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Corte europea dei diritti dell’uomo

(Grande Camera)

 

 

 

12 maggio 2014

 

 

 

 

AFFAIRE CHYPRE c. TURQUIE

 

(Requête no 25781/94)

 

 

 

 

 

 

ARRÊT

(Satisfaction équitable)

 

 

 

 

STRASBOURG

 

 

 

 

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

 

 


En l’affaire Chypre c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :

          Josep Casadevall, président,
          Françoise Tulkens,
          Guido Raimondi,
          Nina Vajić,
          Mark Villiger,
          Corneliu Bîrsan,

          Boštjan M. Zupančič,
          Alvina Gyulumyan,
          David Thór Björgvinsson,
          George Nicolaou,

          Andras Sajo,
          Mirjana Lazarova Trajkovska,
          Ledi Bianku,
          Ann Power-Forde,
          Işıl Karakaş,
          Nebojša Vučinić,
          Paulo Pinto de Albuquerque, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mars 2012, les 10 avril et 27 juin 2013 et le 12 mars 2014,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  L’affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s’appliquaient avant l’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), par le gouvernement de la République de Chypre (« le gouvernement requérant ») le 30 août 1999, et par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 11 septembre 1999 (article 5 § 4 du Protocole no 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).

2.  Au cours de la procédure sur le fond de l’affaire, le président de la Cour a rencontré le 27 octobre 1999 l’agent du gouvernement requérant et celui du gouvernement de la République de Turquie (« le gouvernement défendeur ») pour débattre de certaines questions préliminaires de procédure. Les agents ont admis que, si la Cour devait conclure à la violation, il faudrait consacrer une procédure distincte à l’examen des prétentions au titre de l’article 41 de la Convention.

3.  Par une lettre du 29 novembre 1999, la Cour a donné les instructions suivantes aux deux parties :

« Le gouvernement requérant n’est pas tenu de soumettre de demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention à ce stade de la procédure. Une autre procédure sera consacrée à cette question en fonction de la conclusion à laquelle la Cour parviendra sur le fond de l’affaire. »

4.  Par un arrêt rendu le 10 mai 2001 (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, CEDH 2001‑IV – « l’arrêt au principal »), la Cour (Grande Chambre) a conclu que la Turquie avait commis de nombreuses violations de la Convention à raison des opérations militaires menées par ce pays dans le nord de Chypre en juillet et août 1974, de la division continue du territoire de Chypre et des activités de la « République turque de Chypre du Nord » (la « RTCN »). Concernant la satisfaction équitable, la Cour a dit, à l’unanimité, que la question de l’application éventuelle de l’article 41 de la Convention n’était pas en état et en a ajourné l’examen.

5.  La procédure d’exécution de l’arrêt au principal est actuellement pendante devant le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe.

6.  Le 31 août 2007, le gouvernement requérant a informé la Cour qu’il avait l’intention de soumettre une « demande à la Grande Chambre en vue de la reprise de l’examen de la question de l’application éventuelle de l’article 41 de la Convention ». Le 11 mars 2010, il a présenté à la Cour sa demande de satisfaction équitable pour les personnes disparues à l’égard desquelles la Cour avait conclu à la violation des articles 2, 3 et 5 de la Convention (voir le chapitre II, points 2, 4 et 7, du dispositif de l’arrêt au principal et les paragraphes correspondants auxquels ils renvoient). Il a déclaré que la question de la satisfaction équitable concernant les autres chefs de violation, notamment ceux relatifs aux domiciles et aux biens des Chypriotes grecs, demeurait réservée, et qu’il y reviendrait peut-être ultérieurement. Tant le gouvernement requérant que le gouvernement défendeur ont par la suite soumis des observations.

7.  Le 7 avril 2011, le président de la Cour a fixé par tirage au sort la composition de la Grande Chambre appelée à statuer sur l’application de l’article 41 de la Convention (articles 24 et 75 § 2 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le président de la Cour a par la suite procédé à un autre tirage au sort pour compléter la composition de la Grande Chambre (article 24 § 2 e) du règlement).

8.  Le 25 novembre 2011, le gouvernement requérant a adressé à la Cour un document intitulé « Demande de satisfaction équitable (article 41) présentée au nom de la République de Chypre », visant la procédure d’exécution de l’arrêt au principal par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et priant la Cour de prendre certaines mesures afin de faciliter l’exécution de cet arrêt.

9.  À la suite des délibérations du 14 mars 2012, la Cour, par une lettre du 21 mars 2012, a invité le gouvernement requérant à répondre à des questions complémentaires et à soumettre la version définitive de sa demande de satisfaction équitable. En réponse, le 18 juin 2012, le gouvernement requérant a présenté une version amendée de ses prétentions initiales au titre de l’article 41 de la Convention concernant les personnes disparues et soumis de nouvelles demandes se rapportant aux violations des droits de l’homme (plus précisément des articles 3, 8, 9 , 10 et 13 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1) commises à l’égard des Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas (voir le chapitre IV, points 4, 6, 11, 12, 15 et 19, du dispositif de l’arrêt au principal et les paragraphes correspondants auxquels ils se réfèrent). Le 26 octobre 2012, le gouvernement défendeur a présenté ses observations au sujet de ces prétentions.

EN DROIT

10.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

11.  La partie pertinente de l’article 46 de la Convention se lit ainsi :

« 1.  Les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2.  L’arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l’exécution. »

12.  L’article 60 du règlement dispose :

« 1. Tout requérant qui souhaite que la Cour lui accorde une satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention en cas de constat d’une violation de ses droits découlant de celle-ci doit formuler une demande spécifique à cet effet.

2. Sauf décision contraire du président de la chambre, le requérant doit soumettre ses prétentions, chiffrées et ventilées par rubrique et accompagnées des justificatifs pertinents, dans le délai qui lui a été imparti pour la présentation de ses observations sur le fond.

3. Si le requérant ne respecte pas les exigences décrites dans les paragraphes qui précèdent, la chambre peut rejeter tout ou partie de ses prétentions.

4. Les prétentions du requérant sont transmises à la Partie contractante défenderesse pour observations. »

I.  SUR LA DEMANDE DE SATISFACTION ÉQUITABLE FORMULÉE PAR LE GOUVERNEMENT REQUÉRANT

A.  Recevabilité

1.  Sur la question de savoir si la demande du gouvernement requérant est tardive

a)  Les arguments des parties

i.  Le gouvernement chypriote

13.  Le gouvernement chypriote reconnaît n’avoir soumis ses prétentions au titre de la satisfaction équitable que le 11 mars 2010, soit près de neuf ans après le prononcé de l’arrêt au principal. Toutefois, il considère que son inaction de 2001 à 2010 est parfaitement justifiée. Il rappelle premièrement que, dans l’arrêt sur le fond, la Cour a ajourné sine die la question de l’application éventuelle de l’article 41 de la Convention, la laissant ainsi ouverte. Avant comme après le prononcé de l’arrêt, il aurait simplement attendu les instructions de la Cour, qui conformément à son propre règlement devait fixer la procédure ultérieure. Deuxièmement, après le prononcé de l’arrêt au principal, Chypre aurait espéré de bonne foi que celui-ci serait exécuté correctement au travers du mécanisme habituel sous la responsabilité du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe. Ce ne serait que plusieurs années plus tard, une fois devenu manifeste que la Turquie n’était pas disposée à résoudre l’affaire par des moyens politiques (c’est-à-dire par l’adoption de mesures générales et spécifiques), que le gouvernement chypriote se serait rendu compte qu’il n’avait pas d’autre solution que de s’adresser de nouveau à la Cour pour obtenir la bonne exécution de l’arrêt au moyen de l’octroi d’une satisfaction équitable. En particulier, les interprétations divergentes auxquelles aurait donné lieu la décision Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, CEDH 2010) auraient conduit à une impasse. Le gouvernement chypriote pense en effet, contrairement à la Turquie, que cette décision ne peut pas être interprétée de manière à en déduire que la Turquie a satisfait à ses obligations résultant de l’arrêt au principal. Selon lui, il ressort en outre des constats pertinents opérés par le Comité des Ministres que les mesures d’enquête requises par l’arrêt n’ont pas été prises.

14.  Le gouvernement requérant explique que, conscient qu’un certain nombre de requêtes individuelles recoupant la présente affaire interétatique étaient pendantes devant la Cour, il a estimé que ces demandes individuelles devaient être traitées en priorité. Or, au vu de la « nouvelle formulation des limites temporelles » posée dans l’arrêt Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, CEDH 2009), il se serait trouvé dans l’obligation de formuler sa demande afin de ne pas perdre ses droits au titre de l’article 41.

15.  Quant au point de savoir si le temps écoulé depuis l’adoption de l’arrêt au principal n’empêche pas la Cour d’examiner les demandes de satisfaction équitable, le gouvernement chypriote considère que les principes de droit international applicables en la matière sont au nombre de six : prescription extinctive, renonciation et consentement, forclusion, force de chose jugée, obligation de maintenir le statu quo et bonne foi. Or, selon lui, aucun de ces principes ne justifie de rejeter l’affaire pour des motifs tenant à l’écoulement du temps. Les principaux arguments invoqués par le gouvernement requérant sous l’angle des six principes peuvent être résumés comme suit. Tout d’abord, dans l’arrêt au principal, la Cour aurait clairement déclaré que la question était simplement ajournée – elle aurait donc été laissée expressément ouverte indéfiniment. De plus, la renonciation à un droit devrait être claire et non équivoque, et elle ne pourrait en aucun cas se présumer ; or Chypre n’aurait fait aucune déclaration, expresse ou tacite, et ne se serait pas non plus comporté d’une manière tendant à montrer qu’il aurait renoncé à son droit de réclamer une satisfaction équitable. Au contraire, en 2007, Chypre aurait expressément annoncé à la Cour son intention d’exercer ce droit, et aucune objection n’aurait été élevée par quiconque à cet égard. Le gouvernement chypriote estime que c’est plutôt la Turquie qui est maintenant forclose à invoquer la forclusion dès lors qu’elle ne l’a pas fait en 2007.

16.  Le gouvernement chypriote considère que l’écoulement du temps n’a causé au gouvernement turc aucun désavantage sur le plan des preuves puisque, selon lui, les faits n’ont pas évolué mais sont restés pour l’essentiel identiques à ce qu’ils étaient en 2001. Il estime en outre que la Turquie ne pouvait raisonnablement croire que Chypre renoncerait à présenter une demande de satisfaction équitable. Il rappelle enfin qu’en 2001 la Cour a décidé que les parties devaient attendre qu’elle adopte une décision définitive sur la question de la satisfaction équitable et que le principe de bonne foi les obligeait à maintenir autant que faire se peut la situation en l’état, de manière à ne pas fausser la décision définitive. Il conclut qu’il serait contraire au principe de l’effet utile que la Turquie, en ne se conformant pas à l’arrêt, puisse contrecarrer l’adoption d’une telle décision définitive.

17.  Le gouvernement chypriote invoque aussi les attentes légitimes des victimes individuelles. Il cite l’article 55 de la Convention, par lequel les Parties contractantes « renoncent (...) à se prévaloir des traités, conventions ou déclarations existant entre elles, en vue de soumettre, par voie de requête, un différend né de l’interprétation ou de l’application de la (...) Convention à un mode de règlement autre que ceux prévus par [la] Convention ». Il serait selon lui contraire au principe d’espérance légitime de refuser un recours adéquat dans une affaire opposant deux États lorsque ces deux États ont spécifiquement accepté de se soumettre à la juridiction de la Cour à l’exclusion de tout autre mode de règlement.

ii.  Le gouvernement turc

18.  Le gouvernement défendeur considère que la demande de satisfaction équitable présentée par le gouvernement requérant est tardive. Entre 2001 et 2010, en dehors de la lettre envoyée à la Cour en août 2007, rien ou presque ne se serait passé. Même à supposer que l’article 41 de la Convention s’applique dans les affaires interétatiques, le gouvernement requérant demeurerait tenu à une diligence minimale en application de l’article 60 du règlement de la Cour, qui exigerait que la demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 soit soumise sans délai excessif. En l’espèce, un retard inacceptable serait imputable au gouvernement requérant.

19.  Le gouvernement turc rappelle que le gouvernement chypriote n’a soumis aucune demande de satisfaction équitable au cours de la procédure sur le fond. Dans ses observations écrites du 22 novembre 1994, le gouvernement requérant n’aurait pas réclamé de satisfaction équitable, mais aurait au contraire déclaré que la requête interétatique avait été introduite « sans préjudice des requêtes individuelles dirigées contre la Turquie au titre de l’article 25 [article 34 actuel] de la Convention qui ont déjà introduites ou qui le seront à l’avenir ». Chypre aurait ainsi choisi de donner la priorité à la fonction de surveillance exercée par le Comité des Ministres et de ne pas demander de satisfaction équitable à la Cour. Tel serait le choix que Chypre aurait fait à l’époque, mais il aurait aussi pu en faire un autre. En effet, les articles 41 et 46 de la Convention ayant des buts différents, rien n’aurait empêché le gouvernement chypriote de présenter en temps utile des demandes de satisfaction équitable parallèlement à la procédure se déroulant sous la surveillance du Comité des Ministres. Le gouvernement turc estime qu’en tout état de cause il appartenait au gouvernement chypriote d’engager le processus peu après le prononcé de l’arrêt au principal, sans attendre que la Cour fixe la procédure d’office. Le gouvernement requérant n’ayant pas procédé ainsi, il n’aurait pas fait tout ce qui était raisonnablement en son pouvoir pour faire connaître ses prétentions. Dès lors, le comportement du gouvernement requérant devrait être interprété comme un renoncement implicite à toute prétention formulée au titre de l’article 41 en l’espèce.

20.  Le gouvernement défendeur ajoute que les demandes de satisfaction équitable n’ont été adressées à la Cour qu’après l’adoption par celle-ci de son arrêt de Grande Chambre Varnava et autres (précité), qui concernait une série de requêtes individuelles introduites au titre de l’article 34, et que les sommes réclamées initialement par le gouvernement chypriote en l’espèce se montaient à 12 000 EUR pour chaque cas, soit le montant exact alloué à chaque requérant individuel dans l’affaire Varnava et autres. Pour le gouvernement défendeur, cela signifie que l’arrêt Varnava et autres, qui a selon lui limité les chances de succès pour les requérants individuels, a agi comme une sonnette d’alarme pour le gouvernement requérant et l’a incité à revenir devant la Cour. Or, tant le principe de bonne foi que le respect de la règle de la force de chose jugée interdiraient au gouvernement chypriote de relancer maintenant la question : les éventuelles demandes de satisfaction équitable devraient être formulées dans le cadre de requêtes individuelles (comme dans l’affaire Varnava et autres) plutôt que dans celui de la présente affaire interétatique.

21.  Le gouvernement turc considère que, le Comité des Nations unies pour les personnes disparues ayant énormément avancé dans ses travaux depuis le prononcé de l’arrêt au principal, l’application de l’article 41 ne se justifie pas. Contrairement à ce qu’alléguerait le gouvernement chypriote, des progrès considérables auraient été réalisés concernant la localisation et l’identification des restes des victimes, ce que la Cour aurait expressément reconnu (Charalambous et autres c. Turquie (déc.), nos 46744/07 et autres, 3 avril 2012). Dès lors, la question des « personnes disparues » se muerait graduellement en une question des « personnes décédées » ce qui, d’après l’arrêt adopté par la Cour dans l’affaire Brecknell c. Royaume-Uni (no 32457/04, 27 novembre 2007), créerait par essence de nouvelles obligations procédurales assorties de nouveaux délais. On aurait ainsi, d’une part, la procédure de surveillance devant le Comité des Ministres, qui demeurerait effective et, d’autre part, les familles des personnes disparues, qui devraient maintenant attendre la renaissance de l’obligation procédurale, suivant la règle Brecknell, pour faire protéger leurs intérêts légitimes.

22.  Le gouvernement turc soutient que les dispositions temporelles spécifiques de la Convention (telles qu’interprétées dans l’arrêt Varnava et autres) doivent l’emporter sur les principes généraux du droit international. Plus précisément, il ne serait pas possible de soumettre dans une affaire interétatique des prétentions qui, si elles avaient été présentées dans le cadre d’une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34, auraient été frappées de tardiveté. Pour le gouvernement défendeur, la Turquie subirait un préjudice immense si des prétentions individuelles tardives pouvaient quand même être soumises par le biais d’une demande de satisfaction équitable présentée pratiquement neuf ans après le prononcé de l’arrêt sur le fond.

b)  Appréciation de la Cour

23.  La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer dans le vide. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public, et notamment à la lumière de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (« la Convention de Vienne »). Au demeurant, la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, elle doit également prendre en considération toute règle et tout principe de droit international applicables aux relations entre les Parties contractantes (voir, parmi beaucoup d’autres, Loizidou c. Turquie (fond), 18 décembre 1996, § 43, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI, Al-Adsani c. Royaume-Uni [GC], no 35763/97, § 55, CEDH 2001‑XI, Bosphorus Hava Yolları Turizm ve Ticaret Anonim Şirketi c. Irlande [GC], no 45036/98, § 150, CEDH 2005‑VI, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 67, CEDH 2008, et l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne).

24.  La Cour admet que le droit international général reconnaît en principe l’obligation pour le gouvernement requérant, dans un différend interétatique, d’agir sans délai pour garantir la sécurité juridique et ne pas causer de préjudice disproportionné aux intérêts légitimes de l’État défendeur. Ainsi, dans l’affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, C.I.J. Recueil 1992, p. 240), la Cour internationale de Justice a dit :

« 32.  La Cour reconnaît que, même en l’absence de disposition conventionnelle applicable, le retard d’un État demandeur peut rendre une requête irrecevable. Elle note cependant que le droit international n’impose pas à cet égard une limite de temps déterminée. La Cour doit par suite se demander à la lumière des circonstances de chaque espèce si l’écoulement du temps rend une requête irrecevable.

(...)

36.  (...) La Cour estime que, eu égard tant à la nature des relations existant entre l’Australie et Nauru qu’aux démarches ainsi accomplies, l’écoulement du temps n’a pas rendu la requête de Nauru irrecevable. Toutefois, il appartiendra à la Cour, le moment venu, de veiller à ce que le retard mis par Nauru à la saisir ne porte en rien préjudice à l’Australie en ce qui concerne tant l’établissement des faits que la détermination du contenu du droit applicable. »

25.  Avant toute chose, la Cour rappelle que la présente requête a été introduite en 1994 devant l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme, conformément aux dispositions qui s’appliquaient avant l’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (paragraphe 1 ci-dessus). En vertu du règlement intérieur de la Commission alors en vigueur, ni le gouvernement requérant dans une affaire interétatique ni les requérants individuels n’étaient tenus d’exposer en termes généraux dans le formulaire de requête leur demande de satisfaction équitable. La Cour rappelle de plus que dans la lettre du 29 novembre 1999 qu’elle a adressée aux deux gouvernements, elle a expressément donné pour instruction au gouvernement requérant de ne pas soumettre de demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention au stade de l’examen au fond (paragraphe 3 ci-dessus). Il est donc compréhensible qu’il ne l’ait pas fait. La Cour note aussi que, dans son arrêt du 10 mai 2001, elle a dit « que la question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention ne se trouv[ait] pas en état et qu’elle en ajourn[ait] l’examen » (chapitre VIII du dispositif). Aucun délai ne fut donné aux parties pour la présentation de leurs demandes de satisfaction équitable (paragraphes 2-4 ci-dessus). La Cour doit donc déterminer si, nonobstant l’absence de délai, le fait pour le gouvernement chypriote de n’avoir soumis ses prétentions que le 11 mars 2010 ne rend pas sa demande irrecevable au regard des critères définis dans l’affaire Nauru.

