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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Camera)

 

 

12 settembre 2012

 

 

 

 

AFFAIRE NADA c. SUISSE

 

(Requête n. 10593/08)

 

 

 

 

ARRÊT

 

 

 

STRASBOURG

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 

 


En l’affaire Nada c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

          Nicolas Bratza, président,
          Jean-Paul Costa,
          Françoise Tulkens,
          Josep Casadevall,
          Nina Vajić,
          Dean Spielmann,
          Christos Rozakis,
          Corneliu Bîrsan,
          Karel Jungwiert,
          Khanlar Hajiyev,
          Ján Šikuta,
          Isabelle Berro-Lefèvre,
          Giorgio Malinverni,
          George Nicolaou,
          Mihai Poalelungi,
          Kristina Pardalos,
          Ganna Yudkivska, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 mars 2011, 7 septembre 2011 et 23 mai 2012,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10593/08) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de nationalités italienne et égyptienne, M. Youssef Moustafa Nada (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 février 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me J. McBride, avocat à Londres. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. F. Schürmann, de l’Office fédéral de la justice.

3.  Dans sa requête, M. Nada alléguait que l’interdiction d’entrée en Suisse et de transit par ce pays dont il avait fait l’objet en conséquence de l’inscription de son nom sur la liste annexée à l’ordonnance fédérale sur les Taliban avait porté atteinte à son droit à la liberté (article 5 de la Convention) ainsi qu’au respect de sa vie privée et familiale, à son honneur et à sa réputation (article 8). Il estimait que cette interdiction était par conséquent également constitutive d’un mauvais traitement au sens de l’article 3. Il se plaignait par ailleurs d’une atteinte à sa liberté de manifester sa religion et ses convictions (article 9), l’impossibilité de quitter l’enclave de Campione d’Italia l’ayant selon lui empêché de se rendre dans une mosquée. Enfin, il dénonçait l’absence de recours effectif relativement à ces griefs (article 13).

4.  La requête a été attribuée à la première section (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Celle-ci a décidé de la traiter en priorité en vertu de l’article 41 du règlement de la Cour. Le 12 mars 2009, une chambre de ladite section a décidé de communiquer au Gouvernement les griefs tirés des articles 5, 8 et 13.

5.  Les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre. Des observations ont également été reçues des gouvernements français et britannique, que le président avait autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement, alors en vigueur). Le gouvernement italien n’a pas usé de son droit d’intervenir dans la procédure (article 36 § 1 de la Convention).

6.  Le 20 janvier 2010, les parties ont été informées que la chambre envisageait d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de la requête (ancien article 29 § 3 de la Convention combiné avec l’ancien article 54A du règlement).

7.  Le 30 septembre 2010, la chambre, composée de Christos Rozakis, Nina Vajić, Khanlar Hajiyev, Dean Spielmann, Sverre Erik Jebens, Giorgio Malinverni, et George Nicolaou, juges, et de Søren Nielsen, greffier de section, s’est dessaisie de l’affaire en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties, consultées à cet effet, ne s’étant opposée à pareille mesure (article 30 de la Convention et article 72 du règlement).

8.  La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement. Lors des délibérations finales, Jean-Paul Costa, Christos Rozakis, Giorgio Malinverni et Mihai Poalelungi ont continué de siéger après l’expiration de leur mandat, en vertu des articles 23 § 3 de la Convention et 24 § 4 du règlement.

9.  Le requérant et le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire. Le Gouvernement français et britannique ont soumis les observations déjà présentées devant la chambre. Par ailleurs, le président de la Grande Chambre a autorisé JUSTICE, organisation non gouvernementale basée à Londres, à intervenir dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention combiné avec l’article 44 § 2 du règlement). Enfin, le président de la Grande Chambre a autorisé le gouvernement du Royaume‑Uni à y intervenir oralement.

10.  Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 23 mars 2011 (article 59 § 3 du règlement).

 

Ont comparu :

–  pour le Gouvernement
MM.  F. Schürmann, Chef de l’Unité Droit européen et
                    Protection internationale des droits de l’homme,
                    Office fédéral de la justice, Département fédéral
                    de justice et police,                                                        agent,
          J. Lindenmann, Ambassadeur, Directeur adjoint de la
                    Direction du droit international public, Département
                    fédéral des affaires étrangères,                                               
          R. E. Vock, Chef du Secteur Sanctions, Secrétariat
                    d’Etat à l’économie, Département fédéral de
                    l’économie,                                                                              
Mmes   R. Bourguin, Conseillère spécialisée en droit avec
                    responsabilité de domaine, Section des Affaires
                    juridiques, Domaine de direction Politique
                    migratoire, Office fédéral des migrations,
                    Département fédéral de justice et police,                               
          C. Ehrich, collaboratrice scientifique, Unité Droit
                    européen et Protection internationale des droits
                    de l’homme, Office fédéral de la justice,
                    Département fédéral de justice et police,             conseillers ;

–  pour le requérant
Me       J. McBride, avocat,                                                            conseil ;

–  pour le Gouvernement du Royaume-Uni (tierce partie)
MM.   D. Walton,                                                                            agent,
          S. Wordsworth,                                                                 conseil,
Mme    C. Holmes,                                                                     conseillère.

Le requérant et son épouse étaient également présents.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Schürmann, McBride et Wordsworth. Elle a également entendu les réponses des représentants des parties aux questions des juges.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A.  Les origines de l’affaire

11.  Le requérant est né en 1931 et réside depuis 1970 à Campione d’Italia, enclave italienne d’environ 1,6 km² située dans la province de Côme (Lombardie), entourée par le canton suisse du Tessin et séparée du reste du territoire italien par le Lac de Lugano.

12.  Il se décrit comme un musulman pratiquant et un homme d’affaires connu dans le monde financier et politique, où il estime jouir d’une bonne réputation. Ingénieur de formation, il a travaillé dans des domaines très divers, notamment le domaine bancaire, le commerce international, l’industrie et l’immobilier. Dans le cadre de ses activités, il a fondé de nombreuses entreprises, dont il a été l’actionnaire unique ou principal.

13.  Il affirme être opposé à tout recours à des méthodes terroristes et ne jamais avoir eu de liens avec Al-Qaïda. Bien au contraire, il aurait toujours dénoncé non seulement les moyens utilisés par cette organisation, mais également son idéologie.

14.  Il indique également qu’il n’a plus qu’un seul rein (le deuxième se serait détérioré au cours des dernières années). Enfin, il est également atteint de saignements dans l’œil gauche, étayés par un certificat médical du 20 décembre 2001, et d’une arthrite du cou. Par ailleurs, il ressort d’un certificat médical d’un médecin de Zurich en date du 5 mai 2006 que le requérant avait subi une fracture de la main droite dont l’opération était prévue pour 2004. Il allègue qu’en raison des restrictions dont il faisait l’objet, et qui sont à l’origine de la présente requête, il n’aurait pas pu subir cette intervention et que les conséquences de la fracture le font toujours souffrir.

15.  Le 15 octobre 1999, en réponse aux attentats à la bombe perpétrés le 7 août 1998 par Oussama Ben Laden et des membres de son réseau contre les ambassades des Etats-Unis à Nairobi (Kenya) et à Dar es-Salaam (Tanzanie), le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies (ci-après : « l’ONU ») adopta, en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, la Résolution 1267 (1999), prévoyant des sanctions contre les Taliban (voir le paragraphe 70 ci-dessous) et créant un comité, composé de l’ensemble des membres du Conseil, chargé de surveiller l’exécution de la résolution (ci-après, le « comité des sanctions »).

16.  Le 2 octobre 2000, pour mettre en œuvre cette résolution, le Conseil fédéral suisse (l’Exécutif fédéral) adopta l’ordonnance « instituant des mesures à l’encontre des Taliban » (ci-après : « l’ordonnance sur les Taliban », paragraphe 66 ci‑dessous). Cette ordonnance et son intitulé furent ensuite modifiés à plusieurs reprises.

17.  Par la Résolution 1333 (2000) du 19 décembre 2000 (paragraphe 71 ci‑dessous), le Conseil de sécurité élargit le régime des sanctions. Il visait aussi, désormais, Oussama Ben Laden, l’organisation Al-Qaïda et les hauts responsables et conseillers principaux des Taliban. Dans la Résolution 1333 (2000), comme dans la Résolution 1267 (1999), le Conseil de sécurité priait le comité des sanctions de dresser, à partir des informations communiquées par les Etats et les organisations régionales, une liste des personnes et organisations entretenant des relations avec Oussama Ben Laden et Al-Qaïda.

18.  Le 11 avril 2001, le Gouvernement suisse modifia l’ordonnance sur les Taliban pour mettre en œuvre la Résolution 1333 (2000). Il y inséra un nouvel article 4 a), interdisant en son alinéa premier aux personnes et entités visées par la résolution (sans toutefois les nommer personnellement) l’entrée en Suisse et le transit par ce pays.

19.  Le 24 octobre 2001, le Ministère public de la Confédération ouvrit une enquête à l’encontre du requérant.

20.  Le 7 novembre 2001, le Président des Etats-Unis ordonna le blocage des avoirs de la Banque Al-Taqwa, dont le requérant était le président et l’actionnaire principal.

21.  Le 9 novembre 2001, le requérant, ainsi que plusieurs organisations entretenant des relations avec lui, furent inscrits sur la liste du comité des sanctions. Le 30 novembre 2001 (le 9 novembre selon les observations du requérant), leurs noms furent inscrits à l’annexe de l’ordonnance sur les Taliban.

22.  Le 16 janvier 2002, le Conseil de sécurité adopta la Résolution 1390 (2002) instituant une interdiction d’entrée et de transit contre les personnes, groupes, entreprises et entités associés figurant sur la liste établie en application des Résolutions 1267 (1999) et 1333 (2000) (paragraphes 70-71, et 74 ci-dessous). Le 1er mai 2002, l’article 4a) de l’ordonnance fédérale sur les Taliban fut modifié en conséquence : l’interdiction d’entrée et de transit s’appliquait désormais à toutes les personnes visées à l’annexe 2 de l’ordonnance, dont le requérant.

23.  Le 10 septembre 2002, la Suisse devint membre de l’ONU.

24.  Lorsqu’il se rendit à Londres en novembre 2002, le requérant fut arrêté et renvoyé en Italie et son argent fut saisi.

25.  Le 10 octobre 2003, à la suite d’une critique du groupe de suivi (« Monitoring Group », paragraphe 72 ci-dessous) chargé de surveiller l’application des sanctions, le canton du Tessin révoqua le permis de frontalier du requérant. Le groupe de suivi avait en effet relevé qu’au cours des investigations relatives aux activités du requérant, il s’était avéré que celui-ci pouvait circuler relativement facilement entre la Suisse et l’Italie. Le Gouvernement affirme que ce n’est qu’à partir de ce moment-là que le requérant a subi les effets de l’interdiction d’entrée et de transit.

26.  Le 27 novembre 2003, l’Office fédéral suisse de l’immigration, de l’intégration et de l’émigration (ci-après : « IMES ») informa le requérant qu’il n’était plus autorisé à passer les frontières.

27.  Le 23 mars 2004, le requérant forma devant l’IMES une demande d’entrée en Suisse aux fins de séjour ou de transit motivée par un traitement médical suivi par lui dans ce pays et par des procédures judiciaires en Suisse et en Italie. L’Office rejeta cette demande le 26 mars 2004, pour défaut de fondement. Par ailleurs, il indiqua au requérant que les motifs avancés à l’appui de sa demande, à savoir, d’une part, la nécessité de s’entretenir avec ses avocats et de recevoir des soins et, d’autre part, la situation particulière liée à sa résidence à Campione d’Italia, n’étaient pas de nature à permettre aux autorités de lui octroyer une dérogation à la mesure prise à son encontre.

28.  Par une décision du 27 avril 2005, le Tribunal pénal fédéral ordonna au Ministère public de la Confédération de classer l’affaire sans suite ou de la renvoyer au juge d’instruction fédéral compétent le 31 mai 2005 au plus tard. Par une ordonnance dudit jour, le Ministère public de la Confédération, ayant conclu que les accusations formulées étaient infondées, mit fin à l’enquête dirigée contre le requérant.

29.  Le 22 septembre 2005, le requérant demanda au Conseil fédéral que son nom et celui des organisations avec lesquelles il entretenait des relations fussent rayés de l’annexe à l’ordonnance. A l’appui de sa demande, il argua que l’enquête menée par la police à son sujet avait été abandonnée en vertu d’une décision du Ministère public de la Confédération et que, dès lors, il n’était plus justifié de le soumettre au régime des sanctions.

30.  Par une décision du 18 janvier 2006, le Secrétariat d’Etat à l’économie (ci-après le « SECO ») rejeta sa demande, au motif que la Suisse ne pouvait pas retirer de noms de l’annexe à l’ordonnance sur les Taliban tant qu’ils figuraient sur la liste du comité des sanctions des Nations Unies.

31.  Le 13 février 2006, le requérant saisit le Département fédéral de l’économie (ci-après « le Département ») d’un recours administratif.

32.  Par une décision du 15 juin 2006, le Département rejeta ce recours. Il confirma que la radiation d’un nom de l’annexe à l’ordonnance n’était envisageable qu’une fois que ce nom ne figurait plus sur la liste du comité des sanctions, et précisa qu’à cette fin il fallait que l’Etat de nationalité ou de résidence de la personne concernée engageât une procédure de radiation devant les institutions des Nations Unies. Or, la Suisse n’étant ni l’Etat de nationalité ni l’Etat de résidence du requérant, le Département estimait que les autorités suisses n’étaient pas compétentes pour entreprendre une telle procédure.

33.  Le 6 juillet 2006, le requérant saisit le Conseil fédéral d’un recours contre la décision du Département. Il demanda que son nom et ceux d’un certain nombre d’organisations, qui entretenaient des relations avec lui, fussent retirés de la liste de l’annexe 2 à l’ordonnance sur les Taliban.

34.  Le 20 septembre 2006, l’Office fédéral des migrations (ci-après : « l’ODM »), qui avait été créé en 2005 et auquel avait alors été intégré l’IMES, accorda au requérant une dérogation d’une journée, pour le 25 septembre 2006, afin de lui permettre de se rendre à Milan dans le cadre d’une procédure judiciaire. Le requérant ne fit pas usage de cette possibilité.

35.  Le 6 avril 2007, le requérant adressa au « point focal » du comité des sanctions du Conseil de sécurité – organe créé par la Résolution 1730 (2006) et chargé de recevoir les demandes de radiation des personnes ou entités figurant sur les listes établies par le comité des sanctions (paragraphe 76 ci-dessous) – une demande de radiation de son nom de cette liste.

36.  Par une décision du 18 avril 2007, le Conseil fédéral, statuant sur le recours du 6 juillet 2006, renvoya la cause au Tribunal fédéral, estimant que le requérant avait subi des restrictions directes à son droit de propriété ; que, dès lors, l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme s’appliquait à sa demande de radiation de l’annexe à l’ordonnance, et que, partant, il y avait lieu de soumettre l’affaire à un tribunal indépendant et impartial.

37.  Dans ses observations, le Département conclut au rejet du recours, en soulignant que la Résolution 1730 (2006) du Conseil de sécurité en date du 19 décembre 2006 permettait aux personnes et aux organisations dont les noms figuraient sur la liste du comité des sanctions d’entamer une procédure de radiation individuellement, sans passer par leur Etat de nationalité ou de résidence.

38.  Le requérant maintint ses conclusions. Par ailleurs, il allégua qu’en raison de la grande réticence de l’ODM à octroyer des dérogations fondées sur l’article 4a alinéa 2 de l’ordonnance sur les Taliban, il ne pouvait pas quitter son domicile de Campione d’Italia, bien qu’il n’y existât pas d’infrastructure médicale adéquate, ni même se rendre en Italie pour des raisons administratives ou judiciaires, et qu’il se trouvait ainsi en pratique assigné à résidence depuis plusieurs années. L’inscription de son nom sur la liste du comité des sanctions revenait en outre, selon lui, à l’accuser publiquement d’entretenir des relations avec Oussama Ben Laden, l’organisation Al-Qaïda et les Taliban, bien que ce ne fût pas le cas. Il estimait de surcroît que cette inscription, en l’absence de toute justification et de toute possibilité pour lui d’être entendu au préalable, violait le principe de l’interdiction de la discrimination, la liberté personnelle, la garantie de la propriété et la liberté économique, ainsi que le droit d’être entendu et le droit à un procès équitable. Enfin, arguant que le régime des sanctions du Conseil de sécurité était contraire à la Charte des Nations Unies et portait atteinte à des normes impératives du droit international (jus cogens), il soutenait que la Suisse n’était pas tenue de l’appliquer.

39.  Par une décision du 11 mai 2007, dans laquelle il indiquait la voie de recours ouverte, l’ODM rejeta une nouvelle demande de dérogation présentée par le requérant. Par une décision du 12 juillet 2007, dans laquelle il précisait à nouveau quelles étaient les voies de recours disponibles, il refusa d’examiner une lettre de l’intéressé, qu’il considéra comme une demande de réexamen. Par une lettre du 20 juillet 2007, le requérant expliqua qu’il y avait un malentendu et que sa lettre précédente était en réalité une nouvelle demande de dérogation. Le 2 août 2007, l’Office rejeta de nouveau sa demande, en lui rappelant qu’il avait la possibilité de contester la décision en formant un recours auprès du Tribunal administratif fédéral. Le requérant ne recourut pas contre cette décision.

40.  Le 29 octobre 2007, le « point focal pour les demandes de radiation », institué par la Résolution 1730 (2006) du Conseil de sécurité, rejeta la demande que lui avait soumise le requérant le 6 avril 2007 aux fins de la radiation de son nom de la liste du comité des sanctions (paragraphe 35 ci-dessus). Le 2 novembre 2007, invoquant la confidentialité de la procédure, il rejeta également une demande par laquelle le requérant l’avait prié de lui faire connaître l’Etat qui avait demandé l’inscription de son nom sur la liste et les motifs de cette inscription. Enfin, par des lettres des 19 et 28 novembre 2007, il réaffirma le caractère confidentiel de la procédure, informant toutefois le requérant qu’un Etat dont il ne pouvait communiquer aucune information s’était opposé à ce qu’il fût radié de la liste.

B.  L’arrêt du Tribunal fédéral du 14 novembre 2007

41.  Par un arrêt du 14 novembre 2007, le Tribunal fédéral, auquel le Conseil fédéral avait renvoyé le recours du requérant (paragraphe 36 ci-dessus), déclara le recours recevable, mais le rejeta quant au fond.

42.  Il rappela d’abord qu’en vertu de l’article 25 de la Charte des Nations Unies, les Etats membres de l’ONU étaient tenus d’accepter et d’appliquer les décisions prises par le Conseil de sécurité en application de la Charte. Il considéra ensuite qu’en vertu de l’article 103 de la Charte, les obligations découlant de cet instrument ne primaient pas seulement sur le droit interne des Etats membres, mais prévalaient également en cas de conflit avec d’autres accords internationaux, indépendamment de la nature – bilatérale ou multilatérale – de tels accords. Il déclara en outre que cette primauté ne se limitait pas à la Charte, mais s’étendait à toutes les obligations découlant d’une résolution contraignante du Conseil de sécurité.

43.  Le Tribunal fédéral souligna toutefois que le Conseil de sécurité était lui aussi lié par la Charte et devait agir conformément aux buts et aux principes de l’Organisation (article 24 § 2 de la Charte), parmi lesquels le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales (article 1 § 3). Dans le même temps, il estima que les Etats membres ne pouvaient pas se soustraire aux obligations découlant d’une décision (ou résolution) qu’ils jugeaient, sur le fond, contraire à la Charte, en particulier s’il s’agissait d’une décision (résolution) prise en vertu du Chapitre VII de cet instrument (Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression).

44.  Le Tribunal fédéral rappela ensuite qu’en vertu de l’article 190 de la Constitution fédérale (paragraphe 65 ci-dessous), il était tenu d’appliquer les lois fédérales et le droit international. Il estima que le droit international applicable recouvrait aussi bien les conventions internationales ratifiées par la Suisse que le droit coutumier, les principes généraux de droit et les décisions des organisations internationales juridiquement contraignantes pour la Suisse, dont les décisions prises par le Conseil de sécurité dans le cadre d’un régime de sanctions.

45.  En revanche, il observa que l’article 190 de la Constitution ne prévoyait pas de règle permettant de résoudre d’éventuels conflits entre différentes normes du droit international juridiquement contraignantes pour la Suisse, et qu’il y avait en l’espèce un conflit entre, d’une part, des décisions du Conseil de sécurité et, d’autre part, des garanties découlant de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il estima que si les règles sur l’interprétation des traités ne permettaient pas de résoudre ce conflit, il convenait, pour trancher la question, de se fonder sur la hiérarchie des normes internationales, en vertu de laquelle les obligations découlant de la Charte des Nations Unies primaient selon lui sur l’ensemble des obligations dérivant de tout autre accord international (article 103 de la Charte combiné avec l’article 30 de la Convention de Vienne sur le droit des traités ; voir les paragraphes 69 et 80 ci-dessous). Le Tribunal fédéral considéra que l’application uniforme du régime des sanctions serait menacée si les tribunaux des Etats parties à la Convention européenne et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques venaient à y déroger pour protéger les droits fondamentaux de certaines personnes ou organisations.

46.  Il admit néanmoins que l’obligation d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité trouvait ses limites dans les normes du jus cogens. Dès lors, il s’estima tenu de rechercher si le régime des sanctions mis en place par le Conseil de sécurité était susceptible de violer des normes impératives du droit international, ainsi que l’affirmait le requérant.

47.  Ensuite, le Tribunal fédéral cita, à titre d’exemples de normes du jus cogens, le droit à la vie, l’interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants, l’interdiction de l’esclavage, l’interdiction des peines collectives, le principe de l’individualité de la responsabilité pénale et le principe du non-refoulement. Il estima en revanche que ne relevaient pas du jus cogens la garantie de la propriété, la liberté économique, les garanties d’un procès équitable ou encore le droit à un recours effectif.

48.  En ce qui concerne les conséquences pour le requérant des mesures prises à son encontre, notamment de l’interdiction d’entrée et de transit en Suisse, le Tribunal fédéral se prononça comme suit :

« 7.4. (...) Les sanctions en cause emportent des limitations économiques drastiques pour les intéressés ; en revanche, des mesures sont prises pour que ceux-ci puissent bénéficier des moyens nécessaires pour assurer leur subsistance (voir la Résolution 1452[2002] point 1a). On ne peut donc parler de mise en danger de la vie ou de la santé des intéressés, ni de traitements inhumains ou dégradants à leur égard.

L’interdiction de voyager limite la liberté de mouvement des intéressés, mais on ne saurait à cet égard parler en principe de privation de liberté : les intéressés peuvent circuler librement dans leur Etat de résidence (voir toutefois, sous le point 10.2 ci-dessous, les développements consacrés à la situation particulière du requérant) ; en outre, les intéressés sont expressément autorisés à retourner dans leur pays d’origine (voir la Résolution 1735[2006], point 1b).

(...) »

49.  Le Tribunal fédéral observa ensuite que, normalement, il n’était loisible aux personnes ou institutions visées par des sanctions prises par le Conseil de sécurité ni de s’exprimer, préalablement ou ultérieurement, ni de recourir devant des instances internes ou internationales. Il indiqua à cet égard que, notamment dans ses modalités issues de la Résolution 1730 (2006), le mécanisme de radiation qui permettait aux individus de saisir directement le comité des sanctions constituait déjà un progrès considérable, même s’il n’était pas dépourvu de défaillances importantes du point de vue des droits de l’homme.

50.  Le Tribunal fédéral examina par la suite la question de savoir dans quelle mesure les résolutions pertinentes s’imposaient à la Suisse de manière contraignante, c’est-à-dire dans quelle mesure elle disposait encore d’une certaine latitude (« Ermessensspielraum ») quant à leur application :

« 8.1  Le Conseil de sécurité a adopté la Résolution 1267(1999) et les Résolutions suivantes relatives aux sanctions concernant [Al-Qaïda] et les Taliban sur le fondement du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, avec obligation expresse pour l’ensemble des Etats membres de mettre en œuvre de manière intégrale et stricte les sanctions prévues, indépendamment de l’existence antérieure éventuelle de droits ou d’obligations résultant d’accords internationaux ou de contrats (voir le point 7 de la Résolution 1267[1999]).

Les sanctions (blocage des avoirs, interdiction d’entrée et de transit, embargo sur les armes) sont décrites de manière détaillée et ne laissent aux Etats membres aucune marge d’appréciation dans leur mise en œuvre. Les destinataires des sanctions sont également précisés aux Etats membres : l’élément déterminant est la liste dressée et tenue à jour par le Comité des sanctions (point 8 c) de la Résolution 1333[2000]).

En ce qui concerne la possibilité d’obtenir une radiation de la liste, le Comité des sanctions a prévu une procédure particulière (voir les points 13 et suiv. de la Résolution 1735(2006) et les directives du Comité des sanctions dans leur version du 12 février 2007). Il est ainsi interdit aux Etats membres de décider de façon autonome si les sanctions doivent ou non continuer à s’appliquer à une personne ou une organisation figurant sur la liste établie par le Comité des sanctions.

Par conséquent, la Suisse manquerait à ses obligations résultant de la Charte si elle décidait de ne plus faire figurer le requérant et ses organisations dans l’annexe à l’ordonnance instituant des mesures à l’encontre des Taliban.

(...).

8.3  Eu égard à ce qui précède, il n’est pas possible à la Suisse de procéder de manière autonome à la radiation du requérant de l’annexe 2 à l’ordonnance instituant des mesures à l’encontre des Taliban.

