, la Cour constitutionnelle a la compétence et le devoir d’exercer le contrôle de la constitutionnalité des lois. En cas de contrariété entre les dispositions de la loi applicable et celles de la Constitution dans une affaire spécifique, comme c’était le cas en l’espèce, la Cour constitutionnelle est clairement tenue de faire prévaloir les dispositions de la Constitution, tout en écartant les dispositions de la loi contraires à la Constitution.

62.  La Cour tient compte ensuite de la qualité des requérants en tant que destinataires des textes concernés. Le Refah était un parti politique d’une importance certaine, bénéficiant de conseils juridiques éclairés en matière de droit constitutionnel et de régime des partis politiques. Par ailleurs, M. Necmettin Erbakan, M. Şevket Kazan et M. Ahmet Tekdal étaient des politiciens expérimentés. Députés au Parlement turc, ils avaient participé aux travaux et processus parlementaires concernant les modifications de la Constitution. Au cours de ces travaux, la compétence de la Cour constitutionnelle pour constater si un parti politique était devenu un centre d’activités anticonstitutionnelles ainsi que la divergence entre le nouveau texte de la Constitution et la loi no 2820 furent évoquées. M. Şevket Kazan et M. Ahmet Tekdal étaient aussi juristes de profession (paragraphes 10 et 11 ci-dessus).

63.  Dans ces conditions, la Cour considère que les requérants étaient en mesure de prévoir, à un degré raisonnable, le fait qu’ils risquaient de faire face à une procédure de dissolution du Refah si les dirigeants et les membres de ce dernier se livraient à des activités anti-laïques, et que l’absence des mesures prévues par l’article 103 § 2 de la loi no 2820, devenues inapplicables à la suite des modifications du code pénal en 1991 pour ce qui est des activités anti-laïques, ne pouvait empêcher la mise en jeu de la procédure de dissolution imposée par la Constitution turque.

64.  Dès lors, l’ingérence était « prévue par la loi ».

2.  But légitime

65.  Pour le Gouvernement, l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts légitimes : le maintien de la sûreté publique et de la sécurité nationale, la protection des droits et libertés d’autrui et la prévention du crime.

66.  Les requérants admettent en principe que la protection de la sûreté publique et des droits et libertés d’autrui ainsi que la prévention du crime puissent être conditionnées par la sauvegarde du principe de laïcité. Toutefois, ils soutiennent que le Gouvernement, en invoquant ces buts, cherche à cacher les raisons profondes qui ont conduit à la dissolution du Refah. En réalité, cette dissolution était, selon eux, souhaitée par les grands groupes commerciaux et les militaires dont les intérêts se voyaient menacés par la politique économique du Refah, qui tendait à mettre fin à l’endettement de l’Etat.

67.  La Cour considère qu’il n’est pas suffisamment démontré par les requérants que la dissolution du Refah aurait été motivée par d’autres raisons que celles avancées par la Cour constitutionnelle. Compte tenu de l’importance du principe de laïcité pour le régime démocratique en Turquie, elle estime que la dissolution du Refah poursuivait plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 11 : le maintien de la sécurité nationale et de la sûreté publique, la défense de l’ordre et/ou la prévention du crime, ainsi que la protection des droits et libertés d’autrui.

3.  « Nécessaire dans une société démocratique »

a)  Thèses des comparants

i.  Les requérants

68.  Les requérants soutiennent en premier lieu que les reproches qui ont été formulés contre le Refah sur la base de discours prononcés plusieurs années auparavant sont loin de démontrer que ce parti politique constituait une menace pour la laïcité et la démocratie en Turquie au moment où la procédure de dissolution a été déclenchée contre lui.

69.  Ils font aussi observer que le Refah s’est retrouvé au pouvoir treize ans après sa fondation. Avec ses millions de membres, il aurait eu une longue existence politique et assumé de nombreuses responsabilités aux niveaux municipal et législatif. Afin de déterminer la nécessité de la dissolution du parti, la Cour doit apprécier l’ensemble des éléments en rapport avec cette décision, ainsi que l’ensemble des activités de ce parti depuis qu’il existe.

70.  Les requérants mettent aussi l’accent sur le fait que le Refah a été au pouvoir pendant une année, de juin 1996 à juillet 1997, période pendant laquelle il avait la possibilité de soumettre des projets de loi tendant à instaurer un régime fondé sur le droit musulman. Or il n’en a rien fait. Les requérants estiment qu’un contrôle européen « rigoureux » effectué par la Cour aurait mis en évidence que le Refah se conformait aux principes de la démocratie.

71.  Quant à l’imputabilité au Refah des déclarations et actes incriminés dans l’arrêt de dissolution, les requérants maintiennent que ces actes et discours, dans la mesure où ils émanaient des membres qui ont été exclus du parti justement pour cette raison, ne peuvent engager la responsabilité du Refah. Pour ce qui est des propos tenus par le président du Refah, M. Necmettin Erbakan, ils doivent être interprétés dans leur contexte et à la lumière de l’intégralité des discours dont ils sont extraits. Aucune apologie de la violence ne ressort de ces discours.

72.  En ce qui concerne la théorie du système multijuridique, les requérants font observer que les discours de M. Necmettin Erbakan sur ce point étaient isolés et ont été prononcés en 1993. Le Refah, en tant que parti politique, n’aurait pas eu pour projet de mettre en place un système multijuridique. Quoi qu’il en soit, la proposition de M. Necmettin Erbakan ne concernait que l’instauration d’un système de « droit civil », basé sur la liberté de conclure des contrats, et ne touchait pas à l’ordre public général. Empêcher un tel projet politique au nom de la place spéciale réservée à la laïcité en Turquie équivaudrait à établir une discrimination à l’encontre des musulmans qui voudraient mener leur vie privée selon les règles de leur religion.

73.  Sur la question de savoir si le Refah visait à instaurer un régime fondé sur la charia, les requérants font observer en premier lieu qu’il n’y a aucune référence dans les statuts ou le programme du Refah à la charia et à l’Islam. Ils invoquent en deuxième lieu que l’examen des discours prononcés par les dirigeants du Refah ne permet pas d’établir que ce parti avait la volonté politique d’instaurer la charia en Turquie. Ils rappellent que les souhaits de voir la charia établie en Turquie, tels qu’exprimés par certains députés qui ont par la suite été exclus du Refah, ne peuvent être attribués au parti dans son ensemble. En tout cas, selon les requérants, la proposition d’instaurer la charia et le projet d’établir un système multijuridique ne sont pas compatibles, et la Cour constitutionnelle, en reprochant au Refah d’avoir retenu ces deux propositions en même temps, a commis une erreur.

74.  Par ailleurs, selon les requérants, la notion d’« ordre juste », qui apparaît dans certains discours des membres du parti, ne se référait pas à l’ordre divin, contrairement à ce qui est affirmé dans l’arrêt de la chambre. Beaucoup de théoriciens ont aussi utilisé cette notion en dehors de toute connotation religieuse, afin de décrire leur modèle idéal de société.

75.  Les requérants contestent également l’affirmation dans l’arrêt de chambre (§ 72) selon laquelle « il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia (...) ». Ils estiment qu’une telle assertion peut aboutir à une distinction entre les « démocrates-chrétiens » et les « démocrates-musulmans », constituer une discrimination à l’égard des 150 millions de musulmans que compte l’Europe sur 800 millions d’habitants, et considèrent en tout cas que la question ne relève pas de la compétence de la Cour.

76.  En ce qui concerne le recours à la force, les requérants maintiennent que même si certains membres du Refah ont mentionné dans leurs discours cette possibilité, aucun membre du Refah n’a jamais tenté de faire usage de la force. Il faut en conclure que les actes et discours incriminés sur ce point ne représentaient pas au jour de la dissolution du parti un danger réel pour la laïcité en Turquie. Certains membres qui ont prononcé ces discours ont été exclus du Refah. L’un d’entre eux a été condamné juste avant la dissolution, ce qui a empêché le Refah de l’exclure avant celle-ci. Les autres discours incriminés des dirigeants du Refah ont été prononcés avant l’accès du parti au pouvoir.