26.  La Cour estime que tel n’est pas le cas. Premièrement, contrairement au retard en cause dans l’affaire Nauru examinée par la Cour internationale de justice, le retard litigieux en l’espèce ne n’est pas produit avant l’introduction de la requête interétatique, mais entre l’arrêt rendu par la Cour sur le fond de l’affaire et le contrôle de l’exécution de cet arrêt par le Comité des Ministres. Dans cet intervalle, les deux gouvernements pouvaient croire que la question de l’octroi éventuel d’une satisfaction équitable était suspendue en attendant la suite des événements. En leur qualité de parties à la procédure, les deux gouvernements avaient alors une marge de manœuvre relativement limitée puisqu’ils devaient se conformer aux instructions émanant de la Cour. En outre, la question de la satisfaction équitable a été mentionnée à plusieurs reprises au cours de la procédure sur le fond de l’affaire (paragraphes 2-3 ci-dessus). Dans l’arrêt au principal, la question de l’octroi éventuel d’une satisfaction équitable a été ajournée, ce qui signifie de façon parfaitement claire que la Cour n’avait pas exclu d’en reprendre l’examen le moment venu. Ni l’une ni l’autre des parties ne pouvait donc raisonnablement penser que cette question échapperait à tout examen ou que l’écoulement du temps conduirait à son extinction ou la rendrait caduque. Enfin, ainsi qu’il le fait remarquer à juste titre, le gouvernement chypriote n’a jamais formulé de déclaration indiquant explicitement ou implicitement qu’il aurait renoncé à son droit à réclamer une satisfaction équitable. Tout au contraire, sa lettre du 31 août 2007 doit être considérée comme une réaffirmation claire et non équivoque de son intention d’exercer ce droit. Dans ces conditions, le gouvernement défendeur n’est pas fondé à dire que la reprise de l’examen des prétentions du gouvernement requérant porterait préjudice à ses intérêts légitimes, puisqu’il devait raisonnablement s’attendre à ce que la question revienne devant la Cour à un moment donné. À la lumière de l’arrêt Nauru précité, la Cour considère que, dans ce contexte, le « préjudice » en cause est avant tout lié aux intérêts procéduraux du gouvernement défendeur (« l’établissement des faits [et] la détermination du contenu du droit applicable ») et que c’est au gouvernement défendeur qu’il incombe de démontrer de manière convaincante que pareil préjudice est imminent ou probable. Or la Cour ne voit aucune preuve de cela en l’espèce.

27.  Pour autant que le gouvernement turc se réfère à la procédure de surveillance devant le Comité des Ministres, la Cour rappelle que les constats de violation énoncés dans ses arrêts sont essentiellement de nature déclaratoire et que, aux termes de l’article 46 de la Convention, les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 61, CEDH 2009). À cet égard, il ne faut pas confondre, d’une part, la procédure devant la Cour, qui est compétente pour conclure à la violation de la Convention dans des arrêts définitifs auxquels les Parties contractantes sont tenues de se conformer (article 19 combiné avec l’article 46 § 1 de la Convention) et pour allouer, le cas échéant, une satisfaction équitable (article 41 de la Convention) et, d’autre part, le mécanisme de surveillance de l’exécution des arrêts placé sous la responsabilité du Comité des Ministres (article 46 § 2 de la Convention). En vertu de l’article 46, l’État partie est tenu non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées par la Cour à titre de satisfaction équitable, mais aussi de prendre dans son ordre juridique interne des mesures individuelles et/ou, le cas échéant, des mesures générales propres à mettre un terme à la violation constatée par la Cour et à en effacer les conséquences, l’objectif étant de placer le requérant dans une situation aussi proche que possible de celle dans laquelle il se trouverait s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de la Convention (Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT), précité, § 85). Bien qu’elles soient liées l’une à l’autre, l’obligation de prendre des mesures individuelles et/ou générales et celle de payer la somme allouée à titre de satisfaction équitable constituent deux formes de redressement distinctes, la première n’excluant en rien la seconde.

28.  Quant aux évolutions survenues entre 2001 et 2010 dans le cadre de la procédure de surveillance devant le Comité des Ministres ou en rapport avec celle-ci, la Cour considère qu’elles sont sans aucun doute pertinentes pour apprécier sur le fond la demande de satisfaction équitable formulée par le gouvernement requérant. Néanmoins, elles ne l’empêchent nullement d’examiner cette demande.

29.  A la lumière de ce qui précède, la Cour ne discerne aucune raison valable de considérer que la demande de satisfaction équitable émise par le gouvernement chypriote est tardive et de la déclarer irrecevable pour ce motif. Dès lors, elle rejette l’exception formulée par le gouvernement turc à cet égard.

30.  La Cour rappelle par ailleurs que le 14 mars 2012 elle a invité le gouvernement requérant à soumettre la version « définitive » de ses prétentions au titre de l’article 41, et que les observations fournies en réponse par ledit gouvernement le 18 juin 2012 doivent effectivement être considérées comme définitives. Elle considère dès lors que le présent arrêt met un terme à l’examen de la question.

2.  Sur l’applicabilité de l’article 41 de la Convention à la présente affaire

a)  Les arguments des parties

i.  Le gouvernement chypriote

31.  Le gouvernement requérant plaide que l’article 41 de la Convention est applicable aux affaires interétatiques en général et à la présente espèce en particulier. Il explique d’abord que le texte même de l’article 41 n’établit aucune distinction entre les affaires individuelles et les affaires interétatiques et que ces dernières ne sont pas expressément exclues du champ d’application de la règle relative à la satisfaction équitable. Il invoque ensuite le principe de l’effectivité des droits individuels protégés par la Convention. Il propose de considérer ce principe en tenant compte de deux autres normes définies dans la jurisprudence de la Cour : d’une part, le statut de la Convention en tant qu’instrument de droit international public devant être interprété conformément aux règles et principes codifiés dans la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités et, d’autre part, le but et l’objet spécifiques de la Convention en tant que traité international de protection des droits de l’homme. D’après le gouvernement chypriote, ces principes sont particulièrement pertinents lorsque l’on parle de la capacité de la Cour à octroyer une satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention, qui à son sens constitue un moyen effectif d’assurer la mise en œuvre de la Convention et d’inciter les Parties contractantes à ne pas ignorer les arrêts et décisions de la Cour. En d’autres termes, il faudrait voir dans l’article 41 un outil important dont la Cour disposerait pour assurer le respect de ses propres arrêts, qu’ils concernent des requêtes individuelles introduites en vertu de l’article 34 de la Convention ou des requêtes interétatiques soumises en vertu de l’article 33.

32.  Le gouvernement requérant s’appuie également sur l’article 32 § 1 de la Convention, aux termes duquel « [l]a compétence de la Cour s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui seront soumises dans les conditions prévues par les articles 33, 34, 46 et 47 ». Selon lui, ces quatre articles, combinés avec l’article 32 § 1, doivent être considérés comme appartenant à un tout structuré : les articles 33, 34, 46 et 47 établiraient différentes voies de saisine de la Cour mais ils ne définiraient pas des sphères ou des types de compétence distincts pour la Cour. Indépendamment de la manière dont elle serait saisie d’une requête dirigée contre un État, la Cour conserverait des compétences identiques, dont celle d’allouer une satisfaction équitable. Il n’y aurait aucune bonne raison de penser autrement, car les droits fondamentaux en jeu seraient les mêmes, voire plus sérieux, dans une affaire interétatique que dans une affaire individuelle ; de plus, les auteurs de la Convention n’auraient pas expressément restreint dans le texte de l’article 41 la compétence de la Cour relativement aux requêtes interétatiques ; enfin, rien n’indiquerait que la logique même de cette disposition (ou de l’article 33) entraîne implicitement une restriction. Dès lors, on ne pourrait dire que la Cour dispose de moins de pouvoirs dans les affaires dont elle est saisie au moyen d’une requête interétatique que dans celles qui trouvent leur origine dans une requête individuelle.

33.  Le gouvernement chypriote ajoute que la Cour elle-même a toujours implicitement considéré l’article 41 comme applicable dans les affaires interétatiques, ce qui se refléterait tant dans son règlement que dans sa jurisprudence. À cet égard, il cite l’article 46 e) du règlement de la Cour, aux termes duquel le gouvernement requérant, dans une affaire interétatique, doit soumettre une requête donnant « les grandes lignes de la ou des demandes de satisfaction équitable éventuellement formulées au titre de l’article 41 de la Convention pour le compte de la ou des parties censément lésées », ainsi que les articles 60 et 75 § 1 du règlement, qui d’après lui n’établissent pas de distinction entre les requêtes individuelles et les requêtes interétatiques.

34.  Pour ce qui est de la jurisprudence de la Cour, le gouvernement chypriote considère que la Cour elle-même a reconnu, certes implicitement, mais tout à fait clairement, que la règle de la satisfaction équitable s’applique aux affaires interétatiques. Ainsi, dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni (18 janvier 1978, §§ 244-246, série A no 25), la Cour n’aurait pas déclaré l’ancien article 50 inapplicable mais se serait bornée à estimer « qu’il n’y a[vait] pas lieu [de l’]appliquer ». De même, en l’espèce, elle n’aurait pas écarté la question de la satisfaction équitable mais en aurait simplement ajourné l’examen.

35.  Enfin, le gouvernement requérant soutient que l’article 41 confère à la Cour un pouvoir discrétionnaire. Tant la jurisprudence de la Cour que la doctrine auraient toujours souligné qu’en matière de satisfaction équitable l’application de l’article 41 est entièrement laissée à l’appréciation de la Cour pour toutes les affaires, y compris les affaires interétatiques. En l’espèce, la demande de satisfaction équitable émanant du gouvernement chypriote ne porterait pas sur un dommage matériel causé directement à Chypre en tant qu’État mais viserait plutôt à l’octroi d’un dédommagement à des individus lésés de ce pays pour des violations déjà constatées par la Cour.

ii.  Le gouvernement turc

36.  Le gouvernement turc considère que d’une manière générale l’article 41 ne s’applique pas aux affaires interétatiques. En premier lieu, le dispositif de l’arrêt au principal ne pourrait être interprété comme une reconnaissance, même implicite, de l’applicabilité de la règle de la satisfaction équitable aux affaires interétatiques. Dans cet arrêt, la Cour ne parlerait que de « l’éventuelle » application de l’article 41. Le gouvernement turc soutient aussi que l’arrêt adopté par la Grande Chambre de la Cour dans l’affaire Varnava et autres (précité, § 118) doit être compris comme reconnaissant que la Cour n’est pas compétente pour accorder une satisfaction équitable dans une affaire interétatique. Il propose par ailleurs d’examiner l’article 41 de la Convention dans le contexte général du droit de la responsabilité internationale, du droit de la protection diplomatique et des principes de la protection internationale des droits de l’homme. Tandis que l’article 33 de la Convention correspondrait fondamentalement à la logique classique de la protection diplomatique (responsabilité directe d’État à État), l’article 34 constituerait une dérogation à cette logique : les particuliers pourraient, par le biais de requêtes individuelles, agir directement contre un État supposé avoir commis des actes répréhensibles et réclamer une satisfaction équitable sans avoir à solliciter la protection diplomatique de l’État dont ils sont les ressortissants. Pour le gouvernement turc, cette description suffit pour conclure que l’article 41 de la Convention ne s’applique pas aux procédures interétatiques sauf, peut-être, dans les cas où la violation a causé un préjudice direct à l’État partie requérant. En d’autres termes, la portée de l’article 41 en tant que tel serait limitée en principe au mécanisme des requêtes individuelles.

37.  À l’appui de sa thèse selon laquelle l’article 41 n’est pas applicable aux requêtes interétatiques, le gouvernement défendeur soutient également que les requêtes de ce type ne sont pas motivées par l’intérêt propre du requérant. Il invoque à cet égard la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme, dont il ressortirait que l’État requérant dans une affaire interétatique ne fait pas valoir ses propres droits ou ceux de ses ressortissants mais défend plutôt l’ordre public européen (décision de la Commission sur la recevabilité de la requête no 788/60, Autriche c. Italie, 11 janvier 1961, Annuaire, vol. 4, pp. 167-169). De fait, les requêtes interétatiques viseraient à dénoncer des pratiques officielles donnant naissance à des violations continues de la Convention. Les griefs soulevés dans une requête interétatique devraient par définition être plus larges que ceux pouvant être énoncés dans une requête individuelle, et ils devraient se rapporter à des manquements systémiques plutôt qu’à des violations individuelles. Dans cette optique, le constat de violation répondrait en lui-même à l’objectif visé par une affaire interétatique. Tout requérant individuel aurait par ailleurs la possibilité d’introduire une requête auprès de la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention et d’obtenir une satisfaction équitable. Il serait donc erroné de confondre ces deux procédures aux objectifs si différents.

38.  Invoquant la jurisprudence de la Cour, le gouvernement défendeur considère que la satisfaction équitable prévue par l’article 41 de la Convention est conçue pour englober les traumatismes physiques ou psychologiques, les douleurs et souffrances, la détresse, l’angoisse, la frustration, les sentiments d’injustice ou d’humiliation, l’incertitude prolongée, les bouleversements de la vie, etc. Or ces facteurs se rapporteraient exclusivement à des préjudices pouvant être subis par des requérants individuels, c’est-à-dire par des personnes physiques, et ils n’auraient pas de sens dans une requête interétatique. Pour ce qui est du règlement de la Cour, le gouvernement défendeur soutient que l’emploi à l’article 60 § 1 de la version anglaise du texte des pronoms personnels « his » et « her » (et non du pronom « its ») montre que cette disposition ne concerne que les individus et non les États.

b)  Appréciation de la Cour

39.  La Cour observe que jusqu’à présent elle ne n’est penchée qu’une seule fois, dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni (précitée), sur la question de l’applicabilité de la règle de la satisfaction équitable dans une affaire interétatique. Elle avait alors estimé qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer cette règle (l’ancien article 50 de la Convention), le gouvernement requérant ayant expressément déclaré qu’il « ne pri[ait] pas la Cour d’accorder (...) une satisfaction équitable, sous la forme de dommages-intérêts, à telle personne victime d’une infraction à la Convention » (Irlande c. Royaume-Uni, précité, §§ 245-246).

40.  La Cour rappelle par ailleurs que la logique générale de la règle de la satisfaction équitable (énoncée à l’article 41 et auparavant à l’article 50 de la Convention), voulue par ses auteurs, découle directement des principes de droit international public régissant la responsabilité de l’État et doit être interprétée dans ce contexte. C’est ce que confirment les travaux préparatoires à la Convention, aux termes desquels :

« [c]ette disposition est conforme au droit international en vigueur en matière de violation d’une obligation internationale par un Etat. La jurisprudence de la Cour européenne n’apportera donc sur ce point aucun élément nouveau ou contraire au droit international existant. (....) » (rapport du Comité d’experts au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, 16 mars 1950 (doc. CP/WP 1(50) 15)).

41.  Le principe de droit international le plus important relativement à la violation par un État d’une obligation découlant d’un traité veut que « la violation d’un engagement entraîne l’obligation de réparer dans une forme adéquate » (voir l’arrêt rendu par la Cour permanente de Justice internationale dans l’Affaire relative à l’usine de Chorzów (compétence), arrêt no 8, 1927, série A no 9, p. 21). En dépit du caractère spécifique de la Convention, la logique globale de l’article 41 ne diffère pas fondamentalement de celle qui gouverne les réparations en droit international public : « [i]l est une règle bien établie du droit international, qu’un État lésé est en droit d’être indemnisé, par l’État auteur d’un fait internationalement illicite, des dommages résultant de celui-ci » (voir l’arrêt de la Cour internationale de Justice rendu dans l’affaire Projet Gabčikovo-Nagymaros (Hongrie c. Slovaquie), C.I.J. Recueil 1997, p. 81, § 152). Il est également bien établi qu’une juridiction internationale qui a compétence pour connaître d’une allégation mettant en cause la responsabilité d’un État a le pouvoir, en vertu de cette compétence, d’octroyer une réparation pour le dommage subi (voir l’arrêt rendu par la Cour internationale de Justice dans l’affaire Compétence en matière de pêcheries (République fédérale d’Allemagne c. Islande), fond, C.I.J. Recueil 1974, pp. 203-205, §§ 71-76).

42.  Dans ces conditions, gardant à l’esprit la spécificité de l’article 41 en tant que lex specialis par rapport aux règles et principes généraux du droit international, la Cour ne saurait interpréter cette disposition dans un sens étroit et restrictif excluant les requêtes interétatiques de son champ d’application. Au contraire, une interprétation large englobant les différents types de requête est confirmée par le libellé de l’article 41, qui dispose que « la Cour accorde à la partie lésée (en anglais, « to the injured party ») (...) une satisfaction équitable », le mot « partie » (avec un p minuscule) devant être compris comme désignant l’une des parties à la procédure devant la Cour. À cet égard, la référence au libellé actuel de l’article 60 § 1 du règlement opérée par le gouvernement défendeur (paragraphes 12 et 38 ci‑dessus) ne saurait passer pour convaincante. En réalité, ce texte, qui possède une valeur normative inférieure à celle de la Convention elle‑même, ne fait que refléter la réalité, qui est qu’en pratique toutes les sommes allouées par la Cour au titre de la satisfaction équitable l’ont jusqu’à présent été directement à des requérants individuels.

43.  Dès lors, la Cour estime que l’article 41 de la Convention s’applique bien, en tant que tel, dans les affaires interétatiques. Toutefois, la question de savoir s’il se justifie d’accorder une satisfaction équitable à l’État requérant doit être examinée et tranchée par la Cour au cas par cas, eu égard notamment au type de grief formulé par le gouvernement requérant, à la possibilité d’identifier les victimes des violations et à l’objectif principal de la procédure, dans la mesure où il ressort de la requête initialement introduite devant la Cour. La Cour admet qu’une requête introduite devant elle en vertu de l’article 33 de la Convention peut renfermer différents types de griefs visant des buts différents. En pareil cas, chaque grief doit être examiné séparément afin de déterminer s’il y a lieu d’octroyer une satisfaction équitable.

44.  Ainsi, une Partie contractante requérante peut par exemple se plaindre de problèmes généraux (problèmes et déficiences systémiques, pratique administrative, etc.) concernant une autre Partie contractante. L’objectif principal du gouvernement requérant est alors de défendre l’ordre public européen dans le cadre de la responsabilité collective qui incombe aux États en vertu de la Convention. En pareil cas, il peut ne pas être souhaitable d’accorder une satisfaction équitable au titre de l’article 41 même si le gouvernement requérant formule une demande à cet effet.

45.  Il existe aussi une autre catégorie de griefs interétatiques, où l’État requérant reproche à une autre Partie contractante de violer des droits fondamentaux de ses ressortissants (ou d’autres personnes). En réalité, pareils griefs sont comparables en substance non seulement à ceux soulevés dans une requête individuelle introduite en vertu de l’article 34 de la Convention mais aussi à ceux qui peuvent être présentés dans le cadre de la protection diplomatique, définie comme « l’invocation par un État, par une action diplomatique ou d’autres moyens de règlement pacifique, de la responsabilité d’un autre État pour un préjudice causé par un fait internationalement illicite dudit État à une personne physique ou morale ayant la nationalité du premier État en vue de la mise en œuvre de cette responsabilité » (article premier du projet d’articles sur la protection diplomatique adopté par la Commission du droit international en 2006 – voir Assemblée générale, documents officiels, soixante et unième session, supplément no 10 (A/61/10), ainsi que l’arrêt de la Cour internationale de Justice dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), exceptions préliminaires, C.I.J. Recueil 2007, p. 599, § 39). Si la Cour accueille des griefs de ce type et conclut à la violation de la Convention, il peut être opportun d’allouer une satisfaction équitable eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et aux critères exposés au paragraphe 43 ci-dessus.

46.  Cela étant, il ne faut jamais oublier que, du fait de la nature même de la Convention, c’est l’individu et non l’État qui est directement ou indirectement touché et principalement « lésé » par la violation d’un ou de plusieurs des droits garantis par la Convention. Dès lors, si une satisfaction équitable est accordée dans une affaire interétatique, elle doit toujours l’être au profit de victimes individuelles. À cet égard, la Cour note que l’article 19 du projet d’articles sur la protection diplomatique précité recommande de « [t]ransférer à la personne lésée toute indemnisation pour le préjudice obtenue de l’État responsable, sous réserve de déductions raisonnables » (ibidem). De surcroît, dans l’affaire Diallo précitée, la Cour internationale de Justice a expressément tenu à rappeler que « l’indemnité accordée à [l’État requérant], dans l’exercice par [celui]ci de sa protection diplomatique à l’égard de M. Diallo, [était] destinée à réparer le préjudice subi par celuici » (Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), indemnisation, C.I.J. Recueil 2012, p. 324, § 57).