Il convient de concéder au requérant que dans cette situation il ne dispose d’aucun recours effectif : le Tribunal fédéral peut certes examiner si et dans quelle mesure la Suisse est liée par les résolutions du Conseil de sécurité, mais il n’a pas compétence pour lever les sanctions visant le requérant au motif qu’elles violeraient les droits fondamentaux de l’intéressé.

Seul le Comité des sanctions a compétence pour rayer une personne ou une entité de la liste. En dépit des améliorations évoquées ci-dessus, la procédure de radiation ne satisfait ni à l’impératif d’un accès au juge consacré par l’article 29a de la Constitution fédérale, par l’article 6 § 1 de la CEDH et par l’article 14 § 1 du Pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques, ni à celui d’un recours effectif au sens de l’article 13 de la CEDH et de l’article 2 § 3 du Pacte (...) »

51.  Le Tribunal fédéral se demanda ensuite si, même s’il ne lui était pas possible de procéder de manière autonome à la radiation du requérant de la liste, la Suisse ne devait pas à tout le moins aider l’intéressé dans le cadre de la procédure de radiation. Il tint le raisonnement suivant :

« 9.1  Les instances inférieures ont examiné si la Suisse devait engager une procédure de radiation pour le compte du requérant. Cette question a entretemps perdu sa pertinence, dans la mesure où, depuis la modification de la procédure de radiation, le requérant peut former lui-même une demande à cet égard, ce qu’il a du reste fait.

9.2  Il ne peut toutefois espérer voir aboutir sa demande que s’il peut compter sur le soutien de la Suisse, celle-ci étant le seul pays à avoir mené une enquête approfondie, avec de nombreuses commissions rogatoires, perquisitions domiciliaires et auditions de témoins.

Les Etats membres des Nations Unies ont l’obligation de poursuivre au pénal les personnes soupçonnées de financer ou de soutenir le terrorisme (voir le point 2e de la Résolution du Conseil de sécurité 1373[2001]) (...)

Si au contraire les poursuites pénales se soldent par une relaxe ou sont abandonnées, cela doit entraîner la levée des sanctions prises à titre préventif. L’Etat qui a mené les investigations et la procédure pénale ne peut certes pas procéder lui‑même à la radiation, mais il peut au moins communiquer le résultat de ses investigations au Comité des sanctions et demander ou soutenir la radiation de l’intéressé de la liste. »

52.  Enfin, le Tribunal fédéral rechercha si l’interdiction de voyager prévue à l’article 4a de l’ordonnance sur les Taliban allait au-delà des sanctions instituées par les résolutions du Conseil de sécurité et si, dès lors, les autorités suisses disposaient dans ce domaine d’une certaine latitude. Il se prononça en ces termes :

« 10.1  L’article 4a § 1 de l’ordonnance instituant des mesures à l’encontre des Taliban interdit aux personnes physiques citées à l’annexe 2 l’entrée en Suisse et le transit par la Suisse. L’article 4a § 2 prévoit que l’Office fédéral des migrations peut, en conformité avec les décisions du Conseil de sécurité des Nations Unies ou pour la protection d’intérêts suisses, accorder des dérogations.

D’après les résolutions du Conseil de sécurité, l’interdiction de voyager n’est pas applicable lorsque l’entrée dans le pays ou le transit par le pays est nécessaire aux fins d’une procédure judiciaire. De plus, des dérogations peuvent être accordées dans des cas individuels avec l’approbation du Comité des sanctions (voir le point 1 b) de la Résolution 1735[2006]). Relèvent de ces cas, notamment, les voyages entrepris pour des raisons d’ordre médical, humanitaire ou religieux (Brown Institute, loc. cit., p. 32).

10.2  L’article 4a § 2 de l’ordonnance instituant des mesures à l’encontre des Taliban est formulé comme une disposition habilitante et elle donne l’impression que l’Office fédéral des migrations dispose d’une certaine marge d’appréciation. Conformément à la Constitution, cette disposition doit toutefois être interprétée en ce sens qu’une dérogation doit être accordée dans tous les cas où le régime des sanctions de l’ONU le permet : une restriction plus importante de la liberté de circulation du requérant ne pourrait passer pour fondée sur les résolutions du Conseil de sécurité, elle ne serait pas dans l’intérêt public et, compte tenu de la situation particulière du requérant, elle serait disproportionnée.

L’intéressé habite à Campione, une enclave italienne de 1,6 km² dans le Tessin. L’interdiction d’entrée en Suisse et de transit par la Suisse a ainsi pour conséquence que l’intéressé ne peut pas quitter Campione. Sur le plan pratique, cela revient quasiment, comme le requérant le fait valoir à juste titre, à une assignation à domicile et représente ainsi une restriction importante à la liberté personnelle de l’intéressé. Dans ces conditions, les autorités suisses ont l’obligation d’épuiser les allégements du régime des sanctions autorisés en vertu des résolutions du Conseil de sécurité.

L’Office fédéral des migrations ne dispose donc d’aucune marge d’appréciation. Sa tâche consiste en réalité à vérifier si les conditions régissant l’octroi d’une dérogation sont réunies. Si la requête ne relève pas de l’une des dérogations générales prévues par le Conseil de sécurité, elle doit être soumise au Comité des sanctions pour approbation.

10.3  La question de savoir si l’Office fédéral des migrations a méconnu les prescriptions constitutionnelles dans le traitement des demandes de voyage à l’étranger introduites par le requérant ne doit pas être ici examinée : les décisions prises par l’Office des migrations à cet égard n’ont pas été contestées par le requérant et elles sont étrangères à l’objet de la présente procédure.

Il en va de même de la question de savoir s’il n’y aurait pas lieu de déplacer le domicile du requérant de l’enclave italienne de Campione en Italie. Le requérant n’a en effet jusqu’ici pas formé de demande à cet égard. »

 

C.  Les faits postérieurs à l’arrêt du Tribunal fédéral

53.  A la suite de l’arrêt du Tribunal fédéral, le requérant écrivit à l’ODM pour le prier de réexaminer la possibilité d’appliquer des exceptions générales à sa situation particulière. Le 28 janvier 2008, il introduisit une nouvelle demande de suspension de l’interdiction d’entrée et de transit pour une durée de trois mois. Par une lettre du 21 février 2008, l’Office rejeta cette demande, précisant qu’il n’était pas en mesure d’octroyer une suspension pour une durée aussi étendue sans en référer au comité des sanctions et ne pouvait délivrer que des sauf-conduits ponctuels. Le requérant ne contesta pas cette décision.

54.  Le 22 février 2008, lors d’une entrevue au cours de laquelle les autorités suisses et le représentant du requérant s’étaient entretenus au sujet du soutien que la Suisse pouvait apporter au requérant dans ses démarches visant à être radié de la liste, une représentante du Département fédéral des affaires étrangères observa que l’on se trouvait dans une situation assez particulière étant donné que, d’une part, le requérant demandait quel soutien la Suisse pourrait lui apporter dans sa procédure de delisting devant l’ONU et, d’autre part, il avait attaqué la Suisse devant la Cour.

Lors de cette entrevue, le représentant du requérant précisa qu’il avait reçu une confirmation orale de l’ODM selon laquelle son client bénéficierait d’autorisations ponctuelles pour se rendre en Italie afin de rencontrer son avocat à Milan. La représentante du département indiqua également que le requérant pouvait demander au comité des sanctions une dérogation plus étendue en raison de sa situation particulière. En revanche, elle répéta également que la Suisse ne pouvait pas elle-même requérir un delisting du requérant auprès du Comité des sanctions. Elle ajouta que son gouvernement serait quand même disposé à apporter un soutien au requérant, notamment en lui fournissant une attestation confirmant que la procédure pénale ouverte contre lui s’était terminée par un non-lieu. L’avocat du requérant répondit qu’il avait déjà reçu une lettre attestant du non-lieu dont avait bénéficié son client, ce qui lui suffisait.

Quant aux demandes du requérant auprès des autorités italiennes en vue d’obtenir leur soutien dans une procédure de delisting, la représentante du département suggéra à l’avocat du requérant de contacter la Mission de l’Italie auprès des Nations Unies, en ajoutant que cet Etat siégeait alors au Conseil de sécurité.

55.  Le Gouvernement a indiqué à la Cour qu’en avril 2008, un tribunal militaire égyptien avait condamné le requérant par défaut à une peine privative de liberté de dix ans pour financement de l’organisation des Frères musulmans (voir l’article paru à ce sujet le 16 avril 2008 dans le quotidien Corriere del Ticino). Le requérant ne conteste pas la réalité de cette condamnation, mais soutient qu’il n’a jamais été informé des procédures dirigées contre lui et qu’il n’a donc pas eu la possibilité de se défendre personnellement ou par l’intermédiaire d’un avocat. Pour ces motifs et compte tenu également du fait qu’elle s’est tenue devant une juridiction militaire alors que lui-même est un civil, il estime que la procédure en question était clairement contraire à l’article 6.

56.  Le 5 juillet 2008, le gouvernement italien soumit au comité des sanctions une demande de radiation du requérant motivée par le classement sans suite de la procédure dirigée contre l’intéressé en Italie. Le comité rejeta cette demande par une décision du 15 juillet 2008. Selon le requérant, le comité ne lui a pas laissé la possibilité de soumettre ses observations préalablement.

57.  Le 11 septembre 2008, l’ODM accorda au requérant le droit d’entrer en Suisse et d’y rester deux jours. L’intéressé ne fit pas usage de cette autorisation.

58.  Par une lettre du 23 décembre 2008, l’ODM informa le requérant que l’entrée de la Suisse dans l’espace Schengen, le 12 décembre 2008, était sans incidence sur son cas.

59.  Dans ses observations à la chambre, le gouvernement suisse a indiqué qu’à sa connaissance, l’inscription du requérant sur la liste faisait suite à une demande des Etats-Unis, et que ceux-ci avaient soumis au comité des sanctions le 7 juillet 2009 une demande de radiation concernant plusieurs personnes, dont l’intéressé.

60.  Le 24 août 2009, conformément à la procédure prévue par la Résolution 1730 (2006) du Conseil de sécurité, le requérant adressa au « point focal pour les demandes de radiation » une demande aux fins de la radiation de son nom de la liste du comité des sanctions.

61.  Le 2 septembre 2009, la Suisse communiqua au comité des sanctions la copie d’une lettre en date du 13 août 2009 par laquelle le Ministère public de la Confédération confirmait à l’avocat du requérant que l’enquête de police judiciaire dirigée contre son client n’avait pas fourni d’indices ou de preuves permettant d’établir l’existence d’un lien entre lui et des personnes ou des organisations liées à Oussama Ben Laden, à Al-Qaïda ou aux Taliban.

62.  Le 23 septembre 2009, le nom du requérant fut rayé de la liste annexée aux résolutions du Conseil de sécurité prévoyant les sanctions en cause. Selon le requérant, la procédure prévue par la Résolution 1730 (2006) n’a pas été utilisée et il n’a reçu aucune explication. Le 29 septembre 2009, l’annexe à l’ordonnance sur les Taliban fut modifiée en conséquence, et la modification fut effective le 2 octobre 2009.

63.  Par une motion adoptée le 1er mars 2010, la Commission de politique extérieure du Conseil national (chambre basse du parlement fédéral) chargea le Conseil fédéral d’indiquer au Conseil de sécurité qu’à partir de la fin de l’année 2010, il n’appliquerait plus, dans certains cas, les sanctions prononcées à l’encontre de personnes physiques en vertu des résolutions adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Elle demanda par ailleurs au Gouvernement de réaffirmer sa volonté inébranlable de collaborer à la lutte contre le terrorisme dans le respect de l’ordre juridique des Etats. La motion avait été déposée le 12 juin 2009 par Dick Marty, un membre du Conseil des Etats (chambre haute du parlement fédéral), et citait à titre d’exemple le cas du requérant.

D.  Les efforts déployés en vue d’améliorer le régime des sanctions

64.  Le Gouvernement affirme que, même si elle n’est pas membre du Conseil de sécurité, la Suisse, avec d’autres Etats, s’emploie activement, depuis son adhésion à l’ONU le 10 septembre 2002, à améliorer l’équité de la procédure d’inscription et de radiation et la situation juridique des personnes concernées. Ainsi, au cours de l’été 2005, elle aurait lancé avec la Suède et l’Allemagne une initiative ayant pour but une meilleure prise en compte des droits fondamentaux dans la procédure des sanctions. En 2008, dans le cadre de cette initiative, elle aurait, conjointement avec l’Allemagne, le Danemark, le Liechtenstein, les Pays-Bas et la Suède, soumis au Conseil de sécurité des propositions concrètes pour la mise en place d’un panel indépendant habilité à présenter au comité des sanctions des propositions de radiation. Par ailleurs, à l’automne 2009, elle aurait déployé avec ses partenaires d’intenses efforts pour que la résolution de renouvellement du régime des sanctions à l’encontre d’Al-Qaïda et des Taliban, dont l’adoption était prévue au mois de décembre, allât en ce sens. Parallèlement, elle aurait apporté son appui à la mise à jour d’une étude, parue en octobre 2009, qui proposait, dans le cadre de l’établissement d’un mécanisme d’examen, l’institution d’un médiateur. Or, le 17 décembre 2009, le Conseil de sécurité a adopté la Résolution 1904 (2009) créant un bureau du Médiateur destiné à recevoir les plaintes d’individus visés par des sanctions adoptées par le Conseil de sécurité dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (paragraphe 78 ci-dessous). Enfin, la Suisse se serait exprimée à maintes reprises devant le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations Unies pour demander une amélioration des droits procéduraux des personnes concernées par les sanctions.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS

A.  Le droit interne

1.  La Constitution fédérale

65.  L’article 190 (Droit applicable) de la Constitution fédérale dispose :

« Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et le droit international. »

2. Ordonnance du 2 octobre 2000 instituant des mesures à l’encontre de personnes et entités liées à Oussama ben Laden, au groupe « Al‑Qaïda » ou aux Taliban (« ordonnance sur les Taliban »)

66.  L’ordonnance du 2 octobre 2000 instituant des mesures à l’encontre de personnes et entités liées à Oussama Ben Laden, au groupe « Al-Qaïda » ou aux Taliban a été modifiée à plusieurs reprises. Dans la version en vigueur pendant la période considérée en l’espèce, en particulier au moment où le Tribunal fédéral a rendu son arrêt (14 novembre 2007), les dispositions pertinentes de cette ordonnance étaient libellées comme suit :

Article 1 : Interdiction de fournir de l’équipement militaire et des biens similaires

« 1. La fourniture, la vente et le courtage d’armements de toute sorte, y compris d’armes et de munitions, de véhicules et d’équipement militaires, de matériels paramilitaires de même que leurs accessoires et pièces de rechange aux personnes physiques et morales, aux groupes ou aux entités cités à l’annexe 2 sont interdits.

(...)

3. La fourniture, la vente et le courtage de conseils techniques et de moyens d’assistance ou d’entraînement liés aux activités militaires aux personnes physiques et morales, aux groupes ou aux entités cités à l’annexe 2 sont interdits.

4. Les al. 1 et 3 ne s’appliquent que dans la mesure où la loi du 13 décembre 1996 sur le contrôle des biens, la loi fédérale du 13 décembre 1996 sur le matériel de guerre ainsi que leurs ordonnances d’application ne sont pas applicables.

(...)

Article 3 : Gel des avoirs et des ressources économiques

1. Les avoirs et les ressources économiques appartenant aux personnes physiques et morales, aux groupes ou aux entités cités à l’annexe 2 ou contrôlés par ces derniers sont gelés.

2. Il est interdit de fournir des fonds aux personnes physiques et morales, aux groupes ou aux entités cités à l’annexe 2 ou de mettre à leur disposition, directement ou indirectement, des fonds ou des ressources économiques.

3. Le Secrétariat d’Etat à l’économie (SECO) peut exempter les paiements liés à des projets en faveur de la démocratisation ou à des activités humanitaires des interdictions prescrites aux al. 1 et 2.

4. Le SECO peut, après avoir consulté les offices compétents du Département fédéral des affaires étrangères et du Département fédéral des finances, autoriser des versements prélevés sur des comptes bloqués, des transferts de biens en capital gelés et le déblocage de ressources économiques gelées afin de protéger des intérêts suisses ou de prévenir des cas de rigueur.

Article 4 : Déclaration obligatoire

1. Quiconque détient ou gère des avoirs dont il faut admettre qu’ils tombent sous le coup du gel des avoirs défini à l’art. 3, al. 1, doit les déclarer sans délai au SECO.

2. Les personnes ou les institutions qui ont connaissance de ressources économiques dont il faut admettre qu’elles tombent sous le coup du gel des ressources économiques défini à l’art. 3, al. 1, doivent les déclarer sans délai au SECO.

3. Sur la déclaration doivent figurer le nom du bénéficiaire, l’objet et la valeur des avoirs et des ressources économiques gelés.

Article 4a : Entrée en Suisse et transit

1. L’entrée en Suisse et le transit par la Suisse sont interdits aux personnes physiques citées à l’annexe 2.

2. L’Office fédéral des migrations peut, en conformité avec les décisions du Conseil de sécurité de l’ONU ou pour la protection d’intérêts suisses, accorder des dérogations. »

B.  Le droit international

1.  La Charte des Nations Unies

67.  La Charte des Nations Unies a été signée à San Francisco le 26 juin 1945. Ses dispositions pertinentes pour la présente affaire sont les suivantes :

Préambule

« Nous, peuples des Nations Unies, résolus

à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances,

à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,

à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,

à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,

et à ces fins

à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l’un avec l’autre dans un esprit de bon voisinage,

à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales,

à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu’il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l’intérêt commun,

à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples,

Avons décidé d’associer nos efforts pour réaliser ces desseins

En conséquence, nos gouvernements respectifs, par l’intermédiaire de leurs représentants, réunis en la ville de San Francisco, et munis de pleins pouvoirs reconnus en bonne et due forme, ont adopté la présente Charte des Nations Unies et établissent par les présentes une organisation internationale qui prendra le nom de Nations Unies.

Article 1

Les buts des Nations Unies sont les suivants :

1.  Maintenir la paix et la sécurité internationales et à cette fin : prendre des mesures collectives efficaces en vue de prévenir et d’écarter les menaces à la paix et de réprimer tout acte d’agression ou autre rupture de la paix, et réaliser, par des moyens pacifiques, conformément aux principes de la justice et du droit international, l’ajustement ou le règlement de différends ou de situations, de caractère international, susceptibles de mener à une rupture de la paix ;

(...)

3.  Réaliser la coopération internationale en résolvant les problèmes internationaux d’ordre économique, social, intellectuel ou humanitaire, en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour tous, sans distinctions de race, de sexe, de langue ou de religion ;

 (...)

Article 24

1.  Afin d’assurer l’action rapide et efficace de l’Organisation, ses Membres confèrent au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent qu’en s’acquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité le Conseil de sécurité agit en leur nom.

2.  Dans l’accomplissement de ces devoirs, le Conseil de sécurité agit conformément aux buts et principes des Nations Unies. Les pouvoirs spécifiques accordés au Conseil de sécurité pour lui permettre d’accomplir lesdits devoirs sont définis aux Chapitres VI, VII, VIII et XII.

(...)

Article 25

Les Membres de l’Organisation conviennent d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à la présente Charte. »

68.  Le Chapitre VII de la Charte est intitulé « Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression ». Son article 39 est libellé comme suit :

« Le Conseil de sécurité constate l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression et fait des recommandations ou décide quelles mesures seront prises conformément aux [articles] 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. »

69.  Le Chapitre XVI est intitulé « Dispositions diverses ». Son article 103 est libellé comme suit :

« En cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout autre accord international, les premières prévaudront. »

2.  Les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité dans le cadre de la lutte contre Al-Qaïda et les Taliban, dans la mesure où elles sont pertinentes pour la présente affaire

70.  La Résolution 1267 (1999) a été adoptée le 15 octobre 1999. Elle crée le comité des sanctions. Composé de tous les membres du Conseil de sécurité, ce comité a notamment pour tâche de demander à tous les Etats de le tenir informé des dispositions prises pour assurer l’application effective des mesures imposées en vertu de la résolution, qui consistent, d’une part, à refuser aux aéronefs liés aux Taliban l’autorisation de décoller de leur territoire ou d’y atterrir à moins que le comité des sanctions n’ait préalablement approuvé le vol pour des motifs d’ordre humanitaire et, d’autre part, à geler les fonds et autres ressources financières des Taliban. En ses parties pertinentes pour la présente affaire, cette résolution est ainsi libellée :

Résolution 1267 (1999)

« Adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4051e séance, tenue le 15 octobre 1999

Le Conseil de sécurité,

Réaffirmant ses résolutions antérieures, en particulier les Résolutions 1189 (1998) du 13 août 1998, 1193 (1998) du 28 août 1998 et 1214 (1998) du 8 décembre 1998, ainsi que les déclarations de son Président sur la situation en Afghanistan,

Se déclarant à nouveau résolument attaché à la souveraineté, à l’indépendance, à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de l’Afghanistan, ainsi qu’au respect du patrimoine culturel et historique du pays,

Se déclarant à nouveau profondément préoccupé par les violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme qui continuent d’être commises, en particulier la discrimination exercée à l’encontre des femmes et des filles, ainsi que par l’augmentation sensible de la production illicite d’opium, et soulignant que la prise du consulat général de la République islamique d’Iran par les Taliban et l’assassinat de diplomates iraniens et d’un journaliste à Mazar-e-Sharif constituent des violations flagrantes des règles établies du droit international,

Rappelant les conventions internationales contre le terrorisme pertinentes, et en particulier l’obligation qu’ont les parties à ces instruments d’extrader ou de poursuivre les terroristes,

Condamnant avec force le fait que des terroristes continuent d’être accueillis et entraînés, et que des actes de terrorisme soient préparés, en territoire afghan, en particulier dans les zones tenues par les Taliban, et réaffirmant sa conviction que la répression du terrorisme international est essentielle pour le maintien de la paix et de la sécurité internationales,

Déplorant que les Taliban continuent de donner refuge à Usama bin Laden et de lui permettre, ainsi qu’à ses associés, de diriger un réseau de camps d’entraînement de terroristes à partir du territoire tenu par eux et de se servir de l’Afghanistan comme base pour mener des opérations terroristes internationales,

Notant qu’Usama bin Laden et ses associés sont poursuivis par la justice des États‑Unis d’Amérique, notamment pour les attentats à la bombe commis le 7 août 1998 contre les ambassades de ce pays à Nairobi (Kenya) et à Dar es-Salaam (Tanzanie) et pour complot visant à tuer des citoyens américains se trouvant à l’étranger, et notant également que les États-Unis d’Amérique ont demandé aux Taliban de remettre les intéressés à la justice (S/1999/1021),

Considérant qu’en se refusant à satisfaire aux exigences formulées au paragraphe 13 de la Résolution 1214 (1998), les autorités des Taliban font peser une menace sur la paix et la sécurité internationales,

Soulignant sa volonté résolue de faire respecter ses résolutions,

Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies,

(...)

3. Décide que tous les États imposeront le 14 novembre 1999 les mesures prévues au paragraphe 4 ci-après, à moins qu’il n’ait décidé avant cette date, sur la base d’un rapport du Secrétaire général, que les Taliban se sont pleinement acquittés de l’obligation qui leur est imposée au paragraphe 2 ci-dessus ;

4. Décide en outre qu’afin d’assurer l’application du paragraphe 2 ci-dessus, tous les États devront :

a) Refuser aux aéronefs appartenant aux Taliban ou affrétés ou exploités par les Taliban ou pour le compte des Taliban, tels qu’identifiés par le comité créé en application du paragraphe 6 ci-après, l’autorisation de décoller de leur territoire ou d’y atterrir à moins que le comité n’ait préalablement approuvé le vol considéré pour des motifs d’ordre humanitaire, y compris les obligations religieuses telles que le pèlerinage à La Mecque ;

b) Geler les fonds et autres ressources financières, tirés notamment de biens appartenant aux Taliban ou contrôlés directement ou indirectement par eux, ou appartenant à, ou contrôlés par, toute entreprise appartenant aux Taliban ou contrôlée par les Taliban, tels qu’identifiés par le comité créé en application du paragraphe 6 ci‑après, et veiller à ce que ni les fonds et autres ressources financières en question, ni tous autres fonds ou ressources financières ainsi identifiés ne soient mis à la disposition ou utilisés au bénéfice des Taliban ou de toute entreprise leur appartenant ou contrôlée directement ou indirectement par les Taliban, que ce soit par leurs nationaux ou par toute autre personne se trouvant sur leur territoire, à moins que le comité n’ait donné une autorisation contraire, au cas par cas, pour des motifs humanitaires ;

5. Engage tous les États à s’associer aux efforts menés pour parvenir à ce qui est exigé au paragraphe 2 ci-dessus, et à envisager de prendre d’autres mesures contre Usama bin Laden et ses associés ;

6. Décide de créer, conformément à l’article 28 de son règlement intérieur provisoire, un comité du Conseil de sécurité composé de tous les membres du Conseil, pour accomplir les tâches ci-après et rendre compte de ses travaux au Conseil en présentant ses observations et recommandations :

(...)