77.  Enfin, les requérants soutiennent que les ingérences en cause n’étaient pas proportionnelles aux buts visés. Ils soulignent notamment la gravité de la dissolution de tout un parti politique pour les discours de certains de ses membres, l’ampleur des interdictions politiques imposées aux trois requérants, M. Necmettin Erbakan, M. Şevket Kazan et M. Ahmet Tekdal, ainsi que les lourdes pertes financières subies par le Refah à la suite de sa dissolution.

ii.  Le Gouvernement

78.  Sur la question de savoir si le Refah présentait un danger au moment de sa dissolution, le Gouvernement fait observer que ce parti n’a jamais exercé le pouvoir seul et n’a donc jamais eu l’occasion de mettre en œuvre son projet de fonder un Etat théocratique. Selon le Gouvernement, si le Refah avait été l’unique parti au pouvoir, il aurait été tout à fait en mesure de réaliser son projet politique et, ainsi, de mettre fin à la démocratie.

79.  Le Gouvernement estime par ailleurs que les discours incriminés par la Cour constitutionnelle étaient imputables au Refah. Il relève que l’article 4 des statuts du parti prévoyait d’exclure les adhérents responsables d’actes contraires aux décisions des organes dirigeants du Refah et que, selon l’article 5 des mêmes statuts, les membres du parti auteurs d’actes contraires aux statuts et au programme du Refah s’exposaient à la même sanction. Le Gouvernement fait valoir que ces dispositions n’ont jamais été appliquées aux membres du Refah auteurs des actes et déclarations litigieux.

80.  Par ailleurs, le Gouvernement estime que le projet de système multijuridique, qui n’a jamais été abandonné par le Refah, est en nette contradiction avec le principe de non-discrimination, lequel est garanti par la Convention et fait partie des principes fondamentaux de la démocratie.

81.  Pour ce qui est de la question de savoir si le Refah soutenait l’instauration de la charia en Turquie, le Gouvernement souligne que ce n’était pas le programme officiel du parti qui posait problème, mais le fait que des éléments dans les activités et discours des responsables du Refah indiquaient sans ambiguïté que celui-ci chercherait à instaurer la charia s’il détenait seul le pouvoir. Il rappelle que la notion d’« ordre juste », mentionnée par le Refah, avait servi de base à sa campagne pour les élections législatives de 1995. Le Gouvernement fait observer que lorsque les dirigeants du Refah explicitaient la notion d’« ordre juste » dans le cadre de cette propagande, ils se référaient clairement à un ordre fondé sur la charia.

82.  Le Gouvernement fait siennes les opinions de la Cour constitutionnelle et de la chambre (arrêt précité, § 72) selon lesquelles la charia est difficilement compatible avec la démocratie et le système de la Convention. Il estime qu’un Etat théocratique ne peut être un Etat démocratique, comme en témoigne, entre autres, l’expérience historique turque à l’époque ottomane. En citant plusieurs exemples, le Gouvernement soutient que les règles principales de la charia sont contraires aux droits et libertés garantis par la Convention.

83.  Le Gouvernement ne croit pas que le Refah se contente d’interpréter différemment le principe de laïcité. Il soutient que ce parti veut tout simplement supprimer ce principe. Les observations présentées au nom du Refah lors des derniers travaux de modification de la Constitution le démontrent, puisque le Refah avait tout simplement proposé de supprimer dans la Constitution la référence au principe de la laïcité.

84.  Quant à la possibilité de recourir à la force comme moyen de lutte politique, le Gouvernement invoque les déclarations des membres du Refah qui prônaient l’usage de la violence dans le but de résister à certaines politiques du Gouvernement ou d’accéder au pouvoir et d’y rester. Selon lui, plusieurs actes et discours des membres du Refah encourageaient le soulèvement populaire et la violence généralisée caractérisant toute « guerre sainte ».

85.  Le Gouvernement fait également observer qu’à l’époque des faits des groupes islamistes radicaux, tels que le Hizbullah, procédaient à de nombreux actes de terrorisme en Turquie. C’est aussi à ce moment-là que les membres du Refah prônaient le fondamentalisme islamique dans leurs discours. La visite d’un des requérants, M. Şevket Kazan, ministre de la
Justice à l’époque, à un maire, arrêté pour avoir organisé une soirée « Jérusalem » dans une salle décorée avec des affiches des leaders des organisations terroristes Hamas et Hezbollah, en serait un exemple.

b)  Appréciation de la Cour

i.  Principes généraux

α)  La démocratie et les partis politiques dans le système de la Convention

86.  Pour ce qui est de la relation entre la démocratie et la Convention, la Cour s’est déjà prononcée dans son arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie (30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, pp. 21-22, § 45) comme suit :

« La démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de « l’ordre public européen » (...)

Ceci ressort d’abord du préambule à la Convention, qui établit un lien très clair entre la Convention et la démocratie en déclarant que la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime politique véritablement démocratique d’une part, et sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme d’autre part (...). Le même préambule énonce ensuite que les Etats européens ont en commun un patrimoine d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit. La Cour a vu dans ce patrimoine commun les valeurs sous-jacentes à la Convention (...) ; à plusieurs reprises, elle a rappelé que celle-ci était destinée à sauvegarder et promouvoir les idéaux et valeurs d’une société démocratique (...)

En outre, les articles 8, 9, 10 et 11 de la Convention requièrent d’apprécier les ingérences dans l’exercice des droits qu’ils consacrent à l’aune de ce qui est « nécessaire dans une société démocratique ». La seule forme de nécessité capable de justifier une ingérence dans l’un de ces droits est donc celle qui peut se réclamer de la « société démocratique ». La démocratie apparaît ainsi comme l’unique modèle politique envisagé par la Convention et, partant, le seul qui soit compatible avec elle. »

87.  La Cour a aussi confirmé à plusieurs reprises le rôle primordial que jouent les partis politiques dans un régime démocratique en bénéficiant des libertés et droits reconnus par l’article 11 ainsi que par l’article 10 de la Convention.

Toujours dans l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres, elle a indiqué qu’elle attachait du poids, plus encore qu’au libellé de l’article 11, au fait que les partis politiques représentaient une forme d’association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie (arrêt précité, p. 17, § 25). Eu égard en effet au rôle des partis politiques, toute mesure prise à leur encontre affecte à la fois la liberté d’association et, partant, l’état de la démocratie dans le pays dont il s’agit (ibidem, p. 18, § 31).

De par leur rôle, les partis politiques, seules formations à même d’accéder au pouvoir, ont en outre la faculté d’exercer une influence sur l’ensemble du régime de leur pays. Par leurs projets de modèle global de société qu’ils proposent aux électeurs et par leur capacité de réaliser ces projets une fois arrivés au pouvoir, les partis politiques se distinguent des autres organisations intervenant dans le domaine politique.

88.  Par ailleurs, la Cour a déjà noté que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11. Il en va d’autant plus ainsi dans le cas de partis politiques, eu égard à leur rôle essentiel pour le maintien du pluralisme et le bon fonctionnement de la démocratie (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, pp. 20-21, §§ 42 et 43).

89.  Selon la Cour, il n’est pas de démocratie sans pluralisme. C’est pourquoi la liberté d’expression consacrée par l’article 10 vaut, sous réserve du paragraphe 2, non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 23, § 49, et Jersild c. Danemark du 23 septembre 1994, série A no 298, p. 26, § 37). En tant que leurs activités participent d’un exercice collectif de la liberté d’expression, les partis politiques peuvent aussi prétendre à la protection de l’article 10 de la Convention (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, pp. 20-21, § 43).

β)  La démocratie et la religion dans le système de la Convention

90.  Pour les besoins de la présente affaire, la Cour se réfère également à sa jurisprudence concernant la place qu’occupe la religion dans une société démocratique et au sein d’un Etat démocratique. Elle rappelle que, telle que la protège l’article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention. Cette liberté figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents. Il y va du pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – qui ne saurait être dissocié de pareille société. Cette liberté implique, notamment, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou de ne pas la pratiquer (arrêts Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993, série A no 260-A, p. 17, § 31, et Buscarini et autres c. Saint-Marin [GC], no 24645/94, § 34, CEDH 1999-I).