47.  En l’espèce, la Cour constate que le gouvernement chypriote a soumis des demandes de satisfaction équitable en réparation de violations de la Convention commises à l’égard de deux groupes de personnes suffisamment précis et objectivement identifiables, à savoir, d’une part, 1 456 personnes disparues et, d’autre part, les Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas. En d’autres termes, la réparation demandée ne vise pas à indemniser l’État d’une violation de ses droits à lui, mais à dédommager des victimes individuelles comme cela a été exposé au paragraphe 45 ci-dessus. Dans ces conditions, et pour autant que les personnes disparues et les habitants du Karpas sont concernés, la Cour considère que le gouvernement requérant a le droit de présenter une demande au titre de l’article 41 de la Convention et que l’octroi d’une satisfaction équitable serait justifié en l’espèce.

B.  Prétentions du gouvernement chypriote au titre de la satisfaction équitable

1.  Les arguments des parties

a)  Prétentions concernant les personnes disparues

i.  Le gouvernement chypriote

48.  Le gouvernement chypriote déclare que, vu l’issue que les affaires Varnava et autres (précitée) et Karefyllides et autres c. Turquie ((déc.), no 45503/99, 1er décembre 2009) ont connue, il « apparaît désormais qu’eu égard à la jurisprudence récente de la Cour en matière de recevabilité, les individus désireux d’obtenir une réparation pour des violations continues concernant la disparition de membres de leur famille ne peuvent plus déposer de demandes auprès de la Cour (sauf preuves ou informations nouvelles de nature à faire naître dans le chef des autorités l’obligation de prendre de nouvelles mesures d’enquête) ». Le gouvernement requérant reconnaît qu’il convient d’exclure certaines des 1 485 personnes disparues mentionnées au paragraphe 119 de l’arrêt au principal. Premièrement, le cas de neuf d’entre elles aurait déjà été traité dans le cadre des requêtes individuelles ayant fait l’objet de l’affaire Varnava et autres. Deuxièmement, on aurait exhumé et identifié les restes de vingt-huit personnes, mais sans pouvoir établir si elles avaient trouvé la mort à cause des actions de la Turquie ; il ne serait donc pas possible de formuler de demande pour ces personnes. En revanche, le gouvernement requérant insiste sur l’exactitude de la liste des personnes disparues, la partie turque n’ayant au demeurant jamais contesté la validité de cette liste. Il réclame donc une satisfaction équitable pour 1 456 personnes.

49.  Le gouvernement chypriote ajoute que, dans ses observations initiales, il réclamait 12 000 EUR par personne disparue, cette somme correspondant au montant alloué par la Cour pour chaque cas individuel dans l’affaire Varnava et autres, mais que dans la version définitive de ses observations il a renoncé à cette demande, priant simplement la Cour d’octroyer une satisfaction équitable « à un taux standard conforme au principe de l’équité ». À cet égard, le gouvernement chypriote considère que la somme de 12 000 EUR par personne allouée dans l’affaire Varnava et autres ne correspond pas aux montants beaucoup plus élevés alloués plus récemment dans des affaires comparables sur le plan juridique. Il estime par ailleurs que c’est à lui que la Cour devrait verser les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable, à charge pour lui de les reverser aux victimes individuelles, c’est-à-dire aux proches parents des personnes disparues.

ii.  Le gouvernement turc

50.  Le gouvernement turc plaide que dans l’arrêt sur le fond la Cour n’a formulé aucun constat précis quant au nombre de personnes disparues. Dès lors, le gouvernement requérant ne serait pas fondé à formuler des demandes hypothétiques au nom de bénéficiaires non identifiés. Conformément aux principes consacrés dans l’arrêt Brecknell (précité), les proches parents des personnes disparues devraient désormais attendre que renaisse l’obligation procédurale. Compte tenu de l’écoulement du temps, le nombre de bénéficiaires potentiels pourrait avoir varié, l’intérêt juridique de certains pourrait avoir disparu, etc. En outre, il serait difficile de procéder à un calcul précis des dommages et intérêts. La situation aurait été aggravée par l’absence de toute action pendant près de neuf ans depuis le prononcé de l’arrêt sur le fond, ce qui ne serait pas imputable à la Turquie.

b)  Prétentions concernant les habitants de la péninsule du Karpas

i.  Le gouvernement chypriote

51.  Dans ses observations du 18 juin 2012, le gouvernement chypriote réclame une satisfaction équitable non seulement pour les personnes disparues, mais aussi pour les violations des droits de l’homme que la Grande Chambre a jugé avoir été commises à l’égard des Chypriotes grecs de la péninsule du Karpas. Il précise que ces nouvelles prétentions concernent les violations des articles 3, 8, 9, 10 et 13 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1 auxquelles la Cour a conclu, et il souligne qu’elles ne se rapportent pas à la violation du droit de propriété garanti par l’article 1 du Protocole no 1.

52.  À cet égard, le gouvernement chypriote demande ce qui suit :

« Etant donné que les habitants du Karpas n’ont pas seulement été victimes de violations uniques et isolées de leurs droits (comme dans les affaires précitées), mais qu’ils ont subi pendant de nombreuses années des violations répétées, couvertes par l’État et motivées par leur origine raciale, les critères rappelés ci-dessus semblent suggérer une modeste indemnité pour préjudice moral d’au moins 50 000 GBP par personne. Il convient à cet égard de rappeler que la Cour a conclu que les actes de la Turquie ont bafoué la dignité des membres de la communauté du Karpas et violé le principe même de respect de la dignité humaine.

1)  La Cour devrait ordonner à la Turquie de verser à Chypre la somme de 50 000 GBP par Chypriote grec ayant résidé dans la péninsule du Karpas entre juillet 1974 et la date de l’arrêt rendu par la Grande Chambre en mai 2001 (Chypre reversera ensuite les indemnités aux victimes ou à leurs héritiers (...)) ;

2)  Le nombre des habitants concernés devrait être déterminé d’un commun accord entre les parties dans les six mois suivant la décision de la Cour et, en l’absence d’accord, être arrêté par le président de la Cour sur le fondement des preuves et observations écrites relatives au nombre et à la localisation des habitants et de leurs héritiers. »

ii.  Le gouvernement turc

53.  Le gouvernement turc souligne d’emblée qu’il a fallu au gouvernement chypriote plus de onze ans après le prononcé de l’arrêt au principal pour soumettre ces demandes. Il ajoute que le gouvernement chypriote n’a fait aucun effort pour déterminer le nombre de bénéficiaires potentiels. Enfin, il indique que les allégations du gouvernement chypriote concernent des faits qui remontent à 1974, alors que l’ancienne Commission avait déclaré dans son rapport qu’elle ne pouvait examiner que les seules allégations relatives à des violations censées avoir été commises au cours des six mois précédant la date d’introduction de la requête.

54.  Le gouvernement turc explique en outre que les conditions de vie dans le Karpas se sont améliorées et que la « RTCN » possède un système judiciaire opérationnel et accessible aux Chypriotes grecs vivant dans la partie nord de Chypre.

55.  Le gouvernement turc plaide que l’article 41 ne crée pas un droit à une satisfaction équitable, et il ajoute que le texte même de cette disposition prévoit une part de discrétion. Dans le contexte de la présente affaire, la Cour devrait selon lui tenir compte du processus d’exécution en cours devant le Comité des Ministres. Enfin, la Convention ne garantirait pas un droit à des dommages et intérêts punitifs : la Cour aurait toujours rejeté pareilles demandes. En l’espèce, la Cour devrait dire que le constat de violation contenu dans l’arrêt sur le fond constitue une satisfaction suffisante.

2.  Appréciation de la Cour

56.  La Cour réitère la déclaration générale qu’elle a formulée dans l’arrêt Varnava et autres (précité) et qui est également pertinente pour l’octroi de dommages et intérêts dans une affaire interétatique :

« 224.  La Cour observe qu’aucune disposition ne prévoit expressément le versement d’une indemnité pour dommage moral. Dans son approche concernant l’octroi d’une satisfaction équitable, qui varie d’une affaire à l’autre, la Cour établit une distinction entre les situations où le requérant a subi un traumatisme évident, physique ou psychologique, des douleurs et souffrances, de la détresse, de l’angoisse, de la frustration, des sentiments d’injustice ou d’humiliation, une incertitude prolongée, une perturbation dans sa vie ou une véritable perte de chances (...) et les situations où la reconnaissance publique, dans un arrêt contraignant pour l’État contractant, du préjudice souffert par le requérant représente en soi une forme efficace de réparation. Dans de nombreuses affaires, le constat par la Cour de la non‑conformité aux normes de la Convention d’une loi, d’une procédure ou d’une pratique est suffisant pour redresser la situation (...). Toutefois, dans certaines situations, l’impact de la violation peut être considéré comme étant d’une nature et d’un degré propres à avoir porté au bien-être moral du requérant une atteinte telle que cette réparation ne suffit pas. Ces éléments ne se prêtent pas à un calcul ou à une quantification précise. La Cour n’a pas non plus pour rôle d’agir comme une juridiction nationale appelée, en matière civile, à déterminer les responsabilités et octroyer des dommages‑intérêts. Elle est guidée par le principe de l’équité, qui implique avant tout une certaine souplesse et un examen objectif de ce qui est juste, équitable et raisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’affaire, c’est-à-dire non seulement de la situation du requérant, mais aussi du contexte général dans lequel la violation a été commise. Les indemnités qu’elle alloue pour préjudice moral ont pour objet de reconnaître le fait qu’une violation d’un droit fondamental a entraîné un dommage moral et elles sont chiffrées de manière à refléter approximativement la gravité de ce dommage. Elles ne visent pas et ne doivent pas viser à fournir au requérant, à titre compassionnel, un confort financier ou un enrichissement aux dépens de la Partie contractante concernée. »

La Cour a aussi souligné que « les requérants [dans cette affaire] [étaient] restés pendant des décennies dans l’ignorance, ce qui [avait] dû profondément les marquer » (Varnava et autres, précité, § 225).

57.  La Cour se bornera à ajouter à cela qu’il ne fait aucun doute que les habitants du Karpas que l’arrêt au principal a jugés victimes de violations de leurs droits garantis par les articles 3, 8, 9, 10 et 13 de la Convention et par l’article 2 du Protocole no 1 ont éprouvé des sentiments d’impuissance, de détresse et d’angoisse pendant de longues années.

58.  Eu égard à l’ensemble des circonstances pertinentes de l’espèce, la Cour, statuant en équité, juge raisonnable d’allouer au gouvernement chypriote les sommes globales de 30 000 000 EUR pour le dommage moral subi par les parents survivants des personnes disparues et de 60 000 000 EUR pour le dommage moral subi par les habitants enclavés dans la péninsule du Karpas, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe sur ces sommes. Celles-ci doivent être distribuées par le gouvernement requérant aux victimes individuelles des violations de ces deux chefs constatées dans l’arrêt au principal (voir, mutatis mutandis, l’arrêt de la Cour internationale de Justice dans l’affaire Diallo (indemnisation), précité).

59.  La Cour rappelle de surcroît que, conformément à l’article 46 § 2 de la Convention, il incombe au Comité des Ministres de surveiller l’exécution es arrêts de la Cour. Dans les circonstances particulières de l’espèce, elle estime qu’il appartient au gouvernement chypriote, sous la supervision du Comité des Ministres, de mettre en place un mécanisme effectif pour la distribution des sommes précitées aux victimes individuelles. Cette distribution devra être effectuée par le gouvernement défendeur dans un délai de dix-huit mois à compter de la date du versement ou dans tout autre délai que le Comité des Ministres jugera approprié.

C.  Intérêts moratoires

60.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

 

II.  LA DEMANDE DU GOUVERNEMENT CHYPRIOTE TENDANT AU PRONONCÉ D’UN « ARRÊT DÉCLARATOIRE »

 

61.  Dans sa demande du 25 novembre 2011, le gouvernement chypriote prie la Cour d’adopter un « arrêt déclaratoire » indiquant :

« i)  que la Turquie doit, en vertu de l’article 46, se conformer à l’arrêt rendu dans l’affaire Chypre c. Turquie en s’abstenant d’autoriser ou de tolérer la vente et l’exploitation illégales des logements et biens de Chypriotes grecs dans la partie nord de Chypre, de participer à ces pratiques ou de faire preuve, de quelque autre manière que ce soit, de complicité à cet égard ;

ii)  que ces obligations découlant de l’article 46 ne sont pas éteintes du fait de la décision d’irrecevabilité rendue par la Cour dans l’affaire Demopoulos. »

62.  La Cour observe qu’en vertu de l’article 46 et donc de ses obligations internationales l’État défendeur est tenu de se conformer à l’arrêt au principal. Elle réaffirme le principe général voulant que l’État défendeur demeure libre de choisir les moyens de s’acquitter de son obligation juridique découlant de ladite disposition et que la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour relève de la responsabilité du Comité des Ministres.

63.  La Cour considère que dès lors qu’il est clair que le gouvernement défendeur est en tout état de cause formellement lié par les clauses pertinentes de l’arrêt au principal, il n’y a pas lieu d’examiner la question de savoir si la Convention lui donne compétence pour prononcer un « arrêt déclaratoire » ainsi que le demande le gouvernement requérant. Elle rappelle à cet égard qu’elle a conclu à la violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que les Chypriotes grecs possédant des biens dans la partie nord de Chypre se sont vu refuser l’accès à leurs biens, la maîtrise, l’usage et la jouissance de ceux-ci ainsi que toute réparation de l’ingérence dans leur droit de propriété (partie III, point 4. du dispositif de l’arrêt au principal). Partant, il incombe au Comité des Ministres de veiller à ce que le gouvernement défendeur donne son plein effet à cette conclusion, contraignante en vertu de la Convention et à laquelle il ne s’est pas encore conformé. Pour la Cour, la mise en œuvre de ladite conclusion est incompatible avec toute forme de permission, de participation, d’acquiescement ou de complicité à l’égard d’actes illégaux de vente ou d’exploitation de logements ou autres biens de Chypriotes grecs dans la partie nord de Chypre. Par ailleurs, la décision Demopoulos et autres (précitée), dans laquelle la Cour a conclu que les requêtes soumises par des individus pour se plaindre de la violation de leur droit de propriété devaient être rejetées pour non-épuisement des voies de recours internes, ne peut en elle-même être considérée comme réglant la question du respect par la Turquie de la partie III du dispositif de l’arrêt au principal adopté dans la présente affaire interétatique.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1.  Dit, par seize voix contre une, que le temps écoulé depuis le prononcé, le 10 mai 2001, de l’arrêt au principal n’a pas rendu irrecevables les demandes formulées par le gouvernement requérant au titre de l’article 41 de la Convention ;

 

2.  Dit, par seize voix contre une, que l’article 41 s’applique en l’espèce pour autant que les personnes disparues sont concernées ;

 

3.  Dit, par quinze voix contre deux, que l’article 41 s’applique en l’espèce pour autant que les Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas sont concernés ;

 

4.  Dit, par quinze voix contre deux,

a)  que l’État défendeur doit verser au gouvernement requérant, dans les trois mois, 30 000 000 EUR (trente millions d’euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe, pour le dommage moral subi par les familles des personnes disparues ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

c)  que ce montant sera distribué par le gouvernement requérant aux victimes individuelles, sous la surveillance du Comité des Ministres, dans un délai de dix-huit mois à compter de la date de versement ou dans tout autre délai que le Comité des Ministres jugera approprié ;

 

5.  Dit, par quinze voix contre deux,

a)  que l’État défendeur doit verser au gouvernement requérant, dans les trois mois, 60 000 000 EUR (soixante millions d’euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ou de taxe, pour le dommage moral subi par les Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas ;

b)  qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

c)  que ce montant sera distribué par le gouvernement requérant aux victimes individuelles, sous la surveillance du Comité des Ministres, dans un délai de dix-huit mois à compter de la date de versement ou dans tout autre délai que le Comité des Ministres jugera approprié.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 12 mai 2014.

Michael O’Boyle                                                                   Josep Casadevall
   Greffier adjoint                                                                          Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante commune aux juges Zupančič, Gyulumyan, David Thór Björgvinsson, Nicolaou, Sajó, Lazarova Trajkovska, Power-Forde, Vučinić et Pinto de Albuquerque ;

–  opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque, à laquelle se rallie le juge Vučinić ;

–  opinion en partie concordante des juges Tulkens, Vajić, Raimondi et Bianku, à laquelle se rallie la juge Karakaş ;

–  opinion en partie concordante et en partie dissidente du juge Casadevall ;

–  opinion dissidente de la juge Karakaş.

J.C.M.
M.O’B.


OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES ZUPANČIČ, GYULUMYAN, DAVID THÓR BJÖRGVINSSON, NICOLAOU, SAJÓ, LAZAROVA TRAJKOVSKA, POWER-FORDE, VUČINIĆ ET PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

 

Le présent arrêt annonce le début d’une nouvelle ère dans le domaine de la mise en œuvre des droits de l’homme défendus par la Cour, et il marque une étape importante s’agissant du respect de l’état de droit en Europe. C’est la première fois dans l’histoire de la Cour que celle-ci formule une déclaration spécifique au sujet de la portée et de l’effet de l’un de ses arrêts dans le contexte de l’exécution.

La déclaration de la Cour, exprimée en termes clairs et forts, porte sur un aspect particulier du processus d’exécution toujours pendant devant le Comité des Ministres. Sa signification a d’autant plus de puissance que la Cour indique que, dans les circonstances de l’espèce, cette déclaration rend en elle-même inutile de rechercher si, aux fins de l’article 46 de la Convention, il y a lieu d’adopter un arrêt déclaratoire formel au titre de l’article 41. La Cour a parlé ; il lui reste à être entendue.


 

OPINION CONCORDANTE DU JUGE PINTO DE ALBUQUERQUE, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE VUČINIĆ

(Traduction)

 

1.  L’arrêt Chypre c. Turquie (satisfaction équitable) constitue la contribution la plus importante à la paix en Europe dans l’histoire de la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour »). La Cour non seulement y reconnaît que l’article 41 de la Convention européenne des droits de l’homme (« la Convention ») s’applique aux requêtes interétatiques et y élabore des critères pour l’appréciation du délai de présentation des demandes de satisfaction équitable dans ce cadre, mais elle y octroie aussi des dommages et intérêts punitifs à l’État requérant[1]. Le message adressé aux États membres du Conseil de l’Europe est clair : les États membres qui font la guerre, envahissent d’autres États membres ou soutiennent une intervention armée étrangère dans d’autres États membres doivent payer pour leurs actes illégaux et les conséquences de ces actes, tandis que les victimes et leurs familles, et les États dont ils sont ressortissants, ont un droit acquis et exécutoire à être dûment et totalement dédommagés par l’État belligérant responsable. On ne peut plus tolérer en Europe la guerre et ses conséquences tragiques, et les États membres qui ne respectent pas ce principe doivent répondre de leurs actes devant la justice, sans préjudice d’autres conséquences sur le plan politique.

Eu égard à l’importance historique de cet arrêt et à son raisonnement succinct et parfois équivoque, j’estime qu’il est de mon devoir d’indiquer les raisons pour lesquelles je souscris aux conclusions de la Cour. C’est pourquoi mon opinion traitera des questions suivantes : le pouvoir de la Cour d’octroyer une réparation dans les affaires interétatiques, le délai de présentation des demandes de satisfaction équitable dans les affaires interétatiques, le caractère punitif des dommages et intérêts octroyés au titre de la Convention en général et dans le cas d’espèce en particulier, et le pouvoir de la Cour de prononcer un arrêt déclaratoire sur la cessation de violations continues[2].