7. Demande à tous les États de se conformer strictement aux dispositions de la présente résolution, nonobstant l’existence de droits accordés ou d’obligations conférées ou imposées par tout accord international, tout contrat conclu ou tous autorisations ou permis accordés avant la date à laquelle entreront en vigueur les mesures imposées par le paragraphe 4 ci-dessus ;

8. Demande aux États d’engager des poursuites contre les personnes et les entités relevant de leur juridiction qui agissent en violation des mesures imposées par le paragraphe 4 ci-dessus et de leur appliquer des peines appropriées ;

9. Demande à tous les États de coopérer pleinement avec le comité créé en application du paragraphe 6 ci-dessus dans l’exécution de ses tâches, notamment en lui communiquant les éléments d’information qui pourraient lui être nécessaires au titre de la présente résolution ;

10. Demande à tous les États de rendre compte au comité créé en application du paragraphe 6 ci-dessus, dans les 30 jours qui suivront l’entrée en vigueur des mesures imposées par le paragraphe 4 ci-dessus, des dispositions qu’ils auront prises pour appliquer ledit paragraphe 4 ;

(...) »

71.  Par la Résolution 1333 (2000), adoptée le 19 décembre 2000, le Conseil de sécurité a étendu l’application des sanctions prévues par la Résolution 1267 (1999) à toute personne ou entité désignée par le comité des sanctions comme associée à Al-Qaïda ou à Oussama Ben Laden. La résolution prévoit également l’usage d’une liste pour la mise en œuvre des sanctions adoptées par les Nations Unies. En ses parties pertinentes pour la présente affaire, cette résolution est ainsi libellée :

Résolution 1333 (2000)

« (...) Le Conseil de sécurité (...)

Réaffirmant ses résolutions antérieures, en particulier la Résolution 1267 (1999) du 15 octobre 1999, et les déclarations de son Président sur la situation en Afghanistan,

Se déclarant à nouveau résolument attaché à la souveraineté, à l’indépendance, à l’intégrité territoriale et à l’unité nationale de l’Afghanistan, ainsi qu’au respect du patrimoine culturel et historique du pays,

Reconnaissant les besoins humanitaires critiques du peuple afghan,

(...)

8. Décide que tous les États prendront de nouvelles mesures pour :

a) Fermer immédiatement et totalement tous les bureaux des Taliban situés sur leurs territoires ;

b) Fermer immédiatement tous les bureaux de la compagnie aérienne Ariana Afghan Airlines sur leurs territoires ;

c) Geler sans retard les fonds et autres actifs financiers d’Usama bin Laden et des individus et entités qui lui sont associés, tels qu’identifiés par le Comité, y compris l’organisation [Al-Qaïda], et les fonds tirés de biens appartenant à Usama bin Laden et aux individus et entités qui lui sont associés ou contrôlés directement ou indirectement par eux, et veiller à ce que ni les fonds et autres ressources financières en question, ni tous autres fonds ou ressources financières ne soient mis à la disposition ou utilisés directement ou indirectement au bénéfice d’Usama bin Laden, de ses associés ou de toute entité leur appartenant ou contrôlée directement ou indirectement par eux, y compris l’organisation [Al-Qaïda], que ce soit par leurs nationaux ou par toute autre personne se trouvant sur leur territoire, et prie le Comité de tenir, sur la base des informations communiquées par les États et les organisations régionales, une liste à jour des individus et entités que le Comité a identifiés comme étant associés à Usama bin Laden, y compris l’organisation [Al-Qaïda] ;

(...)

12. Décide en outre que le Comité tiendra une liste des organisations et des organismes de secours gouvernementaux approuvés qui fournissent une aide humanitaire en Afghanistan, y compris l’Organisation des Nations Unies et ses institutions, les organismes de secours gouvernementaux fournissant une aide humanitaire, le Comité international de la Croix-Rouge et les organisations non gouvernementales, selon qu’il conviendra, que l’interdiction décrétée au paragraphe 11 ci-dessus ne s’appliquera pas aux vols humanitaires organisés par les organisations et les organismes de secours gouvernementaux, ou pour leur compte, qui figurent sur la liste approuvée par le Comité, que celui-ci réexaminera régulièrement cette liste en y ajoutant selon qu’il conviendra de nouvelles organisations ou de nouveaux organismes de secours gouvernementaux, et que le Comité retirera de la liste les organisations et organismes gouvernementaux qui, selon lui, organisent ou sont susceptibles d’organiser des vols à des fins autres qu’humanitaires, et fera savoir immédiatement à ces organisations ou organismes gouvernementaux que tout vol organisé par eux, ou pour leur compte, est soumis aux dispositions du paragraphe 11 ci-dessus ;

(...)

16. Prie le Comité de s’acquitter de son mandat en exécutant les tâches ci-après, en sus de celles qui sont énoncées dans la Résolution 1267 (1999) :

a) Dresser et tenir à jour, à partir des informations communiquées par les États, les organisations régionales et les organisations internationales, des listes de tous les points d’entrée et zones d’atterrissage situés sur le territoire afghan contrôlé par les Taliban et communiquer aux États Membres le contenu de ces listes ;

b) Dresser et tenir à jour, à partir des informations communiquées par les États et les organisations régionales, des listes concernant les individus et entités identifiés comme étant associés à Usama bin Laden, conformément à l’alinéa c) du paragraphe 8 ci-dessus ;

c) Examiner les demandes concernant les dérogations visées aux paragraphes 6 et 11 ci-dessus et statuer sur ces demandes ;

d) Dresser au plus tard un mois après l’adoption de la présente résolution et tenir à jour la liste des organisations agréées et des organismes publics de secours fournissant une aide humanitaire à l’Afghanistan, conformément au paragraphe 12 ci-dessus ;

(...)

17. Demande à tous les États et à toutes les organisations internationales et régionales, dont l’Organisation des Nations Unies et les institutions spécialisées, de se conformer strictement aux dispositions de la présente résolution, nonobstant de l’existence de tous droits conférés ou obligations imposées par un accord international ou d’un contrat conclu ou d’une licence ou autorisation délivrée avant la date d’entrée en vigueur des mesures imposées par les paragraphes 5, 8, 10 et 11 ci-dessus ;

(...) »

72.  Dans la Résolution 1363 (2001), adoptée le 30 juillet 2001, le Conseil de sécurité a décidé la création d’un mécanisme de surveillance de la mise en œuvre des mesures énoncées dans les Résolutions 1267 (1999) et 1333 (2000) (« le mécanisme de suivi »), constitué notamment d’un groupe de suivi composé au maximum de cinq experts choisis compte tenu du principe de la répartition géographique équitable (« Monitoring Group »).

73.  Dans la Résolution 1373 (2001), adoptée le 28 septembre 2001 – à la suite des événements du 11 septembre 2001 – le Conseil de sécurité a décidé que les Etats devaient prendre toute une série de mesures de lutte contre le terrorisme international et de contrôle des frontières. En ses parties pertinentes pour la présente affaire, cette résolution est ainsi libellée :

Résolution 1373 (2001)

« (...) Le Conseil de sécurité (...)

1. Décide que tous les États :

a) Préviennent et répriment le financement des actes de terrorisme ;

b) Érigent en crime la fourniture ou la collecte délibérée par leurs nationaux ou sur leur territoire, par quelque moyen que ce soit, directement ou indirectement, de fonds que l’on prévoit d’utiliser ou dont on sait qu’ils seront utilisés pour perpétrer des actes de terrorisme ;

c) Gèlent sans attendre les fonds et autres avoirs financiers ou ressources économiques des personnes qui commettent, ou tentent de commettre, des actes de terrorisme, les facilitent ou y participent, des entités appartenant à ces personnes ou contrôlées, directement ou indirectement, par elles, et des personnes et entités agissant au nom, ou sur instruction, de ces personnes et entités, y compris les fonds provenant de biens appartenant à ces personnes, et aux personnes et entités qui leur sont associées, ou contrôlés, directement ou indirectement, par elles ;

d) Interdisent à leurs nationaux ou à toute personne ou entité se trouvant sur leur territoire de mettre des fonds, avoirs financiers ou ressources économiques ou services financiers ou autres services connexes à la disposition, directement ou indirectement, de personnes qui commettent ou tentent de commettre des actes de terrorisme, les facilitent ou y participent, d’entités appartenant à ces personnes ou contrôlées, directement ou indirectement, par elles et de personnes et entités agissant au nom ou sur instruction de ces personnes ;

2. Décide également que tous les États :

a) S’abstiennent d’apporter quelque forme d’appui que ce soit, actif ou passif, aux entités ou personnes impliquées dans des actes de terrorisme, notamment en réprimant le recrutement de membres de groupes terroristes et en mettant fin à l’approvisionnement en armes des terroristes ;

b) Prennent les mesures voulues pour empêcher que des actes de terrorisme ne soient commis, notamment en assurant l’alerte rapide d’autres États par l’échange de renseignements ;

c) Refusent de donner refuge à ceux qui financent, organisent, appuient ou commettent des actes de terrorisme ou en recèlent les auteurs ;

d) Empêchent que ceux qui financent, organisent, facilitent ou commettent des actes de terrorisme n’utilisent leurs territoires respectifs pour commettre de tels actes contre d’autres États ou contre les citoyens de ces États ;

e) Veillent à ce que toutes personnes qui participent au financement, à l’organisation, à la préparation ou à la perpétration d’actes de terrorisme ou qui y apportent un appui soient traduites en justice, à ce que, outre les mesures qui pourraient être prises contre ces personnes, ces actes de terrorisme soient érigés en infractions graves dans la législation et la réglementation nationales et à ce que la peine infligée soit à la mesure de la gravité de ces actes

3. Demande à tous les États :

(...)

f) De prendre les mesures appropriées, conformément aux dispositions pertinentes de leur législation nationale et du droit international, y compris les normes internationales relatives aux droits de l’homme, afin de s’assurer, avant d’octroyer le statut de réfugié, que les demandeurs d’asile n’ont pas organisé ou facilité la perpétration d’actes de terrorisme et n’y ont pas participé ;

(...) »

74.  Dans la Résolution 1390 (2002), adoptée le 16 janvier 2002, le Conseil de sécurité a décidé la mise en place d’une interdiction d’entrée et transit à l’égard des personnes et entités visées par les sanctions internationales. Cette résolution apporte également davantage de précision et de transparence au régime des sanctions, en ce que le comité des sanctions y est prié d’actualiser régulièrement la liste des personnes visées par les sanctions, de publier sans tarder les directives et les critères nécessaires pour faciliter la mise en œuvre des sanctions et de rendre publics les renseignements qu’il jugerait utiles ainsi que la liste des personnes visées par les sanctions. En ses parties pertinentes pour la présente affaire, cette résolution est ainsi libellée :

Résolution 1390 (2002)

« (...) Le Conseil de sécurité (...)

2. Décide que tous les États doivent prendre les mesures ci-après à l’égard d’Oussama ben Laden, des membres de l’organisation [Al-Qaïda] ainsi que des Taliban et autres personnes, groupes, entreprises et entités associés figurant sur la liste établie en application des Résolutions 1267 (1999) et 1333 (2000), qui doit être mise à jour périodiquement par le Comité créé en application du paragraphe 6 de la Résolution 1267 (1999), ci-après dénommé « le Comité » :

a) Bloquer sans délai les fonds et autres avoirs financiers ou ressources économiques de ces personnes, groupes, entreprises et entités, y compris les fonds provenant de biens leur appartenant ou contrôlés, directement ou indirectement, par eux ou par des personnes agissant pour leur compte ou sous leurs ordres, et veiller à ce que ni ces fonds ni d’autres fonds, actifs financiers ou ressources économiques ne soient rendus disponibles, directement ou indirectement, pour les fins qu’ils poursuivent, par leurs citoyens ou par une personne se trouvant sur leur territoire ;

b) Empêcher l’entrée sur leur territoire ou le transit par leur territoire de ces personnes, étant entendu qu’aucune disposition du présent paragraphe ne peut contraindre un État à refuser l’entrée sur son territoire ou à exiger le départ de son territoire de ses propres citoyens et que le présent paragraphe ne s’applique pas lorsque l’entrée ou le transit est nécessaire pour l’aboutissement d’une procédure judiciaire, ou quand le Comité détermine, uniquement au cas par cas, si cette entrée ou ce transit est justifié ;

c) Empêcher la fourniture, la vente ou le transfert directs ou indirects, à partir de leur territoire ou par leurs citoyens se trouvant en dehors de leur territoire, à de tels groupes, personnes, entreprises ou entités, ou au moyen de navires battant leur pavillon ou d’aéronefs immatriculés par eux, d’armes et de matériel connexe de tous types, y compris les armes et les munitions, les véhicules et le matériel militaires et les pièces de rechange pour le matériel susmentionné, ainsi que les conseils, l’assistance et la formation techniques ayant trait à des activités militaires ;

(...)

8. Exhorte tous les États à prendre des mesures immédiates pour appliquer ou renforcer, par des mesures législatives ou administratives, selon qu’il conviendra, les dispositions applicables en vertu de leur législation ou de leur réglementation à l’encontre de leurs nationaux et d’autres personnes ou entités agissant sur leur territoire, afin de prévenir et de sanctionner les violations des mesures visées au paragraphe 2 de la présente résolution, et à informer le Comité de l’adoption de ces mesures, et invite les États à communiquer au Comité les résultats de toute enquête ou opération de police ayant un rapport avec la question, à moins que cette enquête ou opération ne risque de s’en trouver compromise ;

(...) »

75.  Dans la Résolution 1526 (2004), adoptée le 30 janvier 2004, le Conseil de sécurité a prié tous les Etats de fournir, lors de la soumission de nouveaux noms à inclure sur la liste du comité des sanctions, des renseignements facilitant l’identification des personnes ou entités concernées, et il les a encouragés vigoureusement à informer, dans la mesure du possible, les personnes et entités inscrites sur la liste des mesures prises à leur encontre, des directives du comité et des dispositions de la Résolution 1452 (2002), qui prévoit des dérogations à certaines sanctions.

76.  En réponse à la montée des critiques vis-à-vis du régime des sanctions, le Conseil de sécurité a adopté des résolutions de plus en plus détaillées pour en renforcer les garanties procédurales. C’est ainsi que, dans la Résolution 1730 (2006), il a établi la procédure actuelle, en instituant un « point focal » chargé de recevoir les demandes de radiation des personnes ou entités figurant sur les listes établies par le comité des sanctions. Selon cette résolution, le point focal est chargé de transmettre les demandes qui lui sont soumises, pour information et observations éventuelles, aux gouvernements à l’origine de l’inscription ainsi qu’à ceux de l’Etat de nationalité et de l’Etat de résidence. Ceux-ci consultent alors les gouvernements à l’origine de l’inscription, avec ou sans l’entremise du « point focal », puis ils peuvent recommander la radiation de la liste. Dans ce cas, la demande de radiation est inscrite à l’ordre du jour du comité des sanctions, lequel prend ses décisions par consensus de ses 15 membres.

77.  La Résolution 1735 (2006) a créé une procédure de notification aux personnes ou entités inscrites sur la liste et précisé les critères de radiation de la liste :

« 14. (...) pour apprécier l’opportunité de rayer des noms de la liste, le Comité pourra, notamment, rechercher i) si l’individu ou l’entité a été inscrit sur la liste par suite d’une erreur d’identification, ou ii) si l’individu ou l’entité ne remplit plus les critères découlant des résolutions pertinentes, en particulier la Résolution 1617 (2005) ; en procédant à l’évaluation visée au point ii), le Comité pourra rechercher, notamment, si l’individu est décédé ou s’il est établi que l’individu ou l’entité a cessé toute association, telle que définie dans la Résolution 1617 (2005), avec [Al-Qaïda], Usama bin Laden, les Taliban et ceux qui les appuient, y compris tous individus et entités inscrits sur la Liste (...) »

78.  La procédure a encore été renforcée par la suite, avec l’adoption des Résolutions 1822 (2008) et 1904 (2009), qui sont postérieures à la présente affaire. Dans la Résolution 1904, adoptée le 17 décembre 2009, le Conseil de sécurité a décidé la création d’un bureau du Médiateur, chargé de recevoir les demandes d’individus visés par les sanctions adoptées par le Conseil de sécurité dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Selon cette résolution, les personnes inscrites sur la liste des sanctions sont en droit d’obtenir des informations sur les motifs se trouvant à l’origine des mesures prises à leur encontre et d’adresser au Médiateur une demande aux fins de leur radiation de cette liste. Le Médiateur est chargé de mener sur chaque cas une enquête indépendante et impartiale et d’exposer au comité des sanctions les raisons militant pour ou contre une radiation de la liste.

3.  La Convention de Vienne sur le droit des traités (1969)

79.  L’article 27 (Droit interne et respect des traités) de la Convention de Vienne sur le droit des traités est libellé dans les termes suivants :

« Une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité (...). »

80.  Son article 30 (Application de traités successifs portant sur la même matière) est libellé comme suit :

1.  Sous réserve des dispositions de l’article 103 de la Charte des Nations Unies, les droits et obligations des Etats parties à des traités successifs portant sur la même matière sont déterminés conformément aux paragraphes suivants.

2.  Lorsqu’un traité précise qu’il est subordonné à un traité antérieur ou postérieur ou qu’il ne doit pas être considéré comme incompatible avec cet autre traité, les dispositions de celui-ci l’emportent.

3.  Lorsque toutes les parties au traité antérieur sont également parties au traité postérieur, sans que le traité antérieur ait pris fin ou que son application ait été suspendue en vertu de l’article 59, le traité antérieur ne s’applique que dans la mesure où ses dispositions sont compatibles avec celles du traité postérieur.

4.  Lorsque les parties au traité antérieur ne sont pas toutes parties au traité postérieur :

a)  dans les relations entre les Etats parties aux deux traités, la règle applicable est celle qui est énoncée au paragraphe 3 ;

b)  dans les relations entre un Etat partie aux deux traités et un Etat partie à l’un de ces traités seulement, le traité auquel les deux Etats sont parties régit leurs droits et obligations réciproques.

5.  Le paragraphe 4 s’applique sans préjudice de l’article 41, de toute question d’extinction ou de suspension de l’application d’un traité aux termes de l’article 60 ou de toute question de responsabilité qui peut naître pour un Etat de la conclusion ou de l’application d’un traité dont les dispositions sont incompatibles avec les obligations qui lui incombent à l’égard d’un autre Etat en vertu d’un autre traité. »

4.  Les travaux de la Commission du droit international des Nations Unies

81.  Le rapport du groupe d’étude de la Commission du droit international (CDI) intitulé « Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international », publié en avril 2006, comporte les observations suivantes relativement à l’article 103 de la Charte :

4. Harmonisation − Intégration systémique

« 37. En droit international, une forte présomption pèse contre le conflit normatif. L’interprétation des traités relève de la diplomatie, or la diplomatie est censée éviter ou atténuer les conflits, ce qui vaut pour le règlement judiciaire. Voici comment Rousseau concevait les devoirs du juge dans l’une des analyses les plus anciennes du conflit de lois qui a conservé toute son utilité :

... lorsqu’il est en présence de deux accords de volontés divergentes, il doit être tout naturellement porté à rechercher leur coordination plutôt qu’à consacrer à leur antagonisme (Charles Rousseau, « De la compatibilité des normes juridiques contradictoires dans l’ordre international », RGDIP, vol. 39 (1932), p. 153).

38. Ce principe d’interprétation désormais largement accepté peut se formuler de différentes façons. Il peut se présenter sous une forme empirique: en se créant de nouvelles obligations, les États ne sont pas supposés déroger à leurs autres obligations. Jennings et Watts par exemple notent l’existence

d’une présomption selon laquelle les parties se proposent quelque chose qui n’est pas incompatible avec les principes généralement reconnus du droit international ni avec des obligations conventionnelles antérieures à l’égard d’États tiers (Sir Robert Jennings et Sir Arthur Watts (éd.), Oppenheim’s International Law (Londres : Longman, 1992) (9e éd.), p. 1275. Pour l’acceptation plus large de la présomption défavorable au conflit – c’est-à-dire la suggestion de l’harmonie – voir également Pauwelyn, Conflict of Norms..., supra, note 21, p. 240 à 244).

39. Dans l’affaire du Droit de passage, la Cour internationale de Justice déclarait :

c’est une règle d’interprétation qu’un texte émanant d’un Gouvernement doit, en principe, être interprété comme produisant et étant destiné à produire des effets conformes et non pas contraires au droit existant (Affaire du Droit de passage sur le territoire indien (exceptions préliminaires) (Portugal c. Inde), C.I.J., Recueil des arrêts, Avis consultatifs et ordonnances, 1957, p. 21).

(...)

 331.  L’Article 103 ne précise pas que la Charte prime, mais renvoie aux obligations en vertu de la Charte. Outre les droits et obligations prévus par la Charte elle‑même, il vise les devoirs découlant de décisions exécutoires des organes des Nations Unies. L’Article 25, qui fait obligation aux États Membres d’accepter et d’appliquer les résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du Chapitre VII de la Charte, est le premier exemple qui vient à l’esprit. Même si la primauté des décisions du Conseil de sécurité selon l’Article 103 n’est pas expressément prévue dans la Charte, dans la pratique comme dans la doctrine, elle a été largement acceptée (...) »

5.  La jurisprudence internationale pertinente

82.  Les mesures prises en vertu des résolutions du Conseil de sécurité établissant un régime d’inscription sur des listes et la possibilité de contrôler leur légalité ont été examinées, au niveau international, par la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) et par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies.

a.  L’affaire Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation c. Conseil et Commission (Cour de Justice des Communautés européennes)

83.  L’arrêt Yassin Abdullah Kadi et Al Barakaat International Foundation c. Conseil de l’Union européenne et Commission des Communautés européennes (affaires jointes C-402/05 P et C-415/05 P ; ci‑après : l’arrêt « Kadi ») concernait une mesure de gel des avoirs des requérants prise en application de règlements communautaires adoptés dans le cadre de la mise en œuvre des Résolutions 1267 (1999), 1333 (2000) et 1390 (2002) du Conseil de sécurité, lesquelles imposaient notamment à tous les Etats membres de l’ONU de prendre des mesures pour geler les fonds et autres ressources financières des individus et entités considérés par le comité des sanctions du Conseil de sécurité comme liés à Oussama Ben Laden, au réseau Al-Qaïda ou aux Taliban. En l’espèce, les requérants relevaient de cette catégorie et leurs avoirs avaient donc été gelés, mesure qu’ils estimaient constituer une atteinte à leur droit fondamental au respect de leurs biens protégé par le traité instituant la Communauté européenne (« le traité CE »). Ils soutenaient que les règlements communautaires en cause avaient été adoptés ultra vires.

84.  Le 21 septembre 2005, le Tribunal de première instance (devenu le 1er décembre 2009 « le Tribunal ») rejeta ces griefs et confirma la licéité des règlements, jugeant essentiellement que l’article 103 de la Charte avait pour effet de faire prévaloir les résolutions du Conseil de sécurité sur toutes les autres obligations internationales (hormis celles découlant du jus cogens), y compris celles issues du traité CE. Il conclut qu’il n’était pas autorisé à examiner des résolutions du Conseil de sécurité, fût-ce de manière incidente, aux fins de vérifier qu’elles respectaient les droits fondamentaux.

85.  M. Kadi forma un pourvoi devant la Cour de justice des Communautés européennes (« la CJCE », devenue le 1er décembre 2009 la « Cour de Justice de l’Union européenne »). Ce pourvoi fut examiné en grande chambre conjointement avec une autre affaire. Dans son arrêt, rendu le 3 septembre 2008, la CJCE déclara que, l’ordre juridique communautaire étant un ordre juridique interne et distinct, elle était compétente pour examiner la licéité d’un règlement communautaire adopté au sein de cet ordre juridique, même si celui-ci avait été adopté pour mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité. Elle jugea dès lors que, même s’il ne lui incombait pas d’examiner la régularité des résolutions du Conseil de sécurité, le « juge communautaire » pouvait contrôler les actes communautaires ou les actes des Etats membres donnant effet à ces résolutions, et que cela « [n’impliquait] pas une remise en cause de la primauté de [la résolution concernée] au plan du droit international ».

86.  La Cour de justice conclut que, les droits fondamentaux faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire, les juridictions communautaires devaient assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité au regard de ces droits de l’ensemble des actes communautaires, y compris ceux visant, tel le règlement en cause, à mettre en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité. Elle s’exprima notamment ainsi :

« (...)

281.  À cet égard, il y a lieu de rappeler que la Communauté est une communauté de droit en ce que ni ses États membres ni ses institutions n’échappent au contrôle de la conformité de leurs actes à la charte constitutionnelle de base qu’est le traité CE et que ce dernier a établi un système complet de voies de recours et de procédures destiné à confier à la Cour le contrôle de la légalité des actes des institutions (arrêt du 23 avril 1986, Les Verts/Parlement, 294/83, Rec. p. 1339, point 23).

(...)

290.  Il y a dès lors lieu d’examiner si, comme l’a jugé le Tribunal, les principes régissant l’articulation des rapports entre l’ordre juridique international issu des [Nations Unies] et l’ordre juridique communautaire impliquent qu’un contrôle juridictionnel de la légalité interne du règlement litigieux au regard des droits fondamentaux est en principe exclu, nonobstant le fait que, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence rappelée aux points 281 à 284 du présent arrêt, un tel contrôle constitue une garantie constitutionnelle relevant des fondements mêmes de la Communauté.

(...)

293.  Le respect des engagements pris dans le cadre des [Nations Unies] s’impose tout autant dans le domaine du maintien de la paix et de la sécurité internationales, lors de la mise en œuvre par la Communauté, par l’adoption d’actes communautaires pris sur le fondement des articles 60 CE et 301 CE, de résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la charte des [Nations Unies].