91.  Par ailleurs, dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent au sein d’une même population, il peut se révéler nécessaire d’assortir la liberté en question de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun (arrêt Kokkinakis précité, p. 18, § 33). La Cour a souvent mis l’accent sur le rôle de l’Etat en tant qu’organisateur neutre et impartial de l’exercice des diverses religions, cultes et croyances, et indiqué que ce rôle contribue à assurer l’ordre public, la paix religieuse et la tolérance dans une société démocratique. Elle estime aussi que le devoir de neutralité et d’impartialité de l’Etat est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de la part de l’Etat quant à la légitimité des croyances religieuses (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 84, CEDH 2000-VII) et que ce devoir impose à celui-ci de s’assurer que des groupes opposés se tolèrent (voir, mutatis mutandis, Eglise métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 123, CEDH 2001-XII).

92.  La Cour a confirmé ce rôle de l’Etat par une jurisprudence constante. Selon la Cour, dans une société démocratique, l’Etat peut limiter la liberté de manifester une religion, par exemple le port du foulard islamique, si l’usage de cette liberté nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique (Dahlab c. Suisse (déc.), no 42393/98, CEDH 2001-V).

Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi. L’article 9 énumère diverses formes que peut prendre la manifestation d’une religion ou conviction, à savoir le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Néanmoins, il ne protège pas n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction (arrêt Kalaç c. Turquie du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1209, § 27).

L’obligation imposée à un enseignant de respecter les heures de travail qui ne correspondent pas, selon lui, à ses heures de prière, peut être compatible avec la liberté de religion (X c. Royaume-Uni, no 8160/78, décision de la Commission du 12 mars 1981, Décisions et rapports (DR) 22, p. 27). Il en va de même en ce qui concerne l’obligation faite à un motocycliste de porter un casque, ce qui est, d’après lui, en conflit avec ses devoirs religieux (X c. Royaume-Uni, no 7992/77, décision de la Commission du 12 juillet 1978, DR 14, p. 234).

93.  En appliquant ces principes dans le cas de la Turquie, les organes de la Convention ont estimé que la laïcité était assurément l’un des principes fondateurs de l’Etat qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie. Une attitude ne respectant pas ce principe ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester sa religion et ne bénéficiera pas de la protection qu’assure l’article 9 de la Convention (voir l’avis de la Commission – formulé dans son rapport du 27 février 1996 –, arrêt Kalaç précité, p. 1215, § 44, et, mutatis mutandis, p. 1209, §§ 27-31).

94.  C’est le but d’assurer son rôle d’organisateur neutre et impartial de l’exercice des convictions religieuses qui peut amener l’Etat à exiger de ses fonctionnaires actuels ou futurs, qui sont appelés à utiliser une parcelle de la souveraineté, un devoir de renoncer à s’engager dans le mouvement du fondamentalisme islamique, qui a pour but et pour plan d’action d’imposer la prééminence des règles religieuses (voir, mutatis mutandis, Yanasik c. Turquie, no 14524/89, décision de la Commission du 6 janvier 1993, DR 74, p. 14 ; arrêt Kalaç, précité, p. 1209, § 28).

95.  Dans un pays comme la Turquie, où la grande majorité de la population adhère à une religion précise, des mesures prises dans les universités en vue d’empêcher certains mouvements fondamentalistes religieux d’exercer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la religion en cause ou sur ceux adhérant à une autre religion peuvent être justifiées au regard de l’article 9 § 2 de la Convention. Dans ce contexte, des universités laïques peuvent réglementer la manifestation des rites et des symboles de cette religion, en apportant des restrictions de lieu et de forme, dans le but d’assurer la mixité des étudiants de croyances diverses et de protéger ainsi l’ordre public et les croyances d’autrui (Karaduman c. Turquie, no 16278/90, décision de la Commission du 3 mai 1993, DR 74, p. 93).

γ)  La possibilité d’apporter des restrictions et le contrôle européen rigoureux

96.  Les libertés garanties par l’article 11 de la Convention ainsi que par les articles 9 et 10 ne sauraient priver les autorités d’un Etat, dont une association, par ses activités, met en danger les institutions, du droit de protéger celles-ci. A cet égard, la Cour rappelle qu’elle a déjà jugé inhérente au système de la Convention une certaine forme de conciliation entre les impératifs de la défense de la société démocratique et ceux de la sauvegarde des droits individuels. Une telle conciliation requiert que l’intervention des autorités se fasse en conformité avec le paragraphe 2 de l’article 11, question dont la Cour aborde l’examen ci-dessous. C’est à l’issue de celui-ci que la Cour pourra décider, à la lumière de toutes les circonstances de la cause, s’il y a lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention (arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, p. 18, § 32).

97.  La Cour a aussi défini les limites dans lesquelles les formations politiques peuvent mener des activités en bénéficiant de la protection des dispositions de la Convention (ibidem, p. 27, § 57) :

« (...) l’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans recours à la violence les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit en effet de la liberté d’expression. Sous ce rapport, une formation politique ne
peut se voir inquiétée pour le seul fait de vouloir débattre publiquement du sort d’une partie de la population d’un Etat et se mêler à la vie politique de celui-ci afin de trouver, dans le respect des règles démocratiques, des solutions qui puissent satisfaire tous les acteurs concernés. (...) »

98.  Sur ce point, la Cour estime qu’un parti politique peut promouvoir un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’Etat à deux conditions : 1. les moyens utilisés à cet effet doivent être légaux et démocratiques ; 2. le changement proposé doit lui-même être compatible avec les principes démocratiques fondamentaux. Il en découle nécessairement qu’un parti politique dont les responsables incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, ne peut se prévaloir de la protection de la Convention contre les sanctions infligées pour ces motifs (arrêt Yazar et autres c. Turquie, nos 22723/93, 22724/93 et 22725/93, § 49, CEDH 2002-II ; voir également, mutatis mutandis, les arrêts Stankov et Organisation macédonienne unie Ilinden c. Bulgarie, nos 29221/95 et 29225/95, § 97, CEDH 2001-IX, et Parti socialiste et autres c. Turquie du 25 mai 1998, Recueil 1998-III, pp. 1256-1257, §§ 46 et 47).

99.  On ne saurait exclure qu’un parti politique, en invoquant les droits consacrés par l’article 11 de la Convention ainsi que par les articles 9 et 10, essaie d’en tirer le droit de se livrer effectivement à des activités visant la destruction des droits ou libertés reconnus dans la Convention et ainsi, la fin de la démocratie (Parti communiste (KPD) c. Allemagne, no 250/57, décision de la Commission du 20 juillet 1957, Annuaire 1, p. 222). Or, compte tenu du lien très clair entre la Convention et la démocratie (paragraphes 86-89 ci-dessus), nul ne doit être autorisé à se prévaloir des dispositions de la Convention pour affaiblir ou détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique. Le pluralisme et la démocratie se fondent sur un compromis exigeant des concessions diverses de la part des individus ou groupes d’individus, qui doivent parfois accepter de limiter certaines des libertés dont ils jouissent afin de garantir une plus grande stabilité du pays dans son ensemble (voir, mutatis mutandis, Petersen c. Allemagne (déc.), no 39793/98, CEDH 2001-XII).

Dans ce contexte, la Cour considère qu’il n’est pas du tout improbable que des mouvements totalitaires, organisés sous la forme de partis politiques, mettent fin à la démocratie, après avoir prospéré sous le régime démocratique. L’histoire européenne contemporaine en connaît des exemples.

100.  La Cour réitère cependant que les exceptions visées à l’article 11 appellent, à l’égard de partis politiques, une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à leur liberté d’association. Pour juger en pareil cas de l’existence d’une nécessité au sens de l’article 11 § 2, les Etats contractants ne disposent que d’une marge d’appréciation réduite. Bien que la Cour n’ait pas à se substituer aux autorités nationales qui sont mieux placées qu’une juridiction internationale pour décider, par exemple, du moment opportun d’une ingérence, elle doit exercer un contrôle rigoureux portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, y compris celles d’une juridiction indépendante. Des mesures sévères, telles que la dissolution de tout un parti politique et l’interdiction frappant ses responsables d’exercer pour une durée déterminée toute autre activité similaire, ne peuvent s’appliquer qu’aux cas les plus graves (arrêts Parti communiste unifié de Turquie et autres précité, p. 22, § 46 ; Parti socialiste et autres précité, p. 1258, § 50 ; Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP) c. Turquie [GC], no 23885/94, § 45, CEDH 1999-VIII). Pourvu qu’il remplisse les conditions citées au paragraphe 98 ci-dessus, un parti politique qui s’inspire des valeurs morales imposées par une religion ne saurait être considéré d’emblée comme une formation enfreignant les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils ressortent de la Convention.