Le pouvoir de la Cour d’octroyer une satisfaction équitable dans les affaires interétatiques

2.  L’article 41 de la Convention n’interdit pas d’octroyer une satisfaction équitable dans les affaires interétatiques. De plus, l’article 46 du règlement de la Cour énonce la possibilité de soumettre des demandes de satisfaction équitable dans le cadre d’une requête étatique en termes tout à fait clairs. Le fait que l’article 60 du règlement emploie dans la version anglaise les pronoms personnels « his » et « her » et non le pronom « its » n’a rien de décisif puisque cette disposition passe naturellement après l’article 46, qui expose le contenu d’une requête étatique, et en tout état de cause après la Convention elle-même.

3.  Au cours des phases précédentes de cette affaire, la Cour a explicitement admis cette interprétation de la Convention en reconnaissant dans trois déclarations formelles différentes que la question de la satisfaction équitable pouvait être soulevée par l’État demandeur dans le cadre d’une procédure distincte postérieure à l’arrêt sur le fond. Ces déclarations se trouvent a) dans la note du président de la Cour du 10 novembre 1999, où il indique que « [u]ne audience sera consacrée à la recevabilité et au fond de la requête et débouchera sur un arrêt, et ce sans préjudice de la nécessité d’organiser une procédure distincte pour examiner les demandes au titre de l’article 41 pour le cas où la Cour conclurait qu’il y a eu une (des) violation(s) sur le fond »[3] ; b) dans les instructions données par la Cour aux parties le 29 novembre 1999, à savoir que « [l]e gouvernement requérant n’est pas tenu de soumettre de demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention à ce stade de la procédure. Une autre procédure sera consacrée à cette question en fonction de la conclusion à laquelle la Cour parviendra sur le fond de l’affaire » ; et c) dans l’arrêt de Grande Chambre du 10 mai 2001 lui-même, aux termes duquel la Cour « [d]it, à l’unanimité, que la question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en état et qu’elle en ajourne l’examen »[4]. S’agissant du dommage moral particulier subi par les habitants du Karpas, c’est la Grande Chambre qui a invité le gouvernement requérant à présenter la « version définitive » de ses prétentions. Rien n’empêchait l’État requérant de mentionner de nouvelles demandes civiles en réponse à l’invitation de la Cour du moment qu’elles se rapportaient à des violations constatées dans l’arrêt de Grande Chambre de 2001. La demande soumise au sujet des habitants du Karpas se rapportant aux violations constatées dans l’arrêt de Grande Chambre, elle entre donc dans la compétence de la Cour.

4.  Le principal argument avancé par l’État défendeur contre la recevabilité de la présente demande a été que le système de la Convention, par principe, ne permet pas de greffer des demandes individuelles au titre de l’article 41 sur une requête interétatique. Ce point de vue est erroné. La déclaration de principe de la Cour quant à la possibilité d’accorder une réparation dans les affaires interétatiques est conforme au sens traditionnel de l’ancien article 50 de la Convention, en tant que norme ne créant que des obligations interétatiques[5], et au droit à la protection diplomatique, d’après lequel tout État peut jouer le rôle de demandeur s’agissant d’un préjudice subi par ses ressortissants[6]. Le fait que de nos jours des individus puissent, par le biais de requêtes individuelles, engager une action contre l’État auteur d’actes répréhensibles sans avoir à solliciter la protection diplomatique de l’État dont ils sont les ressortissants ne signifie pas que la protection diplomatique n’a plus cours, ni même qu’elle a perdu de son importance. Une voie de droit n’exclut pas l’autre. Les requêtes introduites au titre de l’article 33 n’ont pas toutes exclusivement pour but de défendre l’ordre public européen ; elles peuvent aussi en même temps chercher à faire protéger et servir les intérêts d’un ou de plus d’un des ressortissants de l’État requérant[7]. En fait, les droits en jeu dans une demande au titre de l’article 41 sont les mêmes que ceux en jeu dans une demande au titre de l’article 33, et la décision de recourir à ce dernier article ne fait que refléter la plus grande échelle des violations alléguées, ce qui à son tour justifie que la Cour use de pouvoirs non pas moins grands, mais plus grands.

5.  Enfin, la Cour serait privée d’un instrument crucial pour accomplir sa mission de protection des droits de l’homme si elle n’avait pas le pouvoir d’allouer des dommages et intérêts dans les affaires interétatiques. Ainsi, l’octroi de dommages et intérêts dans ce type d’affaire peut passer, sinon pour un pouvoir explicite, du moins pour un pouvoir implicite de la Cour[8]. En bref, l’interprétation téléologique de la Convention renforce la conclusion déjà imposée par la construction systémique, historique et textuelle tant de la Convention que du règlement de la Cour, la pratique de la Cour et les principes pertinents du droit international public établis dans la Convention de Vienne sur le droit des traités et complétés dans les projets d’articles sur la protection diplomatique et sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, et dans la jurisprudence internationale.

Le délai de présentation des demandes de satisfaction équitable dans les affaires interétatiques

6.  D’une manière générale, un État peut perdre le droit d’invoquer la responsabilité d’un autre État dans deux cas de figure : renonciation ou prescription. Tout comme un État peut explicitement renoncer à ce droit, il peut aussi, par son comportement, entraîner la prescription de sa demande. Un tel comportement peut par exemple être d’avoir laissé passer un délai déraisonnable entre le moment où les événements à l’origine de la demande sont survenus, ou celui où l’État en a eu connaissance, et la présentation de la demande.

7.  A l’époque où l’affaire a été initialement introduite devant l’ancienne Commission, en 1994, ni la Convention ni le règlement de la Cour ne prévoyaient l’obligation de soumettre une demande de satisfaction équitable. En outre, le droit international en général ne prévoyait alors pas de délai particulier pour présenter une telle demande, et il n’en prévoit toujours pas. Le précédent pertinent en droit international est l’affaire Nauru c. Australie, où la CIJ est parvenue à deux conclusions : premièrement que l’écoulement du temps a bien une incidence sur la question de la recevabilité de demandes de satisfaction équitable dans une affaire interétatique et, deuxièmement, qu’un délai de vingt et un ans entre le moment où le requérant est en mesure de présenter une demande d’indemnisation et le moment de cette présentation ne rend pas la demande irrecevable[9]. Il est cependant douteux que le précédent Nauru s’applique à un délai dans une procédure judiciaire pendante[10]. On peut aussi légitimement faire valoir que ce précédent ne s’applique pas lorsque les demandes se rapportent à des situations de violations continues telles que des disparitions forcées et les violations continues des droits des habitants du Karpas garantis par la Convention[11]. Même si ce précédent s’appliquait dans le cas d’espèce, la demande en question serait recevable. Dans l’affaire Nauru, la période à considérer était de vingt et un ans, alors qu’elle est beaucoup plus courte dans l’affaire Chypre c. Turquie. Dans Nauru, vingt et un ans s’étaient écoulés entre le moment où le requérant était en mesure de présenter la demande de réparation (1968) et la date à laquelle il a soumis formellement sa demande (1989)[12]. Dans l’affaire Chypre c. Turquie, neuf ans ont séparé le prononcé de l’arrêt au principal (2001) et la présentation de la demande de satisfaction équitable concernant les personnes disparues (2010) et six ans seulement la date de l’arrêt (2001) et celle à laquelle le gouvernement requérant a fait part de son intention de soumettre une telle demande (2007)[13]. S’agissant des habitants du Karpas, le délai qui s’est écoulé entre l’arrêt au principal (2001) et la présentation de la demande (le 21 juin 2012) est de onze ans, mais la situation avait déjà été portée à l’attention de la Cour deux ans auparavant[14], ce qui donne un délai de neuf ans[15].

8.  De surcroît, une raison plausible explique le temps qu’il a fallu au gouvernement chypriote pour présenter la demande de réparation à l’étude ; pour le dire sans ambages, il s’agit de la réticence du gouvernement turc à réagir aux efforts déployés par le Comité des Ministres pour résoudre la question. L’impasse dans laquelle se trouve la procédure devant le Comité des Ministres est manifeste eu égard à la position adoptée par l’État défendeur au cours des dernières années, notamment mais pas exclusivement après l’adoption de la décision Demopoulos[16]. L’État requérant a attendu six ans que le Comité des Ministres s’acquitte de sa tâche, ce qu’il n’a pas réussi à faire. Se rendant compte de la situation, l’État requérant s’est tourné vers la Cour. Il ne saurait être critiqué pour avoir compté sur le mécanisme de mise en œuvre de la Convention, qui n’a pas fonctionné comme il l’aurait dû.

9.  Le gouvernement défendeur a soutenu qu’il était excessif d’attendre neuf ans avant de soumettre une demande de satisfaction équitable, tout en arguant que les nouvelles exhumations demandent que les proches parents des personnes déclarées décédées soumettent de nouvelles requêtes. La question des personnes disparues devrait selon lui se muer en question des personnes décédées, avec l’ouverture de nouvelles enquêtes sur les circonstances des décès[17]. Ce raisonnement est contradictoire. En effet, d’une part, le gouvernement turc taxe la demande de tardiveté mais, d’autre part, il déclare qu’il faudra présenter à l’avenir de nouvelles demandes sur la base de ces mêmes faits. Allegans contraria non est audiendus[18]. Ce n’est pas l’État requérant qui a tardé à demander une réparation et la cessation des violations continues des droits l’homme ; c’est l’État défendeur qui tarde à se conformer pleinement à l’arrêt de Grande Chambre de 2001 et à réparer les violations des droits de l’homme qui y sont constatées. La Turquie fait fi de l’arrêt de Grande Chambre depuis treize ans, et un tel comportement n’est pas excusable. Si la Cour devait lui trouver ses excuses, il n’y aurait pas d’état de droit en Europe, et l’autorité de la Cour serait vidée de toute signification concrète, en l’occurrence pour les familles des personnes disparues et pour les Chypriotes grecs de la région du Karpas dont les droits garantis par les articles 3, 8, 9, 10 et 13 ont été violés. Le processus de surveillance de l’exécution de l’arrêt de Grande Chambre par le Comité des Ministres a été contrecarré par différents moyens et s’est montré inefficace. La Cour ne peut ajouter un déni de justice à l’impuissance du Comité des Ministres.

10.  L’État défendeur a aussi fait valoir, sans grande conviction, que l’État requérant avait renoncé au droit à obtenir réparation, sinon explicitement du moins tacitement, vu l’inertie dont lui et les victimes ont fait preuve[19]. Cette argumentation ne mène toutefois nulle part. L’État requérant s’efforce sans relâche année après année – sans succès jusqu’à présent – d’obtenir le redressement des violations des droits de l’homme résultant de l’invasion de Chypre devant divers organes internationaux, dont le Comité des Ministres, et n’a jamais exprimé l’intention d’abandonner cette quête. De plus, le gouvernement chypriote ne peut renoncer aux droits des victimes individuelles qu’il représente sans le consentement de celles-ci. Or jamais les victimes elles-mêmes ou leurs familles ne se sont résignées à l’échec de leurs efforts pour obtenir le redressement des violations des droits de l’homme qu’elles subissent depuis si longtemps.

11.  Enfin, il n’existe pas d’autres recours internes pour les demandes en cause dans cette affaire. Le précédent Demopoulos ne s’applique pas car cette affaire ne porte que sur les demandes de réparation au titre de l’article 1 du Protocole no 1 dans les affaires individuelles[20], alors que la présente espèce n’a pas trait à de telles demandes. En outre, il faut répéter que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’applique aucunement aux demandes de satisfaction équitable[21].

Le caractère punitif de la satisfaction équitable sur le terrain de la Convention

12.  D’après l’État requérant, une satisfaction équitable doit être fournie aux ayants droit des 1 456 personnes disparues[22] et à tous les Chypriotes grecs ayant vécu dans la région du Karpas entre 1974 et mai 2001, date de l’arrêt de Grande Chambre sur le fond[23]. L’État défendeur conteste ces chiffres : il les considère comme purement « hypothétiques », soutenant que le nombre de personnes disparues peut avoir varié avec le temps, que certaines peuvent ne pas avoir d’ayants droit, et qu’il est tout simplement impossible d’identifier toutes les personnes ayant habité dans le Karpas depuis 1974. La Grande Chambre a jugé qu’il n’était pas nécessaire d’établir le nombre exact d’individus victimes de violations des droits de l’homme, et a fixé deux sommes forfaitaires destinées à chacun de ces groupes de personnes, à charge pour l’État requérant de distribuer les sommes aux victimes ou à leurs ayants droit. En fait, le nombre de personnes disparues a diminué en raison des exhumations effectuées ces dernières années, et les victimes dans la région du Karpas ne sont ni identifiées ni identifiables sur la seule base des éléments de preuve figurant au dossier. La Cour n’a même pas exigé que, comme l’État requérant l’avait proposé, le nombre d’habitants du Karpas soit fixé d’un commun accord par les parties ou, faute d’accord, par le président de la Cour « sur la base d’éléments de preuve et d’arguments écrits portant sur le nombre et l’adresse des habitants et de leurs ayants droit ». De surcroît, la Cour n’a défini aucun critère, disposition pratique ou barème pour régir la répartition de l’indemnité entre les victimes ou leurs ayants droit en fonction de la situation propre à chacun (par exemple épouses, mères, enfants) et surtout elle n’impose aucune condition quant au devenir de l’indemnité pour le cas où les victimes et leurs ayants droit ne seraient pas retrouvés. Dans cette éventualité, l’État demandeur sera le bénéficiaire en dernier ressort des sommes versées par l’État défendeur.

13.  Le caractère punitif de cette réparation est flagrant[24]. En dépit du fait que l’identité des victimes des actions et omissions de l’État défendeur et des violations graves et massives des droits de l’homme commises par la suite dans l’enclave du Karpas n’a pu être établie, que les prétentions des personnes disparues seraient prescrites si elles avaient été soumises à titre individuel par leur famille[25] et qu’il ne peut y avoir de certitude que les indemnités obtenues iront aux individus concernés, la Cour punit l’État défendeur pour ses actions et omissions illégales et leurs conséquences néfastes. Il n’y a rien de nouveau dans cette façon de faire. En réalité, la pratique de la Cour montre que des dommages et intérêts punitifs ont été appliqués dans sept types d’affaires[26]. Premièrement, la Cour a ordonné une indemnisation sans que le requérant ait soumis la moindre demande de satisfaction équitable. Sur la base du « caractère absolu » du droit violé[27], du « caractère particulièrement grave des violations »[28], de la « gravité des violations »[29] ou de « l’importance fondamentale de ce droit »[30], la Cour est prête à ordonner une réparation pour des violations des articles 3 et 5 sans qu’une demande d’indemnisation précise ait été formulée. Dans d’autres affaires, le requérant prie la Cour de l’indemniser mais n’indique pas de montant, et la Cour alloue la somme qui lui semble équitable eu égard aux circonstances[31]. Il existe aussi des affaires où le requérant formule une demande de satisfaction équitable indiquant un montant particulier pour dommage moral, mais où la Cour octroie un montant supérieur[32]. Lorsque la Cour alloue une indemnité d’un montant supérieur au dommage allégué, voire indépendamment de toute allégation de dommage, la satisfaction équitable n’est plus compensatoire mais acquiert un caractère punitif. Le but inhérent à cette réparation n’est pas de placer la partie lésée dans la situation où elle se serait trouvée si la violation constatée n’avait pas eu lieu, puisque la partie lésée ne prétend même pas avoir subi un dommage ou alors allègue avoir subi un dommage moins élevé. Le but fondamental de cette réparation est donc de punir l’État auteur de l’acte répréhensible et d’empêcher la répétition du même schéma d’actions ou omissions répréhensibles par l’État défendeur et d’autres Parties contractantes à la Convention. Deuxièmement, la Cour a fixé dans certains cas une indemnité « symbolique » ou « de pure forme »[33] dans le but évident de montrer du doigt l’État défendeur, et faisant ainsi de cette punition un exemple pour les autres États. Troisièmement, la Cour a aussi accordé une satisfaction équitable dans des affaires où le requérant se plaignait de la législation interne sans indiquer de préjudice personnel particulier autre que l’angoisse provoquée par l’existence de la loi en cause[34]. Il est clair que la somme allouée au titre de la satisfaction équitable constitue alors une punition exemplaire frappant l’État défendeur pour avoir adopté une législation incompatible avec la Convention. Quatrièmement, la Cour a ordonné une satisfaction équitable pour une « violation potentielle » de la Convention[35]. Là encore le but de la satisfaction équitable est de censurer et punir le comportement de l’État défendeur plutôt que d’indemniser un dommage qui ne s’est pas encore produit. Cinquièmement, la Cour n’a pas même exclu la possibilité que le requérant ait subi, du fait des « effets potentiels de la violation constatée », une perte de chances dont il faut tenir compte, « encore que la perspective de les réaliser eût été douteuse »[36]. Dans ces affaires, la satisfaction équitable ne répare même pas un préjudice virtuel pour le requérant puisqu’il est douteux que celui-ci se réalise. C’est le comportement fautif de l’État défendeur que la Cour veut punir. Sixièmement, la Cour octroie même parfois une indemnisation en dépit du manque de documentation à l’appui et des contradictions présentes dans les déclarations formulées par les requérants au sujet du préjudice allégué[37]. Lorsqu’aucune preuve du dommage allégué n’est produite, l’octroi d’une indemnisation est laissé à l’entière discrétion de la Cour. Dans de telles conditions d’absence totale de preuve et d’octroi discrétionnaire de dommages et intérêts, l’élément punitif est inhérent à la satisfaction équitable puisqu’elle ne remédie pas à un dommage prouvé, le dommage demeurant spéculatif, mais punit le comportement répréhensible de l’État défendeur. Septièmement, dans les affaires d’intérêt général, la Cour fixe la satisfaction équitable en tenant compte de son effet d’exemple[38].

14.  Ainsi, l’existence de dommages et intérêts punitifs ou exemplaires dans le cadre de la Convention est un fait dans la pratique de la Cour. Étant donné qu’une satisfaction équitable ne doit être accordée que lorsque l’ordre juridique interne n’a pas permis de fournir une pleine réparation, l’article 41 exclut que l’indemnisation dépasse la pleine réparation, sachant qu’une « pleine » réparation ne peut être obtenue que s’il est répondu au besoin de la prévention et de la punition en fonction des circonstances spécifiques de l’affaire. Ce n’est qu’à cette condition que la satisfaction peut être « équitable ». L’indemnisation de pertes quantifiables peut ne pas suffire et l’obligation d’accorder une pleine réparation peut englober des dommages et intérêts punitifs allant au-delà de la réparation du dommage matériel et moral causé à des personnes identifiées.

15.  Les dommages et intérêts punitifs sont également reconnus dans le droit et la pratique internationaux, par exemple dans la pratique diplomatique[39], les procédures arbitrales[40], la pratique du droit international du travail[41], et en particulier dans le droit international privé, le droit de l’Union européenne et le droit international des droits de l’homme. Dans le domaine du droit international privé, ni la Convention de New York pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères du 10 juin 1958, avec 149 parties contractantes, ni la Convention de La Haye sur la reconnaissance et l’exécution des jugements étrangers en matière civile et commerciale du 1er février 1971, avec seulement cinq parties contractantes, ne mentionnent les dommages et intérêts punitifs comme un motif de refuser la reconnaissance et l’exécution d’une sentence arbitrale ou d’un jugement étranger. En revanche, l’article 29 de la Convention de Montréal pour l’unification de certaines règles relatives au transport aérien international du 28 mai 1999, avec 105 parties contractantes, dispose qu’il n’est pas possible d’obtenir de dommages-intérêts punitifs. L’article 11 § 1 de la Convention de La Haye du 30 juin 2005 sur les accords d’élection de for dispose que la reconnaissance ou l’exécution d’un jugement peut être refusée si, et dans la mesure où, le jugement accorde des dommages et intérêts punitifs, mais cette Convention n’a été signée que par l’Union européenne, les États-Unis et le Mexique, et n’est pas encore entrée en vigueur. En outre, cet article n’est pas lié à la clause d’ordre public faisant l’objet de l’article 9 e), ce qui interdit d’utiliser cette clause pour refuser la reconnaissance de jugements octroyant des dommages et intérêts punitifs. L’article 74 de la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises du 11 avril 1980, avec quatre-vingt parties contractantes, dispose aussi que les dommages-intérêts pour une contravention au contrat commise par une partie ne peuvent être supérieurs à la perte subie et au gain manqué que la partie en défaut avait prévus ou aurait dû prévoir au moment de la conclusion du contrat, en considérant les faits dont elle avait connaissance ou aurait dû avoir connaissance, comme étant des conséquences possibles de la contravention au contrat[42].