294.  Dans l’exercice de cette dernière compétence, la Communauté se doit en effet d’attacher une importance particulière au fait que, conformément à l’article 24 de la charte des [Nations Unies], l’adoption, par le Conseil de sécurité, de résolutions au titre du chapitre VII de cette charte constitue l’exercice de la responsabilité principale dont est investi cet organe international pour maintenir, à l’échelle mondiale, la paix et la sécurité, responsabilité qui, dans le cadre dudit chapitre VII, inclut le pouvoir de déterminer ce qui constitue une menace contre la paix et la sécurité internationales ainsi que de prendre les mesures nécessaires pour les maintenir ou les rétablir.

(...)

296.  Or, si, du fait de l’adoption d’un tel acte, la Communauté est tenue de prendre, dans le cadre du traité CE, les mesures qu’impose cet acte, cette obligation implique, lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre d’une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la charte des [Nations Unies], que, lors de l’élaboration de ces mesures, la Communauté tienne dûment compte des termes et des objectifs de la résolution concernée ainsi que des obligations pertinentes découlant de la charte des [Nations Unies] relatives à une telle mise en œuvre.

297.  Par ailleurs, la Cour a déjà jugé que, aux fins de l’interprétation du règlement litigieux, il y a également lieu de tenir compte du texte et de l’objet de la Résolution 1390 (2002), que ce règlement, selon son quatrième considérant, vise à mettre en œuvre (arrêt Möllendorf et Möllendorf-Niehuus, précité, point 54 et jurisprudence citée).

298.  Il y a toutefois lieu de relever que la charte des [Nations Unies] n’impose pas le choix d’un modèle déterminé pour la mise en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de cette charte, cette mise en œuvre devant intervenir conformément aux modalités applicables à cet égard dans l’ordre juridique interne de chaque membre de l’ONU. En effet, la charte des [Nations Unies] laisse en principe aux membres de l’ONU le libre choix entre différents modèles possibles de réception dans leur ordre juridique interne de telles résolutions.

299.  Il découle de l’ensemble de ces considérations que les principes régissant l’ordre juridique international issu des [Nations Unies] n’impliquent pas qu’un contrôle juridictionnel de la légalité interne du règlement litigieux au regard des droits fondamentaux serait exclu en raison du fait que cet acte vise à mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la charte des [Nations Unies].

300.  Une telle immunité juridictionnelle d’un acte communautaire tel que le règlement litigieux, en tant que corollaire du principe de primauté au plan du droit international des obligations issues de la charte des [Nations Unies], en particulier de celles relatives à la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité adoptées au titre du chapitre VII de cette charte, ne trouve par ailleurs aucun fondement dans le traité CE.

(...) »

87.  La Cour de justice conclut que les règlements dénoncés, qui ne prévoyaient aucun droit de recours contre le gel d’avoirs, étaient contraires aux droits fondamentaux et devaient être annulés.

b.  L’affaire Sayadi et Vinck c. Belgique (Comité des droits de l’homme des Nations Unies)

88.  Dans l’affaire opposant Nabil Sayadi et Patricia Vinck à la Belgique (constatations du Comité des droits de l’homme du 22 octobre 2008, relatives à la communication no 1472/2006), le Comité des droits de l’homme eut à examiner la façon dont l’Etat partie avait appliqué le régime des sanctions établi par le Conseil de sécurité dans sa Résolution 1267 (1999). En janvier 2003, les deux auteurs de la communication, des ressortissants belges, avaient été inscrits sur la liste annexée à la Résolution 1267 (1999) sur la base d’informations fournies au Conseil de sécurité par la Belgique, qui avait ouvert une instruction judiciaire à leur égard en septembre 2002. A plusieurs reprises, les deux auteurs avaient présenté sans succès des demandes de radiation aux autorités nationales et régionales ainsi qu’à l’ONU. En 2005, le tribunal de première instance de Bruxelles avait notamment ordonné à l’Etat belge de demander d’urgence au comité des sanctions de radier de la liste les noms des auteurs de la communication, ce que l’Etat avait fait.

89.  Le Comité des droits de l’homme nota que l’interdiction de voyager imposée aux auteurs de la communication résultait du fait que l’Etat partie avait transmis leur nom au comité des sanctions avant même qu’ils n’aient été entendus. Il estima donc que même si la Belgique n’était pas compétente pour retirer elle-même leur nom des listes des Nations Unies ou de l’Union européenne, elle était responsable de leur présence sur ces listes et de l’interdiction de voyager qui en avait résulté. Il conclut que les auteurs avaient subi une atteinte à la liberté de circulation emportant violation de l’article 12 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le non-lieu auquel avait abouti l’instruction judiciaire ainsi que les demandes de radiation présentées par l’Etat partie montrant selon lui qu’aucune menace à la sécurité nationale ou à l’ordre public ne justifiait de telles restrictions.

90.  Le Comité estima également que l’accessibilité de la liste sur Internet, la parution d’articles de presse, la communication d’informations sur les auteurs avant la conclusion de l’enquête judiciaire et le fait que leurs coordonnées étaient toujours accessibles au public malgré les demandes formulées par l’Etat partie aux fins de leur retrait de la liste constituaient autant d’atteintes à l’honneur et à la réputation des intéressés et emportaient violation de l’article 17 du Pacte.

91.  De l’avis du Comité, même si l’Etat partie n’était pas compétent pour retirer lui-même de la liste les noms des auteurs, il avait le devoir d’entreprendre tout ce qui était en son pouvoir pour obtenir ce retrait au plus vite, d’indemniser les auteurs, de rendre publiques les demandes de radiation et de veiller à ce que de tels abus ne se reproduisent plus.

92.  Le 20 juillet 2009, les auteurs de la communication ont été radiés de la liste sur décision du comité des sanctions.

6.  La jurisprudence pertinente d’autres Etats

93.  Ces mesures ont également été examinées, au niveau national, par la Cour suprême du Royaume-Uni et par la Cour fédérale du Canada.

a.  L’affaire Ahmed and Others v. HM Treasury (Cour suprême du Royaume‑Uni)

94.  L’affaire Ahmed and Others v. HM Treasury, jugée par la Cour suprême du Royaume-Uni le 27 janvier 2010, concernait une mesure de gel des avoirs des requérants prise en application du régime des sanctions établi par les Résolutions 1267 (1999) et 1373 (2001). La Cour suprême estima qu’en adoptant certaines ordonnances d’application des résolutions du Conseil de sécurité établissant le régime des sanctions, le Gouvernement avait outrepassé les pouvoirs que lui conférait la loi de 1946 sur les Nations Unies.

95.  Dans l’arrêt, Lord Hope, vice-président de la Cour suprême, s’exprima ainsi :

« 6. (...) Nous devons contrôler d’autant plus soigneusement la compétence du Trésor au regard de la loi de 1946 pour adopter les mesures de contrainte qu’il a prises que les conséquences des ordonnances prononcées sont en l’espèce draconiennes et liberticides. Même face à la menace que constitue le terrorisme international, la sécurité des personnes n’est pas un objectif inconditionnel. Il faut nous garder dans la même mesure des atteintes incontrôlées à la liberté individuelle. »

96.  Il reconnut que les requérants avaient été privés du droit à un recours effectif et, à cet égard, s’exprima notamment ainsi :

« 81. Je dirais que G est fondé à obtenir satisfaction dans la mesure où le régime auquel il a été soumis l’a privé d’un recours effectif. Comme l’indique M. Swift, il ne sera d’aucune utilité à l’intéressé de contester en justice la décision du Trésor de le traiter en personne désignée en vertu de l’ordonnance, car il a bien été désigné comme tel, par le Comité 1267. Pour bénéficier d’un recours effectif, ce dont il a besoin est un moyen de soumettre à un contrôle judiciaire son inscription sur la liste. Or, en vertu du mode de fonctionnement actuel du Comité 1267, il ne dispose pas d’une telle possibilité. Selon moi, l’article 3 § 1 b) de l’ordonnance sur Al-Qaïda, qui a donné lieu à cette situation, a donc été adopté en dépassement des pouvoirs conférés par l’article 1 de la loi de 1946. Il n’est pas nécessaire aux fins de la présente affaire d’examiner le point de savoir si l’ordonnance sur Al-Qaïda est, dans son ensemble, ultra vires. Je précise toutefois à cet égard que je n’entends pas indiquer que, s’il avait été applicable à G, l’article 4 de cette ordonnance n’aurait pas dû être également censuré.

82. Il en va de même de HAY : lui aussi est une « personne désignée » au motif que son nom figure sur la liste du Comité 1267. Comme indiqué précédemment, le Royaume-Uni demande à présent le retrait de son nom de la liste. Par une lettre du 1er octobre 2009, l’équipe des sanctions du Trésor a informé ses avocats [solicitors] que la demande de radiation avait été communiquée le 26 juin 2009 mais que lorsque le Comité l’avait examinée pour la première fois, un certain nombre d’Etats estimaient ne pas être en mesure d’accéder à cette demande. D’autres démarches sont entreprises actuellement pour obtenir la radiation, mais pour l’heure, elles n’ont pas abouti. HAY reste donc soumis aux dispositions de l’ordonnance sur Al-Qaïda. Cette situation le prive lui aussi d’un recours effectif. »

97.  La Cour suprême jugea illégales tant l’ordonnance prise en application de la Résolution 1373 (2001) dans le cadre général de la lutte contre le terrorisme (l’ordonnance sur le terrorisme, Terrorism Order) que celle prise en application des résolutions relatives à Al-Qaïda et aux Taliban (l’ordonnance sur Al-Qaïda, Al-Qaida Order). Elle ne censura cependant l’ordonnance sur Al-Qaïda que pour autant qu’elle ne prévoyait pas de recours effectif (voir également l’opinion dissidente de Lord Brown à cet égard).

b.  L’affaire Abdelrazik c. Canada (Cour fédérale du Canada)

98.  Dans l’affaire Abdelrazik c. Canada (Ministre des Affaires étrangères), jugée le 4 juin 2009, la Cour fédérale du Canada considéra que la procédure d’inscription du comité des sanctions contre Al-Qaïda et les Taliban était incompatible avec le droit à un recours effectif. En l’espèce, le requérant, de nationalités canadienne et soudanaise, se trouvait dans l’impossibilité de rentrer au Canada en raison de l’application par ce pays des résolutions du Conseil de sécurité établissant le régime des sanctions. Il était ainsi contraint de demeurer à l’ambassade du Canada à Khartoum, au Soudan, pays où il craignait d’être détenu et torturé.

99.  Le juge Zinn, qui exprima l’opinion de la majorité, s’exprima notamment ainsi :

« [51]  J’ajoute mon nom à ceux qui considèrent le régime instauré par le Comité 1267 comme un déni de recours juridiques fondamentaux et comme une mesure indéfendable selon les principes du droit international en matière de droits de la personne. Rien dans la procédure d’inscription ou de radiation ne reconnaît les principes de justice naturelle ou n’assure une équité procédurale fondamentale.

100.  Il ajouta :

« (...)

[54] (...) il est effrayant d’apprendre qu’un citoyen de notre pays ou de tout autre puisse voir son nom inscrit sur la liste du Comité 1267, sur de simples soupçons. »

101.  Après avoir examiné les mesures d’interdiction de voyager prises sur la base des résolutions relatives à Al-Qaïda et aux Taliban, il conclut qu’il avait été porté au droit du requérant d’entrer au Canada une atteinte incompatible avec les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés (§§ 62 et suiv.).

EN DROIT

I.  SUR LES EXCEPTIONS PRÉLIMINAIRES DU GOUVERNEMENT

A.  Sur la compatibilité des griefs avec la Convention et les protocoles

1.  Les thèses des parties

a.  Le gouvernement défendeur

102.  Le Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec les dispositions de la Convention. Il argue que les mesures litigieuses ont été prises sur le fondement des Résolutions 1267 (1999) et suivantes du Conseil de sécurité, lesquelles, en vertu des articles 25 et 103 de la Charte des Nations Unies, auraient force obligatoire et primeraient sur les obligations découlant de tout autre accord international. A cet égard, il renvoie notamment à une ordonnance portant mesures conservatoires rendue par la Cour internationale de Justice dans le cadre de l’affaire relative aux Questions d’interprétation et d’application de la convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie (Jamahiriya arabe libyenne c. Royaume-Uni), mesures conservatoires, ordonnance du 14 avril 1992, CIJ Recueil 1992, p. 15, § 39 :

« Considérant que la Libye et le Royaume-Uni, en tant que Membres de l’Organisation des Nations Unies, sont dans l’obligation d’accepter et d’appliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément à l’article 25 de la Charte ; que la Cour, qui, à ce stade de la procédure, en est à l’examen d’une demande en indication de mesures conservatoires, estime que prima facie cette obligation s’étend à la décision contenue dans la Résolution 748 (1992) ; et que, conformément à l’article 103 de la Charte, les obligations des Parties à cet égard prévalent sur leurs obligations en vertu de tout autre accord international, y compris la convention de Montréal ;»

Le Gouvernement soutient que, dans ces circonstances, la Suisse ne saurait être tenue responsable au niveau international de la mise en œuvre des mesures en question.

103.  Le Gouvernement ajoute que ces mesures, émanant du Conseil de sécurité de l’ONU, échappent au contrôle de la Cour. Ainsi, la requête faisant l’objet de la présente affaire serait également irrecevable ratione materiae.

b.  Le requérant

104.  Le requérant soutient que sa requête est compatible ratione personae avec les dispositions de la Convention. Il estime que l’effet direct des obligations découlant des résolutions du Conseil de sécurité importe peu pour l’imputabilité à l’Etat défendeur des restrictions imposées, dès lors que ces restrictions ont été mises en œuvre au niveau national par le Gouvernement conformément à l’article 190 de la Constitution fédérale. S’appuyant sur l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, il ajoute que la Suisse ne pourrait pas invoquer le droit interne pour se soustraire à ses obligations internationales (paragraphe 79 ci-dessus).

105.  Le requérant estime également que les autorités suisses ont appliqué les possibilités de dérogation prévues par les résolutions du Conseil de sécurité de manière plus restrictive que ce que prévoyait le régime des sanctions. Le Tribunal fédéral lui-même l’aurait observé dans son arrêt du 14 novembre 2007. Ainsi, les autorités nationales auraient adopté les mesures litigieuses dans le cadre d’une certaine marge d’appréciation et non d’une mise en œuvre automatique des résolutions du Conseil de sécurité. Le requérant ajoute à cet égard que sa radiation, décidée par le comité des sanctions le 23 septembre 2009, n’a pris effet en Suisse qu’une semaine plus tard. Il voit là une autre preuve de la nature non automatique de l’application des résolutions du Conseil de sécurité.

106.  Enfin, le requérant soutient qu’il s’agit en l’espèce non pas de remettre en question le caractère prioritaire de la Charte des Nations Unies énoncé à l’article 103 de cet instrument – un constat de violation de la Convention n’étant pas selon lui susceptible de modifier la validité des obligations internationales des Etats – mais simplement de veiller à ce que la Charte ne soit pas utilisée comme un prétexte pour ne pas respecter les dispositions de la Convention.

2.  Les thèses des tiers intervenants

a.  Le gouvernement français

107.  Le gouvernement français estime que la réserve de conventionnalité, correspondant à l’exigence d’une « protection équivalente », ne saurait s’appliquer utilement dans la présente affaire car les mesures édictées par la Suisse découlaient nécessairement de résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, que tous les Etats seraient tenus d’appliquer et auxquelles, au surplus, ils seraient tenus d’accorder la priorité sur toute autre règle internationale. Dans ces conditions, la France estime que les mesures en cause ne sauraient être regardées comme relevant de la « juridiction » de la Suisse au sens de l’article premier de la Convention, sauf à vider cette notion de son sens.

108.  Le gouvernement français souligne que si, dans son arrêt du 30 juin 2005 sur l’affaire Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande ([GC], no 45036/98, CEDH 2005‑VI), la Cour a estimé compatible avec l’article premier de la Convention une requête contestant la validité d’une mesure nationale qui ne faisait que mettre en œuvre un règlement communautaire qui trouvait lui-même son origine dans une résolution du Conseil de sécurité, elle a relevé dans ce même arrêt que c’était le règlement communautaire et non la résolution du Conseil de sécurité qui constituait le fondement juridique de la mesure nationale en cause (§ 145 de l’arrêt).

109.  Le gouvernement français est également convaincu que, bien que les mesures en cause ne relèvent pas de missions réalisées hors du territoire des Etats membres, comme dans les affaires Behrami et Behrami contre la France et Saramati contre la France, l’Allemagne et la Norvège (déc., [GC], nos 71412/01 et 78166/01), mais de mesures mises en œuvre en droit interne, les arguments développés dans ces précédents relativement à la nature des missions du Conseil de sécurité et des obligations en découlant pour les Etats devraient conduire la Cour à déclarer ces mesures imputables à l’ONU, et donc à considérer que les griefs du requérant sont incompatibles ratione personae avec la Convention. Ainsi, la présente affaire serait l’occasion pour la Cour de transposer sur le territoire même des Etats membres les principes dégagés dans l’affaire Behrami et Behrami (précitée), en tenant compte de la hiérarchie des normes de droit international et des différentes sphères juridiques qui en découlent.

110.  Le gouvernement français rappelle également que, dans l’arrêt qu’elle a rendu en l’affaire Kadi (précitée, voir paragraphe 83 ci-dessus) la Cour de justice des communautés européennes a dit s’appuyer sur le caractère constitutionnel du traité communautaire pour procéder au contrôle d’un règlement communautaire mettant en œuvre les résolutions du Conseil de sécurité. De telles considérations étant absentes en l’espèce, le gouvernement français peine à imaginer ce qui pourrait justifier que la Cour écarte l’application de l’article 103 de la Charte et juge la Suisse responsable de la mise en œuvre de résolutions qu’elle était selon lui tenue non seulement d’appliquer, mais également de faire prévaloir sur tout autre engagement.

b.  Le gouvernement du Royaume-Uni

111.  Le gouvernement du Royaume-Uni observe que l’interdiction d’entrée et de transit a été imposée au requérant dans le cadre de l’ordonnance sur les Taliban, laquelle ne faisait selon lui que mettre en œuvre les résolutions du Conseil de sécurité, juridiquement contraignantes pour tout Etat dès lors qu’elles avaient été prises en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies (article 25 de la Charte) : les obligations découlant de ces résolutions primeraient, en vertu de l’article 103 de la Charte, sur tous les autres engagements internationaux. A cet égard, le Royaume-Uni est d’avis que l’efficacité du régime des sanctions établi en vue de garantir la paix et la sécurité internationales serait gravement compromise si la priorité était donnée aux droits découlant des articles 5 ou 8 de la Convention. Il estime que, notamment au paragraphe 2 b) de la Résolution 1390 (2002), le Conseil de sécurité a employé un « langage clair et explicite » pour imposer aux Etats des mesures particulières susceptibles d’entrer en conflit avec leurs autres obligations internationales, notamment celles découlant des instruments relatifs à la protection des droits de l’homme. Se référant à l’arrêt rendu récemment dans l’affaire Al‑Jedda c. Royaume-Uni ([GC], no 27021/08, 7 juillet 2011, § 102), il considère donc que l’Etat défendeur devait appliquer les mesures en question.

c.  JUSTICE

112.  JUSTICE estime que le régime de sanctions établi par la Résolution 1267 (1999) du Conseil de sécurité est cause de restrictions draconiennes aux droits garantis par la Convention pour les personnes figurant sur la liste (« personnes désignées ») et les membres de leur famille, dont le droit au respect de la vie privée et familiale, le droit au respect des biens et la liberté de circulation.

113.  La gravité de cette atteinte aux droits garantis par la Convention serait accentuée par l’impossibilité, pour les personnes désignées, de contester utilement leur inscription sur la liste, y compris en ce qui concerne les preuves sur lesquelles repose cette inscription. Ainsi, le régime de sanctions priverait les personnes désignées et les membres de leur famille du droit d’accès à un tribunal et du droit à un recours effectif. JUSTICE est d’avis que les procédures du comité des sanctions n’offrent donc pas une protection des droits fondamentaux équivalente à celle garantie par la Convention.

114.  Ces conclusions se trouveraient reflétées dans les rapports du Comité d’éminents juristes sur le terrorisme, la lutte contre le terrorisme et les droits de l’homme et du Rapporteur spécial de l’ONU sur le terrorisme et les droits de l’homme ainsi que dans les décisions de la Cour fédérale du Canada (Abdelrazik), de la Cour suprême du Royaume-Uni (Ahmed) et de la Cour de justice de l’Union européenne (Kadi) (voir la jurisprudence internationale et nationale d’autres Etats, paragraphes 82-92, et 93-101 ci-dessus).

115.  JUSTICE est convaincue que la Cour n’est pas tenue d’interpréter l’article 103 de la Charte des Nations Unies de telle sorte que les droits garantis par la Convention s’en trouveraient amoindris. En particulier, le « maintien de la paix et de la sécurité internationales » serait certes la fonction première du Conseil de sécurité, mais ni le principe ultime du droit international ni celui de la Charte des Nations Unies. Il faudrait attacher une importance non moins grande au principe du respect des droits fondamentaux, comme cela ressortirait d’ailleurs du préambule de la Charte.

3.  L’appréciation de la Cour

116.  A la lumière des arguments exposés par les parties et les tiers intervenants, la Cour doit déterminer si elle est compétente pour connaître des griefs soulevés par le requérant. Pour cela, il lui faut examiner si la requête tombe dans le champ d’application de l’article 1 de la Convention et engage dès lors la responsabilité de l’Etat défendeur.

a.  Compatibilité ratione personae

117.  L’article 1 de la Convention est ainsi libellé :

« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (...) Convention. »

118.  Aux termes de cette disposition, l’engagement des Etats contractants se borne à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énoncés dans la Convention (Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 130, 7 juillet 2011, Al-Jedda, précité, § 74, Banković et autres c. Belgique et 16 autres Etats contractants (déc.) [GC], no 52207/99, § 66, CEDH 2001‑XII, et Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86 série A no 161). La « juridiction », au sens de l’article 1, est une condition sine qua non pour qu’un Etat contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Al-Skeini et autres, précité, § 130, Al-Jedda, précité, § 74, et Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 311, CEDH 2004‑VII).

119.  La notion de juridiction reflète la conception de ce terme en droit international public (Assanidzé c. Géorgie, no 71503/01, § 137, CEDH 2004-II, Gentilhomme et autres c. France, nos 48205/99, 48207/99 et 48209/99, § 20, 14 mai 2002, et Banković et autres, précité, §§ 59-61), de sorte que la compétence juridictionnelle d’un Etat est principalement territoriale (Al-Skeini et autres, précité, § 131, et Banković et autres, précitée, § 59) et qu’elle est présumée s’exercer sur l’ensemble de son territoire (Ilaşcu et autres, précité, § 312).

120.  Se prévalant de la décision Behrami et Behrami, précitée, le gouvernement français notamment, tiers intervenant, soutient que les mesures prises par les Etats membres de l’ONU mettant en œuvre les résolutions du Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII de la Charte sont imputables à l’ONU et donc incompatibles ratione personae. La Cour ne saurait souscrire à cet argument. En effet, elle rappelle qu’elle a conclu, dans l’affaire Behrami et Behrami, que les actions et omissions litigieuses de la KFOR, dont les pouvoirs avaient été valablement délégués par le Conseil de sécurité en application du chapitre VII de la Charte, et de la MINUK, un organe subsidiaire de l’ONU instauré en vertu du même chapitre, étaient imputables à l’ONU en tant qu’organisation à vocation universelle remplissant un objectif impératif de sécurité collective (§ 151). En revanche, s’agissant de la présente affaire, les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité, notamment les Résolutions 1267 (1999), 1333 (2000), 1373 (2001) et 1390 (2002), chargent les Etats d’agir en leur propre nom et de les mettre en œuvre au niveau national.

121.  En l’espèce, les mesures imposées par les résolutions du Conseil de sécurité ont été mises en œuvre au niveau interne par une ordonnance du Conseil fédéral et les demandes formées par le requérant aux fins de bénéficier d’une dérogation à l’interdiction d’entrer sur le territoire suisse ont été rejetées par des autorités suisses (l’IMES, puis l’ODM). On se trouve donc en présence d’actes nationaux d’application d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU (voir, mutatis mutandis, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi, précité, § 137, et, a contrario, Behrami et Behrami, précité, § 151). Les violations alléguées de la Convention sont ainsi imputables à la Suisse.

122.  Il en découle que les mesures litigieuses ont été prises dans l’exercice par l’Etat suisse de sa « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention. Les actes ou omissions litigieuses sont donc susceptibles d’engager la responsabilité de l’Etat défendeur en vertu de la Convention. Il s’ensuit également que la Cour est compétente ratione personae pour connaître de la présente requête.

123.  Partant, la Cour rejette l’exception tirée de l’incompatibilité ratione personae de la requête.

b.  Compatibilité ratione materiae

124.  Le gouvernement défendeur soutient que la présente requête est également incompatible ratione materiae avec la Convention. Il insiste à cet égard sur la nature obligatoire des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies et sur la primauté de celle-ci sur tout autre traité international, conformément à son article 103.

125.  La Cour estime que ces arguments concernent davantage le fond des griefs que leur compatibilité avec la Convention. Par conséquent, il convient de joindre au fond l’exception du gouvernement défendeur tirée de l’incompatibilité ratione materiae de la requête.

B.  Sur la qualité de victime

1.  Les thèses des parties

126.  Le gouvernement défendeur rappelle que, le 23 septembre 2009, le requérant a été rayé de la liste annexée aux résolutions du Conseil de sécurité prévoyant les sanctions litigieuses et que, le 29 septembre 2009, l’ordonnance sur les Taliban a été modifiée en conséquence, avec effet au 2 octobre 2009. Ainsi, les mesures litigieuses concernant le requérant auraient été entièrement levées. Le Gouvernement estime que le litige a dès lors été résolu au sens de l’article 37 § 1 lettre b) de la Convention et, en conséquence, il demande à la Cour de rayer la présente requête du rôle, en application de cette disposition.