δ)  L’imputabilité à un parti politique des actes et des discours de ses membres

101.  La Cour estime aussi que les statuts et le programme d’un parti politique ne peuvent être pris en compte comme seul critère afin de déterminer ses objectifs et intentions. L’expérience politique des Etats contractants a montré que dans le passé les partis politiques ayant des buts contraires aux principes fondamentaux de la démocratie ne les ont pas dévoilés dans des textes officiels jusqu’à ce qu’ils s’approprient le pouvoir. C’est pourquoi la Cour a toujours rappelé qu’on ne saurait exclure que le programme politique d’un parti cache des objectifs et intentions différents de ceux qu’il affiche publiquement. Pour s’en assurer, il faut comparer le contenu de ce programme avec les actes et prises de position des membres et dirigeants du parti en cause. L’ensemble de ces actes et prises de position, à condition de former un tout révélateur du but et des intentions du parti, peut entrer en ligne de compte dans la procédure de dissolution d’un parti politique (arrêts précités Parti communiste unifié de Turquie et autres, p. 27, § 58, et Parti socialiste et autres, pp. 1257-1258, § 48).

ε)  Le moment opportun de la dissolution

102.  La Cour considère par ailleurs qu’on ne saurait exiger de l’Etat d’attendre, avant d’intervenir, qu’un parti politique s’approprie le pouvoir et commence à mettre en œuvre un projet politique incompatible avec les normes de la Convention et de la démocratie, en adoptant des mesures concrètes visant à réaliser ce projet, même si le danger de ce dernier pour la démocratie est suffisamment démontré et imminent. La Cour accepte que lorsque la présence d’un tel danger est établie par les juridictions nationales, à l’issue d’un examen minutieux soumis à un contrôle européen rigoureux, un Etat doit pouvoir « raisonnablement empêcher la réalisation d’un (...) projet politique, incompatible avec les normes de la Convention, avant qu’il ne soit mis en pratique par des actes concrets risquant de compromettre la paix civile et le régime démocratique dans le pays » (arrêt de chambre, § 81).

103.  Selon la Cour, un tel pouvoir d’intervention préventive de l’Etat est également en conformité avec les obligations positives pesant sur les Parties contractantes dans le cadre de l’article 1 de la Convention pour le respect des droits et libertés des personnes relevant de leur juridiction. Ces obligations ne se limitent pas aux éventuelles atteintes pouvant résulter d’actions ou d’omissions imputables à des agents de l’Etat ou survenues dans des établissements publics, mais elles visent aussi des atteintes imputables à des personnes privées dans le cadre de structures qui ne relèvent pas de la gestion de l’Etat (voir, par exemple, pour ce qui est de l’obligation de l’Etat d’imposer aux hôpitaux privés l’adoption de mesures propres à assurer la protection de la vie, Calvelli et Ciglio c. Italie [GC], no 32967/96, § 49, CEDH 2002-I). Un Etat contractant à la Convention, en se fondant sur ses obligations positives, peut imposer aux partis politiques, formations destinées à accéder au pouvoir et à diriger une part importante de l’appareil étatique, le devoir de respecter et de sauvegarder les droits et libertés garantis par la Convention ainsi que l’obligation de ne pas proposer un programme politique en contradiction avec les principes fondamentaux de la démocratie.

ζ)  Examen global

104.  A la lumière de ce qui précède, l’examen global par la Cour de la question de savoir si la dissolution d’un parti politique pour risque d’atteinte aux principes démocratiques répondait à un « besoin social impérieux » (voir, par exemple, l’arrêt Parti socialiste et autres précité, p. 1258, § 49) doit se concentrer sur les points suivants : i. s’il existe des indices montrant que le risque d’atteinte à la démocratie, sous réserve d’être établi, est suffisamment et raisonnablement proche ; ii. si les actes et discours des dirigeants et des membres du parti politique pris en considération dans le cadre de l’affaire sont imputables à l’ensemble du parti ; iii. si les actes et les discours imputables au parti politique constituent un tout qui donne une image nette d’un modèle de société conçu et prôné par le parti, et qui serait en contradiction avec la conception d’une « société démocratique ».

105.  Dans le cadre de l’examen global que doit entreprendre la Cour sur ces points, il faut aussi tenir compte de l’évolution historique dans laquelle se situe la dissolution du parti politique concerné ainsi que de l’intérêt général à préserver le principe de la laïcité pendant cette évolution dans le pays concerné pour le bon fonctionnement de la « société démocratique » (voir, mutatis mutandis, la décision Petersen précitée).

ii.  Application de ces principes au cas d’espèce

106.  La Cour consacrera la première partie de son examen à rechercher si la dissolution du Refah et les sanctions accessoires infligées aux autres requérants répondaient à un « besoin social impérieux ». Elle appréciera ensuite, le cas échéant, si ces sanctions étaient « proportionnées aux buts légitimes poursuivis ».

α)  Besoin social impérieux

–  Le moment opportun de la dissolution

107.  La Cour cherchera d’abord une réponse à la question de savoir si le Refah pouvait présenter au moment de sa dissolution un danger pour le régime démocratique.

Elle observe à cet égard que le Refah, fondé en 1983, a participé à plusieurs élections législatives ou municipales et qu’il a obtenu approximativement 22 % des voix aux élections législatives de 1995, ce qui lui a permis d’avoir 158 sièges à la Grande Assemblée nationale de Turquie (qui en comptait 450 au total à l’époque des faits). Après sa participation au pouvoir dans le cadre d’une coalition, le Refah a obtenu environ 35 % des voix aux élections municipales de novembre 1996. Selon un sondage d’opinion effectué en janvier 1997, si une élection générale avait été tenue à ce moment-là, le Refah aurait remporté 38 % des suffrages. D’après les pronostics du même sondage, le Refah aurait pu obtenir 67 % des voix aux élections générales qui devaient se tenir probablement quatre ans plus tard (paragraphe 11 ci-dessus). Malgré le caractère aléatoire de certains sondages, ces chiffres témoignent d’une augmentation considérable de l’influence du Refah en tant que parti politique et de ses chances d’accéder seul au pouvoir.

108.  La Cour en déduit que le Refah disposait, à la date de sa dissolution, d’un potentiel réel de s’emparer du pouvoir politique, sans être limité par les compromis inhérents à une coalition. Dans l’hypothèse où le Refah aurait proposé un programme contraire aux principes démocratiques, son accès seul au pouvoir politique aurait permis à ce parti d’établir le modèle de société envisagé dans ce programme.

109.  Quant à la thèse des requérants selon laquelle le Refah a été sanctionné pour les discours de ses membres tenus plusieurs années avant sa dissolution, la Cour considère que les juridictions nationales, en examinant la constitutionnalité des actes du Refah, pouvaient légitimement prendre en considération l’évolution dans le temps du risque réel que les activités du parti concerné présentaient pour les principes de la démocratie. Il en va de même pour l’examen du respect par le Refah des principes énoncés dans la Convention.

D’une part, le programme ainsi que les projets politiques d’un parti politique peuvent se préciser avec l’accumulation d’actes et de discours de ses membres sur une période relativement longue. D’autre part, le parti en cause peut, au fil des ans, accroître ses chances de s’emparer du pouvoir politique et de mettre en œuvre ses projets.

110.  Si l’on estime, dans le cadre de la présente affaire, que le projet politique du Refah était dangereux pour les droits et libertés garantis par la Convention, les chances réelles qu’avait ce parti de mettre en application son programme à la suite de son accès au pouvoir donnaient un caractère plus tangible et plus immédiat à ce risque. Dans ce cas, la Cour ne saurait reprocher aux juridictions nationales de n’avoir pas agi plus tôt, sous peine d’intervenir d’une manière prématurée et avant que le danger en cause ne se concrétise et devienne réel. Elle ne saurait non plus leur reprocher de n’avoir pas attendu, au risque de compromettre le régime politique et la paix civile, que le Refah s’approprie le pouvoir et passe à l’acte, par exemple en présentant des projets de loi afin de réaliser son programme.

Bref, selon la Cour, le moment de l’intervention choisi par les autorités nationales dans la présente affaire n’a pas dépassé la marge d’appréciation que leur confère la Convention.