16.  Au sein de l’Union européenne, il y a eu une reconnaissance des buts extra-indemnitaires de la responsabilité civile et donc de la légitimité des dommages et intérêts punitifs lorsqu’ils ne sont pas excessifs. Le règlement (CE) no 864/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles («Rome II») déclare que « l’application d’une disposition de la loi désignée par le présent règlement qui conduirait à l’octroi de dommages et intérêts exemplaires ou punitifs non compensatoires excessifs peut être considérée comme contraire à l’ordre public du for, compte tenu des circonstances de l’espèce et de l’ordre juridique de l’État membre de la juridiction saisie ». Il est toutefois pertinent de noter que la disposition de l’article 24 de la proposition pour le règlement Rome II (COM (2003) 427) déclare « contraire à l’ordre public communautaire l’application d’une disposition de la loi désignée par le présent règlement qui conduirait à l’allocation de dommages et intérêts non compensatoires, tels que les dommages et intérêts exemplaires ou punitifs ». Avec le nouveau libellé, des dommages et intérêts punitifs proportionnés ont été introduits dans le droit de l’Union européenne[43]. En outre, ni le règlement (CE) no 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, ni le règlement (CE) no 2201/2003 du Conseil du 27 novembre 2003 relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale ne mentionnent les dommages et intérêts punitifs comme un motif de refuser la reconnaissance et l’exécution d’un jugement étranger.

17.  Au Conseil de l’Europe, le Comité des Ministres a noté que « la mise en place de recours purement indemnitaires et/ou accélérant la procédure ne suffira peut-être pas à garantir rapidement le respect intégral des obligations découlant de la Convention et que d’autres pistes devront être éventuellement explorées, par exemple la combinaison de plusieurs recours internes à des fins incitatives (dommages-intérêts à titre de sanction, intérêts moratoires, possibilité effective de saisir les biens publics, etc.) pourvu que leur accessibilité, leur quantité et leur efficacité en pratique soient établies de manière convaincante »[44]. Cette prise de position claire en faveur des dommages et intérêts punitifs émanant de la plus haute instance politique du Conseil de l’Europe n’est pas un cas isolé[45]. Dans le système interaméricain de protection des droits de l’homme, les avis sont encore partagés. Tandis que la Commission interaméricaine s’est déclarée favorable aux dommages et intérêts punitifs ou au moins au fait de donner un but punitif à la réparation, la Cour interaméricaine a adopté au départ une position plus réservée[46]. Plus récemment, dans l’affaire Myrna Mack Chang, la Cour interaméricaine est parvenue à une position proche de celle de la Commission en ordonnant le paiement de dommages et intérêts aggravés en se fondant sur la gravité extrême du comportement des agents de l’État défendeur[47].

18.  Pour résumer, la Cour a été la pionnière d’une tendance internationale consistant à utiliser la satisfaction équitable pour prévenir les violations futures des droits de l’homme et punir les gouvernements auteurs d’actes répréhensibles. L’octroi de dommages et intérêts punitifs ou exemplaires au titre de la Convention est fondamental dans trois cas au moins : 1) les violations graves des droits de l’homme protégés par la Convention ou les protocoles additionnels, notamment lorsqu’il y a de multiples violations simultanées, des violations répétées sur une longue durée ou une violation continue unique pendant une longue durée[48] ; 2) la non-exécution délibérée et prolongée d’un arrêt de la Cour rendu à l’égard de la Partie contractante récalcitrante[49] ; et 3) une grave limitation des droits de l’homme dans le chef du requérant dans le but de supprimer, entraver ou restreindre son accès à la Cour ainsi que l’accès de la Cour au requérant, ou une menace d’une telle limitation[50]. Dans ces trois cas, la prémisse sous‑tendant les dommages et intérêts punitifs est non seulement le lien de causalité entre le comportement répréhensible et le dommage mais aussi l’intention ou la grave négligence de la part de l’État auteur de l’acte répréhensible, c’est-à-dire de la part de ses organes et agents. Dès lors, l’autorité juridique et morale de la Cour ainsi que la crédibilité du système européen de protection des droits de l’homme tout entier sont particulièrement en jeu ici. La gravité de pareilles violations engage les intérêts de toutes les Parties contractantes à la Convention, du Conseil de l’Europe en tant qu’institution et de l’Europe dans son ensemble. Le principe de souveraineté de l’État ne peut, à la lumière de l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, être invoqué pour justifier des agissements aussi répréhensibles[51]. Alors qu’entre nations souveraines la question du pouvoir d’infliger des sanctions est de nature politique plutôt que juridique, la conclusion est différente s’agissant de nations liées par un traité de protection des droits de l’homme, telle la Convention, qui confère des droits à des personnes physiques et morales et impose aux Parties contractantes des obligations positives et négatives dont une juridiction internationale assure le respect par le biais d’arrêts contraignants. Dans ce cadre, la satisfaction équitable sous la forme de dommages et intérêts punitifs n’entraîne pas une sanction d’un État envers un autre, mais au contraire correspond à une réponse indispensable et faisant autorité apportée par une juridiction internationale à l’État auteur de l’acte répréhensible. La Cour s’exprime alors au nom de toutes les Parties contractantes, et agit comme le défenseur ultime d’une Europe ancrée dans l’état de droit et fidèle aux droits de l’homme. Négliger la nécessité d’une telle réponse aurait pour effet d’encourager les États, notamment les plus puissants, à croire que les violations des droits de l’homme peuvent facilement être compensées par une simple indemnisation pécuniaire. De plus, lorsqu’elle fixe les dommages et intérêts punitifs, la Cour agit à l’intérieur des limites que pose le principe de proportionnalité et en tenant pleinement compte de facteurs tels que la gravité objective du comportement répréhensible, le caractère plus ou moins grave de l’intention ou de la négligence de l’auteur de l’acte répréhensible, la portée du préjudice causé au requérant et aux tiers, les bénéfices obtenus en conséquence par l’auteur de l’acte répréhensible et les tiers, et la probabilité que le droit violé ne soit pas respecté.

19.  Dès lors, les dommages et intérêts punitifs constituent un instrument approprié et nécessaire pour que la Cour accomplisse sa mission consistant à protéger les droits de l’homme en Europe et à assurer le respect des engagements résultant pour les Parties contractantes de la Convention et de ses protocoles (article 19 de la Convention). Cette conclusion s’applique avec encore plus de force dans l’affaire à l’étude, où l’État défendeur a non seulement commis une multitude de violations graves des droits de l’homme pendant une durée importante dans le nord de Chypre et n’a pas mené des enquêtes adéquates sur les plus importantes de ces violations dans un délai raisonnable, mais a aussi délibérément négligé, année après année, de se conformer à l’arrêt sur le fond rendu il y a longtemps par la Grande Chambre au sujet de ces violations particulières.

Le pouvoir de la Cour de prononcer un arrêt déclaratoire sur la cessation des violations continues

20.  L’État demandeur, dans des observations du 25 novembre 2011, a prié la Cour d’adopter un arrêt déclaratoire sur la cessation (il utilise les termes « en s’abstenant ») des violations continues des droits de l’homme après l’arrêt de Grande Chambre rendu en 2001, et sur le fait que la décision Demopoulos est sans rapport avec le respect des obligations découlant de l’article 46[52]. La demande de l’État requérant a ainsi une double signification : tandis que la cessation de l’acte répréhensible se rapporte à l’accomplissement futur d’une obligation internationale découlant de l’arrêt sur le fond adopté dans l’affaire Chypre c. Turquie, l’interprétation de la décision Demopoulos se rapporte à l’exécution de cette même obligation juridique dans le passé. La Cour a jugé qu’elle avait compétence pour examiner et accueillir cette demande, mais elle n’a pas jugé nécessaire d’indiquer pour quelle raison elle était compétente. Or des motifs tout à fait impérieux justifient cette compétence, tant en principe que dans les circonstances particulière de l’espèce[53].

21.  Par principe, tout État habilité à invoquer la responsabilité peut demander que l’État responsable cesse l’acte internationalement illicite[54]. Ainsi, l’État demandeur peut exiger, sous l’angle de l’article 41 de la Convention, l’adoption d’un arrêt déclaratoire indiquant qu’il doit être mis fin à une violation continue, spécialement mais pas exclusivement lorsque la violation continue des droits de l’homme va à l’encontre d’arrêts de la Cour déjà revêtus de l’autorité de la chose jugée. La satisfaction équitable est alors fournie sous la forme d’un redressement déclaratoire destiné à préciser les effets des arrêts de la Cour eu égard à la pratique illégale continue. L’interprétation téléologique de l’article 41 de la Convention impose de tels pouvoirs. Le pouvoir de déclarer la cessation d’une violation continue des droits de l’homme découle logiquement du pouvoir d’établir l’existence de la violation elle-même et d’ordonner une réparation à cet égard. L’octroi d’une indemnisation à titre de réparation d’une violation des droits de l’homme se distingue du devoir des États de ne pas commettre de violations de la Convention et de mettre fin à celles qu’ils ont commises. Si ce n’était pas le cas, le système européen de protection des droits de l’homme serait vicié, car les États pourraient commettre des violations en toute impunité du moment qu’ils offrent une indemnisation aux victimes des violations après avoir commis des actes illégaux. Ainsi que la Commission l’a déclaré dans un certain nombre d’affaires, « l’État ne peut se soustraire à ses obligations simplement en versant une indemnisation »[55]. Pareille interprétation priverait frauduleusement la Convention de son effet utile.

22.  En outre, un arrêt déclaratoire est tout à fait nécessaire dans les circonstances particulières de la présente affaire. La demande porte sur la méconnaissance continue de l’arrêt de Grande Chambre de 2001 jusqu’en novembre 2011 au moins, et relève donc de la compétence de la Grande Chambre statuant en l’espèce. La demande de l’État requérant se fonde sur des faits que nul ne conteste. Il n’est pas contesté que le Conseil des ministres de la « RTCN » a cédé des terrains et des biens appartenant à des Chypriotes grecs jusqu’en novembre 2011 au moins[56]. En fait, ces violations continues n’ont pas pris fin avec l’adoption de la loi 67/2005[57] de la « RTCN », étant donné que la vente et l’exploitation illégales de biens et de domiciles de Chypriotes grecs dans la partie occupée de Chypre, avec le soutien actif de la Turquie, se sont poursuivies après l’entrée en vigueur de cette loi, ce qui a créé une situation qui sera encore plus difficile, voire impossible, à redresser a posteriori. En outre, ni la Commission des biens immobiliers ni les tribunaux de la « RTCN » n’ont le pouvoir de faire cesser cette pratique illégale continue[58]. Face à cette grave situation, le Comité des Ministres n’a jusqu’à présent pas réussi à parvenir à une position commune. De fait, il n’a même pas pu obtenir les informations qu’il a demandées à plusieurs reprises sur la conduite répréhensible continue de la Turquie dans le nord de Chypre. Circonstance aggravante, le Comité des Ministres a été paralysé par un blocage au sujet de la signification et de l’effet de la décision Demopoulos sur la question des biens des Chypriotes grecs déplacés dans le nord de Chypre et autres demandes additionnelles. La Direction générale des droits de l’homme et des affaires juridiques a déclaré en septembre 2010 ce qui suit : « Il ressort des constats de la Grande Chambre dans sa décision Demopoulos qu’aucune mesure additionnelle ne s’impose aux fins de l’exécution des affaires sous examen, en ce qui concerne d’une part la question du domicile et des autres biens des Chypriotes grecs déplacés et, d’autre part, celle de l’existence d’un recours effectif à cet égard »[59]. Cette position n’a pas été suivie par le Comité des Ministres puisque la mise en œuvre de l’arrêt de 2001 sur le fond était loin d’être achevée à cet égard, et l’est toujours. Pire encore, la Turquie a arrêté toute coopération au processus de surveillance par le Comité des Ministres de l’arrêt de Grande Chambre de 2001 « concernant toutes les affaires en rapport avec Chypre », jusqu’à ce que le Comité cesse de surveiller l’exécution des conclusions de la Cour relatives à des violations de biens et de domiciles[60]. Ainsi, le gouvernement turc utilise la décision Demopoulos pour bloquer la totalité de l’exécution de l’arrêt Chypre c. Turquie de 2001, y compris s’agissant de demandes sans rapport avec des violations de biens et de domiciles.

23.  La Cour devait intervenir dans l’intérêt de la sécurité juridique et pour défendre sa propre autorité. La Cour, et la Cour seule, a le dernier mot quant à l’interprétation de sa décision Demopoulos, pour régler ce différend de manière à réduire le risque de conflits futurs entre les parties tout en faisant respecter l’état de droit et en assurant la pleine exécution de l’arrêt Chypre c. Turquie sur le fond. La réponse de la Cour à la demande de l’État requérant est on ne peut plus claire : la Cour n’a pas dit dans la décision Demopoulos que la Turquie s’était acquittée de l’obligation découlant pour elle de l’article 46 d’exécuter l’arrêt de Grande Chambre de 2001, et elle n’a pas dit non plus que les violations continues constatée par la Grande Chambre dans l’arrêt sur le fond avaient pris fin de par l’adoption de la loi 67/2005, et ce pour la simple mais évidente raison que l’affaire Demopoulos ne portait que sur les recours internes applicables pour des violations de l’article 1 du Protocole no 1 dans des affaires individuelles. Pour le dire sans ambiguïté, la décision Demopoulos n’interfère en rien avec le droit de l’État requérant d’obtenir la pleine mise en œuvre de l’arrêt de Grande Chambre de 2001, y compris la cessation immédiate de l’aliénation illégale continue (vente, location, usage ou tout autre mode d’exploitation) des terres et biens des Chypriotes grecs dans le nord de Chypre par les autorités de la « RTCN » avec la complicité de l’État turc. Il ne s’agit pas d’une simple déclaration sur l’interprétation d’un arrêt antérieur de la Cour. L’intention de la Cour va beaucoup plus loin. Il s’agit aussi de la reconnaissance de l’existence d’une situation de non-exécution de l’arrêt de Grande Chambre de 2001, et donc d’une violation par l’État défendeur des obligations découlant pour lui de l’article 46 de la Convention à laquelle la Cour cherche à mettre fin[61].

Conclusion

24.  En fin de compte, il y a une punition pour la guerre injuste et ses conséquences tragiques en Europe. Cette punition peut être appliquée dans les affaires interétatiques devant la Cour, laquelle est compétente pour fixer des dommages et intérêts punitifs en cas de violations particulièrement graves des droits de l’homme, ce qui était le cas en l’espèce. L’État défendeur est responsable de la prolongation de la recherche des personnes disparues et de la prolongation des souffrances et de l’humiliation subies par les Chypriotes grecs depuis l’invasion de la partie nord de Chypre, et il a été sourd aux appels répétés du Comité des Ministres à une pleine mise en œuvre de l’arrêt rendu par la Cour au sujet de ces violations. Ainsi que l’a dit Blacksone jadis, c’est lorsque les auteurs de graves nuisances ne mettent pas fin à celles-ci après le prononcé du verdict initial contre eux que l’on a le plus besoin de dommages et intérêts punitifs[62].


 

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE DES JUGES TULKENS, VAJIĆ, RAIMONDI ET BIANKU, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE KARAKAŞ

1.  Nous avons voté avec la majorité et nous sommes donc d’accord sur tous les points du dispositif de cet arrêt important[63].

2.  Si nous nous sentons obligés d’exprimer une opinion séparée c’est uniquement à cause d’un aspect particulier, à savoir les remarques – que nous ne saurions approuver – contenues dans la dernière phrase du paragraphe 63 de l’arrêt. Ce paragraphe concerne la demande du gouvernement chypriote, présentée en cours de procédure le 25 novembre 2011, intitulée « Demande de satisfaction équitable (article 41) », mais en réalité visant la procédure d’exécution de l’arrêt au principal par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe et priant la Cour de prendre certaines mesures afin de faciliter l’exécution de cet arrêt (paragraphe 8 de l’arrêt).

3.  Au paragraphe 63 de l’arrêt, la Cour évoque des principes en matière d’exécution de ses arrêts auxquels nous souscrivons entièrement. Elle dit en particulier que « (...) le gouvernement défendeur est en tout état de cause formellement lié par les clauses pertinentes de l’arrêt au principal » et donc qu’« il n’y a pas lieu d’examiner la question de savoir si la Convention donne [à la Cour] compétence pour prononcer un « arrêt déclaratoire » ainsi que le demande le gouvernement requérant ». Elle « rappelle à cet égard qu’elle a conclu à la violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 au motif que les Chypriotes grecs possédant des biens dans la partie nord de Chypre se sont vu refuser l’accès à leurs biens, la maîtrise, l’usage et la jouissance de ceux-ci ainsi que toute réparation de l’ingérence dans leur droit de propriété (partie III, point 4. du dispositif de l’arrêt au principal) ». La Cour conclut dès lors qu’« il incombe au Comité des Ministres de veiller à ce que le gouvernement défendeur donne son plein effet à cette conclusion, contraignante en vertu de la Convention et à laquelle il ne s’est pas encore conformé ».

4.  L’affirmation ultérieure de la Cour, d’après laquelle « la mise en œuvre de ladite conclusion est incompatible avec toute forme de permission, de participation, d’acquiescement ou de complicité à l’égard d’actes illégaux de vente ou d’exploitation de logements ou autres biens de Chypriotes grecs dans la partie nord de Chypre », qui au fond ne fait que réitérer le dictum du jugement au principal sur le point en question, ne soulève pas de difficultés particulières, même si on pourrait dire que cette répétition est tout à fait superflue au vu de l’objet de l’arrêt sur l’article 41.

5.  La phrase qui nous pose problème est la suivante : « [p]ar ailleurs, la décision Demopoulos et autres (...), dans laquelle la Cour a conclu que les requêtes soumises par des individus pour se plaindre de la violation de leur droit de propriété devaient être rejetées pour non-épuisement des voies de recours internes, ne peut en elle-même être considérée comme réglant la question du respect par la Turquie de la partie III du dispositif de l’arrêt au principal adopté dans la présente affaire interétatique. »

6.  Nous estimons qu’une telle affirmation – même si elle ne figure pas dans le dispositif – tend à élargir la compétence de la Cour et va à l’encontre de l’article 46 § 2 de la Convention car elle empiète sur celle du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, auquel la Convention a confié la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour.

7.  La Cour n’a pas compétence pour examiner si une Partie contractante s’est conformée aux obligations que lui impose un de ses arrêts (Oberschlick c. Autriche, nos 19255/92 et 21655/93, décision de la Commission du 16 mai 1995, Décisions et rapports 81-B, p. 5 , et Mehemi c. France (no 2), no 53470/99, § 43, CEDH 2003‑IV).

8.  Il est vrai que la version actuelle de l’article 46 de la Convention, tel qu’amendé par le Protocole no 14 à la Convention, prévoit désormais la possibilité pour le Comité des Ministres de saisir la Cour dans deux hypothèses : d’une part, lorsque la surveillance de l’exécution d’un arrêt définitif est entravée par une difficulté d’interprétation de cet arrêt, afin qu’elle se prononce sur cette question d’interprétation (§ 3) et, d’autre part, lorsque le Comité des Ministres est confronté à un refus d’une Haute Partie contractante de se conformer à un arrêt définitif dans un litige auquel elle est partie (§ 4). Cependant, il faut dans les deux cas que le Comité des Ministres ait pris la décision de saisir la Cour à la majorité qualifiée des deux tiers des représentants ayant le droit de siéger.