127.  Le requérant s’oppose à cette thèse. Il estime que le simple fait que la situation ait évolué de telle sorte que son nom a été retiré de la liste du comité des sanctions, l’ordonnance sur les Taliban modifiée en conséquence et les sanctions qui pesaient sur lui levées au début du mois d’octobre 2009 ne l’a pas privé de sa qualité de victime quant aux atteintes qui avaient jusqu’alors été portées à ses droits.

2.  L’appréciation de la Cour

128.  Selon la jurisprudence constante de la Cour, par « victime », l’article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux. L’existence d’un manquement aux exigences de la Convention se conçoit même en l’absence de préjudice. Celui-ci ne joue un rôle que sur le terrain de l’article 41. Partant, une décision ou une mesure favorable à un requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (voir, entre autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 115, 1 juin 2010, Association Ekin c. France (déc.), no 39288/98, 18 janvier 2000, Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 50, CEDH 1999‑VII, Amuur c. France, 25 juin 1996, § 36, Recueil des arrêts et décisions 1996‑III, et Eckle c. Allemagne, 15 juillet 1982, § 66, série A no 51).

129.  En l’espèce, la Cour constate que les sanctions prononcées contre le requérant ont été levées et qu’il est désormais autorisé à franchir librement la frontière de Campione d’Italia pour se rendre en Suisse et pour transiter par ce pays. Toutefois, cette mesure, qui n’a été prise qu’en septembre-octobre 2009, n’a pas retiré à l’intéressé la qualité de victime des restrictions qu’il a subies dès l’inscription de son nom, en novembre 2001, sur la liste du comité des sanctions et à l’annexe à l’ordonnance sur les Taliban ou, à tout le moins, dès le 27 novembre 2003, date à laquelle il fut informé qu’il n’était plus autorisé à franchir la frontière (paragraphe 26 ci-dessus). La levée des sanctions ne saurait en effet passer pour une reconnaissance, même implicite, par le Gouvernement, de la violation de la Convention, au sens de la jurisprudence précitée. De plus, elle n’a pas été suivie d’une réparation au sens de la jurisprudence précitée de la Cour.

130.  Partant, le requérant peut prétendre avoir été victime des violations alléguées de la Convention pendant environ six années au moins. Il en résulte qu’il convient de rejeter l’exception tirée par le Gouvernement de l’absence alléguée de qualité de victime.

C.  Sur l’épuisement des voies de recours internes

1.  Les thèses des parties

a.  Le Gouvernement

131.  Le gouvernement défendeur souligne que, dans le cadre du régime des sanctions du Conseil de sécurité, des dérogations à l’interdiction d’entrée ou de transit peuvent être accordées lorsqu’elles sont rendues nécessaires par une procédure judiciaire ou, avec l’approbation du comité des sanctions, pour d’autres raisons, en particulier médicales, humanitaires ou religieuses (Résolution 1390 (2002), paragraphe 2 lettre b) ; et que, pour tenir compte de ces dispositions, l’article 4a alinéa 2 de l’ordonnance sur les Taliban prévoit que l’Office fédéral des migrations (ODM) peut, conformément aux décisions du Conseil de sécurité ou pour la protection d’intérêts suisses, accorder des dérogations.

132.  Il argue que les différentes décisions rendues par l’Office n’ont fait l’objet d’aucun recours et que la procédure portée devant cet organe ne concernait que la question de la radiation de l’annexe 2 à l’ordonnance sur les Taliban du nom du requérant et des organisations auxquelles il était lié.

133.  Il précise que, pas plus avant l’arrêt du Tribunal fédéral que par la suite, le requérant n’a contesté les décisions rendues par l’Office fédéral de l’immigration, de l’intégration et de l’émigration (IMES) ou par l’ODM (créé en 2005, cet office intègre l’ancien IMES) relativement à ses demandes de dérogation au régime des sanctions. De surcroît, ces autorités auraient accordé (par des décisions du 20 septembre 2006 et du 11 septembre 2008) des dérogations dont le requérant n’aurait pas fait usage. L’intéressé ayant expliqué à cet égard que, vu son âge et la distance considérable qu’il avait à parcourir, elles n’étaient pas d’une durée suffisante pour lui permettre de faire les voyages prévus, le Gouvernement tient à préciser les éléments suivants : la première dérogation, d’une durée d’une journée, avait été accordée pour un voyage à Milan dans le cadre d’une procédure judiciaire, or le centre de Milan ne serait qu’à une heure de route en voiture de Campione d’Italia, et la deuxième dérogation, d’une durée de deux jours, avait été accordée pour des voyages à Berne et à Sion, qui se trouveraient l’une comme l’autre à moins de trois heures et demie de route en voiture de Campione.

134.  Enfin, le Gouvernement soutient que le requérant a toujours eu la possibilité de demander, même à titre provisoire, le transfert de son domicile dans une autre partie de l’Italie, pays dont il a la nationalité ; et qu’une telle demande aurait dû être soumise au comité des sanctions par l’autorité suisse compétente (l’IMES, puis l’ODM). Les sanctions ayant été formulées de manière générale, le Gouvernement estime fortement probable que le Comité aurait autorisé le déménagement du requérant.

135.  Pour ces raisons, le Gouvernement estime que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes.

b.  Le requérant

136.  Relativement aux trois premiers refus de l’ODM (26 mars 2004, 11 mai 2007 et 2 août 2007), le requérant soutient qu’en l’absence de jurisprudence pertinente, la question de savoir si les autorités suisses disposaient d’une marge d’appréciation en matière d’exceptions aux restrictions imposées n’était pas clairement tranchée, et que le Tribunal fédéral n’a apporté aucune réponse sur ce point. Il allègue également que ni l’ODM ni aucune autre autorité n’ont entrepris la moindre démarche en vue d’obtenir une réponse claire à cette question. Dès lors, il estime que l’on ne saurait parler ici d’un recours effectif au sens de la jurisprudence de la Cour.

137.  En réponse à l’argument tiré par le Gouvernement de ce qu’il n’a pas fait usage des dérogations que l’ODM lui avait accordées (20 septembre 2006 et 11 septembre 2008), le requérant souligne que ces dérogations ne levaient que partiellement les mesures dont il faisait l’objet, et pour des cas très précis. Eu égard à son âge et à la longueur des voyages qu’il avait à faire, il estime que les dérogations qui lui avaient été accordées pour des durées d’un à deux jours étaient loin d’être suffisantes.

138.  Pour ce qui est du régime global des sanctions, le requérant soutient qu’il a épuisé les voies de recours internes, puisqu’il a saisi le Tribunal fédéral de la question des restrictions qui lui avaient été imposées par l’ordonnance sur les Taliban, dont il se plaint devant la Cour.

139.  Le requérant considère par ailleurs que la thèse du Gouvernement, selon laquelle une demande d’autorisation de déménagement vers une autre partie du territoire italien aurait eu beaucoup plus de chances d’aboutir que la demande de radiation de la liste, est purement spéculative. Il souligne en outre que cette option, qu’il n’estime pas envisageable dans son cas en raison notamment du gel de ses avoirs imposé par le régime des sanctions et du fait qu’elle n’a pas été envisagée par le Tribunal fédéral, n’aurait de toute façon permis de remédier qu’à une partie des restrictions litigieuses.

2.  L’appréciation de la Cour

140.  La Cour rappelle que l’article 35 de la Convention n’exige l’épuisement que des recours accessibles, adéquats et relatifs aux violations incriminées (Tsomtsos et autres c. Grèce, 15 novembre 1996, § 32, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V).

141.  Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour qu’un recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant la réparation de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès (V. c. Royaume-Uni [GC], no 24888/94, § 57, CEDH 1999‑IX).

142.  De surcroît, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (voir, par exemple, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III, et Manoussakis et autres c. Grèce, 26 septembre 1996, § 33, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV).

143.  En l’espèce, la Cour constate que le requérant n’a pas contesté les refus opposés par l’IMES et l’ODM à ses demandes de dérogation au régime des sanctions et qu’à deux occasions, il s’est vu accorder des dérogations dont il n’a pas fait usage (paragraphes 34 et 57 ci-dessus).

144.  Cependant, à supposer même que ces dérogations eussent permis d’atténuer certains effets du régime des sanctions – c’est-à-dire de quitter, pour des raisons médicales ou judiciaires, l’enclave de Campione d’Italia –, la Cour estime que la question des dérogations faisait partie d’une situation plus large dont l’origine se trouve dans l’inscription par les autorités suisses du nom du requérant sur la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban, qui repose sur celle du Conseil de sécurité. A cet égard, il convient d’observer que le requérant a demandé à maintes reprises aux autorités nationales sa radiation de la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban. Or le SECO et le Département fédéral de l’économie ont rejeté ses demandes (paragraphes 30-32 ci-dessus). Le Conseil fédéral, qu’il a saisi de la décision du Département, a renvoyé la cause au Tribunal fédéral. Par un arrêt du 14 novembre 2007, celui-ci a rejeté son recours sans examiner le bien-fondé des griefs tirés de la Convention. En conséquence, la Cour estime que le requérant a épuisé les voies de recours internes relativement au régime des sanctions, pris dans son ensemble, dont l’application à son égard trouve son origine dans la présence de son nom sur la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban.

145.  Dans ces circonstances, la Cour ne considère pas nécessaire de répondre, à ce stade, à l’argument soulevé par le Gouvernement selon lequel on pouvait raisonnablement exiger du requérant qu’il déménage de Campione d’Italia, où il réside depuis 1970, vers une autre région d’Italie. Cette question jouera par contre un certain rôle dans le cadre de l’examen de la proportionnalité des mesures litigieuses (paragraphe 190 ci-dessous).

146.  Quant au grief tiré, sur le terrain de l’article 8, de ce que l’inscription du requérant sur la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban aurait porté atteinte à son honneur et à sa réputation, la Cour admet qu’il a été soulevé, au moins en substance, devant les instances internes. En effet, le requérant prétendait que l’inscription de son nom sur la liste du comité des sanctions reviendrait à l’accuser publiquement d’entretenir des relations avec Oussama Ben Laden, l’organisation Al-Qaïda et les Taliban, bien que ce ne fût pas le cas (voir les paragraphes 33 et 38 ci-dessus).

147.  En conséquence, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes en ce qui concerne les griefs relatifs aux articles 5 et 8.

148.  En ce qui concerne le grief tiré de l’article 13, la Cour estime que l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours est étroitement liée au fond du grief. Partant, elle la joint au fond.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

149.  Le requérant estime que l’interdiction qui lui a été faite d’entrer en Suisse et de transiter par ce pays a porté atteinte au respect de sa vie privée, y compris sa vie professionnelle, et de sa vie familiale. Il fait valoir que cette interdiction l’a empêché de voir ses médecins en Italie ou en Suisse ou de rendre visite à ses proches. Il prétend également que l’inscription de son nom sur la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban a porté atteinte à son honneur et à sa réputation. A l’appui de ces griefs, il invoque l’article 8 de la Convention, qui est libellé comme suit :

« 1.  Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2.  Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A.  Sur la recevabilité

150.  La Cour estime qu’il y a lieu tout d’abord d’examiner l’applicabilité de l’article 8 au cas d’espèce.

151.  Elle rappelle que la notion de « vie privée » est une notion large qui ne peut pas faire l’objet d’une définition exhaustive (voir par exemple Glor c. Suisse, no 13444/04, § 52, 30 avril 2009, Tysiąc c. Pologne, no 5410/03, § 107, CEDH 2007‑I, Hadri-Vionnet c. Suisse, no 55525/00, § 51, 14 février 2008, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III, et S. et Marper c. Royaume-Uni [GC], nos 30562/04 et 30566/04, § 66, CEDH 2008). Elle a admis que la santé ainsi que l’intégrité physique et morale relevaient de la vie privée (Glor, précité, § 54, et X et Y c. Pays-Bas, 26 mars 1985, § 22, série A no 91 ; voir aussi Costello-Roberts c. Royaume-Uni, 25 mars 1993, § 36, série A no 247‑C). Le droit à la vie privée comprend également le droit au développement personnel et le droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et avec le monde extérieur en général (voir, par exemple, S. et Marper, précité, § 66).

152.  Il convient en outre de rappeler que l’article 8 entend protéger aussi le droit au respect de la « vie familiale ». Il en résulte notamment que l’Etat doit agir de manière à permettre aux intéressés de mener une vie familiale normale (Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31). La Cour détermine l’existence d’une vie familiale au cas par cas, en se fondant sur les faits de chaque cause. Le critère pertinent en la matière est l’existence de liens effectifs entre les individus (ibidem., K. et T. c. Finlande [GC], n25702/94, § 150, CEDH 2001‑VII, et Şerife Yiğit c. Turquie [GC], n3976/05, § 93, 2 novembre 2010).

153.  La Cour rappelle en outre que l’article 8 protège également le droit au respect du domicile (voir, par exemple, l’arrêt Gillow c. Royaume-Uni, 24 novembre 1986, § 46, série A no 109).

154.  A la lumière de cette jurisprudence, la Cour estime que les griefs formulés par le requérant sur le terrain de l’article 8 relèvent effectivement de cette disposition. En effet, elle n’exclut pas que l’interdiction d’entrer en Suisse qui lui a été imposée l’ait empêché, ou du moins ait rendu plus difficile pour lui, de consulter ses médecins en Italie ou en Suisse ou de rendre visite à ses proches. L’article 8 trouve dès lors à s’appliquer en l’espèce, aussi bien dans son volet « vie privée » que dans son volet «  vie familiale ».

155.  Par ailleurs, ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Les thèses des parties

a.  Le requérant

156.  Le requérant allègue que les restrictions apportées à sa liberté de circulation l’ont empêché de prendre part aux événements familiaux (par exemple des funérailles ou des mariages) qui ont eu lieu pendant toute la période où il ne pouvait pas voyager librement du fait de l’application du régime des sanctions. Il s’estime donc victime d’une violation du droit au respect de la vie privée et familiale. Il soutient à cet égard que sa qualité de ressortissant italien ne résidant pas sur le territoire de l’Etat défendeur ne l’empêche pas de se plaindre d’une violation de ses droits par cet Etat, d’autant que l’enclave de Campione d’Italia présente la particularité d’être entourée par le territoire suisse. Il estime même que, compte tenu de l’intégration, notamment économique, de Campione d’Italia dans le canton du Tessin, qui l’entoure entièrement, il aurait été opportun que les autorités suisses le traitent, pour le régime des sanctions, comme un ressortissant suisse. Par ailleurs, il affirme que, contrairement à ce qu’allègue le Gouvernement, il n’avait pas la possibilité de vivre ailleurs en Italie.

157.  Le requérant estime également que l’inscription de son nom sur la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban constitue une atteinte à son honneur et à sa réputation, étant donné que cette liste recense les personnes soupçonnées de participer au financement du terrorisme. A l’appui de cette thèse, il cite l’affaire Sayadi et Vinck c. Belgique (précitée, paragraphes 88-92 ci-dessus), dans laquelle le Comité des droits de l’homme aurait estimé que l’inscription des noms des auteurs de la communication sur la liste du comité des sanctions constituait une atteinte illicite à leur honneur.

158.  Selon le requérant, ces circonstances ont été aggravées par le fait qu’il n’a pas eu la possibilité de contester le bien-fondé des allégations portées contre lui.

159.  Il y aurait dès lors eu violation de l’article 8 à plusieurs titres.

b.  Le Gouvernement

160.  Le Gouvernement rappelle que le requérant était libre de recevoir à Campione d’Italia toutes les visites qu’il souhaitait, notamment celles de ses petits-enfants. Il n’aurait pas prétendu qu’il fût impossible ou particulièrement difficile à sa famille ou à ses amis de se rendre à Campione d’Italia, où il aurait pu mener sa vie familiale et sociale comme il l’entendait, sans restriction aucune. En cas d’événements exceptionnels, tels que le mariage d’un proche, il aurait pu demander une dérogation au régime applicable. De plus, comme exposé à propos de l’épuisement des voies de recours internes, il aurait pu solliciter l’autorisation de déménager dans une autre partie du territoire italien. Enfin, la Convention ne garantirait pas le droit pour un ressortissant étranger de se rendre dans un Etat dont il s’est vu interdire l’accès à la seule fin de pouvoir maintenir sa résidence dans une enclave d’où il ne peut sortir sans passer par ledit Etat. Pour toutes ces raisons, le Gouvernement est d’avis que les mesures contestées ne constituaient pas une ingérence dans les droits garantis par l’article 8.

161.  En réponse à l’allégation du requérant selon laquelle il n’aurait jamais eu la possibilité de prendre connaissance des facteurs ayant conduit aux mesures contestées ni de les réfuter devant un tribunal, le Gouvernement dit avoir démontré ci-dessus que les mesures contestées ne portaient pas atteinte aux droits de l’intéressé garantis par l’article 8. Il considère donc que le volet procédural de cette disposition ne trouve pas à s’appliquer.

162.  Pour ces raisons, le Gouvernement est d’avis que les restrictions imposées n’ont pas constitué une ingérence dans les droits du requérant garantis par l’article 8. Pour le cas où la Cour conclurait différemment, il soutient que la mesure litigieuse était de toute façon nécessaire dans une société démocratique au sens de l’article 8 § 2.

2.  L’appréciation de la Cour

a.  Sur l’existence d’une ingérence

163.  La Cour considère comme opportun d’examiner d’abord l’allégation du requérant selon laquelle il aurait subi une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée et familiale au motif de l’interdiction d’entrer en Suisse et de transiter par ce pays.

164.  Elle rappelle que, selon un principe de droit international bien établi, les Etats ont le droit, sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, de contrôler l’entrée des étrangers sur leur sol. En d’autres termes, la Convention ne garantit pas en tant que tel le droit pour un individu d’entrer sur un territoire dont il n’est pas ressortissant (voir, parmi beaucoup d’autres, Maslov c. Autriche [GC], no 1638/03, § 68, CEDH 2008, Üner c. Pays-Bas [GC], no 46410/99, § 54, CEDH 2006‑XII, Boujlifa c. France, 21 octobre 1997, § 42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VI, et Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni, 28 mai 1985, § 67, série A no 94).

165.  En l’espèce, la Cour observe que le Tribunal fédéral a estimé que la mesure litigieuse constituait une restriction importante à la liberté du requérant (paragraphe 52 ci-dessus), celui-ci se trouvant dans une situation très particulière du fait de la position de Campione d’Italia, qui est entièrement enclavée dans le Canton suisse du Tessin. La Cour souscrit à cette opinion. Elle estime que l’interdiction de quitter le territoire très limité de Campione d’Italia imposée au requérant pendant au moins six années était de nature à rendre plus difficile l’exercice par l’intéressé de son droit d’entretenir des contacts avec d’autres personnes – en particulier avec ses proches – résidant en dehors de l’enclave (voir, mutatis mutandis, les arrêts Agraw c. Suisse, no 3295/06, § 51, et Mengesha Kimfe c. Suisse, n24404/05, §§ 69-72, tous les deux du 29 juillet 2010).

166.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le requérant a subi une ingérence dans son droit au respect de la vie privée et familiale au sens de l’article 8 § 1.

b.  Sur la justification de l’ingérence

167.  L’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant constatée ci-dessus enfreint l’article 8 sauf si elle satisfait aux exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre. La Cour estime opportun de rappeler d’emblée certains principes qui doivent la guider dans son examen subséquent.

i.  Principes généraux

168.  Selon une jurisprudence constante, les Parties contractantes sont responsables en vertu de l’article 1 de la Convention de toutes les actions et omissions de leurs organes, que celles-ci découlent du droit interne ou d’obligations juridiques internationales. L’article 1 ne fait aucune distinction à cet égard entre les différents types de normes ou de mesures et ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Parties contractantes à l’empire de la Convention (Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi, précité, § 153, et Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1998‑I). Les engagements conventionnels contractés par l’Etat après l’entrée en vigueur de la Convention à son égard peuvent donc engager sa responsabilité au regard de cet instrument (Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, no 61498/08, § 128, CEDH 2010 (extraits), et Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi, précité, § 154, avec les références citées).

169.  Par ailleurs, la Cour rappelle que la Convention ne doit pas être interprétée isolément mais de manière à se concilier avec les principes généraux du droit international. En vertu de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, l’interprétation d’un traité doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier de celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (voir, par exemple, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 131, CEDH 2010, Al‑Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001-XI, et Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 29, série A no 18).

170.  En assumant de nouvelles obligations internationales, les Etats ne sont pas supposés vouloir se soustraire à celles qu’ils ont précédemment souscrites. Quand plusieurs instruments apparemment contradictoires sont simultanément applicables, la jurisprudence et la doctrine internationales s’efforcent de les interpréter de manière à coordonner leurs effets, tout en évitant de les opposer entre eux. Il en découle que deux engagements divergents doivent être autant que possible harmonisés de manière à leur conférer des effets en tous points conformes au droit en vigueur (voir, dans ce sens, les arrêts précités Al‑Saadoon et Mufdhi, § 126, et Al-Adsani, précité, § 55, ainsi que la décision Banković, précitée, §§ 55-57 ; voir également les références citées dans le rapport du groupe d’étude de la CDI intitulé « Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international », paragraphe 81 ci-dessus).

171.  En ce qui concerne plus particulièrement la question du rapport entre la Convention et les résolutions du Conseil de sécurité, dans l’affaire Al-Jedda (précitée), la Cour s’est prononcée comme suit :

« 101.  L’article 103 de la Charte dispose que les obligations des membres des Nations Unies en vertu de la Charte prévaudront en cas de conflit avec leurs obligations en vertu de tout autre accord international. Avant de rechercher si l’article 103 trouvait une quelconque application en l’espèce, la Cour doit déterminer s’il existait un conflit entre les obligations que la Résolution 1546 du Conseil de sécurité faisait peser sur le Royaume-Uni et les obligations découlant pour lui de l’article 5 § 1. Autrement dit, la question essentielle est de savoir si la Résolution 1546 obligeait le Royaume-Uni à interner le requérant.

102.  La Cour interprétera la Résolution 1546 en se référant aux considérations exposées au paragraphe 76 ci-dessus. Elle tiendra également compte des buts qui ont présidé à la création des Nations Unies. Au-delà du but consistant à maintenir la paix et la sécurité internationales qu’énonce son premier alinéa, l’article 1 de la Charte dispose en son troisième alinéa que les Nations Unies ont été créées pour « [r]éaliser la coopération internationale (...) en développant et en encourageant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». L’article 24 § 2 de la Charte impose au Conseil de sécurité, dans l’accomplissement de ses devoirs tenant à sa responsabilité principale de maintien de la paix et de la sécurité internationales, d’agir « conformément aux buts et principes des Nations Unies ». La Cour en conclut que, lorsque doit être interprétée une résolution du Conseil de sécurité, il faut présumer que celui-ci n’entend pas imposer aux Etats membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l’homme. En cas d’ambiguïté dans le libellé d’une résolution, la Cour doit dès lors retenir l’interprétation qui cadre le mieux avec les exigences de la Convention et qui permette d’éviter tout conflit d’obligations. Vu l’importance du rôle joué par les Nations Unies dans le développement et la défense du respect des droits de l’homme, le Conseil de sécurité est censé employer un langage clair et explicite s’il veut que les Etats prennent des mesures particulières susceptibles d’entrer en conflit avec leurs obligations découlant des règles internationales de protection des droits de l’homme. »

172.  La Grande Chambre confirme ces principes. Toutefois, en l’espèce, elle observe que, contrairement à ce qui était le cas dans l’affaire Al-Jedda précitée, où les termes de la résolution en cause ne mentionnaient pas l’internement sans procès, la résolution 1390 (2002) demande expressément aux Etats d’interdire l’entrée et le transit sur leur territoire des personnes figurant sur la liste des Nations Unies. Il en découle que la présomption en question est renversée en l’espèce, eu égard aux termes clairs et explicites, imposant une obligation d’introduire des mesures susceptibles de violer les droits de l’homme, qui ont été employés dans le libellé de cette résolution (voir également le paragraphe 7 de la résolution 1267 (1999), paragraphe 70 ci-dessus, dans lequel le Conseil de sécurité a écarté encore plus clairement toutes les autres obligations internationales incompatibles avec ladite résolution).

ii.  Base légale

173.  La Cour note que la question de l’existence d’une base légale ne fait pas controverse entre les parties. Elle observe que les mesures litigieuses ont été prises en vertu de l’ordonnance sur les Taliban adoptée pour donner suite aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. Plus particulièrement, l’interdiction d’entrer en Suisse et de transiter par ce pays reposait sur l’article 4a de cette ordonnance (paragraphe 66 ci-dessus). Ces mesures reposent donc sur une base légale suffisante.

iii.  But légitime

174.  Le requérant ne semble pas contester que les restrictions litigieuses aient visé des buts légitimes. La Cour estime établi que ces restrictions poursuivaient un ou plusieurs des buts légitimes énumérés à l’article 8 § 2 : d’une part, elles visaient la prévention des infractions pénales, d’autre part, les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité s’inscrivant dans la lutte contre le terrorisme international et ayant été adoptées en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies (« Action en cas de menace contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression »), elles étaient également susceptibles de contribuer à la sécurité nationale et à la sûreté publique de la Suisse.

iv.  Nécessité dans une société démocratique

α)  La mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité

175.  Le gouvernement défendeur ainsi que les gouvernements français et britannique, tiers intervenants, affirment que les autorités suisses n’avaient aucune latitude dans la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité pertinentes en l’espèce. La Cour doit donc examiner au préalable ces résolutions pour déterminer si elles laissent aux Etats une certaine liberté dans leur mise en œuvre et, en particulier, si elles permettaient en l’espèce aux autorités de prendre en compte le caractère très spécial de la situation du requérant et, dès lors, de se conformer aux exigences de l’article 8 de la Convention. Pour ce faire, elle tiendra compte notamment du libellé de ces résolutions et du contexte dans lequel elles ont été adoptées (Al-Jedda, précité, § 76, avec la référence citée à la jurisprudence pertinente de la Cour internationale de Justice). Il s’agira par ailleurs d’avoir égard aux objectifs poursuivis par ces résolutions (voir, dans ce sens, l’arrêt Kadi de la CJCE, précité, § 296, paragraphe 86 ci-dessus), lesquels ressortent notamment de leurs préambules, lus à la lumière des buts et principes des Nations Unies.