–  L’imputabilité au Refah des actes et discours de ses membres

111.  Les parties devant la Cour s’accordent à dire que le Refah n’a proposé ni dans ses statuts ni dans le programme de coalition conclu avec un autre parti politique, le Parti de la Juste Voie (Doğru Yol Partisi), de modifier l’ordre constitutionnel de la Turquie dans un sens qui serait contraire aux principes fondamentaux de la démocratie. En effet, le Refah a été dissous sur la base des déclarations et des prises de position de son président et de certains de ses membres.

112.  Ces déclarations et prises de position sont imputables, selon la Cour constitutionnelle, à sept personnalités du Refah : son président, M. Necmettin Erbakan, ses deux vice-présidents, à savoir M. Şevket Kazan et M. Ahmet Tekdal, trois députés élus au nom du Refah à la Grande Assemblée nationale de Turquie, à savoir M. Şevki Yılmaz, M. Hasan Hüseyin Ceylan et M. İbrahim Halil Çelik, et un maire élu au nom du Refah pour la ville de Konya, M. Recai Karatepe.

113.  La Cour considère que les déclarations et les actes de M. Necmettin Erbakan, en sa qualité de président du Refah ou de premier ministre élu à ce dernier poste en raison de sa position de leader de son parti, pouvaient incontestablement être imputés au Refah. Le rôle du président, lequel est souvent la figure emblématique du parti, diffère sur ce point de celui d’un simple membre. Les propos tenus sur des sujets politiquement sensibles ou les prises de position du président d’un parti sont perçus par les institutions politiques et par l’opinion publique comme des actes reflétant la position de son parti, et non comme ses opinions personnelles, à moins qu’il ne déclare le contraire. La Cour observe sur ce dernier point que M. Necmettin Erbakan n’a jamais précisé que ses déclarations ou prises de position ne reflétaient pas la politique du Refah ou qu’elles ne traduisaient que son opinion personnelle.

114.  La Cour estime que les discours et les prises de position des vice-présidents du Refah pouvaient être traités de la même façon que ceux du président. Sauf indication contraire, leurs propos en matière politique sont imputables au parti qu’ils représentent. Tel est le cas, en l’espèce, de M. Şevket Kazan et de M. Ahmet Tekdal.

115.  Par ailleurs, la Cour est d’avis que les actes effectués ou propos tenus par d’autres membres du Refah occupant des sièges de députés à l’Assemblée nationale ou des postes de dirigeants locaux, pour autant qu’ils formaient un tout révélateur du but et des intentions du parti et qu’ils s’accumulaient pour donner une image du modèle de société proposé par celui-ci, pouvaient également être imputés à ce dernier. Ces actes ou propos étaient aptes à influencer les électeurs potentiels en leur inspirant des espoirs ou attentes, ou bien des craintes, non pas parce qu’ils émanaient de particuliers, mais parce qu’ils ont été faits ou tenus au nom du Refah par des députés et par un maire, tous élus de ce parti. De tels actes et discours pouvaient en effet être plus efficaces que des formules abstraites écrites dans les statuts et le programme du parti pour atteindre d’éventuels buts illicites. La Cour considère qu’à moins qu’un parti ne prenne ses distances par rapport à de tels actes et discours, ceux-ci lui sont imputables.

Or le Refah a présenté les auteurs des actes et discours, peu après, comme candidats à des fonctions importantes, telles que celles de député à l’Assemblée nationale ou de maire d’une grande ville, et a diffusé l’un des discours litigieux au sein de ses structures locales à des fins de formation politique de ses membres. Jusqu’au déclenchement de la procédure de dissolution contre le Refah, les auteurs de ces discours n’ont pas été inquiétés au sein du parti pour leurs activités ou déclarations publiques litigieuses, et le Refah n’a jamais mis en cause leurs propos. La Cour accepte sur ce point la conclusion de la Cour constitutionnelle turque selon laquelle l’exclusion des auteurs de ces actes et discours a été décidée par le Refah dans l’espoir d’échapper à la dissolution et que cette mesure n’a pas le caractère volontaire qui doit présider aux décisions des dirigeants d’associations pour pouvoir être reconnues sur le terrain de l’article 11 (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Parti de la liberté et de la démocratie (ÖZDEP), précité, § 26).

La Cour en conclut que les actes et discours des membres et dirigeants du Refah, invoqués par la Cour constitutionnelle dans son arrêt de dissolution, étaient imputables à l’ensemble de ce parti politique.

–  Principaux motifs de dissolution invoqués par la Cour constitutionnelle

116.  La Cour considère sur ce point que, parmi les moyens de dissolution exposés par le procureur général près la Cour de cassation, ceux retenus par la Cour constitutionnelle afin de conclure que le Refah s’était transformé en un centre d’activités anticonstitutionnelles peuvent être classés notamment en trois groupes : i. ceux d’après lesquels le Refah entendait instaurer un système multijuridique conduisant à une discrimination basée sur les croyances religieuses, ii. ceux selon lesquels le Refah aurait voulu appliquer la charia pour les relations internes ou externes de la communauté musulmane dans le cadre de ce système multijuridique, et iii. ceux qui se fondent sur les références faites par les membres du Refah à la possibilité de recourir à la force comme méthode politique. La Cour doit donc limiter son examen à ces trois groupes de moyens qui ont été retenus par la Cour constitutionnelle.

(a)  Le projet de système multijuridique

117.  La Cour note que la Cour constitutionnelle a tenu compte sur ce point de deux déclarations du deuxième requérant, M. Necmettin Erbakan, président du Refah, faites respectivement le 23 mars 1993 devant l’Assemblée nationale et le 10 octobre 1993 lors d’une assemblée de son parti (paragraphe 28 ci-dessus). Elle estime, à la lumière de ses considérations sur le choix du moment de la dissolution (paragraphes 107-110 ci-dessus) et sur l’imputabilité au Refah des discours de M. Necmettin Erbakan (paragraphe 113 ci-dessus), que ces deux discours pouvaient être regardés comme traduisant l’un des projets politiques que contient le programme du Refah, même si les statuts du parti restent silencieux à ce propos.

118.  Quant à l’argument des requérants selon lequel le Refah, lorsqu’il était au pouvoir, n’a jamais pris de mesures concrètes afin de mettre en œuvre l’idée que comporte cette proposition, la Cour estime qu’il n’aurait pas été réaliste de s’attendre à ce que le Refah pût inclure de tels objectifs dans le programme de la coalition qu’il avait formée avec un parti politique de tendance centre-droite. La Cour se contente de constater que le système multijuridique est un projet politique faisant partie du programme du Refah.

119.  La Cour n’aperçoit aucune raison de s’écarter de la conclusion de la chambre selon laquelle le système multijuridique, tel que proposé par le Refah, ne saurait passer pour compatible avec le système de la Convention. Dans son arrêt, la chambre a tenu le raisonnement suivant :

« 70.  (...) la Cour estime que le système multijuridique, tel que proposé par le [Refah], introduirait dans l’ensemble des rapports de droit une distinction entre les particuliers fondée sur la religion, les catégoriserait selon leur appartenance religieuse et leur reconnaîtrait des droits et libertés non pas en tant qu’individus, mais en fonction de leur appartenance à un mouvement religieux.

Selon la Cour, un tel modèle de société ne saurait passer pour compatible avec le système de la Convention, pour deux raisons :

D’une part, il supprime le rôle de l’Etat en tant que garant des droits et libertés individuels et organisateur impartial de l’exercice des diverses convictions et religions dans une société démocratique, puisqu’il obligerait les individus à obéir non pas à des règles établies par l’Etat dans l’accomplissement de ses fonctions précitées, mais à des règles statiques de droit imposées par la religion concernée. Or l’Etat a l’obligation positive d’assurer à toute personne dépendant de sa juridiction de bénéficier pleinement, et sans pouvoir y renoncer à l’avance, des droits et libertés garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Airey c. Irlande du 9 octobre 1979, série A no 32, p. 14, § 25).