9.  Il n’est pas loisible à une Haute Partie contractante de saisir directement la Cour d’une question relevant des paragraphes 3 et 4 de l’article 46 de la Convention sans passer par la procédure prévue par ces dispositions. Si on admet une telle possibilité, comme le jugement semble le faire, on prend le risque de perturber l’équilibre de la répartition des compétences entre les deux organes voulue par les auteurs de la Convention.

10.  Certes, comme la Cour l’a dit par exemple dans l’arrêt Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) ([GC], no 32772/02 , § 67, CEDH 2009), il ne saurait y avoir empiètement sur les compétences que le Comité des Ministres tire de l’article 46 là où la Cour connaît de faits nouveaux dans le cadre d’une nouvelle requête, spécialement si le Comité des Ministres a clôturé par une résolution finale sa surveillance de l’exécution de l’arrêt pertinent.

11.  Toutefois, il est évident que nous nous ne trouvons pas en l’espèce dans ce cas de figure, ce qui explique que nous ne pouvons pas souscrire à la dernière phrase du paragraphe 63 de l’arrêt.


 

OPINION EN PARTIE CONCORDANTE ET EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE CASADEVALL

 

1.  En « (...) gardant à l’esprit la spécificité de l’article 41 en tant que lex specialis par rapport aux règles et principes (...) du droit international » comme le dit la majorité (paragraphe 42 de l’arrêt), je suis d’avis qu’en principe la règle de la satisfaction équitable ne devrait pas s’appliquer aux affaires interétatiques. On peut aussi soutenir le contraire et dire qu’en principe elle s’applique et ensuite, en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire, notamment l’identification de la partie lésée (l’individu et non l’État), décider au cas par cas de la pertinence de la satisfaction équitable. Jusqu’à présent, à ma connaissance, la Cour n’a jamais expressément déclaré que la règle de la satisfaction équitable s’appliquait aux affaires interétatiques. Il est vrai qu’elle n’a pas non plus déclaré qu’elle ne s’appliquait pas.

 

2.  Bien qu’avec beaucoup d’hésitations, compte tenu des divers facteurs intervenus dans cette affaire entre le 10 mai 2001 (date du prononcé de l’arrêt sur le fond) et le 18 juin 2012 (date des dernières observations soumises par le gouvernement requérant), et sans entrer dans les détails de la procédure, j’ai voté avec la majorité pour l’applicabilité de l’article 41 en ce qui concerne les personnes disparues nommément désignées. Par contre, j’ai voté pour la non-applicabilité de ce même article s’agissant des personnes non identifiées enclavées dans la péninsule du Karpas. Dans les affaires interétatiques, il importe de distinguer deux situations absolument différentes, qui se retrouvent toutes deux dans la présente affaire.

 

3.  La première situation est celle où l’État requérant se plaint de la violation de certains droits fondamentaux d’un ou de plusieurs de ses ressortissants – personnes nommées et identifiées – par une autre partie contractante (affaires Autriche c. Italie et Danemark c. Turquie). En l’espèce, il s’agit des 1 456 personnes disparues et nommément désignées par le gouvernement requérant dès le tout début de l’affaire. Dans ce cas, on est très proche de la logique traditionnelle et il paraît raisonnable de dire que le but premier est de défendre les droits individuels et les intérêts légitimes des personnes concernées. Dès lors, on peut conclure à l’applicabilité de la règle de la satisfaction équitable tout en gardant à l’esprit que les sommes alloués doivent l’être aux individus directement ou indirectement touchés et principalement lésés par la violation de leurs droits (les victimes), et non pas à l’État qui les représente (paragraphe 46 de l’arrêt).

 

4.  La deuxième situation (voir le paragraphe 44 de l’arrêt) est celle ou l’État requérant se plaint, pour l’essentiel et d’une manière générale, de problèmes et défaillances systémiques ou de pratiques administratives au sein d’une autre partie contractante et où le premier but visé est la défense de l’ordre public européen, même si ce gouvernement peut également viser certains intérêts politiques évidents qui lui sont propres (Affaire grecque, Commission, 1989). Il s’agit en l’espèce des personnes enclavées dans la péninsule du Karpas et définies de manière abstraite par le gouvernement requérant, individus à dénombrer et identifier a posteriori, onze ans après le prononcé de l’arrêt au fond. Au paragraphe 43 de l’arrêt, référence est faite « (...) à la possibilité d’identifier les victimes des violations et à l’objectif principal de la procédure, dans la mesure où il ressort de la requête initialement introduite devant la Cour ». Dans cette deuxième situation, à mon avis, on devrait conclure que l’article 41 ne s’applique pas.

 

5.  Ayant voté pour l’applicabilité de la règle de la satisfaction équitable s’agissant des 1 456 personnes disparues, au-delà des difficultés pratiques d’indentification précise des bénéficiaires (enfants, parents, ayants droit), tâche qui revient au gouvernement requérant, j’estime qu’il aurait fallu allouer une somme individuelle – per capita – (dans la ligne de l’affaire Varnava et autres c. Turquie) à chaque victime et non pas un montant forfaitaire à l’État Chypriote sans aucune indication des critères de distribution. Jusqu’à présent, la réalité est qu’en pratique toutes les sommes allouées par la Cour au titre de la satisfaction équitable l’ont été directement à des requérants individuels (paragraphe 42 de l’arrêt in fine).

 

6.  Ayant voté contre l’applicabilité de l’article 41 pour ce qui est des personnes enclavées dans la péninsule du Karpas, j’ai aussi voté contre le montant forfaitaire alloué par la majorité. Si de nombreuses difficultés sont à prévoir pour indemniser (dans un délai de dix-huit mois) les ayants droit des 1 456 personnes disparues, ne parlons pas des complications qui vont sûrement apparaître pour dénombrer et identifier les milliers de personnes déplacées. La surveillance de l’exécution de cet arrêt ne sera pas une tâche facile.

 

7.  Pour conclure, je tiens à préciser que je partage le point de vue exprimé par mes collègues dans leur opinion concordante, jointe aussi au présent arrêt, en ce qui concerne la dernière phrase du paragraphe 63 de l’arrêt.

 


OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE KARAKAŞ

 

Je ne peux suivre la majorité concernant :

a)  la constatation que le temps écoulé depuis le prononcé, le 10 mai 2001, de l’arrêt au principal n’a pas rendu irrecevables les demandes du gouvernement chypriote au titre de la satisfaction équitable,

b)  l’applicabilité en l’espèce de l’article 41 dans le chef des personnes disparues,

c)  l’applicabilité en l’espèce de l’article 41 pour ce qui est des Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas, et

d)  les montants alloués au titre de la satisfaction équitable.

A.  Le facteur temps

L’arrêt de Grande Chambre sur le fond de l’affaire Chypre c. Turquie ([GC], no 25781/94, CEDH 2001‑IV) a été prononcé le 10 mai 2001. Dans le dispositif dudit arrêt la Cour énonce, à l’unanimité, que « la question de l’éventuelle application de l’article 41 de la Convention ne se trouve pas en l’état et qu’elle en ajourne l’examen ». Cette question n’est soulevée que dans le dispositif ; aucune référence y afférente n’existe dans le corps de l’arrêt, contrairement à l’affaire Irlande c. Royaume Uni (no 5310/71, 18 janvier 1978, série A no 25), où la Cour explique clairement la raison pour laquelle elle n’a pas appliqué l’article 50 (en l’occurrence, le gouvernement irlandais ne cherchait pas à obtenir une indemnité en faveur d’un particulier quelconque).

Dans toutes les affaires devant elle, la Cour peut réserver/ajourner la question de la satisfaction équitable si, et seulement si, il existe une demande faite à ce titre par les parties, formulée dans les délais impartis.

En l’espèce, le gouvernement chypriote n’a jamais déposé de demande de satisfaction équitable dans les délais fixés par l’article 60 § 1 du règlement de la Cour, dans sa version de 1998 en vigueur à l’époque :

« Toute demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention doit, sauf instruction contraire du président de la chambre, être exposée par la Partie contractante requérante ou le requérant dans les observations écrites sur le fond ou, à défaut de pareilles observations, dans un document spécial déposé au plus tard deux mois après la décision déclarant la requête recevable ».

D’après ce libellé, tout requérant, que ce soit un État ou une personne physique ou morale, devait normalement soumettre ses prétentions chiffrées dans le délai imparti pour la présentation de ses observations sur le fond. Il est donc bien clair que, sauf décision contraire du président, ces délais étaient impératifs, ce qui est d’ailleurs le cas dans toutes les versions successives du règlement de la Cour. Il s’ensuit qu’en l’espèce, à défaut de les présenter au moment des observations sur le fond, le gouvernement chypriote avait seulement la possibilité de soumettre ses prétentions au plus tard deux mois après la décision déclarant la requête recevable.

Dans sa lettre du 29 novembre 1999, la Cour n’avait pas demandé au gouvernement requérant de présenter des demandes de satisfaction équitable « à ce stade de la procédure ». Tout au long de cette procédure, le gouvernement chypriote n’a d’ailleurs déposé une telle demande ni dans son mémoire introductif ni pendant l’audience du 20 septembre 2000.

Rien, ou quasiment rien, ne s’est produit entre 2001 et 2010, à l’exception de la lettre d’intention adressée à la Cour le 31 août 2007.

À cette date, soit sept ans plus tard, le gouvernement chypriote a adressé subitement une lettre faisant part de son intention d’introduire une requête séparée aux fins de l’application de l’article 41. Quelle réponse la Cour devait-elle donner à cette lettre ? Quoi qu’il en soit, le gouvernement requérant a décidé de soumettre des demandes de satisfaction équitable le 11 mars 2010, soit à peu près trois ans après cette lettre, et ce concernant uniquement les personnes portées disparues. Par la suite, le 18 juin 2012, en vertu de l’invitation de la Cour, le gouvernement chypriote a élargi ses prétentions aux Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas. Ainsi cette nouvelle version de la demande est devenue « définitive » (voir dans ce sens le paragraphe 30 de l’arrêt).

En l’espèce, au mépris de l’article 60 du règlement qui exigeait que les demandes de satisfaction équitable au titre de l’article 41 soient présentées sans retard excessif, le silence et l’inaction du gouvernement requérant ont duré près de dix ans.

À cet égard, il faut savoir qu’en vertu de l’article 46 du règlement, les demandes de satisfaction équitable au titre de l’article 41 relèvent de la responsabilité de l’État requérant et que la Cour n’aurait assurément pas pu agir ex officio pour pallier les manquements à ce sujet. L’obligation de respecter un délai raisonnable s’impose tant aux requérants individuels qu’aux États requérants, et quiconque la méconnaît doit se heurter à la règle de la forclusion.

Dans l’affaire Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, ECHR 2009), la Cour a formulé le principe suivant concernant l’application du délai de six mois aux situations continues, notamment dans les affaires de disparition :

« 165.  Néanmoins, la Cour estime que des requêtes peuvent être rejetées pour tardiveté dans des affaires de disparition lorsque les requérants ont trop attendu, ou attendu sans raison apparente, pour la saisir, après s’être rendu compte, ou avoir dû se rendre compte, de l’absence d’ouverture d’une enquête ou de l’enlisement ou de la perte d’effectivité de l’enquête menée, ainsi que de l’absence dans l’immédiat, quel que soit le cas de figure, de la moindre chance réaliste de voir une enquête effective être menée à l’avenir. Lorsque des initiatives sont prises relativement à une disparition, les proches peuvent raisonnablement s’attendre à obtenir des éléments nouveaux de nature à résoudre des questions de fait ou de droit cruciales. Dans ces conditions, tant qu’il existe un contact véritable entre les familles et les autorités au sujet des plaintes et des demandes d’information, ou un indice ou une possibilité réaliste que les mesures d’enquête progressent, la question d’un éventuel délai excessif ne se pose généralement pas. En revanche, après un laps de temps considérable, lorsque l’activité d’investigation est marquée par d’importantes lenteurs et interruptions, vient un moment où les proches doivent se rendre compte qu’il n’est et ne sera pas mené une enquête effective. Le point de savoir quand ce stade est atteint tient forcément aux circonstances de l’affaire. »

De même, la jurisprudence de la Cour internationale de justice (« la CIJ ») reconnaît généralement l’obligation pour un État requérant d’agir dans un délai raisonnable. L’arrêt de principe sur cette question est l’arrêt du 26 juin 1992 rendu dans l’affaire Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie).[64]

Dans cette affaire, le gouvernement de Nauru avait déposé en 1989 une requête introductive d’instance contre l’Australie concernant un différend relatif à la remise en état de certaines terres à phosphates (mines et carrières), exploitées à l’époque du mandat australien, avant l’indépendance de Nauru. Dans sa requête, Nauru alléguait que l’Australie avait manqué aux obligations liées à la tutelle qui étaient les siennes en vertu de l’article 76 de la Charte des Nations Unies et de l’accord de tutelle pour Nauru du 1er novembre 1947. L’Australie avait présenté une série d’exceptions préliminaires, dont l’une consistait à dire que la requête avait été introduire tardivement. Selon le gouvernement australien, Nauru était devenue indépendante le 3l janvier 1968 et, concernant la remise en état des terres, cet État n’avait formellement « fait connaître sa position à l’Australie et aux autres anciennes puissances administrantes » qu’en décembre 1988. L’Australie soutenait qu’en conséquence le retard lui avait été d’autant plus préjudiciable que la plupart de la documentation relative au mandat et à la tutelle avait pu dans l’intervalle être dispersée ou perdue et que l’évolution du droit depuis lors avait rendu plus difficile la détermination des obligations juridiques qui étaient celles de l’État défendeur à l’époque des manquements allégués à ces obligations. L’Australie soutenait donc que la requête de Nauru était irrecevable, au motif qu’elle n’avait pas été présentée dans des délais raisonnables. La CIJ avait rejeté cette exception préliminaire, mais avait néanmoins considéré que :

« 32.  La Cour reconnaît que, même en l’absence de disposition conventionnelle applicable, le retard d’un État demandeur peut rendre une requête irrecevable. Elle note cependant que le droit international n’impose pas à cet égard une limite de temps déterminée. La Cour doit par suite se demander à la lumière des circonstances de chaque espèce si l’écoulement du temps rend une requête irrecevable.

33.  Au cas particulier, nul n’ignorait au moment de l’indépendance de Nauru que la question de la remise en état des terres à phosphates n’avait pas été résolue. (...)

36.  La Cour constate dans ces conditions que Nauru a été officiellement informée, au plus tard par lettre du 4 février 1969, de la position de l’Australie au sujet de la remise en état des terres à phosphates exploitées avant le 1er juillet 1967. Nauru n’a contesté cette position par écrit que le 6 octobre 1983. Dans l’intervalle cependant la question avait, selon les dires de Nauru, non contredits par l’Australie, été soulevée à deux reprises par le président de Nauru auprès des autorités australiennes compétentes. La Cour estime que, eu égard tant à la nature des relations existant entre l’Australie et Nauru qu’aux démarches ainsi accomplies, l’écoulement du temps n’a pas rendu la requête de Nauru irrecevable. Toutefois, il appartiendra à la Cour, le moment venu, de veiller à ce que le retard mis par Nauru à la saisir ne porte en rien préjudice à l’Australie en ce qui concerne tant l’établissement des faits que la détermination du contenu du droit applicable. »

L’affaire Nauru s’est finalement soldée par un règlement amiable. L’intérêt de cette affaire tient toutefois au fait que la CIJ y a clairement reconnu une obligation pour l’État requérant de respecter un délai raisonnable. En d’autres termes, bien qu’il n’existe pas de limites temporelles spécifiques en droit international général, la juridiction internationale concernée doit apprécier les circonstances pertinentes pour déterminer si l’écoulement du temps a rendu la requête irrecevable, et ce en tenant compte de tous les facteurs pertinents (y compris les droits et intérêts légitimes de l’État défendeur, en particulier lorsque ceux-ci risquent d’être lésés).

Dans l’esprit de l’arrêt Nauru, et contrairement à l’avis de la majorité, le gouvernement chypriote n’a en aucune manière justifié de façon convaincante cette longue période d’inaction entre le prononcé de l’arrêt sur le fond (2001) et la demande de satisfaction équitable (2010).

Il en découle par ailleurs que la condition de délai raisonnable, telle qu’appliquée par la Cour dans l’affaire Varnava et autres, était conforme à la règle générale de droit international public consacrée par la CIJ dans l’arrêt Nauru, et devait donc en principe s’appliquer aussi s’agissant d’une requête séparée introduite au titre de l’article 41 dans le cadre d’une affaire interétatique, telle l’espèce.

Dans ces conditions, je considère que le facteur temps décrit ci-dessus rend la requête du gouvernement chypriote irrecevable.

B.  L’applicabilité en l’espèce de l’article 41 dans le chef des personnes disparues

L’article 33 de la Convention dispose que « [t]oute Haute Partie contractante peut saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses Protocoles qu’elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie contractante », étant entendu que par « tout manquement » on entend les allégations portant sur les dispositions tant matérielles que procédurales. Cela étant, il faut souligner d’ores et déjà que lorsqu’un État a l’intention d’introduire une requête interétatique, les exigences de recevabilité ne sont pas les mêmes que celles prévues pour les requêtes individuelles. En effet, aux termes de l’article 35 de la Convention, les affaires interétatiques ne doivent pas répondre à la règle de l’épuisement des voies de recours internes ni à celle des six mois. Cela nous amène à dire qu’aucune confusion ne doit être autorisée entre la procédure propre aux affaires interétatiques et celle propre aux requêtes individuelles, faute de quoi l’article 33 de la Convention pourrait être facilement contourné par les États pour faire valoir des revendications de nature individuelle au sens de l’article 34, en se soustrayant aux exigences explicites de l’article 35 §§ 2 à 4.

Cela étant, je voudrais rappeler que les affaires interétatiques dont la Cour a eu à connaître se classent en trois catégories.

1.  Il y a d’abord les cas où les Parties contractantes agissent purement en tant que gardiens de l’ordre public européen. Il s’agit par exemple de l’affaire Danemark, Norvège, Suède et Pays-Bas c. Grèce (« l’Affaire grecque » – requêtes nos 3321/67, 3322/67, 3323/67 et 3344/67, Résolution du Comité des Ministres du 15 avril 1970). On peut également citer l’affaire France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie (requêtes nos 9940-9944/82, décision de la Commission du 6 décembre 1983). Cette catégorie n’est pas pertinente pour comprendre le contexte en cause en l’espèce.

2.  En revanche, la seconde catégorie l’est pour procéder à une comparaison. Il s’agit des affaires où un État contractant cherche explicitement à obtenir la réparation des violations commises sur la personne de ses ressortissants. Cette catégorie est illustrée par l’affaire Danemark c. Turquie (requête no 34382/97, CEDH 2000-IV), relative aux traitements prohibés par l’article 3 qu’un citoyen danois, M. Koç, avait subis de la part de policiers turcs. Dans cette affaire, l’objet du litige était les traitements infligés à M. Koç, en tant que techniques d’interrogatoire. Je pense que c’est le seul exemple où la doctrine de la « protection diplomatique », telle que reconnue en droit international, a été mise en œuvre concernant un individu identifiable dès l’introduction de la requête. Certes, dans cette affaire, la Turquie avait versé au gouvernement danois une somme d’argent, mais ce, au titre d’un règlement amiable et non pas sur le terrain de l’article 41 de la Convention. Ces deux points sont à retenir pour mieux comprendre l’affaire qui nous occupe, laquelle relève, en réalité, de la troisième catégorie, où aucune victime n’était identifiable lors de l’introduction de la requête.