176.  La Cour rappelle que la Suisse n’est devenue membre de l’ONU que le 10 septembre 2002 : elle a donc adopté l’ordonnance sur les Taliban du 2 octobre 2000 avant même d’être membre de cette organisation, alors qu’elle était déjà liée par la Convention. De même, elle a transposé au niveau interne l’interdiction d’entrée et de transit concernant le requérant, telle que prévue par la Résolution 1390 (2002) du 16 janvier 2002 (paragraphe 74 ci-dessus), le 1er mai de la même année, par la modification de l’article 4a de l’ordonnance sur les Taliban. La Cour n’ignore pas que cette résolution, notamment en son paragraphe 2, vise « tous les Etats » et non pas seulement les membres de l’Organisation. Toutefois, elle estime que la Charte des Nations Unies n’impose pas aux Etats un modèle déterminé pour la mise en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de cette Charte. Sans préjudice de la nature contraignante de ces résolutions, la Charte laisse en principe aux membres de l’ONU le libre choix entre différents modèles possibles de réception dans leur ordre juridique interne de telles résolutions. Ainsi, elle impose aux Etats une obligation de résultat, leur laissant le libre choix des moyens pour se conformer aux résolutions (voir dans ce sens, mutatis mutandis, l’arrêt Kadi de la CJCE, précité, § 298, paragraphe 86 ci-dessus).

177.  En l’espèce, le requérant conteste avant tout l’interdiction d’entrée en Suisse et de transit par ce pays qui lui a été imposée notamment en application de la Résolution 1390 (2002). Or le paragraphe 2 b) de cette résolution impose certes aux Etats de prendre pareilles mesures, mais il « ne s’applique pas lorsque l’entrée ou le transit est nécessaire pour l’aboutissement d’une procédure judiciaire (...) » (paragraphe 74 ci-dessus). De l’avis de la Cour, le terme « nécessaire » se prête à une interprétation au cas par cas.

178.  De plus, au paragraphe 8 de la Résolution 1390 (2002), le Conseil de sécurité « exhorte tous les Etats à prendre des mesures immédiates pour appliquer ou renforcer, par des mesures législatives ou administratives, selon qu’il conviendra, les dispositions applicables en vertu de leur législation ou de leur réglementation à l’encontre de leurs nationaux et d’autres personnes ou entités agissant sur leur territoire (...) » (paragraphe 74 ci-dessus). La formulation « selon qu’il conviendra », elle aussi, laisse aux autorités nationales une certaine souplesse en ce qui concerne les modalités de la mise en œuvre de cette résolution.

179.  Enfin, la Cour renvoie à la motion par laquelle la Commission de politique extérieure du Conseil national a chargé le Conseil fédéral d’indiquer au Conseil de sécurité qu’il n’appliquerait plus inconditionnellement les sanctions prononcées à l’encontre de personnes physiques en vertu des résolutions adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme (paragraphe 63 ci-dessus). Même si le texte de cette motion est libellé en termes assez généraux, il en ressort néanmoins que la cause du requérant est l’une des principales raisons qui ont motivé son adoption. En tout état de cause, de l’avis de la Cour le parlement suisse a exprimé par l’adoption de cette motion sa volonté de réserver un certain pouvoir de discrétion dans l’application des résolutions du Conseil de sécurité relatives à la lutte contre le terrorisme.

180. Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que la Suisse jouissait d’une latitude, certes restreinte, mais néanmoins réelle, dans la mise en œuvre des résolutions contraignantes pertinentes du Conseil de sécurité.

β)  La proportionnalité de l’ingérence en l’espèce

181.  Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et si elle est proportionnée au but légitime poursuivi. A cet égard, il faut que les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, par exemple, S. et Marper, précité, § 101, et Coster c. Royaume-Uni [GC], no 24876/94, § 104, 18 janvier 2001, avec les références citées).

182.  L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des droits de l’homme protégeant les individus de manière objective (Neulinger et Shuruk, précité, § 145), appellent à interpréter et à appliquer ses dispositions d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (voir, notamment, l’arrêt Artico c. Italie, 13 mai 1980, § 33, série A no 37). Ainsi, aux fins du « respect » de la vie privée et familiale au sens de l’article 8, il faut prendre en compte les particularités de chaque cas pour éviter une application mécanique des dispositions du droit interne à une situation particulière (voir, mutatis mutandis, Emonet et autres c. Suisse, n39051/03, § 86, 13 décembre 2007).

183.  La Cour a déjà jugé que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, la possibilité de recourir à une autre mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue (Glor, précité, § 94).

184.  En tout état de cause, il appartient à la Cour de trancher en dernier lieu la question de la nécessité de l’ingérence au regard des exigences de la Convention (voir, par exemple, S. et Marper, précité, § 101, et Coster, précité, § 104). Il faut à cet égard reconnaître une certaine marge d’appréciation aux autorités nationales compétentes. L’étendue de cette marge est variable et dépend d’un certain nombre de facteurs, dont la nature et l’importance du droit en cause pour la personne concernée ainsi que le caractère et la finalité de l’ingérence (S. et Marper, précité, § 102).

185.  Afin de répondre à la question de savoir si les mesures prises à l’encontre du requérant étaient proportionnées au but légitime qu’elles étaient censées viser et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour les justifier apparaissent « pertinents et suffisants », la Cour doit examiner si les autorités suisses ont suffisamment tenu compte de la nature particulière de son cas et si elles ont pris, dans le cadre de leur marge d’appréciation, les mesures qui s’imposaient pour adapter le régime des sanctions à la situation individuelle du requérant.

186.  Ce faisant, la Cour est prête à tenir compte du fait que la menace constituée par le terrorisme était particulièrement sérieuse au moment de l’adoption, entre 1999 et 2002, des résolutions prévoyant ces sanctions. Ce constat découle sans équivoque tant du libellé des résolutions que du contexte dans lequel elles ont été adoptées. En revanche, le maintien, voire le renforcement de ces mesures au fil des années doit être expliqué et justifié de manière convaincante.

187.  La Cour relève à cet égard que les investigations menées par les autorités suisses et italiennes ont démontré que les soupçons de participation à des activités liées au terrorisme international qui pesaient sur le requérant se sont révélés clairement infondés. Le 31 mai 2005, le Ministère public de la Confédération a mis fin à l’enquête ouverte en octobre 2001 contre l’intéressé et, le 5 juillet 2008, le gouvernement italien a soumis au comité des sanctions une demande de radiation de son nom motivée par le classement sans suite de la procédure dirigée contre lui en Italie (paragraphe 56 ci-dessus). Le Tribunal fédéral, pour sa part, a estimé qu’un Etat qui avait mené les investigations et la procédure pénale ne pouvait pas procéder lui-même à la radiation, mais qu’il pouvait au moins communiquer le résultat de ses investigations au Comité des sanctions et demander ou soutenir la radiation de l’intéressé de la liste (paragraphe 51 ci-dessus).

188.  A cet égard, la Cour juge surprenante l’allégation selon laquelle les autorités suisses n’auraient communiqué au comité des sanctions que le 2 septembre 2009 les conclusions des investigations closes le 31 mai 2005, (paragraphe 61 ci-dessus). Constatant cependant que la véracité de cette allégation n’a pas été contestée par le Gouvernement et en l’absence d’une explication pour ce retard de la part de celui-ci, la Cour observe qu’une communication plus prompte des conclusions des autorités d’enquête aurait pu permettre d’obtenir plus tôt la radiation du nom du requérant des listes des Nations Unies et de la Suisse et, dès lors, de raccourcir considérablement la durée pendant laquelle l’intéressé a subi des restrictions de ses droits protégés par l’article 8 (voir, à cet égard, Sayadi et Vinck (Comité des droits de l’homme), précité, § 12, paragraphes 88-92 ci-dessus).

189.  S’agissant de l’ampleur de l’interdiction en question, la Cour souligne qu’elle n’empêchait pas seulement le requérant de se rendre en Suisse mais qu’elle lui interdisait également, du fait de la situation enclavée de Campione, de quitter celle-ci pour toute autre destination, même pour se rendre dans d’autres parties de l’Italie, pays dont il était ressortissant, sans violer le régime des sanctions.

190.  De plus, la Cour estime que l’on ne pouvait pas raisonnablement exiger du requérant qu’il déménageât de Campione d’Italia, où il réside depuis 1970, vers une autre région d’Italie, et cela d’autant moins qu’il n’est pas exclu que, du fait du gel prévu au paragraphe 1 c) de la résolution 1373 (2001) (paragraphe 73 ci-dessus), une partie de ses biens et de ses avoirs lui aient été inaccessibles. Indépendamment de la question des chances de succès d’une demande d’autorisation de déménager, il y a lieu de rappeler que le droit au respect du domicile est protégé par l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, les arrêts Prokopovitch c. Russie, n58255/00, § 37, CEDH 2004‑XI (extraits), et Gillow, précité, § 46).

191.  La Cour estime également que la présente affaire comporte un aspect médical qui n’est pas à sous-estimer. En effet, il convient de rappeler que le requérant est né en 1931 et souffre de problèmes de santé (paragraphe 14 ci‑dessus). Le Tribunal fédéral lui-même a jugé que, malgré son libellé apparemment peu contraignant, l’article 4a, alinéa 2, de l’ordonnance sur les Taliban obligeait les autorités à octroyer des dérogations chaque fois que le régime des sanctions le permettait, car une restriction plus importante de la liberté de circulation individuelle n’aurait été justifiée ni par les résolutions du Conseil de sécurité ni par l’intérêt public, et aurait été disproportionnée au regard de la situation particulière de l’intéressé (paragraphe 52 ci-dessus).

192.  En l’espèce, l’IMES et l’ODM ont refusé plusieurs demandes de dérogations à l’interdiction d’entrée et de transit, qui avaient été soumises par le requérant pour des raisons médicales ou judiciaires. Celui-ci n’a pas intenté de recours contre ces refus. Par ailleurs, dans les deux cas où ses demandes ont été admises, il a renoncé à utiliser les dérogations obtenues (d’un et de deux jours, respectivement), estimant que leur durée n’était pas suffisante pour effectuer les voyages prévus, compte tenu de son âge et de la distance considérable qu’il avait à parcourir. La Cour peut comprendre qu’il ait effectivement pu trouver insuffisantes la durée de ces dérogations, compte tenu des éléments énoncés ci-dessus (en particulier au paragraphe 191).

193.  Il convient de rappeler à cet égard que, en vertu du paragraphe 2 b) de la Résolution 1390 (2002), le comité des sanctions pouvait accorder des dérogations dans des cas précis, notamment pour des raisons médicales, humanitaires ou religieuses. Lors de l’entrevue du 22 février 2008 (paragraphe 54 ci-dessus), une représentante du Département fédéral des affaires étrangères a indiqué que le requérant pouvait demander au comité des sanctions une dérogation plus étendue en raison de sa situation particulière. Le requérant n’a pas formé de demande en ce sens, mais il n’apparaît pas, et il ne ressort notamment pas du procès-verbal de cette entrevue, que les autorités suisses lui aient offert leur assistance aux fins d’une telle démarche.

194.  Il est établi que le nom du requérant a été inscrit sur la liste des Nations Unies à l’initiative non de la Suisse, mais des Etats-Unis. Il n’est pas contesté non plus que, au moins jusqu’à l’adoption de la Résolution 1730 (2006), il appartenait à l’Etat de nationalité ou de résidence de la personne concernée d’engager une éventuelle procédure de radiation devant le comité des sanctions. Il est vrai que la Suisse n’était ni l’Etat de nationalité ni l’Etat de résidence du requérant et que les autorités suisses n’étaient donc pas compétentes pour entreprendre une telle démarche. Cependant, il n’apparaît pas non plus que la Suisse ait tenté d’inciter l’Italie à entreprendre une telle démarche ni ne lui ait offert son assistance à cette fin (voir, mutatis mutandis, l’affaire Sayadi et Vinck (Comité des droits de l’homme), précitée, § 12, paragraphes 88-92 ci-dessus). En effet, il ressort du procès-verbal de l’entrevue du 22 février 2008 (paragraphe 54 ci-dessus) que les autorités se sont contentées de suggérer au requérant de contacter la Mission de l’Italie auprès des Nations Unies, indiquant que cet Etat siégeait alors au Conseil de sécurité.

195.   La Cour reconnaît que, avec d’autres Etats, la Suisse a déployé des efforts considérables qui ont abouti, après quelques années, à une amélioration du régime des sanctions (paragraphes 64 et 78 ci-dessus). Elle estime cependant, compte tenu du principe selon lequel la Convention protège des droits non pas théoriques ou illusoires mais concrets et effectifs (Artico, précité, § 33), que ce qui importe dans le cas présent, ce sont les mesures que les autorités nationales ont prises concrètement, ou ont tenté de prendre, face à la situation très particulière du requérant. A cet égard, la Cour considère en particulier que les autorités suisses n’ont pas suffisamment pris en compte les spécificités de l’affaire, notamment la situation géographiquement unique de Campione d’Italia, la durée considérable des mesures infligées ainsi que la nationalité, l’âge et l’état de santé du requérant. Elle estime par ailleurs que la possibilité de décider de la manière dont les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité sont mises en œuvre dans l’ordre juridique interne aurait permis d’assouplir le régime des sanctions applicable au requérant, eu égard à ces spécificités, de façon à ne pas empiéter sur sa vie privée et familiale, sans pour autant porter atteinte au caractère obligatoire des résolutions pertinentes ni au respect des sanctions qu’elles prévoient.

196.  A la lumière de la nature spécifique de la Convention en tant que traité de garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales (voir, par exemple, Soering, précité, § 87 et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 239, série A no 25), la Cour estime que l’Etat défendeur ne pouvait pas valablement se contenter d’avancer la nature contraignante des résolutions du Conseil de sécurité, mais aurait dû la convaincre qu’il avait pris – ou au moins tenté de prendre – toutes les mesures envisageables en vue d’adapter le régime des sanctions à la situation individuelle du requérant.

197.  Cette conclusion dispense la Cour de trancher la question, soulevée par l’Etat défendeur et les gouvernements tiers intervenants, de la hiérarchie entre les obligations des Etats parties à la Convention en vertu de cet instrument, d’une part, et celles découlant de la Charte des Nations Unies, d’autre part. Ce qui importe, selon la Cour, est de constater que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer qu’il avait tenté d’harmoniser autant que possible les obligations qu’il a jugées divergentes (voir, à cet égard, paragraphes 81 et 170 ci-dessus).

198.  Eu égard à l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour juge que les restrictions imposées à la liberté de circulation du requérant pendant une durée considérable n’ont pas ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit de l’intéressé à la protection de sa vie privée et familiale et, d’autre part, les buts légitimes que constituent la prévention des infractions pénales, la protection de la sécurité nationale et de la sécurité publique de la Suisse. Il s’ensuit que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale de ce dernier n’était pas proportionnée et, dès lors, pas nécessaire dans une société démocratique.

γ)  Conclusion

199.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour incompatibilité ratione materiae de la requête avec la Convention et, statuant au fond, estime qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, et nonobstant le fait que le grief selon lequel l’inscription du nom du requérant sur la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban aurait également porté atteinte à son honneur et à sa réputation constitue un grief distinct, elle estime qu’il n’y a pas lieu de l’examiner séparément.

III.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

200.  Le requérant se plaint de ne pas avoir disposé d’un recours effectif lui permettant de faire examiner ses griefs au regard de la Convention. Il s’estime donc victime d’une violation de l’article 13, qui est libellé comme suit :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A.  Sur la recevabilité

201.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Les thèses des parties

a.  Le requérant

202.  Le requérant, s’appuyant sur l’affaire Al-Nashif c. Bulgarie (no 50963/99, 20 juin 2002), soutient que les intérêts divergents que sont, d’une part, la protection des sources et des informations pertinentes pour la sécurité nationale et, d’autre part, le droit à un recours effectif, peuvent être conciliés par la mise en place de procédures adaptées. Il se plaint que, malgré cela, aucune procédure n’ait existé en l’espèce, ni devant les organes des Nations Unies ni devant les autorités internes.

203.  Il argue que l’affaire Sayadi et Vinck (précitée, paragraphes 88-92 ci-dessus) – dans laquelle le Comité des droits de l’homme a considéré que l’injonction adressée par un tribunal au gouvernement belge afin que celui-ci soumette au comité des sanctions une demande de radiation des auteurs de la communication, dont il avait lui-même demandé l’inscription, constituait un recours effectif – n’est pas pertinente pour le cas d’espèce, et ce pour deux raisons. D’une part, il ne se plaindrait pas du fait que la Suisse n’ait pas fait retirer son nom de la liste des sanctions, pouvoir dont le Comité des droits de l’homme aurait clairement confirmé qu’il incombait exclusivement au comité des sanctions, et non aux Etats eux-mêmes. D’autre part, dans son affaire, contrairement à ce qui s’était produit au tribunal de première instance de Bruxelles dans l’affaire Sayadi et Vinck, le Tribunal fédéral aurait certes indiqué que le Gouvernement devait le soutenir dans ses démarches de radiation, mais n’aurait pas expressément ordonné aux autorités nationales de le faire.

204.  Ainsi, le requérant soutient que la conformité des mesures litigieuses avec les articles 3, 8 et 9 de la Convention n’a été contrôlée par aucun tribunal interne et que, dès lors, il y a eu violation de l’article 13.

b.  Le Gouvernement

205.  Le Gouvernement renvoie au principe selon lequel l’article 13 exige qu’un recours devant une instance nationale soit ouvert à tout individu qui prétend de manière défendable avoir fait l’objet d’une violation de la Convention. Eu égard aux conclusions précédentes, il conteste le caractère défendable des griefs formulés par le requérant. Pour le cas où la Cour conclurait différemment, il soutient qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 13 combiné avec l’article 8.

206.  En effet, le Gouvernement rappelle que le requérant a demandé que soient ôtés de l’annexe à l’Ordonnance sur les Taliban son nom et celui des organismes auxquels il est lié. Cette requête aurait été examinée par le Tribunal fédéral qui a estimé que le requérant ne disposait pas d’un recours effectif pour cette question puisque, lié par les résolutions du Conseil de sécurité, il n’était pas en mesure d’annuler les sanctions prononcées à l’égard du requérant. Le Tribunal fédéral aurait néanmoins souligné que, dans cette situation, il incombait à la Suisse de demander la radiation du requérant de la liste ou de le soutenir dans une telle procédure engagée par lui-même. A cet égard, le Gouvernement rappelle que la Suisse n’était pas habilitée à introduire elle-même une demande de ‘de-listing’ – le requérant n’ayant pas la nationalité suisse et ne résidant pas dans ce pays – ce qui a été confirmé par le Comité des sanctions. La Suisse n’aurait eu que la possibilité de soutenir la demande introduite par le requérant lui-même, ce qu’elle aurait fait, notamment, en transmettant à son avocat une attestation formelle du non-lieu dont bénéficiait le requérant.

2.  L’appréciation de la Cour

a.  Les principes applicables

207.  La Cour rappelle que l’article 13 garantit l’existence en droit interne de recours permettant de dénoncer les atteintes aux droits et libertés protégés par la Convention. Ainsi, même si les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur impose cette disposition, il faut qu’existe au niveau interne un recours dans le cadre duquel l’instance nationale compétente peut examiner les griefs fondés sur la Convention et ordonner le redressement approprié. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief tiré de la Convention, mais le recours doit en tout cas être « effectif » en pratique comme en droit, c’est-à-dire notamment que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’Etat (Büyükdağ c. Turquie, no 28340/95, § 64, 21 décembre 2000, avec les renvois notamment à l’arrêt Aksoy c. Turquie, 18 décembre 1996, § 95, Recueil 1996‑VI). Dans certaines conditions, les recours offerts par le droit interne considérés dans leur ensemble peuvent répondre aux exigences de l’article 13 (voir notamment l’arrêt Leander c. Suède, 26 mars 1987, § 77, série A no 116).

208.  Cela étant, larticle 13 exige seulement qu’existe un recours en droit interne à l’égard des griefs que lon peut estimer « défendables » au regard de la Convention (voir, par exemple, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, 27 avril 1988, § 54, série A no 131). Il n’impose pas aux Etats de permettre aux individus de dénoncer devant une autorité interne la compatibilité avec la Convention des lois nationales (Costello-Roberts, précité, § 40), mais vise seulement à offrir à ceux qui expriment un grief défendable de violation dun droit protégé par la Convention un recours effectif dans lordre juridique interne (ibidem, § 39).

b.  L’application de ces principes au cas d’espèce

209.  La Cour constate que, compte tenu du constat de violation de l’article 8 énoncé ci-dessus, le grief est défendable. Il reste dès lors à rechercher si le requérant a disposé en droit suisse dun recours effectif lui permettant de dénoncer les atteintes à ses droits protégés par la Convention.

210.  La Cour observe que le requérant a pu saisir les juridictions internes aux fins d’obtenir la radiation de son nom de la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban, ce qui aurait pu permettre de faire remédier à ses griefs tirés de la Convention. Cependant, ces juridictions n’ont pas examiné quant au fond ses griefs concernant les violations alléguées de la Convention. En particulier, le Tribunal fédéral a estimé qu’il pouvait certes vérifier si la Suisse était liée par les résolutions du Conseil de sécurité, mais non lever pour non-respect des droits de l’homme les sanctions prises contre le requérant (paragraphe 50 ci-dessus).

211.  Le Tribunal fédéral a par ailleurs admis expressément que la procédure de radiation devant les Nations Unies, même dans sa version améliorée par les résolutions les plus récentes, ne pouvait pas être considérée comme un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention (paragraphe 50 ci-dessus).

212.  La Cour rappelle également que la CJCE a estimé que « les principes régissant l’ordre juridique international issu des Nations Unies n’impliqu[ai]ent pas qu’un contrôle juridictionnel de la légalité interne du règlement litigieux au regard des droits fondamentaux serait exclu en raison du fait que cet acte vise à mettre en œuvre une résolution du Conseil de sécurité adoptée au titre du chapitre VII de la charte des Nations Unies » (arrêt Kadi de la CJCE, précité, § 299, paragraphe 86 ci-dessus). La Cour estime que ce raisonnement doit s’appliquer, mutatis mutandis, à la présente affaire, plus précisément pour ce qui est du contrôle de la conformité de l’ordonnance sur les Taliban avec la Convention par les instances suisses. Elle estime de surcroît qu’aucun élément dans les résolutions du Conseil de sécurité n’empêchait les autorités suisses de mettre en place des mécanismes de vérification des mesures prises au niveau national en application de ces résolutions.

213.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour estime que le requérant n’a eu à sa disposition aucun moyen effectif de demander la radiation de son nom de la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban et, dès lors, de faire remédier aux violations de la Convention qu’il dénonçait (voir, mutatis mutandis, Lord Hope, dans la partie principale de l’arrêt Ahmed et autres, précité, §§ 81-82, paragraphe 96 ci-dessus).

214.  Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes et, statuant au fond, estime qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec l’article 8.

IV.  SUR LES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

215.  Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant soutient que l’interdiction d’entrée en Suisse et de transit par ce pays imposée à la suite de l’inscription de son nom sur la liste du comité des sanctions s’analyse en une mesure privative de liberté. Sur le terrain de l’article 5 § 4, il se plaint que les autorités internes n’aient procédé à aucun contrôle de la licéité des entraves posées à sa liberté de circulation. Ces dispositions sont libellées comme suit :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a)  s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b)  s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c)  s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

d)  s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;

e)  s’il s’agit de la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ;

f)  s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours.

(...)

4.  Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale.

(...) »

1.  Les thèses des parties et des tiers intervenants

a.  Le Gouvernement

216.  Se référant aux affaires Guzzardi c. Italie (6 novembre 1980, série A no 39), et S.F. c. Suisse (2 mars 1994, 16360/90, Décisions et Rapports 76-A, pp. 13 et suiv.), le Gouvernement argue qu’il n’y a pas eu en l’espèce « privation de liberté ». Selon lui, le but de la mesure litigieuse n’a jamais été de confiner le requérant sur le territoire de Campione d’Italia. La mesure n’aurait eu pour objet que d’interdire à l’intéressé l’entrée en Suisse et le transit par ce pays. Le fait que le requérant se soit trouvé limité dans ses déplacements par la mesure incriminée serait imputable à l’intéressé lui-même, qui aurait choisi librement d’établir son domicile dans une enclave italienne entourée par le territoire suisse : ni les sanctions, telles qu’elles avaient été décidées par les Nations Unies, ni leur mise en œuvre par les autorités suisses ne lui auraient imposé de demeurer à Campione d’Italia. Ainsi, à tout moment, il aurait pu solliciter une dérogation afin de transférer son domicile dans une autre partie du territoire italien.