D’autre part, un tel système enfreindrait indéniablement le principe de non-discrimination des individus dans leur jouissance des libertés publiques, qui constitue l’un des principes fondamentaux de la démocratie. En effet, une différence de traitement entre les justiciables dans tous les domaines du droit public et privé selon leur religion ou leur conviction n’a manifestement aucune justification au regard de la Convention, et notamment au regard de son article 14, qui prohibe les discriminations. Pareille différence de traitement ne peut ménager un juste équilibre entre, d’une part, les revendications de certains groupes religieux qui souhaitent être régis par leurs propres règles et, d’autre part, l’intérêt de la société tout entière, qui doit se fonder sur la paix et sur la tolérance entre les diverses religions ou convictions (voir, mutatis mutandis, l’arrêt du 23 juillet 1968 en l’affaire « linguistique belge », série A no 6, pp. 33-35, §§ 9-10, et l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, série A no 94, pp. 35-36, § 72). »

(b)  La charia

120.  La Cour observe en premier lieu que l’intention de mettre en place un régime inspiré de la charia a été explicitement annoncée dans les propos suivants cités par la Cour constitutionnelle et émanant de certains membres du Refah, tous députés :

–  M. Hasan Hüseyin Ceylan, député du Refah pour le département d’Ankara, lors d’une interview télévisée retransmise le 24 novembre 1996, qui estime que la charia est la solution pour le pays (paragraphe 34 ci-dessus) ;

–  M. İbrahim Halil Çelik, député du Refah pour le département de Şanlıurfa, qui le 8 mai 1997 s’exprime ainsi : « Je suis pour la charia jusqu’au bout. Je veux instaurer la charia » (paragraphe 37 ci-dessus) ;

–  M. Şevki Yılmaz, député du Refah pour le département de Rize, en avril 1994, qui propose aux croyants de « demander des comptes à ceux qui se détournent des préceptes du Coran, à ceux qui privent le messager d’Allah de sa compétence dans leur pays », et qui affirme que « seules 39 % [des règles] du Coran sont appliquées dans ce pays. 6 500 versets sont jetés aux oubliettes (...) » ; plus loin, il explique que « la condition à remplir avant la prière est l’islamisation du pouvoir. Allah dit que, avant les mosquées, c’est le chemin du Pouvoir qui doit être musulman (...) » ; il déclare aussi que « la question qu’Allah va vous poser est la suivante : « Pourquoi, du temps du régime blasphématoire, n’as-tu pas travaillé à la construction d’un Etat islamique ? » Erbakan et ses amis veulent amener l’Islam dans ce pays, sous la forme d’un parti politique. Le procureur l’a bien compris. Si nous pouvions le comprendre, comme lui, le problème serait réglé » (paragraphe 33 ci-dessus).

121.  La Cour note également les déclarations faites par le président et le vice-président du Refah, qui concernent le souhait de fonder un « ordre juste », ou un « ordre de justice » ou « ordre de Dieu », et qui ont été prises en considération par la Cour constitutionnelle :

–  M. Necmettin Erbakan a annoncé le 13 avril 1994 que « le Refah viendra au pouvoir, l’ordre juste [adil düzen] sera établi » (paragraphe 31 ci-dessus) et, dans son discours du 7 mai 1996, il a loué « ceux qui contribuent, avec conviction, à la suprématie [d’Allah] » (paragraphe 39 ci-dessus) ;

–  M. Ahmet Tekdal a affirmé, lors d’un pèlerinage en 1993, que si le peuple « ne déploie pas assez d’efforts pour l’avènement de « hak nizami » [l’ordre juste ou l’ordre de Dieu], (...) il sera tyrannisé par [des renégats] et finira par disparaître (...) il ne pourra pas rendre des comptes à Allah, puisqu’il n’aura pas œuvré pour l’instauration de « hak nizami » (paragraphe 35 ci-dessus).

122.  Ces deux dernières déclarations, même si elles se prêtent à diverses interprétations, ont pour dénominateur commun de se référer aux règles religieuses et divines pour ce qui est du régime politique souhaité par les orateurs. Elles traduisent une ambiguïté sur l’attachement de leurs auteurs à tout ordre qui ne se base pas sur les règles religieuses. Compte tenu du contexte créé par les diverses prises de position attribuées aux dirigeants du Refah et citées dans l’arrêt de la Cour constitutionnelle, par exemple sur la question du port du foulard islamique dans le secteur public ou sur l’organisation des horaires dans la fonction publique suivant les heures de prière, ces déclarations pouvaient raisonnablement être comprises dans le même sens que des déclarations des députés du Refah révélant l’intention du parti d’instaurer un régime fondé sur la charia. La Cour peut donc accepter la conclusion de la Cour constitutionnelle selon laquelle les propos et prises de position en cause des responsables du Refah constituent un ensemble et forment une image assez nette d’un modèle d’Etat et de société organisé selon des règles religieuses, conçu et proposé par le parti.

123.  Or la Cour partage l’analyse effectuée par la chambre quant à l’incompatibilité de la charia avec les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils résultent de la Convention :

« 72.  A l’instar de la Cour constitutionnelle, la Cour reconnaît que la charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictés par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés publiques. La Cour relève que, lues conjointement, les déclarations en question qui contiennent des références explicites à l’instauration de la charia sont difficilement compatibles avec les principes fondamentaux de la démocratie, tels qu’ils résultent de la Convention, comprise comme un tout. Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention, notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses. (...) Selon la Cour, un parti politique dont l’action semble viser l’instauration de la charia dans un Etat partie à la Convention peut difficilement passer pour une association conforme à l’idéal démocratique sous-jacent à l’ensemble de la Convention. »

124.  La Cour ne saurait perdre de vue que des mouvements politiques basés sur un fondamentalisme religieux ont pu par le passé s’emparer du pouvoir politique dans certains Etats, et ont eu la possibilité d’établir le modèle de société qu’ils envisageaient. Elle considère que chaque Etat contractant peut, en conformité avec les dispositions de la Convention, prendre position contre de tels mouvements politiques en fonction de son expérience historique.

125.  La Cour observe aussi que le régime théocratique islamique a déjà été imposé dans l’histoire du droit ottoman. La Turquie, lors de la liquidation de l’ancien régime théocratique et lors de la fondation du régime républicain, a opté pour une vision de la laïcité confinant l’Islam et les autres religions à la sphère de la pratique religieuse privée. Rappelant l’importance du respect du principe de la laïcité en Turquie pour la survie du régime démocratique, la Cour considère que la Cour constitutionnelle avait raison lorsqu’elle estimait que le programme du Refah visant à établir la charia était incompatible avec la démocratie (paragraphe 40 ci-dessus).

(c)  La charia et ses rapports avec le système multijuridique proposé par le Refah

126.  La Cour examinera ensuite la thèse des requérants selon laquelle la chambre aurait énoncé une contradiction en estimant que le Refah soutenait à la fois l’instauration d’un système multijuridique et l’établissement de la charia.

La Cour prend note des considérations de la Cour constitutionnelle concernant la place du système multijuridique dans l’application de la charia dans l’histoire du droit musulman. Il en ressort que la charia est un système de droit applicable aux relations entre musulmans eux-mêmes ou entre musulmans et membres d’autres croyances. Afin de permettre aux communautés appartenant aux autres religions de vivre dans la société dominée par la charia, le système multijuridique a été instauré aussi par le régime théocratique islamique sous l’Empire ottoman avant la fondation de la République.

127.  La Cour n’est pas invitée à se prononcer dans l’abstrait sur les avantages ou sur les inconvénients d’un système multijuridique. Elle note, pour les besoins de la présente affaire, que, comme la Cour constitutionnelle l’a fait observer, le projet politique du Refah envisageait d’appliquer certaines règles de droit privé de la charia à une grande partie de la population en Turquie (c’est-à-dire les personnes de religion musulmane) dans le cadre d’un système multijuridique. Un tel projet va au-delà de la liberté des particuliers de pratiquer les rites de leur religion, par exemple d’organiser des cérémonies de mariage religieux avant ou après l’acte civil de mariage (ce qui est d’ailleurs courant en Turquie), ainsi que d’accorder au mariage religieux l’effet de l’acte de mariage civil (voir, mutatis mutandis, Serif c. Grèce, no 38178/97, § 50, CEDH 1999-IX). Ce projet du Refah dépasse la sphère privée que le droit turc réserve à la religion et se heurte aux mêmes contradictions avec le système de la Convention que celles causées par l’instauration de la charia (paragraphe 125 ci-dessus).

128.  Poursuivant ce raisonnement, la Cour écarte la thèse des requérants selon laquelle empêcher un système multijuridique de droit privé au nom de la place spéciale réservée à la laïcité en Turquie équivaudrait à établir une distinction défavorable aux musulmans qui voudraient vivre, dans leur vie privée, selon les rites de leur religion.