3.  Cette troisième catégorie implique en effet les intérêts spécifiques qu’un État contractant fait valoir, en ce sens qu’il représente ou est étroitement lié à des individus prétendument victimes de faits survenus dans le contexte d’un différend politique entre deux pays. Dans cette catégorie, sans compter les deux affaires interétatiques Grèce c. Royaume-Uni de 1956 (requête no 176/56, Résolution du Comité des Ministres du 20 avril 1959) et de 1957 (requête no 299/57, Résolution du Comité des Ministres du 14 décembre 1959), et l’affaire Autriche c. Italie (requête no 788/60, décision de la Commission du 11 janvier 1961), on pourrait d’abord citer l’affaire Irlande c. Royaume‑Uni concernant les cinq techniques d’interrogatoire utilisées par les forces de l’ordre contre des détenus, membres de l’IRA, mais qui n’étaient pas identifiés : on y parlait de « personnes », des « intéressés », désignés par les abréviations T1, T2, T3, etc. Dans cette affaire, la Cour a constaté, entre autres, une violation de l’article 3 de la Convention. Cependant, le gouvernement irlandais ayant déclaré ne pas chercher « à obtenir une indemnité en faveur d’un particulier quelconque », l’article 50 ancien de la Convention (nouvel article 41) n’avait pas trouvé à s’appliquer.

D’après les travaux préparatoires de la Convention et les principes généraux de droit international public en matière de protection diplomatique et de réparation, il convient de conclure que la règle de la satisfaction équitable inscrite à l’article 41 s’applique, par principe, dans les requêtes interétatiques introduites en vertu de l’article 33 de la Convention. À cet égard, je souscris à l’avis de la majorité (paragraphe 43 de l’arrêt).

La logique de l’article 33 s’inspire de la protection diplomatique (voir par exemple l’arrêt de la CIJ dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo) du 19 juin 2012[65]) telle que reconnue en droit international public. La Cour pourrait donc accorder une satisfaction équitable dans des affaires interétatiques qui de par leur nature se rapprochent davantage des affaires de protection diplomatique typiques de droit international public, en d’autres termes lorsque la requête a été introduite à la place et pour le compte de certains individus identifiables (voir, par exemple, Danemark c. Turquie).

D’après ces principes, de mon point de vue, il n’est pas possible d’appliquer l’article 41 dans la présente affaire et d’accorder une satisfaction quelconque à ce titre.

Ainsi qu’il est souligné dans l’arrêt Chypre c. Turquie du 10 mai 2001, ce n’est qu’à l’audience sur la recevabilité du 20 septembre 2000 que le gouvernement chypriote a invoqué le fait que le nombre de Chypriotes grecs disparus était de 1 485 (paragraphe 119 de l’arrêt sur le fond). A ce stade aucune victime n’était identifiable. Cependant la Cour a accepté de présumer que ces disparus étaient toujours en vie et a conclu qu’il y avait eu violation continue de l’article 2, faute pour la Turquie d’avoir mené une enquête effective visant à faire la lumière sur le sort des Chypriotes grecs disparus.

J’attire l’attention sur la portée générale de cette conclusion, qui ne vise pas tel ou tel citoyen chypriote grec, mais qui sanctionne une situation continue. Les violations en question n’ont pas été constatées dans le chef de telle ou telle victime, mais par rapport à une situation de fait et de droit.

Il faut souligner que l’article 41 ne profite qu’à « la partie lésée » et dans la présente affaire le terme « partie » désigne sans conteste « la Partie contractante » qui a introduit la requête, à savoir Chypre. Toute tentative de se prévaloir de la solution adoptée dans l’affaire Diallo – laquelle représente un bon exemple de l’exercice de la protection diplomatique par l’État – pour justifier l’octroi d’une satisfaction équitable serait donc dénuée de fondement, voire en contradiction avec les réalités juridiques et factuelles de l’espèce.

À mon sens, contrairement à l’avis de la majorité, dans le cas d’espèce, « la doctrine de la protection diplomatique » n’est guère en jeu. Cette affaire ne porte que sur la situation présumée d’un groupe de personnes qui n’était pas identifiable au moment où la Cour a constaté les violations de la Convention.

Donc, à supposer même que la requête n’ait pas été tardive, le gouvernement chypriote pouvait seulement demander une satisfaction s’agissant de la violation constatée au point II. 2 du dispositif de l’arrêt au principal[66].

D’après les principes de droit international public sur la réparation du dommage moral, en dehors des cas de protection diplomatique, la violation constatée par l’arrêt sur le fond devrait constituer une satisfaction équitable suffisante, sans qu’il faille octroyer de sommes forfaitaires, sinon spéculatives, telles celles réclamées par le gouvernement chypriote pour « dommage moral » au nom d’un nombre imprécis et non identifiable de personnes supposées être encore vivantes.

Or, à mon sens, ce type de groupe de personnes ne saurait passer pour une « partie lésée » au sens de l’article 41 dans une affaire interétatique. En l’espèce, la partie lésée est bien l’État requérant et d’après la logique de la Convention le préjudice moral doit per se être individuel.

Il faudrait donc écarter toute prétention pécuniaire pour dommage moral étant donné qu’en vertu du droit international une réparation à ce titre pourrait, à condition qu’il y ait atteinte aux seuls intérêts moraux ou politiques de l’État, prendre la forme d’une reconnaissance par la juridiction de la violation d’un droit par un État à l’encontre d’un autre. Telle est la situation qui s’est présentée dans l’Affaire du détroit de Corfou. La CIJ a affirmé que « par les actions de sa marine de guerre dans les eaux albanaises au cours de l’opération des 12‑13 novembre 1946, le Royaume-Uni a violé la souveraineté de la République populaire d’Albanie, cette constatation par la Cour constituant en elle-même une satisfaction appropriée »[67].

Il en est allé de même dans l’arbitrage du 30 avril 1990 qui a opposé la Nouvelle-Zélande à la France dans l’affaire du Rainbow Warrior. Le tribunal ayant publiquement fait « quatre déclarations de violation substantielle par la France de ses obligations », il a considéré que cela constituait  « dans les circonstances, une satisfaction appropriée pour les dommages légaux et moraux causés à la Nouvelle-Zélande »[68].

Plus récemment, dans l’affaire du Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo c. Belgique), la CIJ a considéré que « les conclusions auxquelles elle est (...) parvenue constituent une forme de satisfaction permettant de réparer le dommage moral dont se plaint le Congo »[69].

En droit international la constatation juridictionnelle d’une violation est donc une forme de satisfaction suffisante. Cette constatation vaut aussi dans le cadre du contentieux de la légalité dans des affaires interétatiques soumis à notre Cour.

Dans le cadre du système de la Convention, pour accorder une satisfaction au titre de l’article 41, la partie « lésée » doit toujours être l’individu (paragraphe 46 de l’arrêt). Donc, même dans une affaire interétatique, l’indemnité accordée à l’État requérant devrait être destinée à réparer le préjudice subi par une/des personnes bien déterminées.

En l’espèce, allouer à l’État requérant une somme forfaitaire pour qu’il la distribue, comme bon lui semble, à des individus dont l’existence et le nombre n’ont été allégués qu’à l’audience, contreviendrait à l’esprit même de l’article 41.

Dans les circonstances telles que celles ayant fait l’objet de l’arrêt au principal, toute approche qui cadrerait mal avec la raison d’être des articles 33, 34, 35 et 41 de la Convention posera de sérieux problèmes quant à l’efficacité, non seulement de la mise en œuvre de la voie de satisfaction équitable par un arrêt sur l’article 41, mais aussi de l’exécution par les États et la surveillance par le Comité des Ministres d’un tel arrêt.

La majorité de la Grande Chambre a décidé d’allouer une somme à des Chypriotes grecs, disparus mais présumés vivants, du fait des souffrances que l’État requérant exprime, maintenant, en leur nom. Suivant cette ligne de raisonnement, à titre d’hypothèse de travail, je me permets alors de considérer ces personnes comme les auteurs de requêtes individuelles, étant entendu que celles-ci ne sauraient bénéficier de considérations plus favorables qu’un requérant ayant vécu des évènements comparables.

Cette hypothèse démontre que la majorité a, en réalité, indirectement admis certains individus au bénéfice d’indemnisations pécuniaires, indemnisations que ceux-ci n’auraient guère pu obtenir par le biais de requêtes individuelles (dans ce sens, voir Varnava et autres §§ 151-172), dont les exigences de recevabilité et de bien-fondé ne sont assurément pas les mêmes.

C.  L’applicabilité en l’espèce de l’article 41 dans le chef des habitants de la péninsule du Karpas

Il faut noter encore qu’à partir de cette affaire la Cour est censée accepter désormais l’applicabilité de l’article 41 dans les affaires interétatiques, en se référant à la protection diplomatique et en misant sur la possibilité d’identifier les victimes de violations sur la base des éléments qui ressortent de la requête originelle. À cette fin la Cour déclare qu’elle examinera séparément chaque grief afin de déterminer s’il y a lieu ou non d’octroyer une satisfaction équitable (§ 43 de l’arrêt).

Pourtant l’arrêt n’explique nulle part sur quelle base factuelle la majorité a alloué des sommes aux Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas, lesquels forment un groupe défini de manière abstraite.

Dans ce contexte le gouvernement chypriote avait précisé que « le nombre des résidents concernés devrait être déterminé d’un commun accord entre les parties dans les six mois suivant la décision de la Cour et, en l’absence d’accord, être arrêté par le président de la Cour ». Ici on constate clairement la différence fondamentale entre les griefs relatifs aux personnes disparues et ceux concernant les habitants du Karpas. Pour ce qui est de ce dernier grief, le gouvernement chypriote a souhaité tenter un dénombrement et une identification, a posteriori, onze ans après le prononcé de l’arrêt au fond ! On se demande comment il se fait que cela n’ait pas posé le moindre problème pour la majorité lorsqu’elle passe sous silence ladite demande et alloue une somme forfaitaire grandiose sans avoir aucune idée du nombre des personnes concernées.

Il ne m’est donc pas possible de comprendre la logique juridique qui sous-tend l’avis de la majorité exposé aux paragraphes 43 à 46 de l’arrêt, où elle décide d’appliquer l’article 41 même aux griefs interétatiques à caractère abstrait et général.

Dans pareil contexte, toute référence à l’arrêt Diallo demeure dénuée de pertinence et mal fondée, voire trompeuse.

D.  Certaines incertitudes de fait

À ce titre je me contenterai de rappeler quelques éléments de fait et d’aborder certaines questions d’ordre factuel.

1)  Quid du nombre réel des personnes disparues (compte tenu de tous les faits dénoncés jusqu’à ce jour et réexaminés par la Grande Chambre) ?

Dans la requête no 8007/77, il était fait mention d’environ 2 000 Chypriotes grecs disparus. Dans la requête originelle du 22 novembre 1994 concernant la présente affaire, le gouvernement requérant invoquait 1 619 personnes. Six ans plus tard, à l’audience du 20 septembre 2000, ce nombre a été abaissé à 1 485. Aujourd’hui le chiffre définitif du gouvernement est de 1 456. D’après les statistiques de février 2014 du Comité des Nations unies pour les personnes disparues, 358 corps – présumés appartenir à des Chypriotes grecs portés disparus – avaient été découverts entre-temps[70]. On pouvait donc escompter que le nombre des victimes n’était plus 1 456. Or la première liste officielle (telle que publiée au Journal officiel chypriote) accompagnant la demande de satisfaction équitable déposée en 2010, fait état de 1 493 personnes.

Au vu de ce qui précède, la majorité peut-elle prétendre connaître le nombre réel des personnes disparues? La majorité est-elle persuadée que les personnes disparues ayant fait l’objet d’environ 80 requêtes déjà examinées par la Cour ne sont pas recomptées une seconde fois dans les chiffres fournis en l’espèce ? Dans la négative, comment la majorité entend-elle établir la somme à allouer au titre du dommage moral ? 

Une actualisation de cette liste était capitale pour distinguer les personnes qui demeurent disparues et celles dont les corps ont été découverts, sachant que les prétentions concernant ces derniers devront assurément être écartées « comme étant prématurées » en application de la décision Despina Charalambous et 28 autres c. Turquie (no 46744/07, 3 avril 2012) ; voir également les décisions de la Cour Papayianni c. Turquie (no 479/07, 2 avril 2013), Ioannou Iacovou et autres c. Turquie (no 24506/08, 5 octobre 2010) ou Efthymiou et 3 autres c. Turquie (no 40997/02, 7 mai 2013).

Or en choisissant d’omettre ce point la majorité a décidé d’allouer une somme de 30 millions d’euros, dite forfaitaire, calculée en multipliant 20 000 euros par 1 456. Encore faut-il rappeler que cette appréciation est axée sur l’application erronée de la théorie de la protection diplomatique ainsi que sur l’ignorance du nombre réel des personnes disparues.

2)  Quant aux 60 millions d’euros alloués par la majorité aux Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas, cette décision ne peut nullement s’expliquer par la théorie de la protection diplomatique.

Pour cette partie de la demande la Cour ne connaît ni le nombre ni l’identité de ces personnes, aussi le montant accordé reste-t-il complètement arbitraire.

3)  Quid des modalités d’exécution d’un arrêt octroyant une somme à distribuer par les soins du gouvernement chypriote?

Plusieurs questions se posent quant à l’exécution d’un tel dispositif, non seulement à l’égard des Parties contractantes, mais aussi à l’égard du Comité des Ministres.

En l’espèce, le gouvernement chypriote affirme qu’il lui appartiendra de distribuer aux intéressés la somme forfaitaire allouée en l’espèce sur la base des personnes énumérées dans la liste susmentionnée.

Cette affirmation a été acceptée par la majorité.

a)  On peut alors déduire de la demande du gouvernement chypriote qu’en fait il dispose déjà des preuves authentiques établissant que chaque intéressé est bien l’ayant droit ou un proche éligible d’une personne disparue,

b)  Si ce n’est pas le cas, le gouvernement requérant sera naturellement tenu de demander à chaque intéressé qui se manifeste de prouver qu’il est bien l’ayant droit ou un proche éligible de la victime. Sachant que chaque victime aura assurément plus d’un ayant droit ou d’un proche, combien de semaines, de mois, voire d’années pareilles démarches prendront-elles ? Pourtant il existe un délai dans le dispositif, à savoir dix-huit mois ou autre délai jugé approprié par le Comité des Ministres. Dans l’attente de l’aboutissement de chaque démarche, qu’adviendra-t-il de la somme colossale déjà versée que le gouvernement requérant gardera librement à sa disposition ?

c)  Dans le même contexte, quelles mesures le gouvernement requérant estime-t-il pouvoir prendre pour parer aux demandes abusives ou frauduleuses de la part d’individus n’ayant aucun lien réel avec l’une ou l’autre des victimes ?

d)  À supposer qu’au fil du temps une partie des personnes actuellement présumées en vie décèdent, le gouvernement requérant restituera-t-il la somme correspondante déjà versée par la Turquie, étant entendu que pareil cas tomberait alors sous le coup de la décision Despina Charalambous et 28 autres c. Turquie?

e)  La distribution de l’indemnité pour dommage moral aux Chypriotes grecs enclavés dans la péninsule du Karpas en leur qualité de « victimes individuelles », sous la surveillance du Comité des Ministres, est encore plus sujette à caution. Car à cet égard le gouvernement chypriote n’a même pas pu soumettre une liste ni indiquer un nombre quelconque pour ces personnes ; toute tentative d’évaluation et toute mesure d’exécution sont d’ores et déjà vaines.

Voilà autant de questions qui vont entraver l’exécution de cet arrêt.

Enfin, pour ce qui est du paragraphe 63 de l’arrêt, je me rallie à l’opinion en partie concordante des juges Tulkens, Vajić, Raimondi et Bianku.

 



[1].  « Dommages et intérêts punitifs » est l’expression employée de préférence aux États‑Unis, au Canada et en Europe continentale, tandis que l’expression « dommages et intérêts exemplaires » est utilisée dans les autres pays du Commonwealth. Ces deux expressions désignent toutefois la même notion. Il est entendu que les dommages et intérêts punitifs ou exemplaires sont établis dans le but de racheter les actions de l’auteur de l’acte illicite et d’empêcher la répétition de l’acte illicite par son auteur ou des tiers de s’en inspirer ;  il ne s’agit pas d’une simple réparation du préjudice matériel et moral causé au demandeur, y compris d’un manque à gagner.

[2].  Selon moi, la question du pouvoir de la Cour d’accorder une indemnisation dans les affaires interétatiques aurait dû être examinée avant celle du délai de la demande civile. La Cour devait d’abord décider si elle avait le pouvoir d’examiner la demande et, dans ce cas seulement, statuer sur la question de savoir si la demande était tardive. Il convient d’établir la compétence ratione materiae avant la compétence ratione temporae. C’est une simple question de logique.

[3].  En fait, l’agent de la Turquie a admis, lors d’une réunion organisée le 27 octobre 1999 avec l’agent du gouvernement chypriote et le président de la Cour que « si la Cour devait conclure à la violation, il faudrait consacrer une procédure distincte à l’examen des prétentions au titre de l’article 41 de la Convention. »

[4].  Cette déclaration s’inscrit dans le droit fil de la position adoptée par la Cour dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni au sujet de la satisfaction équitable, où elle a estimé « qu’il n’y a[vait] pas lieu [de l’]appliquer ». Dans cette affaire, le gouvernement irlandais n’avait demandé d’indemnisation pour aucun individu (Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 245, série A no 25).

[5].  Voir le rapport du comité d’experts présenté au Comité des Ministres le 16 mars 1950, dans les Travaux préparatoires de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. IV, 1979, p. 44.

[6].  Article 19 c) du projet d’articles sur la protection diplomatique (2006) et article 48 § 2 b) du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (2001), qui englobent le principe déjà exposé dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en Palestine (CPJI, série A n° 2, p. 12), et récemment confirmé dans l’affaire Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), indemnisation, C.I.J. Recueil 2012, § 57).

[7].  Danemark c. Turquie (déc.), n° 34382/97, 8 juin 1999.

[8].  Voir, sur les pouvoirs implicites des juridictions internationales, mon opinion séparée jointe à l’arrêt Fabris c. France [GC], no 16574/08, CEDH 2013.

[9].  Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, C.I.J. Recueil 1992, §§ 32 et 36.

[10].  Pour la même raison, le précédent Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90, 16065/90, 16066/90, 16068/90, 16069/90, 16070/90, 16071/90, 16072/90 et 16073/90, CEDH 2009), ne s’applique pas à l’espèce. Varnava ne s’applique pas au délai mis pour présenter une demande de satisfaction équitable après que l’examen au fond a eu lieu. De plus, en l’espèce, l’État requérant n’a présenté aucune demande s’agissant des neuf requérants qui ont obtenu une indemnisation du dommage moral dans Varnava.

[11].  En outre, les Nations unies ont défini une norme internationale selon laquelle les demandes civiles portant sur des disparitions forcées ne peuvent être prescrites (Observation générale sur l’article 19 de la déclaration de l’ONU sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées).

[12].  La demande a été soulevée, mais non réglée, avant l’accession de Nauru à l’indépendance en 1968. Il est également pertinent de mentionner que, en 1983, le président de Nauru a écrit au Premier ministre australien pour demander un réexamen de la question, qu’il avait auparavant déjà soulevée à deux reprises auprès des autorités australiennes compétentes.

[13].  Voir la lettre du gouvernement chypriote à la Cour du 31 août 2007. Cette lettre a interrompu l’écoulement du délai à l’initiative du plaignant, à l’instar des déclarations du président de Nauru.

[14].  Voir la lettre du gouvernement chypriote du 25 février 2010.

[15].  Nauru n’est pas le seul précédent à invoquer. Dans l’affaire LaGrand, les agents consulaires allemands ont eu connaissance de la situation en 1992, mais le gouvernement allemand a attendu six ans et demi pour exprimer des préoccupations ou protester auprès des autorités des États-Unis. Ceux-ci ont objecté que pareille action tardive n’était pas recevable. Cependant, la Cour internationale de Justice a déclaré la requête recevable (LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique), arrêt, C.I.J. Recueil 2001, §§ 53 et 57). Dans l’affaire d’arbitrage Tagliaferro, l’arbitre Ralston déclara que, en dépit du délai de trente et un ans écoulé, la demande était recevable car elle avait été transmise dès la survenue du préjudice (Recueil des sentences arbitrales, vol. X, p. 592). Voir également la décision similaire prise par l’arbitre Plumley dans l’affaire Stevenson (Recueil des sentences arbitrales, vol. IX, p. 385). Si la CIJ a jugé les affaires Nauru et LaGrand recevables, alors l’affaire Chypre c. Turquie l’est a fortiori. Les sentences arbitrales mentionnées viennent renforcer cette conclusion.