217.  En ce qui concerne les effets et les modalités de la mesure, le Gouvernement fait valoir que le requérant n’était soumis à aucune autre restriction que l’interdiction, selon lui théorique, d’entrer en Suisse ou de transiter par ce pays. En particulier, il n’aurait fait l’objet d’aucune surveillance de la part des autorités suisses, n’aurait eu aucune obligation particulière, et aurait pu recevoir librement autant de visites qu’il le souhaitait. Il aurait également pu, en tout temps, rencontrer librement ses avocats. Enfin, le Gouvernement ajoute que la frontière entre Campione d’Italia et la Suisse n’est pas surveillée, de sorte que le requérant n’aurait pas perçu physiquement l’interdiction de se rendre en Suisse.

218.  Pour ces raisons, le Gouvernement soutient que la mesure litigieuse ne peut pas être assimilée à une privation de liberté au sens de l’article 5 § 1.

b.  Le requérant

219.  Le requérant estime que la présente affaire n’est pas comparable à l’affaire S.F. c. Suisse (précitée), dans laquelle la Commission avait déclaré irrecevable le grief d’un requérant qui se plaignait sous l’angle de l’article 5 de ne pas avoir été autorisé à quitter Campione d’Italia pendant plusieurs années. Il argue à cet égard que, d’une part, l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de quitter la ville ne reposait pas sur une condamnation et d’autre part, il n’a pas pu, à la différence du requérant de l’affaire précitée, contester les restrictions litigieuses dans le cadre d’une procédure équitable.

220.  Le requérant ne nie pas qu’aucun obstacle physique ne l’empêchait de quitter Campione d’Italia, mais il souligne que le passage entre l’Italie et la Suisse fait l’objet de contrôles sporadiques et que, si l’on avait découvert dans le cadre d’un tel contrôle qu’il tentait d’entrer sur un territoire dont l’accès lui était interdit, il aurait fait l’objet d’une procédure susceptible d’aboutir à de lourdes sanctions.

221.  Il fait valoir ensuite que la superficie du territoire de Campione d’Italia est de 1,6 km2, et qu’ainsi, l’espace dans lequel il pouvait se déplacer librement est plus restreint que celui dont jouissait le requérant dans l’affaire Guzzardi c. Italie (précitée), à savoir une île de 2,5 km2.

222.  Par ailleurs, il souligne que le Tribunal fédéral lui-même a admis que les restrictions qui lui étaient imposées se rapprochaient en pratique d’une assignation à résidence. Pour toutes ces raisons, l’article 5 § 1 devrait s’appliquer à son cas.

c.  Le gouvernement français

223.  Le gouvernement français, tiers intervenant, est d’avis que l’article 5 de la Convention ne saurait s’appliquer au cas d’une personne faisant l’objet d’une interdiction d’entrée ou de transit sur un territoire donné, et que les circonstances particulières de l’espèce, qui tiendraient au fait que le requérant réside dans une enclave italienne du canton du Tessin, ne peuvent modifier cette appréciation, sauf à altérer profondément le contenu de cette disposition.

2.  L’appréciation de la Cour

224.  La Cour rappelle que l’article 5 consacre un droit fondamental de l’être humain, à savoir la protection de l’individu contre les atteintes arbitraires de l’Etat à son droit à la liberté. Le libellé de cette disposition précise bien que la garantie qu’elle renferme s’applique à « toute personne ». Les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 énumèrent limitativement les motifs autorisant la privation de liberté. Pareille mesure n’est pas conforme à l’article 5 § 1 si elle ne relève pas de l’un de ces motifs ou si elle n’est pas prévue par une dérogation faite conformément à l’article 15 de la Convention, qui permet à un Etat contractant, « [e]n cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation », de prendre des mesures dérogatoires à ses obligations découlant de l’article 5 « dans la stricte mesure où la situation l’exige » (voir, parmi d’autres précédents, Al‑Jedda, précité, § 99, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, §§ 162-163, CEDH 2009, et Irlande c. Royaume-Uni, précité, § 194).

225.  L’article 5 § 1 ne concerne pas les simples restrictions à la liberté de circuler, lesquelles obéissent à l’article 2 du Protocole no 4, qui n’a pas été ratifié par la Suisse. Pour déterminer si un individu se trouve « privé de sa liberté » au sens de l’article 5, il faut partir de sa situation concrète et prendre en compte un ensemble de critères tels que la nature, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée. Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité, non de nature ou d’essence (Austin et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09, § 57, 15 mars 2012, Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 115, 17 janvier 2012, Medvedyev et autres cFrance [GC], no 3394/03, § 73, CEDH 2010, Guzzardi, précité, §§ 92-93, Storck c. Allemagne, no 61603/00, § 71, CEDH 2005‑V, et Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 59, série A no 22).

226.  La Cour estime également que la démarche consistant à prendre en compte le « genre » et les « modalités d’exécution » de la mesure en question (Engel et autres, § 59, et Guzzardi, § 92, tous deux précités) lui permet d’avoir égard au contexte et aux circonstances spécifiques entourant les restrictions à la liberté qui s’éloignent de la situation type qu’est l’incarcération (voir, par exemple, Engel et autres, § 59, et Amuur, § 43, tous deux précités). En effet, le contexte dans lequel s’inscrit la mesure représente un facteur important car il est courant, dans les sociétés modernes, que surviennent des situations dans lesquelles le public peut être appelé à supporter des restrictions à la liberté de circulation ou à la liberté des personnes dans l’intérêt du bien commun (voir, mutatis mutandis, Austin et autres, précité, § 59).

227.  La Cour observe que, pour soutenir que l’article 5 doit s’appliquer au cas d’espèce, le requérant se fonde en particulier sur l’affaire Guzzardi, précitée. Dans cette affaire, la requête avait été introduite par une personne qui, parce qu’elle était soupçonnée d’appartenir à un clan mafieux, était contrainte de vivre sur une île dans une zone – non clôturée – de 2,5 kilomètres carrés, en compagnie essentiellement de personnes se trouvant dans une situation semblable ainsi que du personnel chargé de la surveillance. La Cour a conclu que le requérant avait été « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 et qu’il pouvait dès lors se prévaloir des garanties découlant de cette disposition (voir également l’affaire Giulia Manzoni c. Italie, 1er juillet 1997, §§ 18-25, Recueil 1997‑IV).

228.  En revanche, dans l’affaire S.F. c. Suisse (précitée), où le requérant se plaignait de n’avoir pas été autorisé à quitter l’enclave de Campione d’Italia pendant plusieurs années, la Commission déclara le grief irrecevable, estimant que l’article 5 ne s’appliquait pas au cas d’espèce. La Grande Chambre estime opportun de suivre l’approche adopté dans cette affaire, pour les motifs suivants.

229.  Dans le cas concret du requérant, la Cour admet que les restrictions imposées se sont prolongées pendant une durée considérable. Cependant, elle observe que l’espace sur lequel l’intéressé n’était pas autorisé à circuler était le territoire d’un Etat tiers, la Suisse, et qu’en vertu du droit international, cet Etat avait le droit de refuser l’entrée d’un étranger (paragraphe 164 ci-dessus). Les restrictions en cause n’ont pas empêché le requérant de vivre et de circuler librement sur le territoire de sa résidence permanente, où il avait choisi, de son plein gré, de vivre et de poursuivre ses activités. La Cour considère que, dans ces circonstances, son cas se distingue radicalement de la situation de fait qui prévalait dans l’affaire Guzzardi (précitée) et l’interdiction qui lui a été imposée ne soulève pas de question sous l’angle de l’article 5 de la Convention.

230.  La Cour reconnaît également que la superficie du territoire de Campione d’Italia est restreinte. Cependant, elle observe que le requérant n’a fait l’objet ni d’une détention proprement dite ni d’une véritable assignation à résidence : il s’est simplement vu imposer une interdiction d’entrée et de transit sur un territoire donné, et cette interdiction a eu pour conséquence de l’empêcher de quitter l’espace enclavé.

231.  La Cour relève en outre que le requérant n’a pas contesté devant elle l’affirmation du gouvernement suisse selon laquelle il n’avait fait l’objet d’aucune surveillance de la part des autorités helvétiques et n’avait aucune obligation de se présenter régulièrement à la police (voir, a contrario, Guzzardi, précitée, § 95). Par ailleurs, il n’apparaît pas non plus qu’il ait subi des restrictions à sa liberté de recevoir des tiers, qu’il s’agisse de ses proches, de ses médecins ou de ses avocats (ibidem).

232.  Enfin, la Cour rappelle que le régime des sanctions permettait au requérant de demander des dérogations à l’interdiction d’entrée ou de transit et que de telles dérogations lui ont effectivement été accordées à deux reprises sans qu’il n’en fasse usage.

233.  Compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, et conformément à sa jurisprudence, la Cour, à l’instar du Tribunal fédéral (paragraphe 48 ci-dessus), conclut que le requérant n’a pas été « privé de sa liberté » au sens de l’article 5 § 1 par l’interdiction d’entrée et de transit en Suisse.

234.  Il s’ensuit que les griefs tirés de l’article 5 sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

V.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

235.  Invoquant des arguments essentiellement semblables à ceux que la Cour a examinés sous l’angle des articles 5 et 8, le requérant se plaint d’avoir subi un traitement contraire à l’article 3. Il allègue en outre que l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de quitter l’enclave de Campione d’Italia pour se rendre dans une mosquée a porté atteinte à sa liberté de manifester sa religion et ses convictions garantie par l’article 9.

236.  Au vu de l’ensemble des éléments en sa possession et à supposer même que ces griefs aient été dûment soulevés devant les juridictions nationales, la Cour ne constate aucune apparence de violation des articles 3 et 9 de la Convention.

237.  Il s’ensuit que ce volet de la requête doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

VI.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

238.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

239.  Le requérant n’a formulé aucune demande au titre du dommage matériel ou moral.

240.  Partant, il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

B.  Frais et dépens

241.  Au titre des frais et dépens, le requérant demande le remboursement de 75 000 livres sterling (GBP) et de la taxe sur la valeur ajoutée, pour les frais d’avocat engagés par lui aux fins de la procédure devant la Cour, et de 688,22 euros (EUR) correspondant aux frais engagés pour les voyages de son avocat jusqu’à Campione d’Italia, les conversations téléphoniques et les frais de bureau.

242.  Le Gouvernement rappelle que le requérant a choisi de se faire représenter par un avocat exerçant à Londres et facturant un tarif horaire nettement plus élevé que les tarifs moyens pratiqués en Suisse, et que ce choix a engendré des frais de voyage substantiels. Selon lui, même en admettant que la présente affaire soit aussi complexe que l’estime le requérant, le nombre d’heures facturées est exagéré. En conséquence, il estime qu’en cas d’admission de la requête, un montant de 10 000 francs suisses (CHF) au plus serait suffisant.

243.  La Cour rappelle que lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder au requérant le remboursement des frais et dépens qu’il a engagés devant les juridictions nationales pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (Neulinger et Shuruk, précité, § 159). Il faut aussi que se trouvent établis la réalité de ces frais, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (ibidem).

244.  La Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel le requérant devrait assumer les conséquences de son choix de mandater un avocat britannique. Elle rappelle à cet égard que, en vertu de l’article 36 § 4 a) du règlement de la Cour, le représentant de la partie requérante doit être un « conseil habilité à exercer dans l’une quelconque des Parties contractantes et résidant sur le territoire de l’une d’elles (...) ». Cependant, elle note que seuls les griefs tirés des articles 8 et 13 ont en l’espèce abouti à un constat de violation de la Convention. Le surplus de la requête est irrecevable. La somme demandée par le requérant est donc exagérée.

245.  En conséquence, compte tenu des éléments en sa possession et des critères exposés ci-dessus, la Cour juge raisonnable d’accorder au requérant la somme de 30 000 EUR pour les frais exposés par lui dans le cadre de la procédure conduite devant elle.

C.  Intérêts moratoires

246.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ

1.  Rejette les exceptions préliminaires soulevées par le Gouvernement pour incompatibilité ratione personae de la requête avec la Convention et pour défaut de qualité de victime du requérant ;

 

2.  Joint au fond l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour incompatibilité ratione materiae de la requête avec la Convention ;

 

3.  Rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes quant aux griefs tirés des articles 5 et 8, et la joint au fond quant au grief tiré de l’article 13 ;

 

4.  Déclare recevables les griefs tirés des articles 8 et 13 et la requête irrecevable pour le surplus ;

 

5.  Rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour incompatibilité ratione materiae de la requête avec la Convention et dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

 

6.  Rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement pour non-épuisement des voies de recours internes quant au grief tiré de l’article 13 de la Convention et dit qu’il y a eu violation de cette disposition, combiné avec l’article 8 ;

 

7.  Dit

a)  que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, la somme de 30 000 EUR (trente mille euros), pour frais et dépens, à convertir dans la monnaie de l’Etat défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, cette somme sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

 

8.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

 

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 septembre 2012.

       Michael O’Boyle                                                             Nicolas Bratza
        Greffier adjoint                                                                  Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante commune aux juges Bratza, Nicolaou et Yudkivska ;

–  opinion concordante du juge Rozakis à laquelle se rallient les juges Spielmann et Berro-Lefèvre ;

–  opinion concordante du juge Malinverni.

N.B.

M.O’B.

 


OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES BRATZA, NICOLAOU ET YUDKIVSKA

(Traduction)

1.  Si nous nous rallions au constat en l’espèce d’une violation de l’article 8 de la Convention, nous ne pouvons pleinement partager le raisonnement dans l’arrêt aboutissant à ce constat. En particulier, nous nourrissons des doutes considérables quant à la conclusion selon laquelle la Suisse « jouissait d’une latitude, certes restreinte, mais néanmoins réelle, dans la mise en œuvre des résolutions contraignantes pertinentes du Conseil de sécurité » (§ 180). Nous estimons que ni le libellé des résolutions elles-mêmes ni les dispositions de la Charte des Nations unies sur la base desquelles ces résolutions ont été prises ne permettent d’étayer cette conclusion. De plus, malgré les développements consacrés à cette question dans l’arrêt, celle-ci n’apparaît pas, en dernière analyse, avoir joué un rôle essentiel dans le constat par la Cour d’une violation de l’article 8, fondé moins sur le non-usage par la Suisse de la latitude que les résolutions pertinentes lui auraient offerte que sur la non-adoption par elle, dans le cadre des limites fixées par ces résolutions, de mesures suffisantes, voire de mesures tout court, en vue de protéger les droits du requérant garantis par la Convention.

2.  Comme le souligne à juste titre l’arrêt, la résolution 1390 (2002) impose expressément aux Etats d’empêcher l’entrée sur leur territoire et le transit par celui-ci des personnes dont le nom figure sur la liste du comité des sanctions de l’ONU. A cet égard, la situation n’est pas la même que dans l’affaire Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, CEDH 2011, où la Cour a dit que le libellé de la résolution en cause ne mentionnait pas expressément l’internement en l’absence de procès et que, sauf disposition contraire libellée dans un langage clair et explicite, le Conseil de Sécurité est présumé ne pas vouloir imposer aux Etats membres une quelconque obligation qui contreviendrait aux principes fondamentaux en matière de sauvegarde des droits de l’homme. En l’espèce, la résolution pertinente emploie un langage clair et explicite, de même que le paragraphe 7 de la résolution 1267 (1999), dans laquelle le Conseil de sécurité est encore plus clair, écartant toute autre obligation internationale qui pourrait être incompatible avec la résolution en question.

3.  Il est vrai que, comme le souligne l’arrêt, à l’époque où elle a adopté l’ordonnance du 2 octobre 2000 sur les Taliban et où elle y a inséré l’article 4 a) pour donner effet à résolution 1390 (2002), la Suisse n’était pas membre des Nations unies mais était déjà partie à la Convention. Cependant, cet élément n’a guère d’importance à nos yeux. Comme il est relevé dans l’arrêt, les résolutions pertinentes s’adressaient à « tous les Etats », pas seulement aux Etats membres de l’ONU. En outre, il est évident que, en tout état de cause, l’obligation d’empêcher l’entrée sur le territoire suisse ou le transit par celui-ci s’appliquait à la Suisse dès que celle-ci est devenue membre des Nations unies en septembre 2002. Non seulement la Suisse était tenue, au moins à compter de cette dernière date, d’inscrire le requérant sur la liste des proscrits mais nous constatons que, en octobre 2003, à la suite de critiques émises par le groupe de suivi créé par la Résolution 1363 (2001), elle était tenue de révoquer le permis de frontalier spécial qui permettait à l’intéressé de circuler relativement librement entre la Suisse et l’Italie (§ 25 de l’arrêt).

4.  Le constat tiré dans l’arrêt selon lequel les Etats jouissaient d’une certaine latitude repose essentiellement sur la thèse voulant que la Charte des Nations unies n’impose pas aux Etats un modèle déterminé pour la mise en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre de son chapitre VII, laissant en principe aux Etats membres de l’ONU le libre choix entre différents modèles possibles de réception dans leur ordre juridique interne de telles résolutions (§ 176).

5.  Nous acceptons volontiers que les Etats disposent de différents moyens pour donner effet aux obligations que leur imposent les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. Cependant, l’obligation que fait peser sur eux la Résolution 1390 (2002) est de nature contraignante et, sous réserve des exceptions ou exemptions figurant dans la résolution elle-même, ne laisse aux Etats ni souplesse ni pouvoir discrétionnaire pour donner plein effet aux sanctions imposées mais leur impose d’interdire l’entrée sur le territoire ou le transit par celui-ci de toutes les personnes inscrites sur les listes du comité des sanctions. La seule exception notable est celle figurant au paragraphe 2 b) de cette même résolution, précisant que ses dispositions ne s’appliquent pas lorsque l’entrée ou le transit est nécessaire pour l’aboutissement d’une procédure judiciaire.

6.  De la même manière, rien ne permet selon nous de conclure, au paragraphe 178 de l’arrêt, que le paragraphe 8 de la résolution elle-même offre aux Etats une certaine latitude, en ce qu’il les exhorte à prendre des mesures immédiates pour appliquer ou renforcer, « par des mesures législatives ou administratives, selon qu’il conviendra, les dispositions applicables en vertu de leur législation ou de leur réglementation à l’encontre de leurs nationaux et d’autres personnes ou entités agissant sur leur territoire, afin de prévenir et de sanctionner les violations des mesures visées au paragraphe 2 de la présente résolution ». Assurément, comme le relève l’arrêt, l’expression « selon qu’il conviendra » vise à donner aux autorités nationales un choix entre les mesures législatives et administratives et leur laisse ainsi une certaine souplesse en ce qui concerne les modalités de mise en œuvre et de renforcement des mesures. Or elle ne veut certainement pas dire qu’une quelconque latitude soit accordée aux Etats quant à l’obligation pesant sur eux de donner plein effet aux dispositions du paragraphe 2 de la résolution.

7.  Nous ne sommes pas davantage convaincus par l’invocation, au paragraphe 179 de l’arrêt, de la motion du 1er mars 2010 par laquelle la Commission de politique extérieure du Conseil national suisse avait chargé le Conseil fédéral d’indiquer au Conseil de sécurité de l’ONU qu’à partir de la fin de l’année 2010, il n’appliquerait plus, dans certains cas, les sanctions prononcées à l’encontre de personnes physiques en vertu des résolutions adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Par cette motion, le parlement suisse a sans doute « exprimé (...) sa volonté de réserver un certain pouvoir de discrétion dans l’application des résolutions du Conseil de sécurité relatives à la lutte contre le terrorisme ». Cependant, si, en refusant unilatéralement, plusieurs mois après la radiation du requérant de la liste, de se conformer inconditionnellement aux conditions de la résolution, le parlement suisse s’est reconnu un certain pouvoir discrétionnaire, il ne faut pas en conclure pour autant que c’est la résolution elle-même qui accordait à la Suisse pareil pouvoir. A nos yeux, tel n’était manifestement pas le cas.

8.  A l’instar du Tribunal fédéral, nous estimons donc que les Etats ne jouissaient d’aucune latitude quant à leur obligation de mettre en œuvre les sanctions imposées par les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité et que la Suisse ne pouvait décider de sa propre initiative si, oui ou non, des sanctions devaient continuer à être prises contre les personnes physiques ou morales dont le nom figurait sur la liste du comité des sanctions.

9.  La question soulevée sur le terrain de l’article 8 de la Convention ne s’en trouve pas réglée pour autant. Bien que tenus d’agir en stricte conformité avec les dispositions de la Résolution 1390 (2002) nonobstant les droits et obligations découlant de la Convention, les Etats ne sont pas exonérés pour autant de l’obligation d’entreprendre toute action en leur pouvoir de manière à atténuer les effets des mesures ayant une incidence sur la vie privée ou familiale des personnes touchées.

10.  La situation du requérant en l’espèce était sinon unique, du moins particulièrement exceptionnelle et l’ordonnance sur les Taliban a eu des conséquences manifestement graves sur sa vie privée et familiale. Comme le Tribunal fédéral l’a expressément dit, les mesures dénoncées représentaient une restriction importante à la liberté de l’intéressé du fait de l’emplacement de Campione d’Italia, une petite enclave italienne entourée par le canton suisse du Tessin où il est domicilié depuis 1970. Il lui était interdit, au moins à partir d’octobre 2003, non seulement d’entrer sur le territoire suisse mais aussi de quitter Campione d’Italia de quelque manière que ce soit et même de se rendre dans toute partie de l’Italie, l’Etat dont il a la nationalité. En raison de cette interdiction, il lui était exceptionnellement difficile de maintenir le contact avec les personnes vivant hors de l’enclave, y compris avec les membres de sa propre famille. Dans ces conditions, les autorités suisses avaient, comme le Tribunal fédéral l’a dit, « l’obligation d’épuiser les allégements du régime des sanctions autorisés en vertu des résolutions du Conseil de sécurité ». A nos yeux, elles étaient également tenues de prendre toute autre mesure raisonnable en leur pouvoir pour faire modifier le régime de manière à atténuer autant que possible ses graves conséquences sur la vie privée et familiale du requérant.

11.  La Suisse ne pouvait pas de sa propre initiative, sans contrevenir aux résolutions pertinentes, rayer le nom du requérant de la liste à l’annexe 2 de l’ordonnance sur les Taliban, le comité des sanctions étant le seul organe habilité à en radier les personnes physiques et morales. Etant donné que ce nom n’avait pas été inscrit sur la liste à son initiative et qu’elle n’était ni l’Etat de nationalité ni l’Etat de résidence de l’intéressé, la Suisse n’avait pas non plus formellement le pouvoir, sur la base des résolutions, de prendre des mesures pour faire effacer le nom par le comité des sanctions. Néanmoins, à l’instar de nos collègues, nous considérons que les autorités suisses n’ont pas suffisamment pris en compte les particularités de la situation du requérant, notamment la durée considérable des mesures imposées ainsi que sa nationalité, son âge et son état de santé. Nous estimons en outre qu’elles n’ont pas pris toutes les mesures raisonnables en leur pouvoir pour tenter d’atténuer les effets du régime des sanctions en accueillant des demandes de dérogations pour raisons médicales ou dans le cadre de procédures judiciaires, ou de faire modifier ce régime appliqué au requérant de manière à préserver autant que possible ses droits garantis par la Convention.

12.  Parmi les mesures que les autorités auraient pu prendre et que mentionne l’arrêt, nous attachons une importance particulière au fait que ce n’est que le 2 septembre 2009 que celles-ci ont communiqué au comité des sanctions les conclusions des investigations visant le requérant, pourtant closes plus de quatre années auparavant, le 31 mai 2005. La clôture de ces investigations était un élément manifestement important eu égard aux perspectives de levée des sanctions qui avaient été infligées à l’intéressé. Sur ce point, nous constatons que, en fait, le nom de ce dernier a été rayé de la liste le 23 septembre 2009, peu après que la Suisse eut adressé au comité des sanctions copie de la lettre du Ministère public de la Confédération confirmant que l’enquête de la police judiciaire dirigée contre le requérant n’avait pas fourni d’indices ou de preuves permettant d’établir l’existence d’un lien entre lui et des personnes ou organisations liées à Oussama Ben Laden, à Al-Qaïda ou aux Taliban. Le défaut de communication de ces informations a été expressément critiqué par le Tribunal fédéral qui, tout en constatant que, à la date de son jugement, c’est-à-dire en novembre 2007, le requérant pouvait demander lui-même l’ouverture d’une procédure de delisting, a souligné qu’il continuait de compter sur le soutien de la Suisse car il s’agissait du seul pays qui avait conduit une enquête préliminaire complète sur ses activités. Nous partageons pleinement la conclusion du Tribunal fédéral selon laquelle, même si la Suisse ne pouvait elle-même procéder à la radiation, elle aurait pu à tout le moins communiquer les résultats de l’enquête au comité des sanctions et défendre énergiquement le delisting du requérant. Grâce aux résultats de ses propres investigations, elle aurait pu également encourager l’Italie, en sa qualité d’Etat de nationalité et de résidence du requérant, à prendre des mesures antérieurement au juillet 2008 pour solliciter cette radiation. Pareilles mesures n’auraient peut-être pas été couronnées de succès. Il n’en reste pas moins qu’elles auraient pu réellement conduire à la radiation de la liste du nom du requérant et à son rétablissement dans ses droits garantis par l’article 8 bien plus tôt que ce qui s’est finalement produit.


OPINION CONCORDANTE DU JUGE ROZAKIS
À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES SPIELMANN ET BERRO-LEFEVRE

(Traduction)

Je partage pleinement les conclusions de la Cour sous tous les chefs et j’ai voté en conséquence. Il y a néanmoins un point sur lequel je souhaite m’écarter du raisonnement de mes collègues. Ce point n’a pas d’incidence sur l’approche globale ni sur mon vote. Je vais l’exposer ci-dessous.