Elle rappelle que la liberté de religion, y inclus la liberté de la manifester par le culte et l’accomplissement des rites, relève d’abord du for intérieur. La Cour souligne sur ce point que le domaine du for intérieur est tout à fait différent de celui du droit privé, ce dernier concernant l’organisation et le fonctionnement de la société tout entière.

Personne ne conteste devant la Cour qu’en Turquie chacun peut suivre dans sa sphère privée les exigences de sa religion. En revanche, la Turquie, comme toute autre Partie contractante, peut légitimement empêcher que les règles de droit privé d’inspiration religieuse portant atteinte à l’ordre public et aux valeurs de la démocratie au sens de la Convention (par exemple les règles permettant la discrimination fondée sur le sexe des intéressés, telles que la polygamie, les privilèges pour le sexe masculin dans le divorce et la succession) trouvent application sous sa juridiction. La liberté de conclure des contrats ne saurait empiéter sur le rôle de l’Etat consistant à organiser d’une façon neutre et impartiale l’exercice des religions, cultes et croyances (paragraphes 91-92 ci-dessus).

(d)  La possibilité de recourir à la force

129.  La Cour prend en considération sous cette rubrique les propos suivants invoqués par la Cour constitutionnelle et tenus par :

–  M. Necmettin Erbakan, le 13 avril 1994, sur la question de savoir si l’accession au pouvoir se fera dans la violence ou de façon pacifique (si le changement sera sanglant ou non – paragraphe 31 ci-dessus) ;

–  M. Şevki Yılmaz, en avril 1994, concernant son interprétation du djihad et la possibilité pour les musulmans de s’armer après avoir accédé au pouvoir (paragraphe 33 ci-dessus) ;

–  M. Hasan Hüseyin Ceylan, le 14 mars 1993, qui insulte et menace ceux qui soutiendraient un régime de type occidental (paragraphe 34 ci-dessus) ;

–  M. Şükrü Karatepe qui, dans son discours du 10 novembre 1996, conseille aux croyants de préserver la rancune et la haine qu’ils ont en eux (paragraphe 36 ci-dessus) ; et

–  M. İbrahim Halil Çelik, le 8 mai 1997, qui désire que le sang coule afin d’éviter la fermeture des écoles religieuses (paragraphe 37 ci-dessus).

Elle tient compte aussi de la visite de M. Şevket Kazan, alors ministre de la Justice, à un membre de son parti inculpé d’incitation à la haine fondée sur la discrimination religieuse (paragraphe 38 ci-dessus).

130.  La Cour considère que, quelle que soit l’acception que l’on donne à la notion de djihad (dont le premier sens est la guerre sainte et la lutte à mener jusqu’à la domination totale de la religion musulmane dans la société), invoquée dans la plupart des discours mentionnés ci-dessus, une ambiguïté régnait dans la terminologie utilisée quant à la méthode à employer pour accéder au pouvoir politique. Dans tous ces discours, l’éventualité et la possibilité d’avoir « légitimement » recours à la force afin de surmonter divers obstacles sur le chemin politique envisagé par le Refah pour accéder au pouvoir et y rester ont été mentionnées.

131.  Par ailleurs, la Cour fait sien le constat suivant de la chambre :

« 74.  (...)

S’il est vrai que les dirigeants du [Refah] n’ont pas appelé dans des documents gouvernementaux à l’usage de la force et de la violence comme moyen politique, ils ne se sont pas concrètement désolidarisés en temps utile des membres du [Refah] qui soutenaient publiquement le recours potentiel à la force contre des politiques qui leur étaient défavorables. Dès lors, les dirigeants du [Refah] n’ont pas supprimé l’ambiguïté caractérisant ces déclarations quant à la possibilité de recourir aux méthodes violentes pour accéder au pouvoir et y rester (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Zana c. Turquie du 25 novembre 1997, Recueil 1997-VII, p. 2549, § 58). »

–  Examen global du « besoin social impérieux »

132.  En procédant à une évaluation cumulative des points qu’elle vient d’énumérer ci-dessus dans le cadre de son examen sur l’existence d’un besoin social impérieux pour l’ingérence en cause dans la présente affaire, la Cour constate que les actes et les discours des membres et dirigeants du Refah invoqués par la Cour constitutionnelle étaient imputables à l’ensemble du parti, que ces actes et discours révélaient le projet politique à long terme du Refah visant à instaurer un régime fondé sur la charia dans le cadre d’un système multijuridique, et que le Refah n’excluait pas le recours à la force afin de réaliser son dessein et de maintenir en place le système qu’il prévoyait. Considérant que ces projets étaient en contradiction avec la conception de la « société démocratique » et que les chances réelles qu’avait le Refah de les mettre en application donnaient un caractère plus tangible et plus immédiat au danger pour la démocratie, la sanction infligée aux requérants par la Cour constitutionnelle, même dans le cadre de la marge d’appréciation réduite dont disposent les Etats, peut raisonnablement être considérée comme répondant à un « besoin social impérieux ».

β)  Proportionnalité de la mesure litigieuse

133.  Après avoir examiné les arguments des parties, la Cour ne voit aucune raison pertinente de s’écarter des considérations suivantes de la chambre :

« 82.  (...) La Cour a déjà jugé que la dissolution d’un parti politique assortie d’une interdiction temporaire pour ses dirigeants d’exercer des responsabilités politiques était une mesure radicale et que des mesures d’une telle sévérité ne pouvaient s’appliquer qu’aux cas les plus graves (arrêt Parti socialiste et autres précité, p. 1258, § 51). Dans la présente affaire, elle vient de constater que l’ingérence en cause répondait à un « besoin social impérieux ». Il convient également de noter qu’après la dissolution du [Refah], seuls cinq de ses membres députés (y inclus les requérants) ont été déchus temporairement de leurs fonctions parlementaires et de leur rôle de dirigeants de parti politique. Les 152 députés restants ont continué à exercer leur mandat et ont normalement poursuivi leur carrière politique. (...) La Cour estime à cet égard que la nature et la lourdeur des ingérences sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer leur proportionnalité (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, CEDH 1999-IV). »

134.  La Cour note aussi que le préjudice matériel allégué par les requérants concerne en grande partie la perte de gains potentiels et présente un caractère spéculatif. Eu égard à la faible valeur des biens du Refah, leur transfert au Trésor public n’est pas susceptible d’influencer la proportionnalité de l’ingérence en cause. Par ailleurs, la Cour observe que les interdictions d’exercer certaines activités politiques imposées pour cinq ans à trois des requérants, M. Necmettin Erbakan, M. Şevket Kazan et M. Ahmet Tekdal, avaient un caractère temporaire et que ceux-ci, par leurs discours ou prises de position en leur qualité de président ou vice-présidents du parti, portent la responsabilité principale dans la dissolution du Refah.

Il s’ensuit que les ingérences en cause dans la présente affaire ne peuvent être considérées comme étant disproportionnées aux buts visés.

4.  Conclusion de la Cour quant à l’article 11 de la Convention

135.  En conséquence, à l’issue d’un contrôle rigoureux quant à la présence de raisons convaincantes et impératives pouvant justifier la dissolution du Refah et la déchéance temporaire de certains droits politiques prononcée contre les autres requérants, la Cour estime que ces ingérences correspondaient à un « besoin social impérieux » et étaient « proportionnées aux buts visés ». Il en résulte que la dissolution du Refah peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 § 2.

136.  Il n’y a donc pas eu violation de l’article 11 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 9, 10, 14, 17 ET 18 DE LA CONVENTION

137.  Les requérants allèguent également la violation des articles 9, 10, 14, 17 et 18 de la Convention. Leurs griefs portant sur les mêmes faits que ceux considérés sur le terrain de l’article 11, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de les examiner séparément.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 1 ET 3 DU PROTOCOLE No 1

138.  Les requérants soutiennent en outre que les conséquences de la dissolution du Refah – la confiscation de ses biens et leur transfert au Trésor public, puis l’interdiction frappant ses dirigeants de participer à des élections – ont emporté violation des articles 1 et 3 du Protocole no 1.