[16].  Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, CEDH 2010. Les résolutions du Comité des Ministres du 7 juin 2005 et du 4 avril 2007 n’ont abouti à aucun résultat positif. Cette question est traitée plus en détail plus loin dans la présente opinion.

[17].  L’État défendeur invoque l’arrêt Brecknell c. Royaume-Uni (no 32457/04, 27 novembre 2007). Ce précédent ne peut être appliqué à la situation très particulière des habitants du Karpas. De plus, la durée extraordinaire de la procédure proposée par l’État défendeur peut difficilement se concilier avec une protection effective des droits de l’homme dans le chef des familles des disparus. Une telle exigence conduirait à une situation incompatible avec le but même de la Convention.

[18].  On ne peut affirmer une chose et son contraire. Il s’agit d’un principe de bonne foi (article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités).

[19].  Article 45 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite.

[20].  Demopoulos, déc. précitée, § 127.

[21].  De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (article 50), 10 mars 1972, § 16, série A no 14. Ainsi, l’argument de l’État défendeur selon lequel l’exercice de la protection diplomatique par l’État requérant exige que l’individu ait épuisé les voies de recours internes ne s’applique pas aux demandes de satisfaction équitable.

[22].  Ce chiffre est obtenu à partir de la liste de 1 493 noms publiée au Journal officiel chypriote le 10 juillet 2000, dont sont retranchées les 28 personnes identifiées après 2000 comme étant des Chypriotes grecs exhumés dans le territoire placé sous le contrôle du gouvernement chypriote ainsi que les 9 personnes disparues dont le cas a été examiné dans l’affaires Varnava et autres (précitée). Ce chiffre a déjà été soumis à la Commission le 7 juillet 1998 et à la Cour le 30 mars 2000. Le Comité tripartite pour les personnes disparues (composé d’un Chypriote grec, d’un Chypriote turc et d’un membre du CICR désigné par le Secrétaire général de l’ONU) a également adopté la liste des 1 493 personnes disparues. La Grande Chambre n’a pas expressément accepté ce chiffre, qui n’est pas mentionné au paragraphe 58 de l’arrêt (raisonnement de la Cour) ni dans le dispositif de l’arrêt. Au paragraphe 47 de l’arrêt, situé dans la partie sur la recevabilité, sont simplement mentionnés les arguments de l’État requérant, sans que la Cour y souscrive.

[23].  À cette fin, l’État défendeur se réfère au rapport du Secrétaire général de l’ONU sur le nombre de Chypriotes grecs et maronites enclavés dans les zones occupées, qui a été présenté pour la première fois à la Commission le 1er juin 1998.Ce rapport indique qu’en août 1974, 20 000 Chypriotes grecs vivaient dans la région enclavée. La Cour ne souscrit pas à ce chiffre, pas plus qu’à aucun autre.

[24].  Le gouvernement défendeur était parfaitement conscient de ce résultat possible, qu’il a jugé « spéculatif » (voir le paragraphe 84 de ses observations du 26 octobre 2012).

[25].  Varnava et autres, précité, § 170, et Costas & Thomas Orphanou c. Turquie (déc.), n° 43422/04, 1er décembre 2009. D’après l’arrêt Varnava, il ne serait pas possible d’introduire des griefs individuels après la fin de l’année 1990 concernant l’obligation découlant du volet procédural de l’article 2 de la Convention. Le gouvernement chypriote a expressément reconnu que, à la lumière de la « nouvelle formulation des limites temporelles » posée dans l’arrêt Varnava, il devait formuler sa demande dans le cadre de la requête interétatique afin de ne pas perdre ses droits au titre de l’article 41. Étant donné que la demande d’indemnisation interétatique découle d’une affaire déjà tranchée sur le fond, la règle des six mois ne trouve pas à s’appliquer (note 10 plus haut).

[26].  Voir mon opinion jointe à l’arrêt Trévalec c. Belgique (satisfaction équitable), no 30812/07, 25 juin 2013. Comme je l’y signale, le paragraphe 9 de l’instruction pratique de la Cour du 28 mars 2007 n’est plus à jour.

[27].  Tchember c. Russie, no 7188/03, § 77, CEDH 2008 (10 000 euros) ; X c. Croatie, no 11223/04, § 63, 17 juillet 2008 (8 000 euros) ; Igor Ivanov c. Russie, no 34000/02, § 50, 7 juin 2007 (5 000 euros) ; Mayzit c. Russie, no 63378/00, §§ 87-88, 20 janvier 2005 (3 000 euros) ; et Nazarenko c. Ukraine, no 39483/98, § 172, 29 avril 2003 (2 000 euros).

[28].  Bursuc c. Roumanie, no 42066/98, § 124, 12 octobre 2004 (10 000 euros).

[29].  Gorodnitchev c. Russie, no 52058/99, § 143, 24 mai 2007 (10 000 euros).

[30].  Rusu c. Autriche, no 34082/02, § 62, 2 octobre 2008 (3 000 euros) ; Crabtree c. République tchèque, no 41116/04, § 60, 25 février 2010 (2 000 euros) ; et Khoudiakova c. Russie, no 13476/04, § 107, 8 janvier 2009 (5 000 euros).

[31].  Par exemple, Çelik et Yıldız c. Turquie, no 51479/99, §§ 30-31, 10 novembre 2005, et Davtian c. Géorgie, no 73241/01, § 70, 27 juillet 2006.

[32].  Par exemple, Stradovnik c. Slovénie, no 24784/02, §§ 23-25, 13 avril 2006, où la Cour a alloué 6 400 euros pour la durée excessive de la procédure, alors que le requérant avait réclamé 5 000 euros.

[33].  Par exemple Engel et autres c. Pays-Bas (article 50), 23 novembre 1976, § 10, série A no 22 (100 florins néerlandais), et Vaney c. France, no 53946/00, § 57, 30 novembre 2004 (un euro).

[34].  Par exemple, dans S.L. c. Autriche, no 45330/99, § 52, CEDH 2003‑I, la Cour a accordé une somme pour dommage moral alors même que la disposition litigieuse du code pénal autrichien avait déjà été abrogée et que le requérant avait dès lors « atteint en partie l’objectif visé par sa requête ».

[35].  Par exemple Mokrani c. France, no 52206/99, § 43, 15 juillet 2003, et Gürbüz c. Turquie, no 26050/04, § 75, 10 novembre 2005 (voir l’opinion critique des juges Caflisch et Türmen).

[36].  Sporrong et Lönnroth c. Suède (article 50), 18 décembre 1984, § 25, série A no 88 ; Bönisch c. Autriche (article 50), 2 juin 1986, § 11, série A no 103 ; et Sara Lind Eggertsdóttir c. Islande, no 31930/04, § 59, 5 juillet 2007.

[37].  Par exemple Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne (article 50), 13 juin 1994, §§ 18-20, série A no 285‑C, alors que les décisions des tribunaux espagnols postérieures à l’arrêt au principal avaient déjà accordé aux requérants une réparation du dommage moral.

[38].  Par exemple Xenides-Arestis c. Turquie (satisfaction équitable), no 46347/99, 7 décembre 2006, et Ananyev et autres c. Russie, nos 42525/07 et 60800/08, 10 janvier 2012.

[39].  Voir les références dans le second rapport sur la responsabilité de l’État émanant de M. Gaetano Arangio-Ruiz, rapporteur spécial, A/CN.4/425 & Corr.1 et Add.1 & Corr.1, pp. 35-40, avec une référence spéciale à l’affaire du Rainbow Warrior et à la décision du 6 juillet 1986 du Secrétaire général (Recueil des sentences arbitrales, vol. XIX, pp. 197 et suiv.).

[40].  Voir Laura M. B. Janes et al. (USA) v. United Mexican States, 16 novembre 1925, Recueil des sentences arbitrales, vol. IV,  82-98, affaire Naulilaa (Portugal c. Allemagne), 31 juillet 1928 et 30 juin 1930, Recueil des sentences arbitrales, vol. II, 1011-1077, affaire S.S. “I’m alone” (Canada c. États-Unis), 30 juin 1933 et 5 janvier 1935, Recueil des sentences arbitrales, vol. III, 1609-1618, et l’Affaire franco-hellénique des phares, 24‑27 juillet 1956, Recueil des sentences arbitrales, vol. XII, 161-269. Ainsi, il n’est pas décisif que le projet d’articles sur la responsabilité de l’État indique que le but et la portée de la réparation sont limités à des mesures de réparation, à l’exclusion de dommages et intérêts punitifs (commentaire relatif aux articles 36 et 37). Ce point de vue continue à suivre l’opinion conservatrice exprimée dans les affaires Lusitania, dépassées, d’après laquelle : « La réparation doit être proportionnée au préjudice de façon que la partie lésée retrouve son intégrité » (opinion relative aux affaires Lusitania, 1er novembre 1923, Recueil des sentences arbitrales, vol. VII, 32-44). Certains modèles modernes de traités bilatéraux d’investissement rejettent expressément les dommages et intérêts punitifs (voir l’article 34 (3) du modèle américain 2012 et l’article 44 (3) du modèle canadien 2004), ce qui, par implication, montre qu’on y aurait eu recours s’ils n’avaient pas été exclus. C’est le cas dans la plupart de ces traités.

[41].  Dans l’arrêt Bluske c. OMPI du 13 juillet 1994, le tribunal administratif de l’OIT ordonna à l’organisation défenderesse de verser au plaignant la somme de 10 000 francs suisses « à titre de pénalité pour chaque mois de retard supplémentaire » mis pour s’acquitter de ses obligations.

[42].  Néanmoins, le précis de jurisprudence de la CNUDCI concernant la Convention des Nations Unies sur les contrats de vente internationale de marchandises, éd. 2012, p. 346, affirme que « le droit interne peut aussi s’appliquer à des questions tels que les dommages et intérêts punitifs. Dans une affaire, un tribunal a apparemment reconnu la validité d’une demande de dommages et intérêts punitifs dans le contexte de cette convention, mais sans se prononcer sur le montant des dommages ».

[43].  Dans certains domaines juridiques de l’Union tels que la réglementation des marchés agricoles et des valeurs mobilières, il y a eu une politique d’actions civiles manifestement punitives, comme à l’article 18 du règlement n° 1768/95 (sur les « Actions particulières de droit civil ») ou à l’article 28 de la directive 2004/109/CE (qui fait état de « sanctions civiles et/ou administratives »). Cette tendance a été confirmée par la Cour de justice dans les affaires Von Colson et Kamann c. Land Nordrhein-Westfalen, affaire C-14/83, et Harz c. Deutsche Tradax GmbH, affaire C-79/83, où la Cour de justice a jugé que l’indemnisation devait être suffisante pour avoir un effet dissuasif en matière de discrimination fondée sur le sexe lors de l’accès à l’emploi. Dans Manfredi e.a. c. Lloyd Adriatico e.a., affaires jointes C‑295/04 à C-298/04, la Cour de justice est allée encore plus loin en établissant que, conformément au principe d’équivalence, les juridictions nationales pouvaient allouer des dommages et intérêts punitifs en cas de violation de la législation de l’UE sur la concurrence si de tels dommages et intérêts étaient aussi prévus en cas de violation du droit interne. La Commission a exprimé un avis favorable sur cette jurisprudence, par exemple dans son Papier blanc sur les actions en dommages et intérêts pour violation des règles anti-trust de l’UE, 2008, § 2.5.

[44].  Résolution intérimaire CM/ResDH(2008)1 du 6 mars 2008.

[45].  Par exemple, le rapport explicatif relatif à la Convention civile sur la corruption (STE n° 174, § 36), note que les États Parties dont le droit interne connaît les dommages-intérêts punitifs ne sont pas tenus d’exclure leur application en complément de la réparation intégrale. Dans le domaine des droits sociaux, le Comité européen des droits sociaux surveille la condition voulant que les dommages et intérêts alloués en pratique soient suffisamment dissuasifs pour prévenir d’autres infractions (deuxième rapport soumis par le gouvernement hongrois couvrant la période allant du 1er janvier 2007 au 31 décembre 2010, p. 83).

[46].  Velasquez Rodriguez c. Honduras (réparation et frais), arrêt du 21 juillet 1989, paragraphe 38 ; Godinez Cruz c. Honduras (réparation et frais), arrêt du 21 juillet 1989, paragraphe 36 ; et Garrido et Baigorria c. Argentine (réparation et frais), arrêt du 27 août 1998, paragraphes 43-44.

[47].  Myrna Mack Chang c. Guatemala (fond, réparation et frais), arrêt du 25 novembre 2003, paragraphes 246-286, et notamment l’opinion séparée du juge Cançado Trindade.

[48].  Par exemple, le meurtre d’un opposant politique ou la fermeture d’une chaîne de télévision critique peuvent justifier de tels dommages et intérêts punitifs.

[49].  Par exemple, l’indifférence prolongée d’un État partie à un arrêt de la Cour qui a conclu qu’il avait commis une violation de la Convention, en dépit des efforts répétés du Comité des Ministres et de la partie lésée pour obtenir l’exécution de l’arrêt. Des dommages et intérêts punitifs peuvent être octroyés à l’occasion des procédures engagées par le Comité des Ministres lui-même en vertu des nouveaux pouvoirs que lui confère l’article 46 de la Convention ou à l’occasion d’une procédure pour inexécution ouverte par la partie lésée (voir mon opinion jointe à l’arrêt Fabris, précité).

[50].  La gravité de certains moyens utilisés pour réduire le requérant au silence, comme le fait de menacer directement ou indirectement sa vie ou celle de sa famille ou d’ouvrir une procédure pénale arbitraire contre lui, peut exiger des dommages et intérêts punitifs. Ce principe a été établi dans l’arrêt Oferta Plus SRL c. Moldova (satisfaction équitable), no 14385/04, § 76, 12 février 2008.

[51].  H. Lauterpacht, « Règles générales du droit de la paix », in Recueil des cours, 1937-IV, vol. 62, p. 350 : « (…) la violation du droit international peut être telle qu’elle nécessite, dans l’intérêt de la justice, une expression de désapprobation dépassant la réparation matérielle. Limiter la responsabilité à l’intérieur de l’État à la restitutio in integrum serait abolir le droit criminel et une partie importante de la loi en matière de « tort ». Abolir ces aspects de la responsabilité entre les États serait adopter, du fait de leur souveraineté, un principe qui répugne à la justice et qui porte en lui-même un encouragement à l’illégalité. »

[52].  Cette question a déjà été soulevée dans la lettre du 31 août 2007 adressée par le gouvernement chypriote à la Cour, où il déclare qu’il deviendra nécessaire d’appliquer l’article 41 si le processus de surveillance de l’exécution de l’arrêt de Grande Chambre de 2001 par le Comité des Ministres n’aboutit pas. Ce message a été répété dans la lettre du 25 février 2010 de ce même gouvernement à la Cour. Dans ses observations du 25 novembre 2011, l’État requérant a expliqué qu’il demandait que « en réponse au constat fait par la Cour d’une politique et d’une pratique d’État continue en l’espèce », la Turquie soit amenée à se conformer pleinement à l’arrêt sur le fond et à mettre un terme au comportement jugé contraire à la Convention et à en éviter la répétition.

[53].  Le pouvoir qu’a la Cour d’interpréter ses propres arrêts et décisions est incontestable, fût-ce à la demande de la partie lésée (voir mon opinion séparée jointe à l’arrêt Fabris, précité). Dans la présente affaire interétatique, la Cour va un cran plus loin en reconnaissant qu’elle est compétente pour interpréter sa décision Demopoulos à la demande de l’État dont les victimes ont la nationalité.

[54].  Article 48 § 2 b) du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite (2001).

[55].  Par exemple, Andersen c. Danemark, n° 12860/87, et Frederiksen et autres c. Danemark, n° 12719/87, décisions de la Commission du 3 mai 1988.

[56].  Voir les documents officiels des autorités de la « RTCN » à l’annexe C de la demande de Chypre du 25 novembre 2011, et les extraits de la presse chypriote turque et turque à l’annexe D, ainsi que les rapports sur les extensions et constructions illégales dans la partie occupée de Chypre aux annexes A et B.

[57].  Loi sur l’indemnisation, l’échange et la restitution de biens immeubles qui relèvent de l’alinéa b) du paragraphe 1 de l’article 159 de la Constitution, telle qu’amendée par les lois nos 59/2006 et 85/2007 (ci-après « la loi 67/2005 »).

[58].  D’après l’article 8 de la loi n° 67/2005 de la « RTCN », la Commission peut restituer les biens immeubles aux Chypriotes grecs si la possession ou l’usage de ces biens n’a pas été transférée à une personne physique ou morale autre que l’État. Pareille restitution est cependant subordonnée à la condition qu’elle ne mette pas en danger « la sécurité nationale et l’ordre public », qu’elle soit effectuée pour des « raisons d’intérêt public » et qu’elle ne concerne pas des zones militaires ou installations militaires. D’autres biens immeubles peuvent faire l’objet d’une restitution à condition qu’ils n’aient pas été attribués « à des fins d’intérêt public ou de justice sociale ». Il est évident qu’avec un mandat a posteriori aussi limité, la Commission n’est pas elle-même en mesure de prévenir la vente de biens ou leur exploitation, sans même parler de faire cesser une violation continue.

[59].  CM/inf/DH (2010)36. Comme expliqué dans le texte, cette position se fonde sur des erreurs juridiques et factuelles. La confusion entre la règle de l’épuisement des recours internes prévue à l’article 35 de la Convention et l’obligation pour les États de se conformer aux arrêts en vertu de l’article 46 affaiblit cette déclaration. En outre, les faits sur le terrain montrent que des violations graves du droit de propriété des Chypriotes grecs continuent d’avoir lieu dans la zone occupée.

[60].  « Dès lors, dans l’attente de ces décisions de clôture, la délégation turque ne participera à aucune discussion, que ce soit sur la procédure ou le fond, portant sur les affaires en rapport avec Chypre ». Cette déclaration figure dans une lettre du 12 septembre 2011 adressée par le gouvernement turc au Comité des Ministres, à laquelle le gouvernement chypriote a réagi par sa lettre du 2 décembre 2011 adressée au président des délégués des Ministres.

[61].  Selon moi, la déclaration de la Cour aurait dû figurer dans le dispositif de l’arrêt, et ce dans l’intérêt de la sécurité juridique et de la clarté de l’arrêt. En tout état de cause, la force juridique de l’arrêt déclaratoire de la Cour n’est pas en jeu. Le présent arrêt ne peut être légitimement interprété de manière à fausser l’intention manifeste de la Cour de prononcer une déclaration faisant autorité sur les effets de la décision Demopoulos, ainsi que l’a demandé l’État requérant. Dans ses arrêts « quasi pilotes », le raisonnement comporte des directives qui ne sont pas mentionnée dans le dispositif. Néanmoins, ces directives sont contraignantes. C’est cette méthode qui a été suivie dans le présent arrêt.

[62].  Commentaries on the Laws of England, 1768, livre 3, chapitre 13.

[63].  À l’exception de la juge Karakaş, qui s’est ralliée à notre opinion.

[64].  Exceptions préliminaires, CIJ Rec. 1992, p. 240.

[65].  Indemnisation, CIJ Rec. 2012, p. 324.

[66].  (...) qu’il y a eu violation continue de l’article 2 de la Convention en ce que les autorités de l’État défendeur n’ont pas mené d’enquête effective sur le sort des Chypriotes grecs qui ont disparu dans des circonstances mettant leur vie en danger, et sur le lieu où ils se trouvaient (§ 136).

[67].  Rec. 1949, p. 36

[68].  Point 8 du dispositif de la sentence arbitrale du 30 avril 1990, RGDIP, 1990, p. 878.

[69].  14 février 2002, § 75. Voir aussi l’arrêt LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique) de la CIJ du 27 juin 2001, § 116.

[70].  Voir le site officiel du Comité pour les personnes disparues (Comittee on Missing Persons in Cyprus)  http://www.cmp-cyprus.org/