Le requérant alléguait que la mesure qui lui interdisait d’entrer sur le territoire suisse ou de transiter par celui-ci était contraire à son droit au respect de sa vie privée, y compris de sa vie professionnelle et de sa vie familiale (§ 149 de l’arrêt). À l’appui de sa thèse, il invoquait un certain nombre de cas montrant que sa vie privée et familiale avait été affectée. Il affirmait notamment que l’inscription de son nom sur la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban avait entaché son honneur et sa réputation. L’ensemble de ces griefs étaient donc soulevés sous l’angle de l’article 8 de la Convention.

Lorsqu’elle a examiné en détail tous les volets particuliers de ces griefs, tant sur la recevabilité que sur le fond, la Cour a préféré ne pas aborder du tout la question de l’honneur et de la réputation du requérant. Dans son paragraphe de conclusion (§ 199), elle n’a fait qu’évoquer ce grief précis de manière élusive, en faisant usage de la formule bien connue selon laquelle il n’y a pas lieu d’examiner ce grief séparément.

C’est à cet égard que j’aurais raisonné différemment. Le grief tiré par le requérant d’une atteinte à son honneur et à sa réputation n’est pas un grief distinct, indépendant de tous les autres chefs de la violation de l’article 8 de la Convention alléguée par lui. Il s’agit de l’un des éléments constitutifs de son grief principal qui est que, par leur comportement, les autorités ont affecté sa vie privée et familiale. Il est constant – et le requérant faisait sans doute fond sur ce point – que, pour la Cour, l’honneur et la réputation sont un élément de la vie privée qui mérite une protection particulière sur le terrain de l’article 8. En écartant ce volet particulier d’un grief par ailleurs homogène et circonstancié, la Cour a donné la mauvaise impression que l’honneur et la réputation devaient être examinés séparément – voire ne devaient pas être examinés du tout – et qu’ils ne font pas nécessairement partie des éléments constitutifs les plus essentiels de la vie privée.

Pour ces raisons, je tiens à exprimer mon désaccord quant à la manière dont le paragraphe 199 est rédigé et au non-examen par la Cour de la question de l’honneur et de la réputation. Après tout, s’il avait fallu englober ce point particulier, le raisonnement n’aurait pas radicalement changé par rapport à celui retenu par la Cour dans son analyse générale sur le terrain de l’article 8, qui a conduit au constat d’une violation.


 

OPINION CONCORDANTE DU JUGE MALINVERNI

1.  Je partage l’avis de la Cour selon lequel il y a eu, dans la présente affaire, violation de l’article 8 de la Convention. Je ne suis en revanche pas convaincu par le raisonnement qui l’a conduite à cette conclusion.

 

I

 

2.  Toute l’argumentation de la Cour repose sur l’affirmation selon laquelle, dans la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité, l’Etat défendeur « jouissait d’une latitude, certes restreinte, mais néanmoins réelle » (par. 180). Pour étayer cette affirmation, la Cour avance les raisons suivantes (par. 175-179).

3.  Elle commence par relever que la latitude de l’Etat défendeur ressort du libellé- même de ces résolutions. En effet, le paragraphe 2b) de la Résolution 1390 (2002) prévoit qu’il ne s’appliquera pas « lorsque l’entrée ou le transit est nécessaire pour l’aboutissement d’une procédure judiciaire... ». La Cour en déduit que le terme « nécessaire »  confère aux autorités une certaine latitude et « se prête à une interprétation au cas par cas » (par. 177). Cela est certes vrai, mais la Cour semble oublier qu’il s’agit là d’une exception à la règle générale contenue dans cette même disposition bien plus que de la reconnaissance d’une marge de manœuvre dont disposeraient les autorités nationales dans le cadre de son application. Par ailleurs, à part le cas des procédures judiciaires, cette phrase confère une certaine latitude au comité des sanctions, mais aucunement aux Etats.

4.  La Cour tire également argument de l’expression « selon qu’il conviendra », qui figure au paragraphe 8 de la Résolution 1390 (2002), pour affirmer que la formulation « laisse aux autorités nationales une certaine souplesse en ce qui concerne les modalités de la mise en œuvre de cette résolution » (par. 178). Mais la Cour fait à mon avis une mauvaise lecture du paragraphe 8 de la Résolution 1390 (2002). L’expression « selon qu’il conviendra » se rapporte en effet aux mots qui la précèdent immédiatement, à savoir les mots « mesures législatives ou administratives ». Elle signifie simplement que, en fonction de l’ordre juridique des différents Etats, et selon les circonstances, ceux-ci devront adopter soit des mesures législatives soit des mesures administratives. L’on ne saurait donc en tirer une conclusion quelconque quant à la latitude des Etats dans la mise en œuvre de cette résolution.

5.  Le dernier argument de la Cour se réfère à la motion par laquelle la Commission de politique extérieure du Conseil national a chargé le Conseil fédéral suisse d’indiquer au Conseil de sécurité qu’il n’appliquerait plus inconditionnellement les sanctions prononcées à l’encontre de personnes physiques en vertu des résolutions adoptées dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Par l’adoption de cette motion, le Parlement fédéral aurait exprimé « sa volonté de réserver un certain pouvoir de discrétion dans l’application des résolutions du Conseil de sécurité relatives à la lutte contre le terrorisme » (par. 179). Cela est certainement vrai, mais l’on ne saurait en tirer aucun argument quant à la latitude dont aurait bénéficié la Suisse dans la présente affaire, dès lors que la motion a été adoptée le 1er mars 2010 (par. 63), soit après que le nom du requérant fût rayé de la liste, à savoir le 23 septembre 2009 (par. 62).

6.  Forte de sa conclusion selon laquelle l’Etat défendeur jouissait d’une certaine latitude dans la mise en œuvre des résolutions onusiennes, la Cour examine ensuite si, dans le cas d’espèce, l’ingérence dans les droits protégés par l’article 8 a respecté le principe de proportionnalité. Elle conclut par la négative, en considérant en particulier que « les autorités suisses n’ont pas suffisamment pris en compte les spécificités de l’affaire, notamment la situation géographiquement unique de Campione d’Italia, la durée considérable des mesures infligées ainsi que la nationalité, l’âge et l’état de santé du requérant ». Il s’ensuit, selon la Cour, que l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale de ce dernier « n’était pas nécessaire dans une société démocratique. »

7.  Certains des arguments avancés par la Cour pour parvenir à cette conclusion ont cependant de la peine à convaincre. Ainsi, peut-on sérieusement reprocher à la Suisse, dont le requérant, rappelons-le, n’avait pas la nationalité, de ne pas lui avoir offert son assistance aux fins de demander au comité des sanctions une dérogation plus étendue aux sanctions qui pesaient sur lui en raison de sa situation particulière, alors qu’il ne l’avait même pas sollicitée (par. 193) ? Ou de n’avoir pas tenté d’inciter l’Italie à entreprendre des démarches en vue de la radiation du nom du requérant de la liste du comité des sanctions, alors qu’il appartenait exclusivement à l’Etat de nationalité ou de résidence d’engager pareille procédure (par. 194) ?

 

II

 

8.  L’avis selon lequel la Suisse n’était au bénéfice d’aucune marge de manœuvre est d’ailleurs aussi celui du Tribunal fédéral, qui s’est exprimé en ces termes sur cette question :

« 8.1 Les sanctions (blocage des avoirs, interdiction d’entrée et de transit, embargo sur les armes) sont décrites de manière détaillée et ne laissent aux Etats aucune marge d’appréciation dans leur mise en œuvre...Il est ainsi interdit aux Etats membres de décider de façon autonome si les sanctions doivent ou non continuer à s’appliquer à une personne ou une organisation figurant sur la liste établie par le Comité des sanctions » (par. 50).

Plus loin, le Tribunal fédéral rechercha si l’interdiction de voyager prévue à l’article 4a) de l’ordonnance fédérale sur les Taliban allait au-delà des sanctions instituées par les résolutions du Conseil de sécurité et si, dès lors, les autorités suisses disposaient dans ce domaine d’une certaine latitude. Il conclut par la négative :

« 10.2 L’article 4a §2 de l’ordonnance... est formulé comme une disposition habilitante et elle donne l’impression[1] que l’Office fédéral des migrations dispose d’une certaine marge d’appréciation... L’Office fédéral des migrations ne dispose donc d’aucune marge d’appréciation. Sa tâche consiste en réalité à vérifier si les conditions régissant l’octroi d’une dérogation[2] sont réunies » (par. 52).

9.  Les Gouvernements français et britannique, tiers intervenants, partagent eux aussi cet avis et affirment que les autorités helvétiques ne disposaient d’aucune latitude dans la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité (par. 175). Selon le Gouvernement du Royaume-Uni, en particulier, le Conseil de sécurité a employé « un langage clair et explicite » pour imposer aux Etats des mesures particulières (par. 111).

10.  En conclusion, compte tenu des termes très clairs et impératifs des résolutions en cause du Conseil de sécurité, qui obligent les Etats à les appliquer strictement et intégralement, sans considération de droits et d’obligations découlant d’autres conventions internationales qu’ils auraient ratifiées, ainsi que du fait que les sanctions sont décrites de manière détaillée et que les noms de leurs destinataires figurent sur des listes exhaustives, il est difficile, à mon avis, de soutenir la thèse selon laquelle la Suisse disposait dans la présente affaire d’une quelconque marge de manœuvre. On se trouvait ici bel et bien en présence d’une compétence liée et non pas d’une compétence discrétionnaire. Je pense en conséquence que l’approche suivie par la Cour n’est pas la bonne. Elle aurait dû selon moi emprunter celle du Tribunal fédéral, mais pour parvenir à une conclusion opposée.

 

III

 

11.  Ne décelant aucune marge de manœuvre dans le libellé des résolutions onusiennes qu’il devait appliquer, et qui lui auraient permis de les interpréter d’une manière conforme aux droits fondamentaux du requérant, le Tribunal fédéral n’avait pas d’autre choix que de trancher la question qui lui était soumise sur la base du principe de la hiérarchie des normes. Il a fait prévaloir les obligations découlant pour la Suisse des résolutions en cause sur celles dérivant pour elle de la Convention et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Pareille décision était-elle correcte, ou convient-il de reprocher à la cour suprême helvétique de n’avoir fait qu’exécuter, sans les remettre en question, les obligations découlant pour la Suisse des résolutions du Conseil de sécurité ?

12.  La Cour n’aborde pas cette question. Pour elle, la conclusion à laquelle elle est parvenue la dispense de « trancher la question, soulevée par l’Etat défendeur et les gouvernements tiers intervenants, de la hiérarchie entre les obligations des Etats parties à la Convention en vertu de cet instrument, d’une part, et celles découlant de la Charte des Nations Unies d’autre part. Ce qui importe... est de constater que le Gouvernement n’est pas parvenu à démontrer qu’il avait tenté d’harmoniser autant que possible les obligations qu’il a jugées divergentes » (par 197). J’ai beaucoup de peine à partager ce point de vue, pour les raisons suivantes.

13.  Le Conseil de sécurité était parfaitement conscient du conflit qui allait inévitablement surgir entre ses propres résolutions et les obligations qu’avaient assumées certains Etats en ratifiant des conventions internationales de sauvegarde des droits de l’homme. Pour chacune des résolutions qu’il a adoptées, il a en effet tenu à préciser que les Etats étaient tenus de s’y conformer, « nonobstant l’existence de droits accordés ou d’obligations conférées ou imposées par tout accord international... avant la date à laquelle entreront en vigueur les mesures imposées » (Résolution 1267 (1999) par. 7 ; Résolution 1333 (2000), par. 17) (par. 70-71 de l’arrêt).

14.  Le Conseil de sécurité était-il habilité à agir de la sorte ? Certes, en vertu de l’article 25 de la Charte des Nations Unies, les Etats membres sont tenus d’accepter et d’appliquer ses décisions. Par ailleurs, l’article 103 de la Charte précise qu’en cas de conflit entre les obligations des membres des Nations Unies découlant de ce traité et leurs obligations au titre de tout autre accord international, les premières prévaudront. Et selon la jurisprudence de la Cour internationale de justice, cette primauté ne se limite pas aux dispositions de la Charte elle-même, mais s’étend à toutes les obligations découlant d’une résolution contraignante du Conseil de sécurité[3].

15.  Ces deux dispositions de la Charte donnent-elles pour autant carte blanche au Conseil de sécurité ? On peut sérieusement en douter. A l’instar de tout organe des Nations Unies, celui-ci est en effet lui aussi lié par les dispositions de la Charte. Et l’article 25 in fine de celle-ci précise bien que les Etats membres de l’organisation mondiale sont tenus d’appliquer les décisions que le Conseil de sécurité a adoptées « conformément à la présente Charte ». Or, en son article 24 § 2, cette dernière dispose que, dans l’accomplissement de ses devoirs « le Conseil de sécurité agit conformément aux buts et principes des Nations Unies ». Il se trouve précisément que, au nombre de ces buts et principes figure, à l’article 1 § 3 de la Charte, le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Point n’est besoin d’être grand clerc pour en tirer la conclusion que le Conseil de sécurité doit, lui aussi, respecter les droits de l’homme, même lorsqu’il agit dans le cadre de ses fonctions de maintien de la paix. Ce point de vue semble d’ailleurs être confirmé par des décisions prises récemment par certaines instances internationales.

16.  Dans son arrêt Kadi et Al Barakaat, du 3 septembre 2008[4], la Cour de justice des communautés européennes n’a pas hésité à se déclarer compétente pour examiner la légalité du règlement (CE) no 881/2002, qui avait mis en œuvre les résolutions Al Qaïda et Taliban du Conseil de sécurité. Elle a par la suite jugé que les droits des requérants, en particulier les droits de la défense, le droit à un contrôle juridictionnel effectif et le droit de propriété, avaient été violés :

« Il découle de ce qui précède que les juridictions communautaires doivent, conformément aux compétences dont elles sont investies en vertu du traité CE, assurer un contrôle, en principe complet, de la légalité de l’ensemble des actes communautaires au regard des droits fondamentaux faisant partie intégrante des principes généraux du droit communautaire, y compris sur les actes communautaires qui, tel le règlement litigieux, visent à mettre en œuvre des résolutions adoptées par le Conseil de sécurité au titre du Chapitre VII de la charte des Nations unies. » (par. 326)[5].

17.  La Cour de justice a dès lors annulé les deux arrêts attaqués, en estimant que le Tribunal de première instance avait commis un erreur de droit en jugeant « qu’il découle des principes régissant l’articulation des rapports entre l’ordre juridique international issu des Nations unies et l’ordre juridique communautaire que le règlement litigieux, dès lors qu’il vise à mettre en œuvre une résolution adoptée par le Conseil de sécurité au titre du chapitre VII de la charte des Nations unies ne laissant aucune marge à cet effet, doit bénéficier d’une immunité juridictionnelle quant à sa légalité interne... » (par. 327).

18.  Cet arrêt de la Cour de Luxembourg peut être qualifié d’historique, dans la mesure où il affirme que le respect des droits de l’homme constitue le fondement constitutionnel de l’Union européenne, dont la Cour doit assurer le respect, y compris pour des actes qui mettent en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité[6].

19.  Dans ses constatations en l’affaire Sayadi et Vinck c. Belgique, du 22 octobre 2008 (par. 88 du présent arrêt), le Comité des droits de l’homme s’est lui aussi estimé compétent pour connaître de la communication qui lui avait été adressée, « quelle que soit l’origine des obligations mises en œuvre par l’Etat partie » (chiffre 7.2), à savoir même si cette origine se trouve dans une résolution du Conseil de sécurité. Il a dès lors examiné la compatibilité avec le Pacte des mesures nationales adoptées pour mettre en œuvre la résolution en cause du Conseil de sécurité et conclu à la violation de certaines de ses dispositions.

20.  Une question se pose alors : notre Cour, garante du respect des droits de l’homme en Europe, doit-elle se montrer moins audacieuse que la CJCE ou que le Comité des droits de l’homme pour aborder et trancher cette délicate question du conflit de normes à laquelle elle était confrontée dans la présente affaire ? Après tout, celle-ci n’est-elle pas « l’ultime rempart contre la violation des droits fondamentaux ? »[7] . Je suis parfaitement conscient du fait que les résolutions du Conseil de sécurité échappent en tant que telles à un contrôle direct de la Cour, les Nations Unies n’étant pas parties à la Convention. Tel n’est cependant pas le cas des actes étatiques pris en exécution de ces résolutions. Ces derniers sont susceptibles d’engager la responsabilité des Etats au titre de la Convention. Par ailleurs, les principes fondamentaux en matière de droits de l’homme trouvent de nos jours leur consécration non seulement dans des conventions internationales spécifiques, mais également dans le droit coutumier, qui lie tous les sujets de droit international, y compris les organisations internationales.[8]

 

IV

 

21.  L’article 103 de la Charte a joué un rôle déterminant dans le raisonnement du Tribunal fédéral. C’est en effet en se fondant sur cette disposition qu’il a fait prévaloir les résolutions du Conseil de sécurité sur les obligations découlant pour la Suisse de la Convention et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est toutefois permis de se demander si pareille interprétation de l’article 103 ne prête pas le flanc à la critique du point de vue de l’équilibre que les Etats devraient ménager entre les exigences de la sécurité collective et le respect des droits fondamentaux, dans la mesure où elle écarte d’emblée l’application de ces derniers au profit des premières[9]. Dans son arrêt Kadi, la CJCE a bien laissé entendre que les résolutions du Conseil de sécurité ne jouissent pas d’une priorité absolue dans la hiérarchie des normes communautaires, notamment sur les droits fondamentaux (par. 293). En d’autres termes, cet arrêt est bel et bien le résultat d’une mise en balance entre l’exigence de la lutte contre le terrorisme et le respect des droits de l’homme.

22.  L’article 103 de la Charte prévoit la prééminence de ce traité sur tout autre accord international. Comme nous l’avons déjà relevé, selon la Cour internationale de justice cette primauté ne se limite pas aux seules dispositions de la Charte, mais elle s’étend à toutes les dispositions contraignantes du Conseil de sécurité. Il n’en demeure pas moins que, selon le libellé même de l’article 103 de la Charte, cette disposition s’applique exclusivement  « aux obligations en vertu de la présente Charte ». Ne conviendrait-il pas, dès lors, d’opérer une distinction entre la Charte elle-même, qui constitue le droit primaire des Nations Unies, et les résolutions du Conseil de sécurité qui, bien que contraignantes (article 25), apparaissent plutôt comme du droit « onusien » secondaire ou dérivé ? Leur supériorité hiérarchique sur « tout autre accord international » pourrait alors être relativisée au regard de l’article 103 de la Charte, en particulier lorsque l’accord en cause est une convention internationale de sauvegarde des droits de l’homme[10].

23.  Pareille approche se justifierait d’autant plus que, comme le relève fort à propos la résolution de l’Assemblée parlementaire du 23 janvier 2008[11], en dépit de quelques améliorations récentes, les règles de fond et de procédure appliquées par le Conseil de sécurité « ne remplissent pas les critères minimaux (...) et bafouent les principes fondamentaux qui sont à la base des droits de l’homme et de la prééminence du droit ». Le système en place aux Nations Unies au moment des faits était donc loin d’offrir une protection équivalente à celle garantie par la Convention, si bien qu’il ne semble pas possible de se baser ici sur une présomption de respect de la Convention de la part du Conseil de sécurité. La jurisprudence Bosphorus n’est pas encore applicable au droit de Nations Unies.[12]

24.  Ceci est d’autant plus vrai que l’on se trouve, dans la présente affaire, non pas en présence de sanctions générales, mais de sanctions ciblées qui, comme telles, ont eu un impact direct sur les droits fondamentaux du requérant, à la fois sous l’angle des modalités de son inscription sur la liste du comité des sanctions que sous celui de l’absence de toute voie de recours[13]. Comme cela a été affirmé à juste titre,  « tant que l’ONU n’a pas mis en place un mécanisme de protection des droits de l’homme comparable ou équivalent à celui mis en place dans les Etats membres et au plan européen, les juges nationaux et européens sont compétents pour vérifier que les actes qui mettent en œuvre les décisions du Conseil de sécurité respectent les droits fondamentaux »[14]. Dès lors, une protection insuffisante, voire déficiente, de ces droits dans le cadre du système des Nations Unies, qui ne serait pas compensée par le contrôle de leur respect au niveau national, devrait conduire la Cour à constater une violation de la Convention[15].

25.  Il est impossible de prétendre de nos jours que les obligations pesant sur les Etats en matière de droits de l’homme s’évanouissent dès lors que ceux-ci, au lieu d’agir individuellement, décident de coopérer en confiant certaines compétences à des organisations internationales qu’ils ont eux-mêmes créées. Dans son arrêt Waite et Kennedy du 18 février 1999 la Cour n’a-t-elle pas affirmé que « lorsque les Etats créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines d’activité ou pour renforcer leur coopération et qu’ils transfèrent des compétences à ces organisations et leur accordent des immunités, la protection des droits de l’homme peut s’en trouver affectée » ? Et « qu’il serait toutefois contraire au but et à l’objet de la Convention que les Etats contractants soient ainsi exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d’activité concerné »[16] ?

26.  Les organisations internationales sont donc elles aussi soumises aux normes internationales relatives aux droits de l’homme, car le respect de ces droits, « loin de gêner la lutte contre le terrorisme, constitue une arme à l’encontre des idéologies extrémistes qui prospèrent en les bafouant».[17]

 

V

 

27.  Un dernier point : au paragraphe 199 de son arrêt, la Cour affirme que « eu égard à cette conclusion (c’est-à-dire le constat de violation de l’article 8 en raison des entraves à la liberté de circulation du requérant), et nonobstant le fait que le grief selon lequel l’inscription du nom du requérant sur la liste annexée à l’ordonnance sur les Taliban aurait également porté atteinte à son honneur et à sa réputation constitue un grief séparé, il n’y a pas lieu de l’examiner séparément ».

28.  Il est permis de s’interroger sur le bien-fondé de pareille conclusion. Le requérant avait en effet soulevé devant la Cour deux griefs bien distincts (par. 156 et 157), même s’ils tombent tous les deux dans le champ d’application de l’article 8 au titre de la protection de la vie privée. Cependant, alors que le premier visait la liberté physique de se déplacer librement, le second concernait l’intégrité morale du requérant, résultant du fait-même de l’inscription de son nom sur la liste du comité des sanctions. En outre, alors que le premier grief était intrinsèquement lié à la situation géographique très particulière de l’enclave de Campione d’Italia, territoire très exigu, le second avait une portée beaucoup plus générale. Ce volet de sa requête était certainement, aux yeux du requérant, tout aussi important, sinon plus, que les restrictions qui avaient été imposées à sa liberté de mouvement.

29.  Pour toutes ces raisons, le deuxième grief du requérant aurait selon moi mérité un examen séparé. Et ceci d’autant plus que je vois mal comment la Cour aurait pu, pour ce deuxième grief, tenir le même raisonnement qu’elle a tenu pour le premier, qui est basé exclusivement sur la latitude de l’Etat défendeur dans la mise en œuvre des résolutions du Conseil de sécurité, et conclure à une violation de l’article 8 pour non respect du principe de proportionnalité. S’agissant de juger l’inscription du nom d’une personne sur la liste du comité des sanctions, une mise en balance des intérêts en jeu par l’Etat défendeur me paraît en effet difficilement concevable.

 



[1] Italiques ajoutés.

[2] Italiques ajoutés.

[3] CIJ, Affaire relative à des questions d’interprétation et d’application de la Convention de Montréal de 1971 résultant de l’incident aérien de Lockerbie, ordonnance du 14 avril 1992, mesures provisionnelles, Recueil, 1992, par. 42.

[4] Voir par. 83 du présent arrêt.

[5] Italiques ajoutés.

[6] Voir Hanspeter Mock et Alvaro Borghi, Vers une sortie du labyrinthe des listes antiterroristes de l’ONU, In « Mélanges  en l’honneur du professeur Petros Pararas »,  Athènes-Bruxelles, 2009, p. 406.

[7] Josiane Auvret-Finck, Le contrôle des décisions du Conseil de sécurité par la Cour européenne des droits de l’homme, in « Sanctions ciblées et protections juridictionnelles des droits fondamentaux dans l’Union européenne ; équilibres et déséquilibres de la balance », sous la direction de Constance Grewe et al. Bruxelles, 2010, p. 214

[8] Dans ce sens, Luigi Condorelli,  Conclusions, in G.M. Palmieri, ed. , « Les évolutions de la protection juridictionnelle des fonctionnaires internationaux et européens - développements récents », Bruxelles 2012, p. 359.

[9] Voir Pasquale De Sena, Le Conseil de sécurité et le contrôle du juge, in « Sanctions ciblées…(supra, note 7), p. 44.

[10] Dans ce sens, Mock/Borghi (note 6), p. 42

[11] Résolution 1597 (2008), Listes noires du Conseil de Sécurité des Nations Unies et de l ‘Union européenne.

[12] Voir Josiane Auvret-Finck (note 7), p. 235.

[13] Voir le rapport de Dick Marty, Doc. 11454, Listes noires du Conseil de sécurité des Nations Unies et de l’Union européenne.

[14] Constance Grewe, Les exigences de la protection des doits fondamentaux, in « Sanctions ciblées… (note 7)

[15] Josiane Auvret-Fink (note 7), p. 241.

[16] Recueil 1999-I, par. 67. Voir, dans ce sens, Luigi Condorelli, Conclusions , in « La soumission des organisations internationales aux normes internationales relatives aux droits de l’homme », Paris, Pédone 2009, p. 132.

[17] Josiane Auvret-Finck (note 7), p. 243.