139.  Il convient de relever que les mesures dont se plaignent les requérants ne sont que des effets secondaires de la dissolution du Refah qui, comme la Cour vient de le constater, n’enfreint pas l’article 11. Dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner séparément ces griefs.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention ;

 

2.  Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs tirés des articles 9, 10, 14, 17 et 18 de la Convention et des articles 1 et 3 du Protocole no 1.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 13 février 2003.

                                                                                             Luzius Wildhaber
                                                                                                    
Président
 
Paul Mahoney
        Greffier


 

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante de M. Ress, à laquelle déclare se rallier M. Rozakis ;

–  opinion concordante de M. Kovler.

L.W.
P.J.M.


OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE RESS,
À LAQUELLE DÉCLARE SE RALLIER
M. LE JUGE ROZAKIS

(Traduction)

Le seul point sur lequel j’aimerais préciser le raisonnement exposé dans l’arrêt, tel que je l’interprète, concerne les paragraphes 97 et 98, où la Cour évoque les limites dans le cadre desquelles les formations politiques peuvent mener leurs activités tout en bénéficiant de la protection des dispositions de la Convention. Au paragraphe 97 de l’arrêt, la Cour cite l’affaire Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie (arrêt du 30 janvier 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, p. 27, § 57) dans laquelle elle a rappelé les caractéristiques de la démocratie et la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et d’autres moyens d’expression, sans recours à la violence, les problèmes que rencontre un pays, et cela même quand ils dérangent. La Cour déclare ensuite au paragraphe 98 qu’un parti politique peut promouvoir un changement de la législation ou des structures légales ou constitutionnelles de l’Etat à deux conditions : premièrement, les moyens utilisés à cet effet doivent être légaux et démocratiques et, deuxièmement, le changement proposé doit lui-même se concilier avec les principes démocratiques fondamentaux.

Considérant que cette affaire porte sur la dissolution d’un parti politique en raison de ses activités et de ses ambitieux projets politiques, il faut se montrer prudent avant d’énoncer des affirmations très générales. Il ne faudrait pas que ces deux paragraphes puissent donner lieu à une interprétation selon laquelle la protection de la Convention se limiterait à des situations où le parti politique a agi en tous points conformément à la loi. Il existe des situations intermédiaires. La référence à la légalité des moyens ne peut, selon moi, être interprétée dans le sens qu’un parti politique qui, en l’une ou l’autre occasion, n’agit pas en pleine conformité avec le droit interne perd de ce fait sa faculté de prétendre à la protection de la Convention contre les sanctions qui lui sont infligées, et notamment contre sa dissolution. Pareille mesure ne saurait être légitimée par n’importe lequel des petits accrocs à la loi pouvant survenir lors de réunions politiques, par la conduite de tel ou tel membre du parti ou par toute situation illégale relative à sa structure interne. A mon sens, il ne faut pas déduire de la formulation du paragraphe 98 l’idée que des irrégularités plus ou moins mineures excluent l’application du principe de proportionnalité dans le cas de sanctions telles que la dissolution d’un parti. Lorsqu’une telle mesure est envisagée, la phrase suivante, qui évoque des situations où les responsables du parti incitent à recourir à la violence ou proposent un projet politique qui ne respecte pas la démocratie ou qui vise la destruction de celle-ci ainsi que la méconnaissance des droits et libertés qu’elle reconnaît, donne de meilleures indications. Toutefois, même ici, il convient d’être prudent et de ne pas franchir les limites fixées dans d’autres décisions et arrêts de la Cour. Il est difficile d’énumérer de façon exhaustive les règles attachées à la démocratie, hormis les principes fondamentaux. Sans doute peut-on légitimement dire que les partis qui visent la destruction de la démocratie ne sauraient bénéficier d’une protection, même contre des mesures aussi radicales que la dissolution. Toutefois, la question de savoir si le non-respect de l’une ou l’autre règle de la démocratie justifie la dissolution ou si une mesure moins draconienne est la seule solution convenable ou adéquate doit, là encore, être examinée à la lumière du principe de proportionnalité. En outre, il faut comprendre la dernière partie du paragraphe concernant la méconnaissance des droits et libertés reconnus dans une démocratie comme une référence aux droits et libertés les plus fondamentaux. Pour moi, cette expression ne peut signifier que toute action d’un parti politique visant à changer les droits et libertés reconnus dans une démocratie le place dans une situation dans laquelle il perdrait le bénéfice d’une protection. A cet égard également, tout dépend des droits et libertés particuliers qu’un parti souhaite faire évoluer et, en outre, quelle sorte de changement ou de modification il envisage. Aussi les observations très générales énoncées au paragraphe 98 nécessitent-elles d’être précisées et recadrées par rapport au principe de proportionnalité et aux arrêts qui sont cités à la fin de ce paragraphe.

Je ne doute pas que les buts défendus – pour le moins vigoureusement – par le parti requérant et ses principaux dirigeants étaient incompatibles avec les règles fondamentales de la démocratie et justifiaient la dissolution. Je souhaitais simplement spécifier que les observations de la Cour figurant au paragraphe 98 du présent arrêt doivent être lues à la lumière des autres arrêts cités et dans le cadre de l’interprétation exposée dans ceux-ci, notamment dans l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie et autres, et ne constituent donc pas un postulat général, comme la formulation dudit paragraphe pourrait le laisser croire.

 


OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE KOVLER

Je partage l’essentiel de la décision de la Cour selon laquelle il n’y a pas eu violation de l’article 11 de la Convention dans ce cas précis pour la simple raison que certaines activités et déclarations des requérants sont en contradiction avec le principe de laïcité, pilier de la démocratie turque telle que conçue par Mustafa Kemal Atatürk et consacrée par la Constitution de la République turque – notamment dans ses articles 2 et 24 § 4 –, contradiction à laquelle l’Etat, en tant que garant de l’ordre constitutionnel, était obligé de réagir, notamment en tenant compte des articles 9 § 2 et 11 § 2 de la Convention.

Ce qui me préoccupe dans certaines des appréciations de la Cour, c’est leur caractère parfois peu nuancé, surtout en ce qui concerne les questions extrêmement délicates que soulèvent la religion et ses valeurs. Je préférerais qu’une juridiction internationale évite des termes empruntés au vocabulaire politico-idéologique, tels que « fondamentalisme islamique » (paragraphe 94 de l’arrêt), « mouvements totalitaires » (paragraphe 99), « danger pour le régime démocratique » (paragraphe 107), etc., lesquels, dans le contexte de la présente affaire, pourraient avoir des connotations trop poussées.

Je regrette aussi que la Cour, en reproduisant les conclusions de la chambre (paragraphe 119 de l’arrêt), ait manqué l’occasion de porter une appréciation plus approfondie sur la notion de système multijuridique, qui est liée à celle du pluralisme juridique et qui a droit de cité dans la théorie et la pratique juridiques anciennes et contemporaines (voir notamment les actes des congrès internationaux sur le droit coutumier et le pluralisme juridique organisés par l’Union internationale des sciences anthropologiques et ethnologiques ; voir aussi l’article de J. Griffiths, « What is legal pluralism? », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, 1986, no 24). Non seulement l’anthropologie juridique mais aussi le droit constitutionnel contemporain admettent à certaines conditions le pluralisme des statuts personnels pour les minorités de toutes sortes (voir, par exemple, P. Gannagé, Le pluralisme des statuts personnels dans les Etats multicommunautaires  – Droit libanais et droits proche-orientaux, Bruxelles, éditions Bruylant, 2001). Certes, ce pluralisme, touchant essentiellement à la vie familiale et privée de l’individu, trouve ses limites dans les exigences de l’intérêt général. Mais il est bien sûr plus difficile de parvenir en pratique à un compromis entre les intérêts des communautés concernées et la société civile tout entière que de rejeter d’emblée l’idée même de ce compromis.

Cette remarque d’ordre général vaut aussi pour l’appréciation à porter sur la charia, expression juridique d’une religion ayant des traditions millénaires, avec ses acquis et ses excès, comme n’importe quel autre système complexe. En tout cas l’analyse juridique ne devrait pas caricaturer la polygamie (forme d’organisation familiale qui existe ailleurs que chez les peuples islamisés) en la réduisant à une « discrimination fondée sur le sexe des intéressés » (paragraphe 128 de l’arrêt).

Enfin, le maniement des chiffres de sondages (paragraphe 107 de l’arrêt), naturel dans une analyse politologique, me paraît un peu étrange dans un texte juridique revêtu de l’autorité de la chose jugée.